St Gaudens 2018
Damien Sergent était en poste à Saint-Gaudens depuis un peu plus de quatre ans. Il n’avait aucune mémoire pour les noms des rues et des lieux. Il avait entré l’adresse dans le GPS, et le suivait sans réfléchir davantage. En s’approchant du but, il eut une drôle de sensation, il n’y avait plus grand-chose dans cette direction, à part le cirque. Surprenante coïncidence tout de même…
– Capitaine Sergent, OPJ. Je viens pour un décès.
Le gendarme le regarda avec étonnement ; la voix grave de tout à l’heure, au téléphone, lui avait fourni l’idée d’un homme mûr, solide. Le son contrastait avec l’image. Tudieu pensa que, d’après son grade, le capitaine avait au minimum trente ans. Il ne lui en donnait pas plus que vingt cinq, châtain clair, presque blond. Les traits fins (d’aucuns auraient pu dire féminins), le tout offrant bizarrement une impression de force rassurante. Un contraste étrange ! Le plus frappant venait de son regard, très pâle, presque froid, fait d’un dosage subtil de douceur mâtinée de dureté.
– Bonsoir Capitaine, c’est moi qui vous ai téléphoné.
Puis, bredouillant une presque excuse :
– Gendarme Fabrice Tudieu. Je me suis peut-être emballé trop vite tout à l’heure, c’est sans doute un suicide, euh... « Normal », je vous fais un bref topo ? demanda-t-il. Par acquit de conscience, il accompagna sa question d’un regard interrogatif, puis reprit dans la foulée :
– La victime semble s’être donné la mort par arme à feu. Il y a un pistolet à côté de sa main, et pas de lettre à proximité. C’est l’intendant du cirque qui a déclenché l’alerte. Il était en train de faire son dernier tour de ronde pour vérifier que tout était bien fermé, quand il a entendu le coup de feu. Il est arrivé quasiment de suite à ce qu’il m’a dit... venez, je vous accompagne.
En emboîtant le pas du gendarme, le flic essaya d’imaginer ce qu’il allait trouver. Le bref compte-rendu ne lui donnait pas d’information sur le sexe, l’âge, ou même l’origine du cadavre. Les termes évoqués par le militaire ; victime, décès suspect, rien ne permettait d’augurer de la suite. Était-ce un jeune gars ou une vieille dame ? Tout pouvait coller à ce stade. D’après les statistiques et ses souvenirs de formation pour un suicide, ce serait plutôt un homme de plus de quarante-cinq ans, pendu chez lui. La seule information qu’il avait faisait état d’une arme à feu, donc, six fois plus de chance de tomber sur un individu mâle. Les femmes voulant se brûler la cervelle sont ultra-minoritaires. Comme d’habitude, il se lança un pari, avec une nette préférence, pour un type de plus de quarante-cinq ans ; possibilité qu’il évalua à soixante-dix pour cent !
Damien s’amusa intérieurement de cette curieuse déformation professionnelle qui le poussait inconsciemment à se préparer au rapport.
Tudieu le précédait, marchant vite, se tournant régulièrement, pour vérifier sans doute si le flic ne l’abandonnait pas... il était jeune, à peine vingt-deux/vingt-trois ans d’après Damien. Il paraissait bien stressé ! Il bifurqua subitement vers une longue caravane attelée à un gros et vieux 4x4. La caravane avait l’air ancienne, mais en très bel état, rutilante. Elle devait être shampouinée souvent... Il le remarqua, car son ramage jurait avec celui de ses deux voisines, qui, elles, étaient ternes et défraîchies, bien que semblant plus récentes. Le propriétaire devait être quelqu’un de très soigneux.
– Venez, capitaine. C’est par ici, je suis juste rentré pour visualiser, mais je suis reparti sans rien toucher. Aucun espoir de survie à ce que j’ai vu.
