AVANT-PROPOS La barbe est vieillie, La chevelure blanchie, Il voit de face son reflet, Et regrette le temps écoulé. D’un coup de poing rageur, Déterminé, il se ressaisit, Laissant derrière cette peur, Il reprend le chemin du lit. Là, agonisant, un homme délire, Sous l’effet des drogues ingérées, Oracle, il sait que l’attend, bientôt, le pire, Mais son message doit être délivré.
Sa sœur sanglotait sur son épaule, ses convulsions le secouaient, mais lui resta impassible lorsque le cercueil de son père se referma. Balthazar Dubuisson n’était plus, emporté par la maladie. Sa force, son charisme et sa vigoureuse neutralité avaient totalement disparu, ne laissant qu’une dépouille blanchâtre. «Repose en paix», pensa Gaël, tout en laissant échapper une larme.À sa droite, Victor, son frère aîné, ne montrait pas d’émotion. Comme d’habitude, il s’efforçait de paraître à son avantage, mais, en de telles circonstances, son expression dure s’apparentait presque à de la grossièreté. Chacun ressent le décès de son père comme il l’entend, mais Gaël ne put s’empêcher d’éprouver une certaine révolte face au contraste entre sa sœur et son frère.Lili avait fondu en larmes dès l’annonce de la nouvelle, et ses yeux ne s’étaient plus asséchés depuis lors. Des trois, c’était elle qui était restée la plus proche de son père. Plusieurs fois par semaine, elle
«Le Fou prend la Tour en f5. Echec». Elle avait vu un film, une fois, qui disait que, chez les personnes disparues, ce sont les défauts qui nous manquent le plus. Lili réalisait, maintenant que son père était enterré, que sa manière agaçante de la mettre en difficulté sans même regarder l’échiquier était sans aucun doute ce qu’elle regrettait le plus chez lui. Bien sûr, Balthazar Dubuisson avait été un grand maître international et avait même obtenu un match, hélas perdu, pour le titre de champion du monde d’échecs. Il était donc hors de question qu’elle ait une quelconque chance de le battre. Mais sa manie de chantonner ses déplacements dos au jeu, en arrosant ses plantes ou vérifiant l’état de son gratin dans le four, l’avait toujours horripilée. Elle prenait ça pour un manque de considération envers les efforts qu’elle faisait pour s’améliorer. Depuis son enfance, elle n’avait souhaité qu’une chose: rendre son père fier de sa manière de jouer aux échecs. Et fier, i
Il était exténué. Physiquement, psychologiquement, Gaël n’en pouvait plus. Il venait de passer la journée entre succession notariale et administration fiscale, entre registre des décès et assurances. Des chiffres plein la tête, la cervelle en lambeaux, il n’aspirait plus qu’à trouver son canapé, une cigarette ou deux et un peu de sommeil. D’autant que le trajet entre le pilier principal et sa maison n’était pas de tout repos.Avec un sourire triste, il pensa à Lili. Il ignorait totalement dans quel état il allait la retrouver. Qu’elle soit effondrée en larmes sur son lit ou activée énergiquement à la cuisine, rien ne saurait le surprendre. Mais la première hypothèse était la plus probable.Avec une légère appréhension, il poussa la porte d’entrée et murmura le prénom de sa sœur, afin d’être sûr de ne pas la réveiller. Bien lui en prit. Elle dormait sur le canapé et ne broncha pas. Gaël en profita pour glisser sous la douche et à son tour, profiter d’un repos bien mérité.
