Moscou été1957On l’appelait « le boucher », un homme massif au visage inexpressif. Un taiseux. Il était déjà taciturne avant de quitter sa mère patrie, la Russie. Son déracinement, depuis son arrivée en France, avait renforcé son caractère renfermé. À Moscou, il était quelqu’un. Un homme respecté, craint. Ici, il n’était rien qu’un étranger regardé par les « frantsuzskiy » avec dédain, voire suspicion. Ici, il était devenu le ruskof, l’immigré.En situation d’urgence absolue, il avait dû fuir avec sa famille, au début de novembre 1956, grâce à un réseau de camarades: des frères d’armes. L’hiver s’annonçait rude, les premiers froids étaient arrivés en avance d’un bon mois. Mais la météo ne changerait rien, ils ne pourraient pas retarder leur départ pour cause de mauvais temps. Le boucher était sur les listes, et sa famille aussi. Rester au pays signifiait: arrestation, procès, déportation dans un camp du goulag ou pire, exécution ! Pour certains, la dépo
Besançon2018Yannis souriait encore de la réflexion de Sandrine. Il tourna son PC portable vers ses collègues. De portable, il n’avait que le nom: il faisait le poids d’une armoire normande. Un HP série pro boosté au maximum des possibilités actuelles, qui pouvait supporter n’importe quel jeu de l’année. Une bête de puissance que son maître aimait malmener, à pousser dans ses retranchements et, comme tous les flics informaticiens, dans les méandres du NET: aussi bien le « clean » que le « dark ».En plein écran, était affichée une photo anthropométrique d’un type qui toisait un mètre97. En incrustation, le même homme apparemment dans un environnement qu’ils connaissaient tous: le café à l’ancienne dans lequel Frédo avait serré Jarier.–Je vous présente Jörg Jurgensen, citoyen allemand résidant à Besançon depuis dix ans. Adepte de salles de sport et de gonflette. Il matche aussi dans plein d’articles sur le kickboxing. Il écluse l
Besançon1957La première chose qu’Anatoli aima en France fut le pain. Jusqu’à ses 17ans, chez lui en Russie, il faisait partie du peuple des sans grades, bien que vivant dans une famille relativement privilégiée. Son père était chef de culture dans une ferme collective, un kolkhoze du sud de Moscou. Le pain manquait souvent, mais au moins mangeait-il presque tous les jours, et plutôt pas mal, enfin, selon le critère russe de l’époque. Au grand dam de son père, Anatoli n’avait pas une âme de paysan. Il vouait une passion dévorante à l’uniforme. Un matin, alors qu’il portait des denrées au marché, il passa devant un stand tenu par des militaires, il mentit sur son âge et intégra l’armée rouge comme ça ; quasiment par hasard.L’ordinaire des soldats était plutôt maigre, fait de pain noir amer et gluant, accompagné de harengs ou de viande séchée. Ce pain de seigle, enfin normalement ce devait être du seigle, était en fait composé de toutes les céréales qui pouvaie
Besançon2018Yannis et sa collègue roulaient en silence, peu enclins à la conversation. Les deux premiers lieux visités n’avaient rien donné. La première coordonnée GPS les avait emmenés devant une salle de sport où personne ne connaissait Jules Dejean. Le responsable leur avait expliqué que le turn-over était important. Si quelqu’un ne venait pas pendant 2ans, il ne connaissait plus personne. Ils essayèrent quand même.Comme prévu, le jeune Dejean était inconnu. Le propriétaire aussi avait changé, il n’avait même pas gardé le fichier client de son prédécesseur... Son souhait en rachetant le lieu était de hausser le niveau de la clientèle. Ils ne pouvaient même pas savoir si Jules avait été adhérent. Yannis soupira, il lui faudrait éplucher les comptes de « musclor » pour le vérifier.En y réfléchissant, l’option qu’il fut un client régulier était peu probable. À moins d’avoir le sens d’orientation d’un poisson rouge dans un bocal, il n’aurait pas eu be