« Voyons si les stats ont raison », pensa le policier, en s’équipant de la charlotte, du nez de cochon, ainsi que de sur-chaussures en papier. Il entra dans la caravane. La première chose qu’il vit, bien en vue en face de la porte, fut l’affiche des Vassilief. Tous étaient accroupis en arc de cercle, un bras tendu vers la danseuse au centre. Un rapide coup d’œil circulaire permit à Damien de noter la foule de détails girly. L’environnement, était exclusivement féminin : tout était bien rangé, la déco faite de blanc et de couleurs pastel. Il n’avait plus besoin qu’on lui en dise davantage sur l’identité de la propriétaire des lieux.
– Je hais les stats, marmonna-t-il.
– Comment, capitaine ?
– Non, rien, je réfléchissais.
– J’ai pris la liberté de demander un examen externe, les TIC2 attendent une confirmation de votre part. Le légiste est en route, il devrait arriver d’un instant à l’autre.
– Merci, Tudieu, bon job !
À droite, proche de l’entrée, se trouvait une espèce de salon-dînette avec, en son centre, une table multifonction. Elle pouvait s’abaisser en table basse ou s’étirer en ovale, pour une utilisation familiale. Derrière elle, on voyait une méridienne de cuir rose. La jeune femme était allongée en travers, dans une pose indécente. Un déshabillé très court laissait entrevoir la naissance du string blanc. Les jambes étaient jointes jusqu’aux genoux, et les pieds étaient écartés en une attitude grotesque, les gros orteils se touchant, et les talons éloignés. La chemise de nuit était simplement nouée à la taille, le col largement ouvert sur une petite poitrine au galbe parfait. Vue depuis l’entrée, la vision s’arrêtait à la gorge blanche et lisse. La tête n’était pas visible, elle disparaissait dans le vide de l’autre côté de la banquette.
Les deux bras étaient levés, les avant-bras pendaient eux aussi dans le vide, les mains venant quasiment toucher le sol. À droite, une orthèse rigide bloquait toute articulation du poignet jusqu’au pouce. Un pistolet semi-automatique Sig Sauer SP2022 était au sol, à côté du bras droit de la victime. Le canon au contact d’une large tache de sang encore frais. La moquette épaisse avait pratiquement absorbé tout le liquide : la flaque, d’un rouge vif de sang luisant, ajouté au contraste provoqué par la blancheur de l’environnement, rendait la scène irréelle, presque graphique. Pour couronner le tout, par le hasard des formes et de la chute de l’arme, la tache semblait sortir tout droit du canon du pistolet.
Damien s’approcha en murmurant.
– Irina Kolienko.
– Vous la connaissez ?
– Non, pas personnellement, j’ai emmené mon fils au cirque cet après-midi, j’ai lu son nom sur le programme. Sur la piste, elle ne passait pas inaperçue. Quel gâchis !
Le pistolet avait laissé un trou béant à la place de l’œil gauche, l’arrière du crâne était emporté sur au moins cinq centimètres. Le sofa ainsi que le mur face à eux étaient maculés d’un mélange de sang, de cervelle et de ce qu’ils pensaient être des bouts d’os.
La surprise passé, le capitaine essaya de ne rien laisser paraître. À nouveau concentré, il commença à noter sur son calepin :
-Médocs sur la desserte
-Verre à moitié vide, alcool fort, vodka apparemment.
-Traces de rouge à lèvres sur le verre, un seul verre.
-Balle dans l’œil gauche.
-la victime semble être droitière (vérifier), elle porte une orthèse au poignet droit.
-Moquette nickel, pas de traces de pieds.
-Suicide ? Doute raisonnable...
Il examina ensuite le pêle-mêle de photographies. Si la plupart étaient prises au cirque, il y avait néanmoins trois images plus personnelles. La première était assez ancienne. Elle représentait une jolie femme, dont la ressemblance avec Irina était frappante. Elle semblait très fatiguée, assise sur un lit d’hôpital, enceinte et proche du terme. À côté d’elle se trouvait une jeune fille rousse : là encore, l’air de famille était plus qu’évident. Il décrocha la photo et lu une date derrière : 09/11/1995 et une légende : «Anka et Aksana, à mes amours. Y ».
