Chapitre 6 : L’Escroquerie Commence

Les semaines passèrent et Naïla poursuivit son jeu avec la même détermination, tissant lentement sa toile autour de Jude Bélizaire. Chaque conversation, chaque sourire échangé lors de leurs rencontres était un pas de plus pour gagner sa confiance. À chaque dîner, elle jouait son rôle à la perfection, parlant de projets fictifs avec passion, et ce qu’elle savait d’eux, elle le disait avec une telle conviction que même l’esprit le plus sceptique finirait par douter de ses propres réserves.

Jude, tout en étant charmé par son charisme et son intelligence, restait fidèle à sa nature prudente. Il savait qu’il ne pouvait pas se laisser emporter par son attrait. Chaque mot qu'elle prononçait était analysé, chaque projet était évalué sous toutes ses coutures. Mais à mesure que le temps passait, il commençait à voir en elle une alliée potentielle. Quelque part dans son esprit calculateur, il commença à envisager une collaboration.

Ce soir-là, le bureau privé de Jude Bélizaire baignait dans une lumière tamisée. Le cuir sombre des fauteuils, les murs recouverts de boiseries exotiques et les étagères chargées de livres anciens donnaient à la pièce une atmosphère feutrée et sérieuse. Naïla, impeccablement vêtue, était assise en face de lui, les jambes croisées, une coupe de vin à la main. Elle savait que ce moment était crucial.

Elle attendit que Jude repose son téléphone, que son regard cesse de flotter sur ses documents, puis elle lança, d’un ton à la fois détaché et engageant :

— J’ai récemment eu vent d’une opportunité d’investissement en Afrique de l’Ouest. Le type de projet que peu osent approcher, mais qui pourrait rapporter gros à ceux qui prennent le risque.

Jude leva un sourcil, sans répondre immédiatement. Il s’adossa à son fauteuil, croisa les bras et fixa Naïla avec cet air à la fois curieux et méfiant qu’il arborait quand quelque chose éveillait son intérêt.

— Quel genre d’opportunité exactement ? dit-il d’une voix calme.

Naïla s’inclina légèrement vers lui, comme si elle partageait un secret.

— Il s’agit d’un projet de fabrication de matériaux de construction écologiques. Béton, briques compressées, solutions durables pour les infrastructures locales. Le marché est jeune, presque vierge dans certaines zones, et la demande explose avec la croissance démographique et urbaine.

Elle marqua une pause, lui laissant le temps de digérer l’information, puis continua :

— J’ai déjà pris des contacts sur place. Un terrain identifié. Une équipe technique prête. Mais pour lancer la phase pilote, il faut un investissement initial assez conséquent. C’est là que vous entrez en jeu.

Jude porta son verre de whisky à ses lèvres, le fit tourner lentement entre ses doigts sans boire. Son regard s’assombrit légèrement, mais elle sentait qu’il ne rejetait pas l’idée. Il analysait, testait ses limites.

— Je vois. Et quel est exactement votre rôle dans ce projet ? demanda-t-il.

Naïla répondit sans détour, avec une assurance feinte qu’elle avait parfaitement maîtrisée au fil des ans.

— Je suis l’initiatrice. J’ai conçu le plan de développement, j’ai négocié les premiers accords. Mais je suis lucide. Pour franchir la prochaine étape, il me faut un partenaire stratégique. Quelqu’un avec une vision, de la rigueur… et les moyens.

Il fronça légèrement les sourcils, toujours dans cette posture de l’homme qu’on ne berne pas facilement.

— Ce genre de projet est risqué. L’Afrique, les infrastructures, les aléas politiques… Vous savez à quoi vous vous exposez ?

Naïla se pencha encore un peu, sa voix se fit douce mais ferme, comme une promesse.

— Justement. Ce risque, je l’assume. Je ne viens pas vous vendre un rêve creux. Je vous propose une alliance. Je peux vous fournir tous les documents, les projections financières, les premiers contrats en cours. Mais surtout, je vous offre une longueur d’avance.

