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CHAPITRE 5

St Gaudens 2018

Ils pensaient en avoir pour une partie de la journée, ils finirent aux alentours de 17 heures. Juste le temps d’une douche, d’un coup de rasoir pour Damien, et ils se retrouvèrent autour d’une pizza.

– Bon, la première tournée est pour moi ! C’est le rôle du chef, non ?

Les autres membres du groupe approuvèrent chaudement.

– Je pense que la deuxième aussi, crut bon d’ajouter Sandrine en levant sa pression pour trinquer.

– Ça m’est égal, de toute façon, on fait un apéro léger et tout le reste sera sans alcool. Tant pis pour vous, fallait pas venir manger avec le chef !

Frédo se tourna vers Yannis en lui lançant un clin d’œil bien appuyé.

– La dernière fois que le chef m’a dit ça, il a fallu que je le déshabille et que je le borde.

– Alors ça, c’est un coup bas ! J’étais crevé, ça faisait 3 nuits que je n’avais pas dormi.

– Et la marmotte, elle met le chocolat dans le papier d’alu…ajouta Frédo, hilare.

Le capitaine, qui jouait le jeu du modèle de vertu se justifiant de l’injustifiable, continua :

– Après trois  nuits blanches, j’avais pris un Lexomil pour essayer de faire une sieste, j’ai juste réussi à me détendre un peu. Le soir, on est allé manger ensemble. Je n’ai bu qu’un apéro, mais j’étais en état de faiblesse et vous en avez lâchement profité ! Maintenant, je le sais : whisky plus sédatif, ça ne fait pas bon ménage.

- Oh punaise ! reprit Sandrine, je me souviens encore quand il a tenté de sortir avec dignité du resto. J’étais accoudée au bar, face à l’entrée, en train de me faire dragouiller par le serveur. J’ai vu le chef arriver, les yeux bas et les bras ballants, cherchant l’équilibre.

– En fait, je suivais les lignes droites du carrelage, mais le carreleur était une burne. La salle tournait, le dallage était posé en rond.

Le groupe partit d’un rire collectif, et les quatre verres trinquèrent.

– Bon, on fait un point sur la journée, et on ne parle plus boulot de la soirée. Frédo, tu commences ?

– J’ai auditionné pas mal de monde, à commencer par les collègues de mademoiselle Kolienko. Le premier, Alexis Vasseur, alias Aleksei Vassilief, est le leader de la troupe. Il avait une liaison avec la victime, mais selon lui, ce n’était pas sérieux. Il a nié avoir une arme, mais j’ai un gros doute sur sa déclaration. Aucune certitude, juste du pif de flic. Bon français d’origine, il a fait l’école du cirque de Besançon, dont il est originaire, comme la suicidée. Soit dit en passant, ils étaient au lycée ensemble, ainsi que le porteur de la troupe, Jean Luc... Il rechercha dans son vieux carnet : Bonafou, Jean Luc Bonafou. 

– Il fait partie de la troupe ?

– Oui, c’est l’un des deux porteurs. Apparemment, d’après l’intendant, il était raide dingue de la victime, mais leur amour n’était pas partagé. Vallier m’a dit que la danseuse n’était pas tendre avec lui, elle le faisait marner depuis looongtemps…

– On m’a dit aussi (nouvelle recherche dans le carnet) voilà, c’est là : Vallier dit qu’Irina se moquait de lui régulièrement et même en public ! Il a aussi ajouté qu’à sa place, il n’aurait pas supporté : que ça pouvait aller… assez loin.

– Qu’en dit l’intéressé ?

– J’y viens. J’ai donc demandé à Bonafou sa version. Ben non, d’après lui ça ne le dérangeait pas, il avait l’impression qu’elle le remuait pour son bien. Il a dit texto : « elle m’aimait bien Irina, elle me bougeait parce que j’en avais besoin ! » Y’a vraiment des masos sur terre... Par contre, quand j’ai sous-entendu que mademoiselle Kolienko pouvait avoir eu une relation sérieuse, il s’est crispé. Il a eu une réaction étrange, on aurait dit qu’il pensait que la danseuse était une espèce de sainte qui se réservait pour leur grand amour. Il était limite incohérent. Quand je lui ai demandé de développer, d’expliquer un peu sa pensée, je n’ai plus rien compris, tout était mélangé et confus ! À mon avis, c’est un putain de junkie, il planait complet, alors j’ai lâché l’affaire, mais je ne le vois pas en tueur froid.

Il chercha à nouveau dans son lambeau de papier.

– L’un des témoignages les plus intéressants vient de la femme de l’intendant, Héliane avec un H, Vallier.

Après avoir donné aux deux jeunes l’explication du H et constaté qu’ils s’en fichaient complètement, il continua :

– Celle-là, c’est la commère du cirque, on met cent balles et on écoute. Elle a un truc à dire sur tout le monde, de préférence avec une pointe de médisance ou de méchanceté. Donc sujette à caution : faut trier le faux du vrai en permanence.

Tout le monde connaît une Héliane : ça parle tout le temps, de préférence en mal, et si possible en trash. Pour un policier, dans une enquête de voisinage, c’est toujours bon d’en trouver un ou une, ça permet d’avoir un max d’informations rapidement. L’inconvénient, c’est qu’il faut écrémer. La méchanceté pique tellement le bout de la langue qu’elle fait dire des choses, et quand on ne sait pas, et bien on invente. L’important étant de capter l’auditoire, d’être intéressant...Il prit une longue gorgée de bière avant de continuer.

