Gabriel de MontreuilLe San Telmo dort dans le ventre de l’océan.Et nous, on flotte dans l’après.La plage est déserte, battue par le vent. Du sable blanc, du sel sur ma peau. Elle est là, allongée, la poitrine soulevée lentement, les yeux fermés.Je ne dis rien.Je la regarde respirer.AïdaJe sens son regard avant d’ouvrir les yeux.Je le connais. Il me brûle doucement, sans violence.Ses mains sont posées sur ses genoux. Il ne me touche pas. Pas encore.Je me redresse.Ma robe est en lambeaux, mais je m’en moque.Il est là. Et je suis vivante.— Tu comptes me regarder longtemps comme ça ?Il ne sourit pas. Il s’approche. Lentement.Je tends la main. Il l’attrape.Gabriel de MontreuilSon contact me brise.Je tombe à genoux devant elle, le front contre son ventre.— Je t’ai crue morte.— J’ai cru l’être aussi.Ses doigts glissent dans mes cheveux, et tout se tait.AïdaIl a tout perdu. Le navire. Le serment. La légende.Mais il m’a gardée.Ou peut-être que c’est moi qui l’ai gardé.
Récit d’un vieil homme, narrateur anonymeOn raconte qu’un jour, un capitaine a fait taire la mer.Pas par la peur. Pas par la guerre.Mais parce qu’il lui a tourné le dos.Parce qu’il a aimé plus fort que la mer ne le permet.Parce qu’il a choisi l’amour au lieu du vent, une main au lieu du sabre.Son nom ?Gabriel de Montreuil.Une légende.Une épine dans le flanc de l’Empire.Un spectre pour les galions espagnols.Un mythe pour les jeunes mousses qui rêvaient de fortune, de gloire, de liberté.Et puis… plus rien.Un matin, le Pavillon Noir n’est plus reparu à l’horizon.Plus de voiles. Plus de feu.Le capitaine s’est tu.Et avec lui, la mer a perdu quelque chose de sauvage, de furieux.Mais moi, je sais.Je sais ce qu’il est devenu.J’étais jeune mousse sur un brick marchand, à l’époque.On croisait au large d’îles sans nom, là où les cartes s’effacent dans le bleu, où le ciel et l’eau se confondent.Et un soir, juste avant que le soleil meure, je l’ai vu.Une barque.Deux silhouet
AïdaLe soleil brûlant écrasait les champs de canne à sucre, peignant la plantation de Bellefontaine d’une lueur dorée et trompeuse. Sous cette beauté apparente, la souffrance suintait à travers chaque sillon de terre retournée, chaque cri étouffé dans l’air saturé de moiteur.Je sentis la sueur couler le long de mon dos, traçant une ligne humide entre mes omoplates. Mon corsage léger, déjà collé à ma peau, n’absorbait plus rien depuis des heures. La faucille était lourde dans ma main, son manche rugueux entaillant la paume de mes doigts fatigués. Pourtant, je ne ralentissais pas. Personne ne ralentissait. Ici, on travaillait au rythme du fouet, et mieux valait ne pas être celui ou celle qui attirait l’attention.Le bruissement des tiges de canne coupées, le cliquetis métallique des lames contre les tiges épaisses, les respirations sifflantes de ceux qui peinaient sous la chaleur : tout cela formait une symphonie oppressante, un chant de douleur et de résignation. Je l’entendais chaqu
La nuit enveloppait la plantation de Bellefontaine d’un voile de silence trompeur. J’entendais le bruissement des feuillages, le chant lointain des grenouilles, le craquement du bois sous le vent. Même endormie, la terre respirait encore.Accroupi devant Aïda, je la regardais, absorbant sa présence comme un naufragé accroché à une vérité qu’il ne pouvait encore comprendre. Elle, immobile, m’observait avec une distance mesurée, pesant sans doute déjà le danger que représentait cette conversation.— « Pourquoi me regardiez-vous aujourd’hui, dans les champs ? » demanda-t-elle enfin.Je marquai un silence. J’aurais pu mentir, détourner la question, prétendre que je ne l’avais pas remarquée plus qu’une autre. Mais je savais que ce serait faux.— « Parce que je n’avais jamais vu quelqu’un comme toi. »Un sourire amer se dessina sur ses lèvres.— « Quelqu’un comme moi ? Une esclave ? Une femme que votre famille possède comme du bétail ? »Je serrai les dents.— « Ce n’est pas ce que je voula
L’aube teintait le ciel de Bellefontaine d’un gris pâle lorsque je quittai ma chambre. L’air du matin portait encore la fraîcheur de la nuit, un contraste saisissant avec la chaleur étouffante qui s’abattrait bientôt sur la plantation. J’avais à peine dormi. Les paroles de mon père résonnaient encore dans ma tête, et le visage d’Aïda hantait mes pensées.Je descendis silencieusement l’escalier de bois poli et traversai le grand hall, évitant les domestiques qui commençaient déjà leur journée. J’avais besoin d’air, d’espace, de quelque chose pour étouffer la colère qui me rongeait.Dehors, les champs s’étendaient à perte de vue, baignés d’une lumière timide. J’aperçus les esclaves en train de se rassembler, leurs silhouettes sombres se découpant contre la brume matinale. Ils se préparaient pour une autre journée de labeur, une autre journée d’épuisement sous le regard de surveillants armés de fouets.Mon regard chercha Aïda.Je la trouvai près d’une charrette, parlant à une vieille fem