Elle observa un instant son visage. Aucune réaction visible. Mais elle connaissait ce genre de silence : ce n’était pas du désintérêt. C’était de la réflexion.

— Et si je refusais ? lança-t-il soudain.

Elle haussa les épaules, feignant l’indifférence.

— Alors j’irai frapper à une autre porte. Mais je serais surprise que vous laissiez passer une opportunité que vos concurrents, eux, ne manqueront pas de saisir.

Un éclat traversa brièvement les yeux de Jude. Elle venait de piquer son ego — une tactique risquée, mais souvent efficace.

Il vida son verre d’un trait et le posa lentement sur la table en verre.

— D’accord. Envoyez-moi les informations. Et si tout tient la route, on parlera chiffres.

Naïla acquiesça en silence, un sourire discret flottant sur ses lèvres. Le piège se refermait, lentement, sûrement. Et Jude venait de poser un pied à l’intérieur, sans même s’en rendre compte.

Avec l’aide précieuse de Michaël, Naïla franchit une nouvelle étape dans l’ombre. C’était une phase cruciale de son plan, une ligne invisible mais décisive qu’elle venait de traverser. Michaël, discret génie de l’informatique, opérait depuis un appartement discret transformé en véritable QG de cybersurveillance. Devant ses multiples écrans, ses doigts dansaient sur le clavier avec une précision chirurgicale. Pirater le système de Bélizaire Holdings n’était pas une tâche facile — mais s’il y avait bien quelqu’un capable de déjouer les pare-feux d’un empire financier, c’était lui.

— On est dans une zone sensible, murmura-t-il, le regard rivé à une ligne de code en rouge. Mais j’ai trouvé une faille dans leur protocole de cryptage secondaire. Je vais tenter une injection silencieuse.

Naïla observait, debout derrière lui, son cœur battant plus vite qu’elle ne voulait l’admettre. Elle n’était pas une experte en informatique, mais elle savait reconnaître un moment charnière. Grâce à Michaël, ils avaient d’abord obtenu un accès périphérique — des relevés de transactions anodines, quelques flux entrants et sortants. Rien de compromettant, mais suffisant pour poser les bases.

— Continue, murmura-t-elle. Je veux tout. Les comptes, les placements, les transferts.

Les jours suivants furent marqués par une infiltration lente mais méthodique. Chaque nuit, Michaël franchissait un niveau de sécurité supplémentaire, déjouant les barrières comme un maître d’échecs avançant ses pions dans le silence.

Et puis, une nuit d’insomnie, tout bascula.

Naïla se trouvait dans une villa isolée en bord de mer, prêtée par un ami discret. Elle fixait le plafond depuis des heures, incapable de trouver le sommeil. Son téléphone vibra doucement sur la table de chevet.

[Michaël] : C’est fait. Tu vas vouloir voir ça.

Elle se leva d’un bond et appela aussitôt. La voix de Michaël, même à travers le haut-parleur, était chargée d’une excitation contenue.

— J’ai localisé un compte offshore enregistré sous une société-écran basée aux îles Caïmans. Les identifiants croisent avec des traces retrouvées dans les serveurs internes de Bélizaire Holdings. Je t’envoie le dossier complet, mais accroche-toi : le solde dépasse les cinquante millions de dollars.

Le silence tomba, presque irréel.

— Cinquante… millions ? répéta-t-elle, à peine audible.

— C’est pas juste de l’argent de dividendes ou de ventes d’actifs. C’est un mix de profits dissimulés, de transferts privés et de parts dans des sociétés satellites. Autrement dit, c’est une cachette personnelle. Et très bien gardée.

Naïla sentit une onde glacée lui parcourir l’échine, mais son esprit s’embrasa aussitôt. Ce n’était plus une supposition. Ce n’était plus un jeu de manipulation. Elle avait désormais une arme. Une preuve. Un levier.

