BesançonL’équipe, ou plutôt, ce qu’il en restait, s’était retrouvée dans leur quartier général: La chambre d’hôtel premier prix avec WIFI. L’humeur était à l’image du temps, calamiteuse.Il pleuvait avec une fréquence métronomique ! Il pleut deux heures, il ne fait pas beau pendant deux heures, il pleut deux heures... et ainsi de suite. Depuis qu’ils avaient dépassé Brive-la-Gaillarde quatre jours plus tôt, ils n’avaient pas revu le soleil. Ici, la grosse boule jaune devait être un mythe que l’on racontait aux enfants pour réussir à les endormir…Tous les trois étaient assis en cercle... un cercle qui ne ressemblait plus à rien, à l’image de leur groupe décimé. Ils rassemblaient leurs idées, essayant d’en trouver une bonne. Las, leurs cerveaux semblaient figés dans de la poix refroidie. Leur cercle ne tournait plus rond. Ils fonctionnaient au ralenti. Bien sûr, Damien était allé à la pêche aux informations, mais il n’avait pu parler à Frédo qu’une minute, et
BesançonBoris Karpof avait appelé son ex-ami d’enfance. La loi du silence devait être brisée, les faits étaient trop graves. Le vieil animal politique n’était pas facile à dompter. La joute avait commencé.–N’oublie pas Boris, si je plonge, tu plonges avec moi !–Ne me prends pas pour un idiot Georges. On est dans la même galère. Ton méchant toutou a merdé grave. On ne peut pas dire que ce crétin de Jarier va beaucoup me manquer, mais qu’est-ce qui t’a pris d’envoyer Jörg ? Tu sais aussi bien que moi que c’est un cinglé ingérable. Et pourquoi Jarier ?–Il a pris une initiative regrettable. Mais à chaque chose malheur est bon, on va être débarrassé de toute la bande d’un coup.–Il n’y a que Biakry qui soit hors circuit, les autres sont encore là.–Ne t’inquiète pas. Dès cet après-midi, j’appelle la préfète de Haute-Garonne. On va gérer ça entre homologues, les ordres vont redescendre en cascade et demain, ils ne se
Moscou été1957On l’appelait « le boucher », un homme massif au visage inexpressif. Un taiseux. Il était déjà taciturne avant de quitter sa mère patrie, la Russie. Son déracinement, depuis son arrivée en France, avait renforcé son caractère renfermé. À Moscou, il était quelqu’un. Un homme respecté, craint. Ici, il n’était rien qu’un étranger regardé par les « frantsuzskiy » avec dédain, voire suspicion. Ici, il était devenu le ruskof, l’immigré.En situation d’urgence absolue, il avait dû fuir avec sa famille, au début de novembre 1956, grâce à un réseau de camarades: des frères d’armes. L’hiver s’annonçait rude, les premiers froids étaient arrivés en avance d’un bon mois. Mais la météo ne changerait rien, ils ne pourraient pas retarder leur départ pour cause de mauvais temps. Le boucher était sur les listes, et sa famille aussi. Rester au pays signifiait: arrestation, procès, déportation dans un camp du goulag ou pire, exécution ! Pour certains, la dépo
Besançon2018Yannis souriait encore de la réflexion de Sandrine. Il tourna son PC portable vers ses collègues. De portable, il n’avait que le nom: il faisait le poids d’une armoire normande. Un HP série pro boosté au maximum des possibilités actuelles, qui pouvait supporter n’importe quel jeu de l’année. Une bête de puissance que son maître aimait malmener, à pousser dans ses retranchements et, comme tous les flics informaticiens, dans les méandres du NET: aussi bien le « clean » que le « dark ».En plein écran, était affichée une photo anthropométrique d’un type qui toisait un mètre97. En incrustation, le même homme apparemment dans un environnement qu’ils connaissaient tous: le café à l’ancienne dans lequel Frédo avait serré Jarier.–Je vous présente Jörg Jurgensen, citoyen allemand résidant à Besançon depuis dix ans. Adepte de salles de sport et de gonflette. Il matche aussi dans plein d’articles sur le kickboxing. Il écluse l