Youri Komniev écoutait distraitement son secrétaire lui rappeler une énième fois son emploi du temps de la semaine. Son attention se focalisait sur l’horizon qu’il scrutait d’un œil inquiet. Son visage anguleux, sévère, entouré d’une tignasse argentée, faisait face à un panorama qu’il connaissait comme personne. Quelle direction prenait le monde ? Lui, Youri Komniev, homme fort de la Chambre des Familles, personnage le plus puissant de tout Menel Ara, cité prospère aux inégalités flagrantes, se posait des questions existentielles. Il avait aujourd’hui 57 ans et s’efforçait, chaque jour, de ne pas les laisser paraître, en conservant une apparence et une posture irréprochables. Sa silhouette élancée était amplifiée par le long manteau officiel, noir de jais, propre à son rang de cher de la Chambre. Sensible aux détails, il faisait en sorte de toujours s’habiller dans les mêmes tonalités sombres, sans jamais paraître austère. Ainsi, ses gilets, ses cravates arboraient systématiquement des
—Ils sont là depuis tellement longtemps que plus personne ne fait attention à eux. Moi je dis que c’est juste des pauvres tarés qui n’ont plus rien d’autre dans la vie qu’une croyance un peu dingue et des pseudonymes grecs.La sentence venait de David, grand habitué des jugements catégoriques sur tout et rien. En l’occurrence, il parlait des Putras, secte pseudo pacifiste de Menel Ara dirigée par le mystérieux gourou Suryena. Tellement mystérieux d’ailleurs, que personne n’était réellement sûr qu’il existait.Gaël et Lili avaient invité David, Moussa et Maria à déjeuner avant leur rendez-vous chez le notaire. Ils avaient besoin d’un peu d’évasion, de rire et d’insouciance avant de retourner à la dure réalité. Maria avait évoqué l’enquête qu’elle tentait de mener sur Suryena, et la discussion avait vite tourné autour des Putras et de la façon dont ils étaient perçus.—Ah ça, c’est sûr qu’ils n’ont plus grand-chose dans la vie: la secte leur prend t
Au sud-est de la Basse-Ville de Menel Ara, coincé entre la mer d’Arlet et le désert du Renard, s’étendait un vaste territoire qui abritait, avant la formation de la nouvelle cité, l’aéroport local. Une large étendue plane, riche en bâtiments de toutes sortes et en infrastructures modernes. C’est là, sur cette immense zone sombre et angoissante que le groupe des Martyrs avait élu domicile. Tout l’ancien aéroport leur appartenait. Ils s’étaient organisés en État dans la cité-État, se débrouillaient pour subvenir à leurs besoins–bidouilles commerciales et piraterie à l’appui–et disposaient d’un outil politique des plus simples: F décidait de tout, assisté de son cercle le plus proche.Il était difficile d’établir le nombre exact de membres de ce groupe terroriste, car ils ne résidaient pas tous dans cette zone. De nombreux sympathisants poursuivaient leurs vies banales de Menelarites. Un docker, un infirmier ou un journaliste, n’importe quel partisan p
La sonnerie du réveil n’eut pas l’effet électrochoc attendu. Naïvement, Lili avait espéré que le retour au travail coïnciderait avec une fin propre et nette de sa période de deuil. Mais à peine les premiers effets de la douche matinale ressentis, elle comprit que tout ceci était un peu trop schématique pour être crédible. Non, la sonnerie de son réveil ne suffirait pas. Mais elle irait travailler. Si son moral était très loin du beau fixe, au moins ne serait-elle plus oisive…Gaël dormait encore. Il avait de la chance, lui. Mais elle se dit que retourner au travail lui permettrait d’avoir la tête occupée et l’esprit tourné vers autre chose que la mort de son père et la haine qu’elle éprouvait envers Victor.Gaël et elle avaient pris le parti de ne pas en parler. Après tout, l’héritage matériel de leur père n’avait rien de colossal et représentait largement plus un symbole qu’une aide financière. De toute façon, ils n’en avaient pas besoin. Victor voulait accaparer les bie
Après la tempête vient le beau temps.Assis à la poupe de son bateau, Moussa essayait de relativiser la situation actuelle. Les médias ne parlaient que du désordre incroyable dans lequel s’étaient déroulées les exécutions dans la Haute-Ville. Certains allaient même jusqu’à évoquer un problème de sécurité. Un comble, pensa Moussa, tout en laissant de côté cette idée. La politique ne l’intéressait pas. Pas outre mesure en tous cas. Il s’inquiétait plus volontiers pour ses amis.Gaël avait disparu depuis près d’un mois. Moussa ne voyait que quatre possibilités. Il aurait pu entrer chez les Putras. Mais il connaissait bien son ami et cela lui paraissait peu plausible. Il aimait trop sa liberté de pensée, malgré le mal-être qui était le sien depuis la mort de son père. Il s’était peut-être réfugié chez les Martyrs. C’était un peu plus crédible, mais là encore, il avait du mal à imaginer Gaël une arme à la main, prêt à faire sauter la ville. Il aurait fallu q
Une fois de plus, la journée était magnifique. Le ciel était d’un bleu azur et pas un nuage ne menaçait à l’horizon. La température était très légèrement positive. Rien à dire, cette journée s’annonçait historique.Les radios et télévisions ne parlaient que de cela, les affiches ornaient la cité de toute part, les invitations avaient été envoyées plusieurs jours auparavant. Tout Menel Ara ne parlait que de l’événement qui aurait lieu sur les douze coups de midi: la première exécution publique depuis cinq ans.Cette fois-ci, ce n’était pas un Martyr, mais un Putra, qui était condamné. Étrangement, l’opinion publique n’était pas spécialement désireuse de voir la secte punie. Alpha était considéré comme le seul et unique coupable de ce qui s’était passé, et les Putras avaient réussi à sauver la face dans cette histoire. Mais il leur faudrait sans doute faire profil bas pendant un certain temps s’ils souhaitaient conserver cette image neutre.Depuis l’annonce de
Jusqu’ici, Maria devait bien se rendre à l’évidence: la secte du triangle vert était une joyeuse bande d’allumés totalement inoffensive et plutôt tournée vers l’aide à son prochain. Quelque chose de fondamentalement bon, en somme. Mais ce constat la décevait. Elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourquoi autant de mystère? Pourquoi autant de zones interdites? Pourquoi avait-elle tant de mal à entamer la conversation avec ses semblables?Elle avait organisé ses journées de manière schématique. D’abord, elle passait la matinée à étudier à la bibliothèque, en lisant des livres ou en discutant avec Gyan. Puis, l’après-midi, elle tentait de soutirer des informations à ses camarades Putras, en allant à leur rencontre. Évidemment, elle obtenait des résultats plus convaincants le matin. Chaque Putra qu’elle croisait semblait renfermé, presque apeuré. Peut-être était-ce le poids du rôle qui était le leur.
