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CHAPITRE 7

St Gaudens 2018

La soirée tirait à sa fin. Yannis avait depuis longtemps supprimé les consonnes de ses mots. Sandrine, qui avait le vin triste, fondait en larme pour la troisième fois depuis le café gourmand. Damien commençait à regarder le sol pour chercher une ligne droite qui le mènerait dignement à la sortie. Frédo, en vieux briscard, observait ses amis d’un œil amusé et bienveillant. Après la première bière, il avait décidé de jouer à Sam. Depuis, il tournait au Schweppes citron.

La qualité du repas ne leur laisserait pas un souvenir indélébile, mais ils avaient bien ri des anecdotes de Sandrine, leur racontant son parcours du combattant. La plus croustillante relatait ses échecs répétés au franchissement du mur d’assaut de deux mètres, lors de son stage en école de police. La troisième fois qu’elle avait essayé de le passer, elle avait pris un peu trop d’élan, posé son pied d’appel juste 20 cm trop loin... Une toute petite erreur de réglage et de timing. La première partie du corps qui toucha la paroi fut son nez. Et, comme lui dit son instructeur qui ne brillait ni par sa finesse ni par son empathie :

– Heureusement que tu avais le nez, sinon tu te prenais le mur dans la gueule !

Il trouva la vanne très amusante, rit longtemps de sa bêtise, et la ressortit à chaque personne qu’il croisa jusqu’à la fin du stage. Le lendemain matin, elle avait un mal de tête lancinant qui lui vrillait le cerveau, et le pif comme une betterave cuite sortie du frigo. Sous des encouragements un brin moqueurs, elle réussit à franchir ce maudit mur. Dans l’instant, les rires cessèrent. Non que le fait de passer l’obstacle fut considéré comme un exploit par les garçons ; ils l’avaient tous fait ! Ce qui les impressionna ce matin-là fut la détermination avec laquelle elle aborda la difficulté. Malgré la blessure, malgré la raillerie et sa petite stature, Sandrine Martin SAVAIT qu’elle y arriverait. Elle eut les félicitations de l’officier instructeur, et se promit, ce jour-là, que c’en était terminé, plus jamais elle ne mangerait de betteraves... De cet épisode douloureux, Sandrine conserva une volonté de fer face à ce qui lui paraissait insurmontable auparavant, ainsi qu’un profil changé par ce nez cassé et sa cloison nasale déviée. Souvent, elle se disait qu’il lui faudrait le faire réparer, le redresser. Mais il faisait partie de sa construction, et elle avait fini par l’accepter, et, par moment, à quasiment l’aimer.

À la fin du repas, après avoir bu son troisième café, la brune avait repris un second souffle. La bonne humeur commençait même à lui revenir. Damien avait capitulé. Yannis avait été le premier à agiter le drapeau blanc. Il avait renoncé à parler en yaourt depuis quelques minutes. Ils s’étaient endormis tous les deux. Le capitaine, assommé par la fatigue, Yannis par un petit abus de tequila. Ils étaient presque dans les bras l’un de l’autre, ce qui avait donné à Frédo l’opportunité d’un selfie de haute valeur. La photo serait monnayée dès le lendemain matin en chocolatines « odorantes et croustillantes »,  et ce, « pendant un mois complet ! » avait-il annoncé à la pleureuse redevenue joyeuse pour l’occasion.

Vu l’heure et la désinhibition alcoolique, Sandrine questionna Frédo.

– Ça fait longtemps que tu le connais le chef ?

– Un bout, oui !

– Un bout de combien ?

– Hum, je suis venu à St Gaudens en 2012, ça va faire six ans. Il est arrivé, je pense, un an ou un an et demi après. Il était déjà officier... à vingt-huit ans, tu imagines ? St Gau a été sa première affectation au grade de lieutenant. Au début, on ne travaillait pas dans le même service, on est devenus potes un peu plus tard.

– Il est comment ?

– C’est-à-dire ?

– Dans le boulot, comme chef ? Ça fait six mois que je suis avec vous, je ne le saisis pas encore.

– Tu apprendras à le connaître. À toi de te faire ton opinion. Il a une sorte de devise, « on peut bosser sérieusement sans se prendre au sérieux ».

