La nuit enveloppait la plantation de Bellefontaine d’un voile de silence trompeur. J’entendais le bruissement des feuillages, le chant lointain des grenouilles, le craquement du bois sous le vent. Même endormie, la terre respirait encore.
Accroupi devant Aïda, je la regardais, absorbant sa présence comme un naufragé accroché à une vérité qu’il ne pouvait encore comprendre. Elle, immobile, m’observait avec une distance mesurée, pesant sans doute déjà le danger que représentait cette conversation.
— « Pourquoi me regardiez-vous aujourd’hui, dans les champs ? » demanda-t-elle enfin.
Je marquai un silence. J’aurais pu mentir, détourner la question, prétendre que je ne l’avais pas remarquée plus qu’une autre. Mais je savais que ce serait faux.
— « Parce que je n’avais jamais vu quelqu’un comme toi. »
Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.
— « Quelqu’un comme moi ? Une esclave ? Une femme que votre famille possède comme du bétail ? »
Je serrai les dents.
— « Ce n’est pas ce que je voulais dire… »
— « Et pourtant, c’est ce que je suis, n’est-ce pas ? »
Son regard ne cilla pas. Il était ancré dans une réalité que je ne pouvais nier.
J’aurais voulu lui dire que je n’étais pas comme les autres, que je ne croyais pas à ces chaînes qu’on lui imposait. Mais qu’étaient mes croyances face à la réalité ? Chaque mur de ma maison, chaque meuble, chaque morceau de pain existait grâce au travail de ceux qu’on réduisait à l’état de propriété. Ma liberté n’existait que parce que d’autres en étaient privés.
Je soupirai et secouai la tête.
— « Je ne sais pas pourquoi je suis venu te parler, Aïda. Mais je sais que je ne peux pas détourner les yeux. »
Elle haussa un sourcil, intriguée malgré elle.
— « Vous n’avez pas peur de ce que votre père pourrait penser ? »
Je laissai échapper un ricanement sans joie.
— « Mon père me voit comme un fils faible. Il pense que je ne suis pas digne de Bellefontaine parce que je ne l’aime pas comme lui. »
Aïda me détailla un instant.
— « Alors pourquoi êtes-vous revenu ? »
— « Parce que je n’avais plus d’endroit où aller. »
Cette réponse sembla la surprendre. J’avais tout pour moi : l’argent, le nom, la protection d’un empire. Comment pouvais-je ne pas avoir de place dans ce monde ?
Avant qu’elle ne puisse poser une autre question, un bruit de pas nous fit sursauter. Une silhouette approchait dans l’ombre, une lanterne vacillante à la main.
— « Monsieur Gabriel ? »
C’était Louis, l’un des vieux esclaves de maison, un homme au visage ridé, aux mains calleuses, mais au regard encore perçant. Il me fixa, puis posa les yeux sur Aïda et comprit aussitôt qu’il surprenait quelque chose qui ne devait pas exister.
Il s’éclaircit la gorge.
— « Votre père vous cherche, Monsieur. Il veut vous voir immédiatement. »
Je me redressai à contrecœur. Avant de partir, je jetai un dernier regard à Aïda.
— « Bonne nuit, Aïda. »
Elle ne répondit pas, observant seulement mon dos disparaître dans l’obscurité.
---
Le bureau du patriarche de Bellefontaine était plongé dans une semi-obscurité, la lumière des chandelles projetant des ombres vacillantes sur les murs couverts de livres reliés de cuir. Assis derrière son large bureau, mon père, Auguste de Montreuil, faisait tournoyer son verre de brandy entre ses doigts.
— « Tu te promènes dans les quartiers des esclaves maintenant ? » demanda-t-il d’une voix calme, mais tranchante.
Je m’appuyai contre le cadre de la porte, bras croisés.
— « Louis t’a donc tout raconté. »
— « Louis est loyal. Contrairement à toi. »
Je serrai les dents.
— « Je ne faisais rien de mal. »
— « Rien de mal ? » Il posa son verre avec un bruit sec. « Flâner parmi ces créatures, leur parler comme s’ils étaient tes égaux ? Ce n’est peut-être rien à Paris, mais ici, c’est une menace. »
— « Une menace pour qui ? Pour toi ? Pour ton pouvoir ? »
Son regard se durcit.
