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last update Last Updated: 2021-06-29 15:20:42
« Le Fou prend la Tour en f5. Echec ». Elle avait vu un film, une fois, qui disait que, chez les personnes disparues, ce sont les défauts qui nous manquent le plus. Lili réalisait, maintenant que son père était enterré, que sa manière agaçante de la mettre en difficulté sans même regarder l’échiquier était sans aucun doute ce qu’elle regrettait le plus chez lui. Bien sûr, Balthazar Dubuisson avait été un grand maître international et avait même obtenu un match, hélas perdu, pour le titre de champion du monde d’échecs. Il était donc hors de question qu’elle ait une quelconque chance de le battre. Mais sa manie de chantonner ses déplacements dos au jeu, en arrosant ses plantes ou vérifiant l’état de son gratin dans le four, l’avait toujours horripilée. Elle prenait ça pour un manque de considération envers les efforts qu’elle faisait pour s’améliorer. Depuis son enfance, elle n’avait souhaité qu’une chose : rendre son père fier de sa manière de jouer aux échecs. Et fier, il l’était devenu, avec le temps. Il avait eu le temps de le lui dire une dernière fois, sur son lit de mort. « Lili, ma douce Lili, ma fille… Tu sais à quel point nos parties vont me manquer. Tu es devenue une très grande joueuse et si la vie m’avait accordé quelques années de plus, je sais que tu aurais fini par me battre. Je suis fier d’avoir eu une fille comme toi… » Ainsi s’était éteint Balthazar Dubuisson, dont les derniers mots étaient allés à l’autre femme de sa vie. Il s’était toujours comporté en excellent juge de la nature humaine et c’est avec une grande perspicacité qu’il avait fait cette confession à Lili dans les dernières secondes de son existence.

— Et maintenant tu es mort, murmura Lili, seule dans son appartement vide. Et je n’ai même pas réussi à t’arracher une partie nulle…

Elle souriait et sanglotait en même temps. La mort de son héros la forçait à effectuer un tour d’horizon de son existence et elle en voyait les failles plus grosses qu’elles n’étaient en réalité. Depuis que David et elle s’étaient séparés, elle n’avait pas réussi à éprouver de sentiments à l’égard d’un autre homme. Son travail s’apparentait plus à un sacerdoce qu’à une véritable passion. Et elle habitait avec Gaël, ce qui dénotait un manque de maturité. Son fort caractère faisait peur aux gens et ses seuls vrais amis étaient ceux de son frère. La fatalité avait voulu qu’un de ses seuls moments réguliers de bonheur s’échappe à jamais avec la mort de son père.

S’essuyant lentement les yeux, elle se leva, resserra la ceinture de sa robe de chambre et se prépara un thé, ses pensées perdues au fond de sa tasse toujours vide…

Rétrospectivement, du haut de ses 26 ans, Lili n’avait eu que trois hommes dans sa vie. Le premier venait de s’éteindre, terrassé par la maladie tandis que le second s’occupait de la paperasse administrative en découlant, avant de revenir s’occuper de sa jeune sœur comme il l’avait toujours fait. Le troisième s’était montré absolument parfait de retenue lors de l’enterrement de son père. David n’était pourtant pas du genre discret et avait une fâcheuse tendance à mettre les deux pieds dans le plat. Grand baratineur, doté d’un sens de l’humour extraordinaire, il avait également le don de s’approprier une pièce dès lors qu’il y pénétrait. David Cohen, le grand, le beau David Cohen ne se rendait que partiellement compte de l’effet qu’il produisait sur les femmes. À commencer par Lili. Entre eux deux, tout s’était fait dans les règles. Lili étant la petite sœur d’un de ses meilleurs amis, David s’est ouvert auprès de Gaël de son attirance pour elle. Bénédiction reçue, il entama une cour qui donna lieu à deux ans d’une relation aussi intense que passionnelle. Le premier amour de Lili, mais aussi celui de David, à peine plus âgé. Tout était aligné pour que leur relation perdure. Mais tout s’éteignit lors d’une soirée trop arrosée. Et Lili, pourtant follement amoureuse, refusa de pardonner. Deux ans et des miettes d’une liaison fougueuse et fusionnelle volèrent en éclats à cause de la bêtise de David et de la douleur de Lili. Depuis, ils s’étaient débrouillés pour continuer à se fréquenter comme amis. Mais naturellement, rien n’était plus pareil…

La chaleur émanant de la bouilloire sortit la jeune femme de ses rêveries. Il n’y avait rien de curieux à ce qu’elle pense à David en de si funestes circonstances. Elle pensait constamment à lui. Ils étaient séparés depuis des mois et elle n’avait jamais cessé de l’aimer. Mais cette passion était tâchée d’une image qu’elle ne pouvait effacer. C’était sa croix. Jusqu’à ce qu’elle pardonne, ou qu’elle se trouve à même d’en aimer un autre.