– Ce n’est pas ce que j’en ai vu depuis que je suis là !

– Normal, avec tout le retard qu’on avait, t’es trop peu avec nous ! Mais dès que tu sortiras du clapier, tu t’en rendras compte ! Ceux qui ne le connaissent pas en ont souvent une image biaisée. Il donne l’air de se foutre de tout. Il est régulièrement dans le sarcasme, même quand c’est tendu. C’est sa manière de ne pas trop se charger émotionnellement et de faire tomber la pression. Ce n’est qu’une façade, c’est un angoissé du détail, il vérifie tout… tout le temps. Par contre, s’il te donne sa parole, pas besoin de signer un papier ! Tu sais, pour que je m’entende avec un officier…

– Pourquoi tu dis ça, tu as des soucis avec la hiérarchie ?

– Ben regarde... cinquante-deux ans, brigadier-chef. Ça te dit ? J’ai fait toute mon évolution à l’ancienneté. Seul Damien a cru en moi, et encore, Pichery était là pour me foutre des bâtons dans les roues... C’te raclure m’a dans le nez, depuis mon arrivée. Il a toujours voulu me faire faire de la merde.

– Et, pourquoi ça marche avec Dam ?

– C’est une longue histoire…

– J’ai le temps.

 

Il avala une grande lampée de Schweppes et reprit.

– Il y a quelques années, on a eu un pot de départ. On avait un collègue, un gros con nommé Jean–Alain. Il n’est plus là maintenant. Il s’était mis en devoir de le saouler. Ils s’y sont mis à deux, avec un pote à lui. Un coup à toi, un coup à moi. À chaque fois que Damien jetait l’éponge, ils lui en remettaient une en le faisant parler, rigoler... enfin, tu vois le truc. Moi, de loin ça me faisait marrer, mais pas trop quand même.

– Et alors ? Une cuite, tant que ce n’est pas dans et pendant le service, ce n’est pas trop grave !

– Justement, après le pot, le Jean-Alain en question a accompagné Dam au commissariat. Il lui a tenu le crachoir, jusqu’à ce qu’il s’endorme sur son bureau. Il a ensuite tapé, sur sa messagerie, un mail chaud bouillant à une petite stagiaire. Ça, par contre, tu sais ce que ça peut faire comme dégâts ! Une affaire de harcèlement, ça te bousille une carrière du jour au lendemain. Quand la femme de ménage est arrivée, à cinq heures du mat, elle a essayé de le réveiller, elle a paniqué, elle a cru qu’il était mort... et… elle a appelé les pompiers !

Sandrine lança un regard, mi-effrayée, mi-amusée…

– Oh, mince... et alors ?

– Pichery était comme un fou, Dam ne savait pas où se mettre, le mail commençait à faire des remous. Tu connais un peu Damien ! Il ne comprenait pas comment il avait pu écrire ces horreurs, mais il ne se souvenait de rien.

– Il s’en est sorti comment ?

– Je ne voyais pas le chef se ruiner à ce point, surtout que je l’avais vu par deux fois vider son verre par terre, discrétos, quand Jean-Alain se tournait. J’ai trouvé ça d’autant plus bizarre qu’à dix heures du matin, il titubait encore. J’ai appelé Pierre Leds.

– Le légiste ?

– Oui, il m’en devait une, ils ne se connaissaient pas bien, le chef et lui. Je lui ai demandé de faire une recherche de toxiques, il a fait ça en toute discrétion. Si Pichery avait été au courant, je pense qu’il l’aurait bloqué, surtout que l’idée venait de moi.

– Et alors ?

– Acide gamma hydroxy butyrique !

Frédo, s’était calé au fond du siège et avait posé les mains bien à plat sur la table. Ainsi, il donnait à Sandrine un air de force rassurante. La jeune flic sut à ce moment-là que si elle se mettait dans un mauvais pas, ce gaillard-là était le genre de type sur lequel elle pourrait compter. Il avait sorti le nom de la molécule d’un trait, comme on récite une leçon que l’on sait par cœur. Il ne cachait pas sa fierté... l’effet fit un peu...pshiiiit !

– C’est quoi, ça ?