— « Pour eux. Chaque fois que l’un d’entre nous leur accorde un regard de trop, ils croient qu’ils peuvent être autre chose. Ce ne sont pas des hommes libres, Gabriel. Ce sont des outils. Des bêtes que nous nourrissons, que nous logeons, et qui travaillent en retour. Tu n’as pas à penser à eux autrement. »
Une vague de colère monta en moi.
— « Ce que tu dis est ignoble. »
— « Ce que je dis est la vérité. Une vérité que ton sang a bâtie, que tes ancêtres ont protégée. Si tu es incapable d’accepter cela, alors tu n’es pas un Montreuil. »
Le silence s’installa, tendu.
Je compris que c’était un ultimatum. Mon père m’offrait un choix : rentrer dans le rang ou être rejeté.
Je détournai les yeux et serrai les poings.
— « Je suis fatigué. Nous parlerons demain. »
Sans attendre de réponse, je quittai la pièce, le laissant seul avec son verre de brandy.
Cette nuit-là, je ne trouvai pas le sommeil.
J’errai dans ma chambre, m’arrêtant devant la grande fenêtre qui donnait sur les champs. Sous la lueur pâle de la lune, je voyais encore les cabanes, les ombres des hommes et des femmes qui dormaient après une journée de labeur.
Quelque part, Aïda dormait aussi.
Je pensai à ses yeux sombres, à sa voix posée mais pleine de feu. À la façon dont elle m’avait défié sans crainte.
Je me demandai combien de
temps je pourrais ignorer ce que je ressentais déjà.
Et combien de temps avant que cela ne devienne dangereux.
L’aube teintait le ciel de Bellefontaine d’un gris pâle lorsque je quittai ma chambre. L’air du matin portait encore la fraîcheur de la nuit, un contraste saisissant avec la chaleur étouffante qui s’abattrait bientôt sur la plantation. J’avais à peine dormi. Les paroles de mon père résonnaient encore dans ma tête, et le visage d’Aïda hantait mes pensées.Je descendis silencieusement l’escalier de bois poli et traversai le grand hall, évitant les domestiques qui commençaient déjà leur journée. J’avais besoin d’air, d’espace, de quelque chose pour étouffer la colère qui me rongeait.Dehors, les champs s’étendaient à perte de vue, baignés d’une lumière timide. J’aperçus les esclaves en train de se rassembler, leurs silhouettes sombres se découpant contre la brume matinale. Ils se préparaient pour une autre journée de labeur, une autre journée d’épuisement sous le regard de surveillants armés de fouets.Mon regard chercha Aïda.Je la trouvai près d’une charrette, parlant à une vieille fem
Gabriel de MontreuilLa nuit était lourde, presque suffocante, tandis que je regagnais Bellefontaine. Chaque pas résonnait dans l'air tiède comme un avertissement silencieux. Je savais que je venais de commettre une erreur—non pas d’avoir parlé, mais d’avoir laissé transparaître ce que je ressentais réellement.Le regard de Charles Beauregard me hantait encore. Cet homme n’était pas un simple propriétaire de plantation. Il était un pilier du système esclavagiste, un homme dont les mains étaient couvertes du sang de ceux qu’il considérait comme des « biens ». En le provoquant, je ne m’étais pas seulement attiré des soupçons : je venais de signer mon entrée dans un jeu dangereux.Lorsqu’enfin j’arrivai au manoir, je trouvai mon père debout sur le perron, une lampe à huile à la main.— « Tu étais au village. »Ce n’était pas une question, mais une accusation.Je retins un soupir.— « J’avais besoin de réfléchir. »Auguste de Montreuil m’observa un instant, ses traits figés dans une expre
Gabriel de MontreuilLa chaleur du matin écrasait déjà Bellefontaine lorsque je quittai le manoir. Mon père n’avait rien dit du scandale de la veille, mais son silence en disait long. Il attendait. Il observait. Il voulait voir si j’allais plier ou persister.Je savais que j’avais attiré l’attention, pas seulement celle des contremaîtres, mais aussi celle des esclaves. Un geste comme celui d’hier ne s’oubliait pas. Il semait quelque chose. Une rumeur, un espoir. Ou un avertissement.Lorsque je rejoignis les champs, Carter m’attendait, assis sur une barrière de bois, un brin d’herbe coincé entre ses dents.— « On dirait que vous avez fait sensation hier, Montreuil. »Je ne répondis pas. Il sauta de son perchoir et s’approcha.— « Votre père ne vous a pas encore mis dehors ? Étonnant. Mais vous devriez faire attention. Tout le monde parle de vous. Et pas en bien. »Je levai un sourcil.— « Vraiment ? Et qu’est-ce qui se dit ? »— « Que vous êtes trop tendre. Que vous n’avez pas la poign