L’odeur, puis le goût de menthe de sa chaude boisson la réconfortèrent alors qu’elle se dirigeait vers la fenêtre. De leur appartement, on distinguait parfaitement le dessous de la Haute-Ville. Menel Ara. « Foutue ville ». En son for intérieur, elle se demandait s’il fallait vraiment prononcer cette sentence au singulier ou au pluriel. Elle était née ici, avait grandi ici. Impossible de renier son origine. Lili était une fille de la Basse-Ville. Elle n’était ni Victor ni ces Putras reniant leur naissance par ambition ou pseudo humilité. Il y avait quelque chose de futuriste dans l’image qu’offrait sa fenêtre. Tous ces quartiers, aussi pauvres les uns que les autres, qui survivaient, ici grâce au commerce, là à la faveur de magouilles diverses. La Basse-Ville, à peine administrée, était presque livrée à elle-même. Tous les jours, elle les voyait, ces victimes de l’économie souterraine. Overdoses, blessures par balle, au couteau… Pourtant, elle l’aimait cette ville. Elle en percevait le potentiel. Mais il aurait fallu être aveugle pour ne pas un peu la détester aussi. Immanquablement, ses yeux se levèrent et scrutèrent le dessous de la plus grande coupole au monde. Celle de la Haute-Ville de Menel Ara. Là où se situait le pouvoir, là où se situait l’argent susceptible de venir en aide à toute cette misère, 200 mètres plus bas… La Haute-Ville se dressait, impitoyable, arrogante, au milieu des faubourgs de Menel Ara et dominait de toute sa hauteur. Les Sept Familles n’avaient laissé de place à personne. De temps à autre, un bas-né, comme Victor, parvenait à faire son trou dans les arcanes du pouvoir. Par mariage, évidemment. Les Sept Familles étaient trop accrochées à leurs privilèges pour accepter en leur sein autre chose qu’un gendre ou une bru. Même Sven Larsson ou Karyn Woolagong, deux des plus riches personnalités de la Basse-Ville, n’étaient pas invitées à participer à la gouvernance de Menel Ara. Mais Victor oui. Parce qu’il avait su séduire une belle écervelée. La belle affaire ! Il était livré à sa conscience désormais, lui qui savait ce qui se passait ici-bas. Cela faisait plusieurs dizaines d’années que la Haute-Ville avait été bâtie et occupée par tout ce que Menel Ara comptait de plus riches habitants. Les Martyrs avaient pourtant pesé de tout leur poids en multipliant d’abord les protestations, puis les attentats, mais la puissance des Sept Familles et l’opiniâtreté d’Artémus Bankala avaient fini par avoir raison des bombes et des meurtres ciblés. Aujourd’hui, Menel Ara était une ville coupée en deux, géographiquement et socialement. Un sentiment qui revenait à la vue de ces huit piliers et de cette extraordinaire galette. Chef-d’œuvre architectural. Monstruosité humaine.

Lili soupira profondément et commit l’erreur de croire que la lecture du journal lui changerait les idées. Une nécrologie de son père figurait en dernière page, à côté des infos insolites et de l’agenda du jour. « Échec et mat pour Balthazar Dubuisson ». Maria, qui travaillait dans cette rédaction, avait téléphoné pour présenter ses excuses par avance quant au choix du titre dont le rédacteur en chef était très fier. Elle s’en moquait, des excuses comme de la bêtise narcissique du responsable de ce « bon mot ». La une était réservée à un appel à la vigilance. Les Martyrs étaient très calmes depuis un certain temps et « des sources » indiquaient que le port pourrait être la prochaine cible des terroristes. Bien sûr, cela avait du sens dans la mesure où tout Menel Ara était ravitaillée en denrées alimentaires et en matériels divers par la mer. Son enclavement et ses relations diplomatiques bloquées avec les Etats voisins la rendaient dépendante de sa zone commerciale. Exception faite des rares et richissimes dignitaires de la Haute-Ville, lesquels pouvaient se permettre d’être livrés, avec une certaine parcimonie, par hélicoptère. L’avenir appartenait d’ailleurs sûrement à cette méthode et le projet de construction d’un aéroport dans la Haute-Ville avait été évoqué. Mais Bankala s’y était opposé, jugeant cela suicidaire. En matière architecturale, sa voix faisait, évidemment, autorité. Après tout, n’était-il pas le père de ce concept de « ville dans les nuages » et l’architecte de la Haute-Ville de Menel Ara ? Cela lui avait valu le respect éternel des Sept Familles, leur protection et son acceptation parmi elles. Aujourd’hui âgé de 94 ans, il était la seule personne à vivre dans la Haute-Ville sans y travailler ni être membre de l’oligarchie qui la dirigeait. Il occupait également une place honorifique à la Chambre. Là aussi, il constituait la seule exception.

Encore une fois, l’esprit de Lili avait divagué. Elle était fatiguée, triste et déprimée. Le journal était, en général, bien renseigné sur les menaces d’attentats et il ne faudrait pas deux jours avant que la Chambre ne prenne des mesures drastiques et sécuritaires autour du port. À dire vrai, elle s’en foutait un peu. La vie de Menel Ara était rythmée par les actions des Martyrs, groupe anarchiste mené par le mystérieux « F ». Tous les deux ou trois mois, une bombe explosait ou un meurtre était perpétré. C’était une tradition depuis l’existence du groupe terroriste. Mais leur attentat le plus marquant, qui avait provoqué l’effondrement d’un des piliers, datait de plusieurs dizaines d’années maintenant. Depuis, rien que des victimes innocentes qui n’ont fait que renforcer l’image détestable des terroristes auprès de la population.

Épuisée par la lecture de l’article, Lili s’allongea sur le côté. Son thé était froid désormais et elle se sentait seule. Elle sortit son Hi-Nan et essaya d’appeler Gaël. Répondeur. Elle fit défiler son répertoire et s’arrêta sur le nom de David. Une, deux, trois secondes d’hésitation coupable la figèrent. Prenant conscience de la scène, elle jeta son portable contre le sol, s’effondra en sanglots et finit par s’endormir. D’un sommeil sans rêves. D’un sommeil réparateur.

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