La deuxième image la montrait, elle et celui qu’il pensa être son père. Ils étaient au bord d’une piscine, tous deux en maillot de bain. Le paternel avait une pose comique en « danseuse de ballet » : pratiquement sur les pointes des pieds, les bras arrondis comme deux anses opposées d’une tasse, les mains plaquées au niveau de la taille. La moue qu’il faisait ; sorte de surprise outrée, ainsi que l’eau, sur et autour de lui, montraient qu’il venait de se faire copieusement arroser. Irina en face, hilare, tenait un broc en plastique, vide. On avait tracé une bulle sortant de la bouche du père, avec comme légende « je t’aurai un jour ». Au dos de celle-ci, une date et un commentaire : papa et moi 12-08-2010.
La troisième photo, montrait deux jeunes filles qui riaient, toutes deux chaudement vêtues. Deux têtes heureuses qui dépassaient de deux cols de fourrure ; Irina et une amie. L’action avait été immortalisée dans un café, comme en attestait l’annotation ; Clara et moi 10-01-2010. Avec son Smartphone, il prit un cliché de chacune des photos, en soignant la définition et le cadrage du mieux qu’il pouvait. Puis il ajouta à chaque fichier les commentaires marqués aux dos.
À côté du pêle-mêle, on voyait un tableau magnétique qui servait à la prise des notes. On y trouvait mélangés : quelques factures à payer, les courses à faire et les rendez-vous du quotidien. Sans intérêt sauf un Post it, sur lequel était écrit : AKSORAKIN 402. Là encore, il fit une photo. C’était tout ce que lui apprendrait cette pièce pour ce soir.
Il ajouta une annotation sur son carnet.
– Pas de trace de téléphone.
Il s’isola ensuite pour appeler le légiste qui lui confirma être en route. Les TIC étaient en train de se préparer, eux aussi allaient arriver.
Il ne pensait pas, à ce moment-là, qu’il y ait bien eu crime, mais sa première impression était étrange. Il lui semblait que tout était compatible avec un suicide, mais également que tout pouvait laisser planer le doute sur celui-ci.
– Je consigne la zone jusqu’à l’arrivée du légiste. Dressez un cordon de sécurité et écartez-moi tout ce monde.
Les artistes et autres personnels du cirque étaient maintenant une bonne trentaine, réunis autour de la grande caravane.
L’ordre de Damien était sans appel. Le policier qui commande le gendarme... En général, entre les deux corps, ça n’existe pas, mais, quel que soit le grade, Damien était OPJ, et en l’absence de proc, il était l’autorité judiciaire ! La fonction prime sur le grade ou sur les querelles d’armes. De jour, tout est simple, la loi c’est noir ou blanc. À une heure du matin, la règle devient fluctuante en fonction des disponibilités. La nuit, tous les cadres juridiques sont gris... Le capitaine était le représentant de l’autorité, il n’en tirait ni plaisir ni satisfaction déplacée, simplement une intense concentration sur son objectif, qui lui faisait occulter la forme. Ne pas rater les premières constatations, ne pas ruiner la zone, garder toutes les chances de récolter un maximum d’informations.
De toute façon, le gendarme n’en prit pas ombrage et dressa une barrière psychologique à ne pas franchir. Une rubalise rouge et blanche ! Ça avait moins de panache que le : « crime scene, do not cross » des séries télé, mais ça faisait le job.
Peut-être était-ce superflu, peut-être, demain matin, la conclusion serait bien un suicide ? Alors ces précautions n’auraient servi à rien. Mais si son intuition était la bonne, il aurait la satisfaction d’avoir préservé une scène clean. Il avait suivi sa formation, bercé par la rengaine des grands fiascos judiciaires. Les ratés étaient, pour la plupart des cas, dus à de gros dysfonctionnements dans les premières heures et dans les premières constatations. Ils avaient ainsi surnommé la salle des TP salle Vologne, le laboratoire de langue, quant à lui, était devenu : la salle Outreau… Pour ne jamais oublier.