Besançon–Allo, capitaine Sergent ?–Oui…–Karpof. Commissaire Boris Karpof.Damien était sur la défensive, il venait d’apprendre la découverte du corps, il devait les y rejoindre.–Vous m’appelez pour me dire que Frédéric Biakry est libre ?–Euh non, pas tout à fait.–Alors merci commissaire, il me semble que nous n’ayons plus rien à nous dire.–Arrêtez de déconner Sergent, et écoutez-moi au lieu de me faire votre numéro à 2balles !–Bien, dites-moi, mais dépêchez-vous, il faut que j’appelle un ado de 15ans dont vous avez enfermé le père. Le fils d’un flic irréprochable…–Mais bon sang, écoutez-moi espèce de merdeux ! Je veux autant que vous que Biakry sorte, je sais qu’il n’y est pour rien…Damien attendit un délai raisonnable. Le ton paternaliste du commissaire ne lui faisait ni chaud ni froid, mais comme le fond du discours changeait, il éta
Besançon, hôtel du groupeToc toc…–Qui est là ?Un chuchotement lui répondit.–Moi.–Qui moi ?–Ouvre bordel, t’en connais beaucoup des nanas à Besançon qui viennent gratter à ta porte à une heure du mat ?Les huisseries étaient si fines que la conversation aurait pu se prolonger ainsi toute la nuit. Ça n’aurait pas gêné Yannis, tant il trouvait la situation cocasse. Après réflexion, il la fit entrer. S’il pouvait l’entendre, il se dit que les autres le pouvaient aussi, et il avait des scrupules à risquer réveiller tous ces braves travailleurs en semaine... Elle se tenait sur le palier avec deuxcanettes à la main.–J’ai besoin d’un témoin ou pas ?Elle le regarda, interloquée.–Je demande ça, au cas où tu espères abuser de moi.–Couillon va, je pourrais être ta grande sœur ! Je fumais une clope: insomnie. J’ai vu de la lumière, et me voilà. Tu veux u
BesançonDamien était de sale humeur. Mauvaise nuit, très mauvaise nuit. La veille, pendant le dîner, il leur avait dit qu’il voulait partir tôt, avant les embouteillages. Ils avaient besoin de décompresser et avaient décidé qu’ils feraient un point au petit-déjeuner et, bon sang, ils n’étaient pas levés. Yannis, encore, il comprenait, il avait la trace de l’oreiller jusqu’à 9h tous les matins, mais Sandrine, jamais elle n’était en retard. Il alla toquer à la porte du jeune. Il lui fallut insister longuement ! Quand elle ouvrit enfin, le geek avait vraiment la tête à l’envers.–Yannis, qu’est-ce que tu fous. Magne, je t’attends au p’tit dej.–Oh bordel, chef, tu es con ! Tu veux réveiller tout l’hôtel ou quoi ?Le capitaine lui mit sa montre sous le nez.–Je ne risque pas de déranger grand monde. Il est sept heures, ils sont déjà tous partis !La mauvaise foi était évidente, il était six heures quarante. Le j
BesançonLe bâtiment était d’apparence très moderne, un peu clinquant. Une jolie façade sur un vieil immeuble. Damien avait recherché des renseignements sur la toile pour se guider dans le CHRU. Comme souvent, leur site était superbe. Ils avaient dû dépenser une petite fortune pour faire un site internet: élégant, agréable, informatif et... inutile. La seule chose dont il avait besoin était de savoir où se situait le bâtiment bleu. D’après les informations décrites, il y avait deux sites, mais quid de Minjoz ou Saint-Jacques ? Impossible de trouver le renseignement, ou alors, l’indication était tellement bien cachée qu’il avait jeté l’éponge. Il avait donc appelé.Le bâtiment bleu était le service Oncologie. Étrange! Le nom marqué sur le chambranle de la porte ne lui dit rien du tout: Roger Mongin. Une chambre à un seul malade. Un type grand, d’une maigreur extrême. Son teint crayeux et sa peau translucide évoquaient une visite imminente de la Camarde.