Frédo, un peu déçu, reprit :

– GHB, tu ne connais pas ? On vous apprend quoi en école de police ?

– Ah, oui, c’est vrai, la drogue du viol, c’est ça ? Scuse-moi, j’ai les idées un peu en vrac, là.

– Ouaip, et Dam a eu une sacrée chance parce que les traces dans les urines disparaissent après seulement 12 heures... Ensuite, j’ai fait une enquête discrète. J’avais ma petite idée, je suis allé direct au garde-manger.

– Où ça ?

– Le garde-manger ! Ou si tu préfères, l’armoire des scellés. Je l’appelle comme ça parce qu’on dirait le buffet de ma grand-mère quand j’étais gosse ! J’ai trouvé un sachet avec un scellé rompu, des gélules de GHB et, d’après la fiche d’entrée, il manquait dix cachets. J’ai un pote chez les TIC qui m’en devait une lui aussi ! Il m’a fait une recherche de traces papillaires hors procédure, bingo ! Il y avait un pouce et un index de ce connard de Jean-Alain. Cet abruti n’avait rien à voir avec l’affaire en question, aucune raison que ses empreintes y soient.

Il reprit une gorgée de soda et continua :

– Je suis allé voir Pichery avec Leds. Je pensais me prendre un savon ou me faire descendre. Il a été cool. Je crois qu’il aurait trouvé géniale n’importe quelle idée prouvant qu’un de ses officiers n’était pas suffisamment stupide pour s’être mis dans une merde noire. Dam s’est fait remonter les bretelles pour la forme, quant à Jean-Alain et son pote, ils ont signé leur démission en bonne et due forme, comme ça !

Il fit claquer ses deux mains l’une dans l’autre, les bras en l’air !

– Paf, disparus les nuisibles ! Sans insister en plus. Pichery leur a mis le marché en main, démission à effet immédiat, sans vague, ou : IGPN, enquête et même résultat, avec procès en plus.

– Et, pourquoi avaient-ils fait ça ?

– Le pire c’est qu’il n’y avait derrière, rien d’autre que le plaisir de se faire un chef, la connarditude dans toute sa splendeur.

– Et après ?

– Ben, quand Dam a été chargé de monter un groupe PJ, j’ai été le premier à qui il en a parlé : il m’en devait une, qu’il m’a dit. Mais moi, je lui ai répondu qu’il ne me devait rien du tout. J’ai ma fierté quand même ! Je n’ai fait que du boulot de flic. Même si je ne suis que bricard, c’est mon taf ! Il m’a traité de con et m’a dit de ne pas y mettre d’orgueil mal placé. Il me recrutait parce qu’il avait besoin d’un mec de confiance. Je l’ai donc rejoint, Pichery semblait content, il faisait plaisir à Dam et, par là même, se débarrassait de moi. Dam, lui, trouvait que j’étais un bon flic mais un peu grande gueule…

Il s’interrompit et pointa l’index sur son nez :

– Alors ça, tu vas l’entendre souvent ! C’est sa phrase à Damien, « Frédo, il a une grande gueule », mais c’est des conneries, et je t’interdis d’aller dans son sens.

Puis il éclata de rire.

– Bon, c’est vrai que je suis « un peu » grande gueule, dit-il en soulignant le « un peu » de guillemets imaginaires. Après ça, on ne s’est plus quittés, un bon petit couple, mais… on ne va pas se reproduire t’inquiète ! Il se frotta les mains et se leva : Il est l’heure de ramener la troupe, demain est un autre jour, allez ! Tu réveilles les amoureux, je vais payer.

– On partage comment ?

– On ne partage pas, le dimanche c’est la tournée à Toto…

– C’est qui toto ?

Il devint soudain très énigmatique.

– Ah ça, personne ne le sait, à part les initiés !

– Et les initiés, je n’en fais pas partie ? C’est ça ? répondit-elle, un poil vexée.

– Eh non, pas encore, un jour peut-être ! conclut-il en appuyant d’un clin d’œil comique…

Après avoir passé de longues secondes à les secouer, Damien et Yannis revinrent progressivement dans le monde réel ! Frédo, en bon samaritain, ramena chacun à son domicile.

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