Il sortit de la caravane et se mit à nouveau à l’écart pour appeler la nounou.
– Allo, Karine, désolé. Ça risque de durer plus longtemps que prévu... Encore une fois désolé.
– Ne t’inquiète pas mon capitaine, avait-elle roucoulé en riant.
Sitôt raccroché, il fit volte-face et se trouva nez à nez avec un couple. L’homme l’interpella.
– Vous en avez pour combien de temps ? On doit partir avant demain midi ! Puis, regardant sa montre... euh enfin, avant midi, on est déjà demain !
– Vous êtes ?
– Je suis l’intendant Christian Vallier, et elle, c’est ma femme, Héliane. C’est moi que j’ai entendu le coup de feu et qu’a appelé le gendarme.
– Effectivement, le gendarme Tudieu m’a parlé de vous. Vous tombez bien, j’ai des questions. Venez, on s’isole un peu. Comment avez-vous su que la détonation venait de cette caravane ?
– Je faisais mon tour, comme tous les soirs. Après le spectacle, tout le monde barricade tout, et moi, avant d’aller au lit, je vérifie que tout est bien fermé. J’étais dans le noir, j’ai entendu le coup de feu, et en même temps, j’ai vu le flash par la fenêtre. Vous savez, j’ai fait du tir sportif pendant des années, alors un coup de pistolet, je sais reconnaître.
– Vous étiez seul, à ce moment-là ?
– Oui, ma femme Héliane, elle nous prépare une tisane pendant mon tour. Quand j’arrive, elle est infusée et chaude comme j’aime... Euh, la tisane hein, pas ma femme ! crut-il bon d’ajouter pour faire un trait d’humour potache. La blague fut accueillie par le regard glaçant du policier... mauvais timing.
– Vous êtes allé de suite à la caravane de mademoiselle Kolienko ?
– Oui, mais j’ai dû faire le tour par derrière, ça m’a pris une plombe parce que je fais attention dans le noir, avec tous ces putains de fils qui traînent partout. J’ai contourné la remorque des fauves : cet après-midi, on a eu un problème, un con a laissé le robinet de la cuve d’eau ouverte, et c’est un vrai bourbier devant !
– Il vous a fallu combien de temps, pour arriver à la caravane ?
– J’ sais pas, au grand max une minute.
– Vous êtes arrivé, et alors, vous êtes entré ?
– Oui, la porte était ouverte.
– Vous voulez dire que le battant était ouvert ?
– Non, la porte, elle, était fermée, mais pas à clé. J’ai fait que tourner la poignée, je suis entré jeter un œil.
– La suite ? Vous avez touché à quelque chose ?
– J’ai que regardé en appelant Irina. Le couloir était suffisamment éclairé pour que je la voie allongée, elle bougeait pas, je me suis approché et j’ai vu le sang, l’arme. J’ai touché à rien, j’vous jure !
– Et ?
– J’ai appelé le gendarme, j’avais le numéro de Tudieu mémorisé, c’est lui qu’a fait la visite de sécurité avant le spectacle.
– OK, merci, monsieur Vallier, on se verra demain matin.
– Ce matin, on est déjà…
– C’est bon, j’ai compris.
– D’accord. Dites-moi quand qu’on se voit, il faut qu’on parte avant midi.
– Je crains que ce ne soit malheureusement pas possible, cette caravane ne bougera pas avant que l’on ait terminé les constatations, et vu où elle est placée…
L’intendant réalisa à ce moment qu’elle était pile à l’entrée du pré. Sans la bouger, point de sortie possible. Il continua en haussant un peu le ton.
– Mais c’est pas possible, on joue ce soir !
Damien lui jeta un regard dénué de toute émotion, la température descendit de quelques degrés, la remarque cinglante suivit :
– Et moi, je ne joue pas ! continua-t-il, cassant. Il y a un décès suspect dans VOTRE équipe, je m’attends à un minimum d’aide, à défaut de compassion. On fera tout pour vous permettre de continuer votre travail, mais pour l’instant personne ne bouge ! L’intendant, comprenant sa bourde, bafouilla une excuse.