Allongé sur le sable, Gaël voyait s’écouler quelques gouttes de sang. En palpant son visage, il découvrit que son arcade était ouverte. Loin de l’affaiblir, cette blessure lui donna une rage supplémentaire. Il se releva, courut comme un dératé sur David et lui rentra dedans, tête la première. Assis sur lui, il le roua de coups jusqu’à ce que son adversaire abandonne. Pour la quatrième fois en quatre jours, Gaël et David s’étaient battus dans l’arène prévue à cet effet. Et pour la première fois, le premier sortait vainqueur.La foule, un peu plus grande à chaque combat, rugissait de plaisir à voir deux amis se combattre jour après jour. Parieur gagnant ou perdant, chacun trouvait son bonheur dans ce bain de sang quotidien. Seul Anton, bookmaker quasi officiel de l’arène de combat, déplorait sa lourde perte. Évidemment, après trois victoires de suite, il avait misé sur David. Mais Anton jouait toujours trop gros, et était trop stupide pour remarquer les progrès impressionnants que
Dans son rêve, il y avait de l’espace. Beaucoup d’espace, assez pour pouvoir respirer. La Haute-Ville n’existait pas, mais, sans pouvoir expliquer pourquoi, c’était bien à Menel Ara et non à Simake qu’il se trouvait. Les gens souriaient, les enfants jouaient, la vie semblait paisible.Dans son rêve, il y avait également une petite fille. La sienne. Il l’aurait appelée Kimiko. Il lui aurait appris les mathématiques, le latin, la rhétorique… Il l’aurait aimée comme personne n’a jamais aimé, et protégée des horreurs de ce monde.Dans son rêve, il y avait, bien sûr, une femme. Là aussi, la sienne. Une merveilleuse épouse, tendre et aimante, dévouée et belle. Tous les trois, ils formeraient une famille, heureuse et unie, loin du chaos général du Menel Ara réel. Ils se promèneraient dans les immenses étendues naturelles, montagnes, forêts et parcs, feraient la sieste sur l’herbe fraîche, vivraient leur vie sans appréhension.Dans son rêve, il était bien plus heureux qu’i
Pendant de longues années, Maria s’était imaginé la vie d’un Putra. Son fonctionnement, ses croyances, son quotidien. Et au beau milieu de toutes ces extravagances, une partie d’elle-même se disait qu’elle serait forcément déçue. Qu’un Putra n’était rien d’autre qu’un gros paumé comme les autres, tombé sur un temple avant un Martyr, que ses croyances sont très proches des balivernes monothéistes, qu’il passe sa journée à prier, lire les écritures pseudo saintes et effectuer des tâches courantes.Évidemment, la vérité penchait de ce côté. La reporter qu’elle était toujours vivait depuis de longues, de très longues journées parmi les Putras. Et son émerveillement initial face à la découverte de l’inconnu avait laissé place à un ennui profond.Pourtant, son accueil avait été extrêmement encourageant. Un représentant du responsable du temple, un dénommé Mhiakij, avait supervisé la procédure d’usage. Il lui avait été demandé de renoncer à tous les biens matériels qu’elle possé
Mercredi était venu et évidemment, Victor était à l’heure au rendez-vous. Victor était toujours ponctuel.Il attendait patiemment au beau milieu de la place Plume, où le dénommé Brinnus avait fixé la rencontre. Ce dernier lui avait ordonné de ne pas être en retard, mais manifestement, avait oublié de s’appliquer la consigne. Victor étudia sa montre une fois de plus, sortit son paquet de cigarettes, puis se ravisa.Ce ne fut que vingt longues minutes plus tard qu’il aperçut une voiture étonnamment modeste pour la Haute-Ville se garer à cinq mètres de lui. La vitre arrière se baissa et un homme caché derrière des lunettes noires superflues lui fit signe de s’approcher. Victor s’exécuta.—Montez de l’autre côté, lui ordonna l’homme qui, d’après son timbre si caractéristique, devait être Brinnus.Encore une fois, Victor obéit sans broncher. Il s’installa à l’arrière de la voiture. À ses côtés se trouvait donc l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Sa vo
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in