—Et donc, tu t’es dit que tu allais prendre ton bâton de pèlerin et guider les brebis égarées menelarites vers le droit chemin de la rédemption, la liberté et l’égalité, pour des lendemains qui ch…Maria était partie dans un de ses monologues grandiloquents. En l’occurrence, elle se moquait ouvertement de Gaël.Celui-ci l’avait invitée à dîner afin de lui parler des réflexions de Sven et de ses propres ambitions. Et Maria avait ri. Elle avait ri parce qu’elle avait longtemps espéré que ce Gaël-là se trouve et se révèle. Mais il était trop tard.—Bon, tu as fini, Maria? l’interrompit-t-il. J’étais sérieux… Enfin, au moins un peu.—Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise? répondit la journaliste, le teint et le timbre colorés par le vin. Les lutteurs d’influence et les leaders d’opinion, ce n’est pas ce qui manque ici. Moi-même, à mon échelle, j’essaie. Les Putras et les Martyrs aussi, à leurs façons à eux. Mais la propagande es
La plupart des habitants de la Basse-Ville de Menel Ara avaient une image fantasmagorique de la vie des nantis, au-dessus de leurs têtes. L’immense majorité des pauvres diables restés en bas n’avait jamais eu l’opportunité de monter voir de leurs propres yeux la merveille technologique d’Artémus Bankala. Aussi étaient-ils prêts à croire tout et n’importe quoi sur ce qui s’y déroulait. Certains prétendaient qu’une cascade géante avait été installée, d’autres estimaient qu’on leur mentait sur le nombre exact de résidents de la Haute-Ville et qu’ils n’étaient pas plus de quelques centaines. Mais la rumeur la plus tenace, à laquelle chacun avait fini par porter crédit, disait que la vie s’y déroulait comme dans un paradis terrestre, que la violence n’y existait pas, que la pauvreté non plus, que des sourires béats ornaient chaque visage. Un infime nombre de Bas-Menelarites avait occupé un emploi leur ayant permis d’y accéder et de la voir de leurs yeux. Et ceux-là pouvaient confirmer que l
Il avait prétendu une visite tardive chez son ami Alexandre pour laisser la délégation Luzzi partir devant lui. Il s’installa dans un coin discret, à l’extérieur du Grand Palais. Là, caché par la pénombre, il s’alluma une cigarette, une des dernières libertés avec les conventions qu’il s’accordait. Il était, en effet, fort mal vu de fumer dans la Haute-Ville, sans qu’aucune raison distincte n’ait jamais été apportée à cet état de fait. Victor s’en moquait et estimait être suffisamment respectueux du reste pour s’accorder ce loisir.En l’occurrence, il s’était senti le besoin de marquer une pause avant de se rendre dans le bureau de Komniev. À peine quelques jours plus tôt, il avait été répudié de son statut de conseiller. Et aujourd’hui, alors même que le règne du chef de la Chambre traversait une zone de turbulences, il se voyait convoqué. Pourquoi? Il était difficile d’imaginer que Komniev se sente réellement menacé par la fronde lancée par Bakari Zouma. Il était trop bi
«Le bilan quasiment définitif est donc de 11 morts et de près d’une centaine de blessés. Selon les autorités, il apparaît peu probable de retrouver d’autres survivants.»L’esprit encore embrumé malgré la douche matinale, Gaël écoutait les infos. C’était vendredi. Luigi et Sven avaient eu beau s’accorder pour alléger au maximum son planning de reprise, il n’avait rien fait. Et devait donc tout finir en une journée. Ce ne serait pas un problème pour lui, mais la soirée de la veille lui avait collé un sacré mal de crâne et s’était achevée dans le sang. Ce matin, il se sentait nauséeux, triste et déprimé à l’idée de devoir aller travailler, sérieusement cette fois.Il déposa la tasse à moitié pleine dans l’évier et prit la direction de la chambre de Lili. Ils fonctionnaient ainsi: sa petite sœur commençant légèrement plus tard que lui, il la réveillait en partant. Sauf que, ce matin-là, Lili n’était pas dans sa chambre. Gaël n’y prêta pas plus attention et s
Deux enterrements en si peu de temps…Cette fois-ci, le temps était gris. L’hiver approchait et le vent hérissait la peau. Gros manteaux de sortie, écharpes confortablement serrées, gants au bout des doigts. En cet instant, Gaël maudissait la moindre personne présente sur cette planète, mais particulièrement celles qui profitaient d’un enterrement pour se parer de leurs plus beaux atours.À ses côtés, collègues et connaissances de la défunte étaient venus lui présenter leurs hommages. Mais il n’était pas encore suffisamment saoul pour leur dire d’aller se faire voir. Ce n’était pourtant pas l’envie qui lui manquait. Maria, Moussa et David étaient là, mais c’était trop peu pour le réconcilier avec la vie. Il voulait en finir avec la vie, là, tout de suite, sur les tombes de sa famille. Naturellement, lui n’était pas là. Et c’était tant mieux. Pour tout le monde. Vraiment.Toujours le même vieux curé officiait. La dernière fois, Gaël avait été trop dis