– Alors, dans ces déclarations là, les amis, il y a du lourd. D’abord Alexis Vasseur : selon elle, la victime voulait quitter la troupe. Elle était folle amoureuse, et il y aurait eu une explication orageuse entre les tourtereaux, la veille.

Yannis l’interrompit.

– Comment le sait-elle ?

– J’y viens. Elle était en train de distribuer le courrier, elle aurait entendu des voix étouffées sous le chapiteau. Irina et Alexis étaient dans la pénombre, et ça tournait au vinaigre. Irina lui aurait dit qu’elle voulait un enfant de lui, qu’elle allait arrêter les entraînements, les voyages et le cirque. Alexis lui aurait alors répondu qu’il ne la laisserait pas tout foutre en l’air maintenant, alors qu’ils avaient une convocation pour aller à Monaco afin de participer au clown d’or.

Damien siffla entre ses dents…

– Ils étaient aussi bons que ça ? Ce que j’ai vu samedi, ça ne cassait pas trois pattes à un canard…

– Selon elle, ils étaient bons, certes, mais de là à avoir une invitation de Steph de Monac’…

– C’est qui cette Steph ? demanda Yannis.

Frédo soupira, en se tournant vers Damien qui secouait la tête avec une moue désolée. Sandrine était aussi intriguée que le jeune beur.

– Vous me désespérez les jeunes, vous avez quoi ? À peine cinquante ans à vous deux, c’est ça ? C’est un problème de génération, je ne peux pas tout vous expliquer ni refaire votre éducation. Vous ne comprendriez pas. Vous vous foutez de mes cinquante-deux ans, mais j’ai eu accès à de la vraie culture moi, m’sieurs dames : J’ai connu les inconnus !

 

Yannis se frappa le front avec le plat de la main, l’air effondré.

– J’ai connu les inconnus... Décidément Frédo, tu resteras toujours une énigme.

Damien reprit : 

– Attends Frédo, ça ne tient pas debout, ce n’est pas parce qu’on est amoureux qu’on veut tout arrêter, surtout quand tu fais un métier de passion comme la danse ou le trapèze. Elle aurait travaillé à la chaîne à enfiler les lacets, je ne dis pas, mais là…

– Patience, chef, je n’ai pas fini ! Après un clin d’œil pour ménager le suspense, la commère m’a appris que la petite avait menti à Vasseur : elle était déjà enceinte.

Il prit le temps d’apprécier la surprise que suscitait sa dernière remarque avant de continuer :

– Mais elle n’a pas pu me dire comment elle le savait.

– Comment ça ?

– Ben, quand je le lui ai demandé, je pense qu’elle n’avait pas préparé d’explication, si bien qu’elle a bafouillé qu’Irina le lui avait dit en confidence. Ceci dit, je n’y crois pas une seconde. D’après tout le monde, Héliane Vallier et Irina Kolienko ne s’appréciaient guère, alors les confessions…

Yannis eut une fulgurance.

– Attends un peu, tu dis qu’elle distribuait le courrier ! Elle fait ça souvent ?

– Tout ce qui vient de la poste passe par Mme Vallier, c’est elle qui gère la boîte postale et qui apporte le tout par la suite à chaque caravane.

– Alors, il est possible qu’elle sache les choses par indélicatesse ? Si Irina Kolienko a reçu des analyses ou du courrier familial, il suffit à la mère Vallier d’ouvrir proprement, de lire, et de le refermer. Damien, il serait peut-être bon d’envisager une perquiz chez les Vallier ?

– OK, je le note, on verra ce qu’en dit le proc. Au fait, j’ai des nouvelles de l’arme, Les TIC l’ont désossée : elle était nickel à l’extérieur, mais ils ont trouvé une empreinte partielle sur une douille et sur le rail du coulisseau. Ils vont procéder aux comparaisons avec toutes les empreintes qu’ils ont relevées aujourd’hui au cirque. Avec un peu de chance, on aura un nom demain.

Le chef ajouta en guise de conclusion :

– Bon les gars, ça fait trente heures que je n’ai pas dormi, on a une autre grosse journée demain. Assez parlé boulot ! Je vous propose une bière, on croque quelque chose en vitesse et on part à la plume.

– OK chef, OK pour tout ! Et tant que j’y suis, l’apéro est pour moi. Je n’ai pas encore arrosé mon arrivée dans le groupe. Depuis la semaine dernière, ça fait trois mois que je suis là ! Enfin… si je reste ? ajouta-t-il en lançant un regard en coin à son capitaine.

Les verres de bière se levèrent et un toast fut porté.

– À Yannis, dit Damien.

– À Yannis, répondirent les deux autres.

– Au fait chef, on le garde ? demanda Frédo l’air sinistre. Bien sûr, il connaissait la réponse.

– Faut bien ! J’ai demandé mieux, mais apparemment, il n’y a rien en stock. J’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai confirmé l’intégration de Yannis au sein du groupe. Vendredi, j’ai contresigné l’ordre d’affectation avec le commissaire Pichery. Bienvenue à toi, Yannis, tu as fait du bon boulot, et surtout, tu sais la fermer, pas comme cette grande gueule de Frédo…

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