Besançon1957La première chose qu’Anatoli aima en France fut le pain. Jusqu’à ses 17ans, chez lui en Russie, il faisait partie du peuple des sans grades, bien que vivant dans une famille relativement privilégiée. Son père était chef de culture dans une ferme collective, un kolkhoze du sud de Moscou. Le pain manquait souvent, mais au moins mangeait-il presque tous les jours, et plutôt pas mal, enfin, selon le critère russe de l’époque. Au grand dam de son père, Anatoli n’avait pas une âme de paysan. Il vouait une passion dévorante à l’uniforme. Un matin, alors qu’il portait des denrées au marché, il passa devant un stand tenu par des militaires, il mentit sur son âge et intégra l’armée rouge comme ça ; quasiment par hasard.L’ordinaire des soldats était plutôt maigre, fait de pain noir amer et gluant, accompagné de harengs ou de viande séchée. Ce pain de seigle, enfin normalement ce devait être du seigle, était en fait composé de toutes les céréales qui pouvaie
Besançon2018Yannis et sa collègue roulaient en silence, peu enclins à la conversation. Les deux premiers lieux visités n’avaient rien donné. La première coordonnée GPS les avait emmenés devant une salle de sport où personne ne connaissait Jules Dejean. Le responsable leur avait expliqué que le turn-over était important. Si quelqu’un ne venait pas pendant 2ans, il ne connaissait plus personne. Ils essayèrent quand même.Comme prévu, le jeune Dejean était inconnu. Le propriétaire aussi avait changé, il n’avait même pas gardé le fichier client de son prédécesseur... Son souhait en rachetant le lieu était de hausser le niveau de la clientèle. Ils ne pouvaient même pas savoir si Jules avait été adhérent. Yannis soupira, il lui faudrait éplucher les comptes de « musclor » pour le vérifier.En y réfléchissant, l’option qu’il fut un client régulier était peu probable. À moins d’avoir le sens d’orientation d’un poisson rouge dans un bocal, il n’aurait pas eu be
Besançon–Allo, capitaine Sergent ?–Oui…–Karpof. Commissaire Boris Karpof.Damien était sur la défensive, il venait d’apprendre la découverte du corps, il devait les y rejoindre.–Vous m’appelez pour me dire que Frédéric Biakry est libre ?–Euh non, pas tout à fait.–Alors merci commissaire, il me semble que nous n’ayons plus rien à nous dire.–Arrêtez de déconner Sergent, et écoutez-moi au lieu de me faire votre numéro à 2balles !–Bien, dites-moi, mais dépêchez-vous, il faut que j’appelle un ado de 15ans dont vous avez enfermé le père. Le fils d’un flic irréprochable…–Mais bon sang, écoutez-moi espèce de merdeux ! Je veux autant que vous que Biakry sorte, je sais qu’il n’y est pour rien…Damien attendit un délai raisonnable. Le ton paternaliste du commissaire ne lui faisait ni chaud ni froid, mais comme le fond du discours changeait, il éta
Besançon, hôtel du groupeToc toc…–Qui est là ?Un chuchotement lui répondit.–Moi.–Qui moi ?–Ouvre bordel, t’en connais beaucoup des nanas à Besançon qui viennent gratter à ta porte à une heure du mat ?Les huisseries étaient si fines que la conversation aurait pu se prolonger ainsi toute la nuit. Ça n’aurait pas gêné Yannis, tant il trouvait la situation cocasse. Après réflexion, il la fit entrer. S’il pouvait l’entendre, il se dit que les autres le pouvaient aussi, et il avait des scrupules à risquer réveiller tous ces braves travailleurs en semaine... Elle se tenait sur le palier avec deuxcanettes à la main.–J’ai besoin d’un témoin ou pas ?Elle le regarda, interloquée.–Je demande ça, au cas où tu espères abuser de moi.–Couillon va, je pourrais être ta grande sœur ! Je fumais une clope: insomnie. J’ai vu de la lumière, et me voilà. Tu veux u
BesançonFrédo semblait septique, et Sandrine aussi.–Quoi ? Demanda le capitaine.Il les regardait alternativement. La brune secouait la tête, dubitative. Elle entama une longue tirage:–J’imagine… Anka arrive dans la caravane, Irina a déjà commencé à fêter la soirée avec son cocktail, vodka-médicament. Sa sœur entre, ou alors Bergeron, ou les deux, peu importe ! Elle est dans les vapes, elle a donc droit à son injection de Xyla machin. Elle pousse son dernier soupir ! Alexis vient à ce moment, Il la trouve inconsciente. Même s’il ne sait pas qu’elle est morte, c’est la bonne occase pour lui de piquer son blé. Alors, pourquoi lui tirer une balle ? Pour la tuer ? Il n’en a pas besoin... conclut-elle avant de continuer : il n’y a que les psychopathes qui tuent sans raison. Et pour l’affaire d’Irina, on peut écarter Anthony... Tout accable Alexis, les empreintes et maintenant, le mobile.Frédo en ajouta une couche.–