– Le terme était mal choisi... Désolé, je l’aimais bien la petite, c’est une catastrophe, mais, aujourd’hui, on a une séance prévue en soirée, il faut terminer de démonter le chapiteau, tout remonter avant dix-neuf heures, et on a deux heures de route. La moitié des billets sont déjà vendus, et si on ne joue p... Hum... enfin, si on ne fait pas notre représentation, il faut rembourser. Vous savez, la gestion d’un petit cirque, c’est très tendu, on survit plus qu’on vit, l’équilibre est précaire.
– Je comprends vos problèmes, monsieur Vallier, mais c’est ainsi. Au fait, épelez-moi votre nom pour mon rapport.
– Christian Vallier avec deux L et un R à la fin.
Puis se tournant vers la femme.
– Et vous, madame ?
– C’est Héliane, avec un H à Éliane.
– Ah bon ?
– Oui, c’est une lubie de mon père, il voulait une Hélène et ma mère une Éliane. Ils ont fait un mix des deux.
Il nota un léger accent. Après réflexion, il pensa qu’elle était grecque.
– Bon, monsieur et madame Vallier, je vous remercie, à plus tard.
Le capitaine tourna les talons et entra à nouveau dans la caravane. Il salua les scientifiques qui venaient d’arriver, leur expliqua ce qu’ils avaient besoin de savoir, et tous se mirent au travail. Pour l’instant, des scellés, quelques photos de la victime et de l’environnement suffiraient.
L’endroit était minuscule. Les deux techniciens en identification criminelle, les fameux TIC, occupaient la majeure partie de la place. Pierre Leds, le légiste de l’IML3 de St Gaudens, concentré sur la victime, terminait ses premières constatations.
– Au fait, je n’ai pas trouvé de téléphone, si vous tombez dessus, vous me prévenez s’il vous plaît ? demanda le capitaine.
Les techniciens approuvèrent, et repartirent à leur affaire. Damien était impatient d’avoir les premières conclusions de Leds. Ces deux-là s’appréciaient dans la vie et au boulot. S’ils avaient été mécaniciens, plombiers ou employés de banque, ils auraient très certainement été amis, mais leur travail n’était pas classique. Un accord tacite faisait qu’ils gardaient une distance raisonnable, sans que rien ne fût dit. Leurs rapports se limitaient à la sphère pro. Ils avaient aussi une manière bien à eux de fonctionner ! Ils se vannaient en permanence. Les Tom et Jerry de la profession. De l’extérieur, un observateur inconnu pouvait prendre leurs joutes pour de la détestation, peut-être même pire, du mépris. Ce n’était que façade, ils entretenaient un profond respect mutuel et un même professionnalisme.
– On fait un premier point, Dam ?
– OK, Pierre, une première impression ?
– À froid, je te dirais qu’on n’a pas d’incertitude sur l’heure de la mort, puisqu’on a un témoin «presque » visuel. La position du corps semble compatible avec un suicide. Le choix de se tirer dans l’œil en revanche n’est pas banal : les femmes ne prennent que rarement une arme à feu, les jolies femmes , de manière inconsciente sans doute, choisissent un moyen qui n’enlaidit pas le visage. De plus, l’œil reste une région symbolique du corps, il faudra en parler avec un psy pour avoir son avis là-dessus. Si tu veux une certitude absolue, je peux dire que…
Il marqua une pause, semblant prendre l’inspiration pour quelque chose d’important. Damien redoubla d’attention : il attendait une précision décisive, il ne fut pas déçu. Le légiste continua.
– … La flaque de sang sous le crâne peut faire dire au spécialiste que je suis... que la moquette est foutue.
« Couillon », pensa Damien en souriant. Leds était un pince-sans-rire, avec un humour... de légiste. Il lui avait expliqué un jour que, pour survivre à ce boulot, il ne fallait surtout pas entrer dans l’empathie, et garder de la distance. Le rire était un de ses leviers.