L’homme attendait patiemment dans un couloir délibérément verdâtre. Stoïque, raide de posture, il conservait les mains dans le dos, le menton haut, le regard aiguisé. Ses yeux avaient le teint pâle de ceux qui n’ont pas vu la lumière du jour depuis longtemps. Mais telle était son existence aujourd’hui, faite de méditation, de foi et d’espoir. Surtout d’espoir. Il avait volontairement adopté ce mode de vie et ce n’étaient pas quelques minutes d’attente qui allaient le gêner. Après tout, l’homme qu’il allait voir était son maître.Au bout d’un moment, enfin, il arriva. Sa démarche n’était plus aussi assurée qu’auparavant, mais il fallait très mal le connaître pour y voir une quelconque faiblesse. Il était toujours aussi résolu, toujours aussi puissant, toujours aussi intelligent.—Prorok derzhit Putras, prononça son maître, en s’inclinant devant lui.—Naideno proroka, lui répondit-il, en baissant la tête plus bas encore, gêné et honoré qu’il était de voir
—Ne me remercie pas, surtout.—Je n’en avais pas l’intention.L’entrevue ne partait pas sur les meilleures bases. Les deux hommes étaient désormais officiellement en froid, et Victor en voulait toujours à Komniev de l’avoir manipulé comme il l’avait fait.—Victor, mon ami, tu me fais de la peine.En animal politique roublard, le chef de la Chambre feignit la tristesse. Mais son vis-à-vis n’était pas non plus le dernier des imbéciles. Et il le connaissait très bien, pour avoir travaillé étroitement avec lui durant de longs mois.—Ne me prenez pas pour un con, intervint sèchement Victor. Qu’est-ce que vous me voulez? Pourquoi je suis là?L’expression tragi-comique de Komniev laissa place à une authentique colère froide.—Victor, tu as le droit de désapprouver mon attitude, ma politique, mes choix. Mais tant que tu seras dans ce bureau, tu me respecteras en tant que chef de la Chambre des Sept Famil
À quelques mètres de l’immeuble autrefois habité par Lili se trouvait un bar appelé «RagnaRock». L’endroit connaissait un certain succès auprès des pré-trentenaires en quête d’un endroit où écouter des tubes rétro à un volume suffisamment bas pour s’entendre parler. C’était le bar préféré de Lili, l’endroit où ses amis et elle se retrouvaient après une journée de travail ou pour un évènement. Ils n’étaient pas spécialement des habitués, mais ils venaient assez souvent pour appeler le patron par son prénom.C’est ici que Moussa donna rendez-vous à Maria et David. Il n’avait pas revu Gaël depuis leur dispute, mais avait tenté de l’appeler plusieurs fois. En vain. Il n’avait pas choisi cet endroit par hasard. Il espérait, peut-être naïvement, y croiser son ami endeuillé.Il était arrivé le premier et comprit son erreur immédiatement. Ce lieu n’accueillerait plus jamais Lili. Et le pincement au cœur qu’il ressentit n’était rien comparé à la tristesse qu’éprouverai
Après la tempête vient le beau temps.Assis à la poupe de son bateau, Moussa essayait de relativiser la situation actuelle. Les médias ne parlaient que du désordre incroyable dans lequel s’étaient déroulées les exécutions dans la Haute-Ville. Certains allaient même jusqu’à évoquer un problème de sécurité. Un comble, pensa Moussa, tout en laissant de côté cette idée. La politique ne l’intéressait pas. Pas outre mesure en tous cas. Il s’inquiétait plus volontiers pour ses amis.Gaël avait disparu depuis près d’un mois. Moussa ne voyait que quatre possibilités. Il aurait pu entrer chez les Putras. Mais il connaissait bien son ami et cela lui paraissait peu plausible. Il aimait trop sa liberté de pensée, malgré le mal-être qui était le sien depuis la mort de son père. Il s’était peut-être réfugié chez les Martyrs. C’était un peu plus crédible, mais là encore, il avait du mal à imaginer Gaël une arme à la main, prêt à faire sauter la ville. Il aurait fallu q
Une fois de plus, la journée était magnifique. Le ciel était d’un bleu azur et pas un nuage ne menaçait à l’horizon. La température était très légèrement positive. Rien à dire, cette journée s’annonçait historique.Les radios et télévisions ne parlaient que de cela, les affiches ornaient la cité de toute part, les invitations avaient été envoyées plusieurs jours auparavant. Tout Menel Ara ne parlait que de l’événement qui aurait lieu sur les douze coups de midi: la première exécution publique depuis cinq ans.Cette fois-ci, ce n’était pas un Martyr, mais un Putra, qui était condamné. Étrangement, l’opinion publique n’était pas spécialement désireuse de voir la secte punie. Alpha était considéré comme le seul et unique coupable de ce qui s’était passé, et les Putras avaient réussi à sauver la face dans cette histoire. Mais il leur faudrait sans doute faire profil bas pendant un certain temps s’ils souhaitaient conserver cette image neutre.Depuis l’annonce de
Jusqu’ici, Maria devait bien se rendre à l’évidence: la secte du triangle vert était une joyeuse bande d’allumés totalement inoffensive et plutôt tournée vers l’aide à son prochain. Quelque chose de fondamentalement bon, en somme. Mais ce constat la décevait. Elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourquoi autant de mystère? Pourquoi autant de zones interdites? Pourquoi avait-elle tant de mal à entamer la conversation avec ses semblables?Elle avait organisé ses journées de manière schématique. D’abord, elle passait la matinée à étudier à la bibliothèque, en lisant des livres ou en discutant avec Gyan. Puis, l’après-midi, elle tentait de soutirer des informations à ses camarades Putras, en allant à leur rencontre. Évidemment, elle obtenait des résultats plus convaincants le matin. Chaque Putra qu’elle croisait semblait renfermé, presque apeuré. Peut-être était-ce le poids du rôle qui était le leur.