Gabriel de MontreuilLa brume du matin recouvrait Bellefontaine d’un voile fantomatique lorsque je quittai ma chambre. Mon esprit était agité, tiraillé entre l’ombre menaçante de mon père et l’écho des paroles de la veille."Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ?"La question me hantait.Je traversai la cour, longeant les cabanes où les premiers travailleurs s’activaient déjà. Des silhouettes fatiguées, habituées à l’oppression, s’efforçaient de ne pas croiser mon regard. Pourtant, je sentais leur attention peser sur moi.Ils attendaient.Attendaient de voir si mes actes suivraient mes paroles.☾☾☾Un domestique vint me chercher en fin de matinée.— « Monsieur votre père vous demande à son bureau. »Je savais ce qui m’attendait.En entrant dans la pièce, je découvris que mon père n’était pas seul.Charles Beauregard était là, confortablement installé dans un fauteuil, un sourire presque amusé sur les lèvres. À ses côtés, Carter, debout, bras croisés, me jaugeait avec un mépris à peine voil
AïdaLe soleil brûlant écrasait les champs de canne à sucre, peignant la plantation de Bellefontaine d’une lueur dorée et trompeuse. Sous cette beauté apparente, la souffrance suintait à travers chaque sillon de terre retournée, chaque cri étouffé dans l’air saturé de moiteur.Je sentis la sueur couler le long de mon dos, traçant une ligne humide entre mes omoplates. Mon corsage léger, déjà collé à ma peau, n’absorbait plus rien depuis des heures. La faucille était lourde dans ma main, son manche rugueux entaillant la paume de mes doigts fatigués. Pourtant, je ne ralentissais pas. Personne ne ralentissait. Ici, on travaillait au rythme du fouet, et mieux valait ne pas être celui ou celle qui attirait l’attention.Le bruissement des tiges de canne coupées, le cliquetis métallique des lames contre les tiges épaisses, les respirations sifflantes de ceux qui peinaient sous la chaleur : tout cela formait une symphonie oppressante, un chant de douleur et de résignation. Je l’entendais chaqu
Gabriel de MontreuilLa brume du matin recouvrait Bellefontaine d’un voile fantomatique lorsque je quittai ma chambre. Mon esprit était agité, tiraillé entre l’ombre menaçante de mon père et l’écho des paroles de la veille."Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ?"La question me hantait.Je traversai la cour, longeant les cabanes où les premiers travailleurs s’activaient déjà. Des silhouettes fatiguées, habituées à l’oppression, s’efforçaient de ne pas croiser mon regard. Pourtant, je sentais leur attention peser sur moi.Ils attendaient.Attendaient de voir si mes actes suivraient mes paroles.☾☾☾Un domestique vint me chercher en fin de matinée.— « Monsieur votre père vous demande à son bureau. »Je savais ce qui m’attendait.En entrant dans la pièce, je découvris que mon père n’était pas seul.Charles Beauregard était là, confortablement installé dans un fauteuil, un sourire presque amusé sur les lèvres. À ses côtés, Carter, debout, bras croisés, me jaugeait avec un mépris à peine voil
Gabriel de MontreuilLa chaleur du matin écrasait déjà Bellefontaine lorsque je quittai le manoir. Mon père n’avait rien dit du scandale de la veille, mais son silence en disait long. Il attendait. Il observait. Il voulait voir si j’allais plier ou persister.Je savais que j’avais attiré l’attention, pas seulement celle des contremaîtres, mais aussi celle des esclaves. Un geste comme celui d’hier ne s’oubliait pas. Il semait quelque chose. Une rumeur, un espoir. Ou un avertissement.Lorsque je rejoignis les champs, Carter m’attendait, assis sur une barrière de bois, un brin d’herbe coincé entre ses dents.— « On dirait que vous avez fait sensation hier, Montreuil. »Je ne répondis pas. Il sauta de son perchoir et s’approcha.— « Votre père ne vous a pas encore mis dehors ? Étonnant. Mais vous devriez faire attention. Tout le monde parle de vous. Et pas en bien. »Je levai un sourcil.— « Vraiment ? Et qu’est-ce qui se dit ? »— « Que vous êtes trop tendre. Que vous n’avez pas la poign