Il s’était retourné et avait repris l’examen du corps de la danseuse…
– Wow, t’as déjà vu ceci, Dam ?
Il avait écarté largement les cuisses de la victime. Damien regardait, incrédule. Les TIC aussi. Le plus grand vint prendre des photos. Le capitaine était littéralement horrifié par la vision de la peau de la jeune femme, il n’avait jamais rien vu de tel. On aurait dit que l’épiderme avait commencé à pourrir et par on ne sait quel miracle, décidé de guérir. À certains endroits, c’était plus profond, et c’était le derme qui était atteint. Dans les endroits les plus touchés, le tissu cutané semblait dur, verdâtre, craquelé. À certains endroits, un peu de peau rose pâle montrait que la zone était en phase de guérison.
Le légiste remonta les manches de la nuisette.
– Regardez, elle en a aussi sur les avant-bras.
– C’est quoi, ça ?
Le légiste attendit un moment avant de répondre.
– Écoute, je ne vais pas être affirmatif ce soir, pour moi c’est l’effet du krokodil…
– Crocodile ? Une morsure, tu veux dire ? Ça fait mauvaise série B, reprit-il sceptique.
– Non, krokodil, avec deux K... c’est une drogue venue de Russie. Je ne la connais que par la littérature médicale, je vérifierai. C’est un produit très bas de gamme, un genre de crack, mais en pire. Cette merde est arrivée il y a quelques années, ça a fait là-bas des dégâts considérables. Le seul truc dont je sois sûr, c’est que, comme les composés ne sont pas assimilables par le corps humain, ça ronge les tissus proches de l’injection. Si le sujet parvient à s’en sortir, comme cette jeune femme, la peau devient dure, la pigmentation change, la texture aussi, un peu comme du cuir de croco... d’ou le nom ! Mais oublions pour ce soir, ce n’est pas lié à sa mort. Vu l’état des nécroses, les prises remontent à longtemps, peut-être plusieurs années. En revanche, ce qui est certain, c’est qu’elle devait souffrir.
Le flic détourna le regard de cette vision dérangeante, il incita le toubib à continuer sur les constatations.
– OK, Dam, on poursuit sur ce qui nous occupe. Le sang au mur et les projections montrent que la victime était assise au moment du coup de feu. Elle est ensuite partie en arrière. La moquette a bien absorbé, je vais prélever le bout sous la tête pour mesurer la quantité de sang, parce que là, on est dans l’évaluation. Par contre, ce qui m’interpelle directement, c’est la trajectoire de la balle. Regarde…
Le légiste prenait en même temps la taille du buste d’Irina avec un mètre ruban.
– Depuis les fesses jusqu’au front, on a environ 68 cm. Maintenant, je mesure depuis l’assise, ça nous donne l’œil gauche de la victime à peu près là.
Il gardait le doigt en l’air pour marquer un point imaginaire.
– Alors Dam ? Il n’y a rien qui te choque ?
Le flic se pencha pour mettre son regard au niveau de la main du toubib, puis, se relevant :
– La projection de sang sur le mur est très basse, trop peut-être ?
– Exact. Vu que la balle est ressortie à l’arrière du crâne au même niveau que l’œil, les traces de sang montrent que ta danseuse avait la tête relevée. Au moment de se tirer dans la tête, les gens ont plutôt tendance à la baisser, ou, à minima, garder la tête droite... Bon, admettons. Maintenant, on continue d’imaginer. Elle s’est shootée à la vodka et au…
Leds interpella le technicien proche de lui en lui montrant les boîtes de médicaments.
– Je peux toucher ?
– Oui doc, on a fini.
– Donc, mon Dam, on a un joli cocktail : du Tramadol, un antalgique opiacé, du Valium 10mg, un anxiolytique puissant, et enfin du Gardénal 100mg, autre nom charmant du Phénobarbital. Tu connais peut-être le dernier voyage de Marilyn Monroe ? c’est avec ça ! Donc, notre victime prend une poignée de médocs, s’enfile un bon verre de vodka pour les avaler. Quelques instants plus tard, ça commence déjà à bien tourner autour d’elle. Elle attrape le pistolet... quel modèle au fait ?