Elle alluma son ordinateur portable, les yeux rivés sur les documents que Michaël lui envoyait. Des fichiers cryptés, des relevés détaillés, des pseudonymes récurrents, des mouvements d’argent entre Dubaï, Genève et Lagos. Jude Bélizaire, le maître des apparences, avait un empire caché, et elle venait d’en trouver la clef.

— Je veux tout savoir sur cette société-écran. Je veux les noms, les prête-noms, les schémas fiscaux, tout, ordonna-t-elle, sa voix désormais glaciale.

— Ce sera fait. Mais sois prudente, Naïla. Tu viens de toucher à ce qu’il protège le plus.

Elle se contenta d’un sourire imperceptible. Parce qu’à cet instant précis, elle le savait : la partie venait de changer de dimension.

Le lendemain encore, elle était partie rencontrer Jude.

De retour dans son appartement discret de Port-au-Prince, Naïla s’installa face à son bureau, une tasse de café noir à peine entamée à portée de main. L’odeur amère se mêlait à celle du papier et de l’électronique, créant une atmosphère presque clinique. Sur son écran, les relevés bancaires du compte offshore s’alignaient ligne par ligne, comme autant de battements de cœur silencieux. Des chiffres, des codes, des destinations : chaque donnée était une brique dans l’édifice qu’elle bâtissait depuis des mois.

Michaël, assis de l’autre côté de la pièce, finissait de configurer un logiciel de transfert dissimulé derrière une série de proxys internationaux. Il avait l’air concentré, presque inquiet. L’opération qu’ils s’apprêtaient à lancer n’était pas une simple manœuvre : c’était un coup d’échec à un roi.

— Ce compte pourrait être notre clé, Michaël, dit Naïla, sa voix calme mais glaciale. Il suffit d’un seul mouvement bien placé, et Jude n’y verra que du feu.

Michaël hocha la tête lentement, mais son regard ne quittait pas l’écran. Il tapa une dernière commande, puis se redressa légèrement.

— C’est faisable, mais risqué. On parle d’un système protégé à plusieurs niveaux. S’il détecte une seule anomalie, il enclenchera des protocoles de traçage. Et crois-moi, il ne plaisante pas avec sa fortune.

Naïla se pencha en avant, le regard rivé à celui de Michaël.

— Je n’ai pas l’intention de faire une erreur. On ne va pas tout prendre, juste un fragment. Assez pour qu’il ne remarque rien tout de suite, mais suffisant pour le déséquilibrer. Il doit croire que tout est encore sous contrôle.

Un silence s’installa. La tension était palpable, suspendue comme un fil d’acier tendu entre eux.

— Et s’il découvre que c’est toi ? demanda Michaël, la voix plus basse.

— Alors je prendrai mes précautions. Et crois-moi, j’ai plus d’un atout dans ma manche.

Elle se leva, s’approcha de la fenêtre et écarta légèrement le rideau. Les lumières de Port-au-Prince scintillaient dans la nuit, comme des éclats d’or dans l’obscurité. La ville dormait, mais elle, non. Chaque pas, chaque décision la rapprochait de son but. Elle ne doutait plus. Elle n’espérait plus. Elle planifiait.

Naïla ferma les yeux un instant, inspirant profondément. Tout cela, elle l’avait rêvé, anticipé, préparé. Et maintenant, elle le vivait. Jude Bélizaire, l’homme intouchable, le prédateur financier, devenait lentement sa proie. Ce qu’il ignorait, c’est que le piège n’était pas seulement financier. C’était psychologique. Personnel.

— Prépare tout pour demain soir, ordonna-t-elle sans se retourner. On ne va pas voler. On va rééquilibrer les choses.

Michaël acquiesça. Il la connaissait trop bien pour discuter quand cette lueur s’allumait dans ses yeux. Une lueur de feu froid. Celle d’une femme qui ne reculerait devant rien.