Gabriel de MontreuilLa nuit était lourde, presque suffocante, tandis que je regagnais Bellefontaine. Chaque pas résonnait dans l'air tiède comme un avertissement silencieux. Je savais que je venais de commettre une erreur—non pas d’avoir parlé, mais d’avoir laissé transparaître ce que je ressentais réellement.Le regard de Charles Beauregard me hantait encore. Cet homme n’était pas un simple propriétaire de plantation. Il était un pilier du système esclavagiste, un homme dont les mains étaient couvertes du sang de ceux qu’il considérait comme des « biens ». En le provoquant, je ne m’étais pas seulement attiré des soupçons : je venais de signer mon entrée dans un jeu dangereux.Lorsqu’enfin j’arrivai au manoir, je trouvai mon père debout sur le perron, une lampe à huile à la main.— « Tu étais au village. »Ce n’était pas une question, mais une accusation.Je retins un soupir.— « J’avais besoin de réfléchir. »Auguste de Montreuil m’observa un instant, ses traits figés dans une expre
Gabriel de MontreuilLa chaleur du matin écrasait déjà Bellefontaine lorsque je quittai le manoir. Mon père n’avait rien dit du scandale de la veille, mais son silence en disait long. Il attendait. Il observait. Il voulait voir si j’allais plier ou persister.Je savais que j’avais attiré l’attention, pas seulement celle des contremaîtres, mais aussi celle des esclaves. Un geste comme celui d’hier ne s’oubliait pas. Il semait quelque chose. Une rumeur, un espoir. Ou un avertissement.Lorsque je rejoignis les champs, Carter m’attendait, assis sur une barrière de bois, un brin d’herbe coincé entre ses dents.— « On dirait que vous avez fait sensation hier, Montreuil. »Je ne répondis pas. Il sauta de son perchoir et s’approcha.— « Votre père ne vous a pas encore mis dehors ? Étonnant. Mais vous devriez faire attention. Tout le monde parle de vous. Et pas en bien. »Je levai un sourcil.— « Vraiment ? Et qu’est-ce qui se dit ? »— « Que vous êtes trop tendre. Que vous n’avez pas la poign
Gabriel de MontreuilLa brume du matin recouvrait Bellefontaine d’un voile fantomatique lorsque je quittai ma chambre. Mon esprit était agité, tiraillé entre l’ombre menaçante de mon père et l’écho des paroles de la veille."Jusqu’où êtes-vous prêt à aller ?"La question me hantait.Je traversai la cour, longeant les cabanes où les premiers travailleurs s’activaient déjà. Des silhouettes fatiguées, habituées à l’oppression, s’efforçaient de ne pas croiser mon regard. Pourtant, je sentais leur attention peser sur moi.Ils attendaient.Attendaient de voir si mes actes suivraient mes paroles.☾☾☾Un domestique vint me chercher en fin de matinée.— « Monsieur votre père vous demande à son bureau. »Je savais ce qui m’attendait.En entrant dans la pièce, je découvris que mon père n’était pas seul.Charles Beauregard était là, confortablement installé dans un fauteuil, un sourire presque amusé sur les lèvres. À ses côtés, Carter, debout, bras croisés, me jaugeait avec un mépris à peine voil
Récit d’un vieil homme, narrateur anonymeOn raconte qu’un jour, un capitaine a fait taire la mer.Pas par la peur. Pas par la guerre.Mais parce qu’il lui a tourné le dos.Parce qu’il a aimé plus fort que la mer ne le permet.Parce qu’il a choisi l’amour au lieu du vent, une main au lieu du sabre.Son nom ?Gabriel de Montreuil.Une légende.Une épine dans le flanc de l’Empire.Un spectre pour les galions espagnols.Un mythe pour les jeunes mousses qui rêvaient de fortune, de gloire, de liberté.Et puis… plus rien.Un matin, le Pavillon Noir n’est plus reparu à l’horizon.Plus de voiles. Plus de feu.Le capitaine s’est tu.Et avec lui, la mer a perdu quelque chose de sauvage, de furieux.Mais moi, je sais.Je sais ce qu’il est devenu.J’étais jeune mousse sur un brick marchand, à l’époque.On croisait au large d’îles sans nom, là où les cartes s’effacent dans le bleu, où le ciel et l’eau se confondent.Et un soir, juste avant que le soleil meure, je l’ai vu.Une barque.Deux silhouet