– Un Sig Sauer SP 2022, modèle : Police.
– OK, donc elle a un Sig à portée, on imagine qu’il est déjà chargé et qu’elle sait le manipuler... ça peut partir tout seul au fait ? Désolé, j’suis pas armurier, et mes cours de balistiques sont un peu lointains, ajouta-t-il avec un petit rire nerveux. Et puis le côté technique des armes m’a toujours emmerdé. Le côté médical en revanche, avec les dégâts qu’elles occasionnent, c’est passionnant... s’cuse, je m’égare. Alors, ça part tout seul ?
– Il faut appuyer sur la queue de détente.
– j’me souviens plus, c’est le cran de sûreté ?
– Non la queue de détente, c’est la gâchette si tu préfères. Normalement, l’arme est stockée déchargée. On peut supposer qu’elle avait préparé son pistolet, une balle engagée dans la chambre, auquel cas il faut simplement agir sur la gâchette pour tirer, à condition encore que le levier de désarmement soit actionné. Le Sig n’a pas de cran de sûreté comme tu dis, c’est particulier à cette arme... Mais, admettons qu’elle en connaisse le maniement et que, malgré alcool et médocs, elle l’utilise bien, sans tirer partout... Il y a quand même un truc qui me gêne : c’est le recul. Tenir une arme vers soi n’est pas évident, il faut certainement la tenir à deux mains, surtout une femme, qui plus est avec son truc au bras.
– Ça peut expliquer le fait de se tirer dans l’œil : elle commence en appuyant l’arme sur le front ou dans la bouche. À cause du poids et de la pression sur la gâchette, l’arme change de position.
– Effectivement. Par contre, ce qui est certain, c’est qu’une arme qui n’est pas tenue fermement fait ce qu’elle veut.
– Tu veux dire ?
– Ben, mets une arme contre ton front, imagine que tu tires et que tu pars en arrière, que devient l’arme ?
Le flic réfléchissait tout en parlant.
– Mettons-nous en situation.
Il sortit son pistolet de son holster, le désarma, vérifia une deuxième fois que la chambre ne contenait pas de balle, positionna l’arme contre son front, puis le tendit au légiste.
– Un Sig pèse environ 1 kg chargé, rends-toi compte.
L’homme acquiesça avec une moue dubitative.
– OK Dam, je commence à deviner où tu veux en venir ! Elle tient l’arme en main, elle doit appuyer sur la gâchette avec le pouce de l’autre, elle a une orthèse pour compliquer le tout... Quand elle tire, la tête et l’arme ont deux trajectoires opposées !
– Exact, je ne comprends pas que l’arme tombe à côté de la victime.
– Même en prenant en compte la contraction fibrillaire et les réflexes spinaux ?
– Eh ! T’es pas armurier, mais moi je ne suis pas toubib !
– Au moment de l’agonie, lorsque la balle traverse la tête, l’activité cérébrale s’arrête d’un coup, comme quand tu éteins la lumière. Toute transmission du système nerveux central est stoppée, mais les muscles se contractent et se relâchent en mouvement réflexe. L’arme peut être maintenue fermement et relâchée à l’endroit où le bras se repose.
– Je ne suis pas spécialiste, c’est à toi de trancher. Juste pour t’aider, un 9mm parabellum, ce n’est pas un 357, on est d’accord. Mais si tu ne le tiens pas bien fermement, il s’arrache de tes mains. Prends aussi en compte l’attèle à la main, ça ajoute un handicap.
– Je suis un peu du même avis. J’attends de voir ce qu’elle avait dans l’estomac, si j’y trouve réellement ce que je vois sur la table, alors, au moment de tirer, elle devait déjà être toute molle. Je pense qu’on est d’accord, la thèse du suicide est de plus en plus fragile. On patiente jusqu’aux conclusions des TIC sur les résidus de poudre et les empreintes, et je rends mes constatations... je pense, lundi matin.