BesançonL’arrestation d’Anka Kolienko s’était déroulée sans histoire, à six heures du matin. Ce fut la BRI14 de Besançon qui s’en chargea. Dans la foulée, une perquisition en règle avait été opérée. Le petit juge Kambert était venu en personne pour la superviser. Il espérait sans doute la présence de la presse, même à cette heure matinale ? Coup de chance, les journalistes étaient là. Qui avait bien pu vendre la mèche ? « Je jure de trouver la source qui nuit à la sérénité de l’enquête », avait-il déclamé sur un ton outré. Anka, quant à elle, resta mutique. Elle ne pipa mot durant toute la perquisition, ni après son transfert au commissariat central. Karpof était en retrait, trop d’affects avec la jeune femme. On le laissa seul quelques minutes avec elle. Il essaya bien de la raisonner, mais rien n’y fit.Dans le même temps, la BAC de Pau avait fait une descente dans la caravane d’Alexis Vasseur. Le procureur Séverac du TGI de Saint-Gaudens avait assez d’éléments p
Un mois avant la mort d’IrinaIrina reposa son stylo, pour relire la lettre qu’elle venait d’écrire à Anka ... son Aksora adorée.Elle se grattait l’avant-bras. La plaque rêche fourmillait. La chair verdâtre, craquelée, devenait plus dure à mesure que l’on s’approchait du centre. Par moment, la démangeaison était telle qu’elle avait besoin d’y aller au cutter, d’arracher les lambeaux, de tailler dans le vif. Ses stigmates allaient être bientôt effacés. Elle avait vu un médecin dermatologue. Il envisageait une greffe de peau sur les quatre parties nécrosées. Le principe était d’une simplicité enfantine. On allait lui prélever de l’épiderme et du derme sain plus bas dans la cuisse, avec une sorte de couteau à kebab. Le greffonserait ensuite réimplanté sur la zone préparée et, après deux ou trois opérations, les parties mortes auraient pour ainsi dire disparu, du moins le lui avait-on assuré. Peut-être même pourrait-elle remettre un maillot de bain, d’ici trois o
St GaudensToute la journée avait été consacrée à gérer le loupé magistral du matin. Pichery avait failli en avaler son chapeau, Les flics de l’IGPN étaient bien sûr venus, Damien avait dû rendre son Sig Sauer, pour la forme lui avait-on dit... Tous trois avaient été entendus. Le commandant Batista des Bœufs 13 avait débriefé avec Damien, en fin d’après-midi. Leurs versions concordaient. À première vue, on ne pouvait pas parler de bavure. L’utilisation de l’arme répondait parfaitement aux deux sacro-saintes règles... L’absolue nécessité avérée, ainsi que la réponse proportionnelle. Elles ne pouvaient être contestées. Il y avait d’abord le delta entre la musculature du forcené et la stature de la policière. L’examen pratiqué sur elle était éloquent. Comme écrit sur le rapport de l’urgentiste: « La pression exercée par les menottes a créé un hématome profond proche des voies respiratoires. L’accroissement de cette pression dans cette zone aurait engendré un écras
BesançonBoris Karpof entra dans la C5 noire de son ami. Comme à son habitude, Paul, le chauffeur infirmier, les laissa seuls. Le préfet le rappela. Il lui demanda de s’approcher et luiglissa un mot à l’oreille. Paul acquiesça avec une légère moue de surprise.Georges Bergeron avait la mine pire que jamais. Son teint blafard tirait vers le crayon gris, terne comme un ciel de pluie. Le temps avait enfin décidé d’arrêter sa grisaille coutumière. Oh, ce n’était pas le grand bleu, mais au moins ne pleuvait-il plus, c’était déjà ça. Paul s’éloignait en allumant une cigarette, seul vice que lui connaissait son employeur. Le commissaire ne levait pas la tête. Ce fut lui qui lança les hostilités.–C’est fini Georges. Je suis désolé.–Tu m’avais promis, Boris. Tu nous as trahis !–Je n’ai rien pu faire. Je ne sais pas quoi te dire de plus.–Comment ont-ils su ?–Youri… Il est mort hier soir !Le pr