Gabriel de MontreuilLe San Telmo dort dans le ventre de l’océan.Et nous, on flotte dans l’après.La plage est déserte, battue par le vent. Du sable blanc, du sel sur ma peau. Elle est là, allongée, la poitrine soulevée lentement, les yeux fermés.Je ne dis rien.Je la regarde respirer.AïdaJe sens son regard avant d’ouvrir les yeux.Je le connais. Il me brûle doucement, sans violence.Ses mains sont posées sur ses genoux. Il ne me touche pas. Pas encore.Je me redresse.Ma robe est en lambeaux, mais je m’en moque.Il est là. Et je suis vivante.— Tu comptes me regarder longtemps comme ça ?Il ne sourit pas. Il s’approche. Lentement.Je tends la main. Il l’attrape.Gabriel de MontreuilSon contact me brise.Je tombe à genoux devant elle, le front contre son ventre.— Je t’ai crue morte.— J’ai cru l’être aussi.Ses doigts glissent dans mes cheveux, et tout se tait.AïdaIl a tout perdu. Le navire. Le serment. La légende.Mais il m’a gardée.Ou peut-être que c’est moi qui l’ai gardé.
Gabriel de MontreuilJe tombe à genoux. Le pont du San Telmo vacille sous mes mains. L’air est saturé de sel, de magie ancienne, de douleur. Aïda gît là, dans les bras invisibles du navire, comme une offrande vivante, une prière hurlée à l’océan. Son corps est toujours là, mais son âme, je la sens glisser, tirée par des courants plus sombres que la mort elle-même.— Non… non, Aïda…Je me précipite, mais déjà la coque s’ouvre autour d’elle, comme une gueule vivante. Le bois craque, soupire, s’ouvre comme une plaie.DiegoJe m’élance après Gabriel. Il vacille, prêt à se jeter dans l’abîme pour la rejoindre. Je l’attrape par le bras au dernier instant.— Tu fais quoi, bordel ?!Il se débat, les yeux fous.— Elle a pris ma place, Diego ! C’est à moi ! C’était à moi !Il me frappe. Je le retiens. Je le frappe à mon tour. Le chaos autour de nous est si intense que personne ne voit. La mer hurle, la Gardienne récite des incantations dans une langue morte. Mais Gabriel ? Il se brise entre mes
DiegoJe connais Gabriel depuis assez longtemps pour comprendre ce qu’il s’apprête à faire. Ce regard, cette foutue détermination glacée… Il croit qu’il n’a pas le choix. Mais il en a toujours un.— On peut trouver une autre issue, je lance. Il y a toujours un autre moyen.La Gardienne esquisse un sourire triste.— Vous ne comprenez pas. Ce navire ne navigue que sur le serment du sang.AïdaLe serment du sang.Tout s’effondre en moi. Mon souffle se coupe, mon cœur cogne contre mes côtes comme un tambour de guerre. Je comprends avant même que Gabriel parle.— C’est moi, murmuré-je. C’est moi le prix.Il détourne les yeux.Le silence qui suit est pire que n’importe quelle tempête.Gabriel de MontreuilAïda me fixe, les yeux brillants d’un mélange de peur et de rage. Je pourrais lui mentir. Lui dire qu’elle se trompe. Mais elle sait. Elle a toujours su.— Non, souffle-t-elle.Le San Telmo tangue violemment. L’eau noire s’agite sous nous, une houle surnaturelle, impatiente. Mon père reste
Gabriel de MontreuilLe pont du San Telmo grince sous mes pas.Le bois est ancien, pourtant il semble respirer. Les voiles noires frémissent comme la peau d’une créature vivante. Un murmure serpente à travers l’air, une prière oubliée, un avertissement peut-être. Mais il est trop tard pour reculer.Je sens la présence de mes compagnons derrière moi. Diego inspecte le gréement, les traits tendus. M’Bala, silencieux, recharge son fusil, prêt à affronter l’inconnu. Aïda garde le médaillon serré dans sa main, son regard brillant d’une inquiétude qu’elle ne dissimule plus.Puis la Gardienne parle.— Le navire t’appartient, Gabriel de Montreuil. Il est le dernier témoin de ton sang, l’ultime vestige de ce qui fut et de ce qui doit être.Je tourne les yeux vers elle. Son voile d’or scintille sous la lueur irréelle qui baigne le vaisseau.— Où nous mènera-t-il ?Elle incline légèrement la tête.— Là où le pacte l’exige.Un frisson court le long de mon échine. Ce pacte… Je l’ai scellé sans en
Gabriel de MontreuilM’BalaJe plante mon coutelas dans la poitrine d’un des spectres.Il ne bronche pas.Ses mains se referment sur mon cou.Je suffoque.Puis, soudain, une lumière jaillit derrière moi.Je tombe à genoux, haletant.Le médaillon.Aïda s’est levée.Son regard est brûlant.Et le médaillon brille d’une lueur qui n’a rien de naturel.Les morts s’arrêtent.L’ombre, elle, avance.Gabriel de MontreuilLa jungle se déchire dans un rugissement de vent et de cendres.La silhouette cachée dans l’ombre révèle enfin son visage.Un visage que je connais.Mon père.Ou du moins, ce qu’il est devenu.Son regard est froid, inhumain.— Tu aurais dû rester en mer, Gabriel.Sa voix est un murmure de tempête, un écho de mille âmes perdues.Je serre les poings.— Pourquoi es-tu encore là ?Un sourire tordu se dessine sur son visage.— Parce que j’ai échoué.Un silence s’abat sur nous.Puis il lève la main.Et la terre tremble sous nos pieds.DiegoLe sol s’ouvre en un fracas assourdissant.