Gabriel de MontreuilLa nuit était lourde, presque suffocante, tandis que je regagnais Bellefontaine. Chaque pas résonnait dans l'air tiède comme un avertissement silencieux. Je savais que je venais de commettre une erreur—non pas d’avoir parlé, mais d’avoir laissé transparaître ce que je ressentais réellement.Le regard de Charles Beauregard me hantait encore. Cet homme n’était pas un simple propriétaire de plantation. Il était un pilier du système esclavagiste, un homme dont les mains étaient couvertes du sang de ceux qu’il considérait comme des « biens ». En le provoquant, je ne m’étais pas seulement attiré des soupçons : je venais de signer mon entrée dans un jeu dangereux.Lorsqu’enfin j’arrivai au manoir, je trouvai mon père debout sur le perron, une lampe à huile à la main.— « Tu étais au village. »Ce n’était pas une question, mais une accusation.Je retins un soupir.— « J’avais besoin de réfléchir. »Auguste de Montreuil m’observa un instant, ses traits figés dans une expre
L’aube teintait le ciel de Bellefontaine d’un gris pâle lorsque je quittai ma chambre. L’air du matin portait encore la fraîcheur de la nuit, un contraste saisissant avec la chaleur étouffante qui s’abattrait bientôt sur la plantation. J’avais à peine dormi. Les paroles de mon père résonnaient encore dans ma tête, et le visage d’Aïda hantait mes pensées.Je descendis silencieusement l’escalier de bois poli et traversai le grand hall, évitant les domestiques qui commençaient déjà leur journée. J’avais besoin d’air, d’espace, de quelque chose pour étouffer la colère qui me rongeait.Dehors, les champs s’étendaient à perte de vue, baignés d’une lumière timide. J’aperçus les esclaves en train de se rassembler, leurs silhouettes sombres se découpant contre la brume matinale. Ils se préparaient pour une autre journée de labeur, une autre journée d’épuisement sous le regard de surveillants armés de fouets.Mon regard chercha Aïda.Je la trouvai près d’une charrette, parlant à une vieille fem
La nuit enveloppait la plantation de Bellefontaine d’un voile de silence trompeur. J’entendais le bruissement des feuillages, le chant lointain des grenouilles, le craquement du bois sous le vent. Même endormie, la terre respirait encore.Accroupi devant Aïda, je la regardais, absorbant sa présence comme un naufragé accroché à une vérité qu’il ne pouvait encore comprendre. Elle, immobile, m’observait avec une distance mesurée, pesant sans doute déjà le danger que représentait cette conversation.— « Pourquoi me regardiez-vous aujourd’hui, dans les champs ? » demanda-t-elle enfin.Je marquai un silence. J’aurais pu mentir, détourner la question, prétendre que je ne l’avais pas remarquée plus qu’une autre. Mais je savais que ce serait faux.— « Parce que je n’avais jamais vu quelqu’un comme toi. »Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.— « Quelqu’un comme moi ? Une esclave ? Une femme que votre famille possède comme du bétail ? »Je serrai les dents.— « Ce n’est pas ce que je voula
AïdaLe soleil brûlant écrasait les champs de canne à sucre, peignant la plantation de Bellefontaine d’une lueur dorée et trompeuse. Sous cette beauté apparente, la souffrance suintait à travers chaque sillon de terre retournée, chaque cri étouffé dans l’air saturé de moiteur.Je sentis la sueur couler le long de mon dos, traçant une ligne humide entre mes omoplates. Mon corsage léger, déjà collé à ma peau, n’absorbait plus rien depuis des heures. La faucille était lourde dans ma main, son manche rugueux entaillant la paume de mes doigts fatigués. Pourtant, je ne ralentissais pas. Personne ne ralentissait. Ici, on travaillait au rythme du fouet, et mieux valait ne pas être celui ou celle qui attirait l’attention.Le bruissement des tiges de canne coupées, le cliquetis métallique des lames contre les tiges épaisses, les respirations sifflantes de ceux qui peinaient sous la chaleur : tout cela formait une symphonie oppressante, un chant de douleur et de résignation. Je l’entendais chaqu