Sur la route, à soixante kilomètres de St Gaudens–C’est encore loin ?–Décidément, tu es comme les gosses... Ma sœur a une gamine comme toi. Elle n’a pas le cul dans une bagnole depuis cinqminutes qu’elle demande avec une voix traînante: « c’est quand qu’on arrive » ? Mais elle n’a que six ans ! ajouta Sandrine, gratifiant son jeune collègue d’un clin d’œil appuyé.Tiens, regarde le panneau, jeune padawan impatient... Auch, trois kilomètres: tu as ta réponse.Quelques minutes plus tard, aux alentours de sept heures quarante-cinq, le groupe approcha lentement de la caravane. Damien avait dirigé le briefing. S’ils profitaient de l’effet de surprise, il y avait peu de chance qu’il réagisse.Ils avaient roulé toute la nuit, deux voitures pour trois chauffeurs. Pas vraiment de quoi pouvoir se reposer. Pichery n’avait voulu prendre aucun risque. Le GIPN allait se charger de l’arrestation. Damien avait dû obtempérer
BesançonLe capitaine Sergent attendait qu’on le fasse entrer dans le bureau du juge Kambert. Un petit juge qui ne faisait pas l’unanimité! Il en faisait trop d’après radio SPP... Dans tous les prétoires, il y avait ces bruissements de couloir, ces échanges de rumeurs. Le lieu des petits et grands règlements de compte, radio SPP: radio Salle des Pas Perdus. Il n’y avait pas que les pas qui se perdaient, les mots aussi s’envolaient. Parfois, ils ne s’égaraient pas tout à fait, et allaient se nicher au creux d’une oreille attentive. Damien les avait recueillies, ces petites bribes lâchées en l’air, juste avant que l’huissier ne l’annonce dans le saint des saints. Une petite confidence faite par un flic du coin, un habitué de Kambert ! Il lui avait expliqué à mots couverts que le petit juge avait parfois la langue bien pendue avec la presse… et qu’il pouvait lâcher des infos si ça pouvait lui apporter un peu de lumière. Damien ne savait pas encore ce qu’il allait en fai
BesançonLes deux flics s’apprêtaient à frapper à la porte.–Cette fois s’il me prend pour une demeurée, je lui refais le portrait et je le jette par la fenêtre !–OK, et moi je te filme et je balance ça sur le net, répliqua le jeune geek en cognant à la porte.La porte s’entrebâilla. La puanteur qu’ils avaient oubliée leur sauta à la gorge.–C’est tôt, putain. Vous voulez réveiller l’immeuble ou quoi ?–Police, tu nous remets ? Ouvre !–Et pourquoi je le fera ?–Attention à toi, que je lui donne une raison pour qu’il le fera… lança le flic à l’attention de sa collègue.Il se mit en porte-à-faux arrière pour prendre de l’élan, et lança le plat du piedprès de la poignée. La chaînette capitula sans insister. La porte s’ouvrit en grand. Le nez de Kevin n’eut pas la présence d’esprit de l’entrebâilleur. Il éclata comme une cerise gorgée de soleil. Le pauvre idiot se retrou
BesançonUne dame encore jolie et bien mise vint ouvrir aux deux policiers. Bien sûr, elle fut étonnée par l’heure matinale, il n’était même pas huit heures. « Bien heureuse que j’aie mon cours, sinon ils me trouvaient en peignoir » telles étaient les pensées profondes que lui inspiraient cette visite inattendue.–Oui, bonjour, que puis-je pour vous ?Les deux policiers présentèrent leurs cartes de service.–Bonjour, madame Allard ?–Non il n’y a pas de madame Allard, enfin je l’espère… ajouta-t-elle avec un petit rire. Mon compagnon s’appelle Pierre Allard, mais nous ne sommes pas mariés.–OPJ Sandrine Martin, et mon collègue, Yannis Amraoui. Pouvons-nous lui parler ?–Oui je vous l’appelle, mais moi je ne reste pas. J’ai Tai-chi-chuan!Pierre ! On te demande. Sur ce, au revoir, messieurs dame.Au moment de partir, elle se ravisa et s’enquit soudain avec un brin d