Gabriel de MontreuilMon père me regarde, ou du moins… ce qui reste de lui.Son visage n’est qu’une ombre du souvenir que j’en avais, ses traits mangés par le temps et la mort. Pourtant, dans ses yeux vides, quelque chose brûle encore. Une lueur. Un avertissement.Le médaillon que j’ai ramassé pulse dans ma main, sa surface froide vibrant contre ma peau.Et derrière lui, la jungle change.Les arbres semblent se courber, leurs racines noires s’étirent comme des griffes prêtes à m’engloutir. Le sol lui-même palpite sous mes pieds. Quelque chose… non, quelqu’un m’observe.— Gabriel…La voix de mon père est un murmure brisé, un souffle venu d’un autre monde.Je serre les dents.— Tu es mort.Il incline lentement la tête, et un rictus tord ses lèvres décomposées.— Oui.Un frisson glacé parcourt mon échine.Puis il lève un doigt décharné et pointe mon cœur.— Mais toi… tu es en train de suivre mon chemin.Le médaillon pulse plus fort.Autour de moi, la jungle se resserre.Et soudain, une v
Gabriel de MontreuilLa mer s’est tue.Les derniers vestiges des galions espagnols dérivent entre les vagues, des planches brisées, des voiles déchirées, et des cadavres flottants que la mer n’a pas encore engloutis. L’odeur du sel et du sang se mélange dans l’air. Le Pavillon Noir est toujours debout, mais il tangue, meurtri par la bataille et les fureurs des eaux maudites.Je serre la barre à m’en blanchir les jointures, le regard fixé sur l’horizon voilé d’une brume épaisse.Derrière moi, Diego s’appuie contre le bastingage, la main sur ses côtes blessées. M’Bala surveille le pont d’un œil attentif, prêt à bondir à la moindre menace.Et Aïda…Aïda respire encore.À chaque inspiration laborieuse qui s’échappe de ses lèvres, je sens une étincelle de rage et d’espoir s’allumer en moi.— Terre en vue !Le cri vient du nid de pie.Je lève les yeux.Devant nous, une masse sombre se découpe lentement dans la brume.Une île.Notre seule chance de survie.Mais aussi notre plus grande menace
Gabriel de MontreuilAïda s’accroche à la vie.Elle respire difficilement, allongée sur le pont du Pavillon Noir, son sang s’infiltrant entre les planches de bois comme une promesse maudite. Ses yeux sont mi-clos, sa peau, plus pâle que je ne l’ai jamais vue.Je presse ma main contre la plaie, ignorant le chaos qui nous entoure.— Tiens bon, Aïda. Tu m’entends ?Sa main tremble, se referme sur mon bras.— Gabriel…Sa voix est un souffle. Faible. Trop faible.M’Bala s’agenouille à côté de moi, son visage d’ordinaire impassible déformé par l’angoisse.— Il faut la descendre à la cabine. Vite.J’acquiesce, incapable de parler.Je la soulève avec précaution. Son corps est léger contre le mien, mais je sens la chaleur de son sang qui s’imprègne dans ma chemise. Je descends d’un pas rapide l’escalier menant à ma cabine, Diego à mes trousses, son bras toujours serré contre ses côtes blessées.À peine la pose-t-on sur la couchette qu’un cri résonne sur le pont.— L’ennemi revient !Je me fige