Allongé sur le sable, Gaël voyait s’écouler quelques gouttes de sang. En palpant son visage, il découvrit que son arcade était ouverte. Loin de l’affaiblir, cette blessure lui donna une rage supplémentaire. Il se releva, courut comme un dératé sur David et lui rentra dedans, tête la première. Assis sur lui, il le roua de coups jusqu’à ce que son adversaire abandonne. Pour la quatrième fois en quatre jours, Gaël et David s’étaient battus dans l’arène prévue à cet effet. Et pour la première fois, le premier sortait vainqueur.La foule, un peu plus grande à chaque combat, rugissait de plaisir à voir deux amis se combattre jour après jour. Parieur gagnant ou perdant, chacun trouvait son bonheur dans ce bain de sang quotidien. Seul Anton, bookmaker quasi officiel de l’arène de combat, déplorait sa lourde perte. Évidemment, après trois victoires de suite, il avait misé sur David. Mais Anton jouait toujours trop gros, et était trop stupide pour remarquer les progrès impressionnants que
Dans son rêve, il y avait de l’espace. Beaucoup d’espace, assez pour pouvoir respirer. La Haute-Ville n’existait pas, mais, sans pouvoir expliquer pourquoi, c’était bien à Menel Ara et non à Simake qu’il se trouvait. Les gens souriaient, les enfants jouaient, la vie semblait paisible.Dans son rêve, il y avait également une petite fille. La sienne. Il l’aurait appelée Kimiko. Il lui aurait appris les mathématiques, le latin, la rhétorique… Il l’aurait aimée comme personne n’a jamais aimé, et protégée des horreurs de ce monde.Dans son rêve, il y avait, bien sûr, une femme. Là aussi, la sienne. Une merveilleuse épouse, tendre et aimante, dévouée et belle. Tous les trois, ils formeraient une famille, heureuse et unie, loin du chaos général du Menel Ara réel. Ils se promèneraient dans les immenses étendues naturelles, montagnes, forêts et parcs, feraient la sieste sur l’herbe fraîche, vivraient leur vie sans appréhension.Dans son rêve, il était bien plus heureux qu’i
Pendant de longues années, Maria s’était imaginé la vie d’un Putra. Son fonctionnement, ses croyances, son quotidien. Et au beau milieu de toutes ces extravagances, une partie d’elle-même se disait qu’elle serait forcément déçue. Qu’un Putra n’était rien d’autre qu’un gros paumé comme les autres, tombé sur un temple avant un Martyr, que ses croyances sont très proches des balivernes monothéistes, qu’il passe sa journée à prier, lire les écritures pseudo saintes et effectuer des tâches courantes.Évidemment, la vérité penchait de ce côté. La reporter qu’elle était toujours vivait depuis de longues, de très longues journées parmi les Putras. Et son émerveillement initial face à la découverte de l’inconnu avait laissé place à un ennui profond.Pourtant, son accueil avait été extrêmement encourageant. Un représentant du responsable du temple, un dénommé Mhiakij, avait supervisé la procédure d’usage. Il lui avait été demandé de renoncer à tous les biens matériels qu’elle possé
Mercredi était venu et évidemment, Victor était à l’heure au rendez-vous. Victor était toujours ponctuel.Il attendait patiemment au beau milieu de la place Plume, où le dénommé Brinnus avait fixé la rencontre. Ce dernier lui avait ordonné de ne pas être en retard, mais manifestement, avait oublié de s’appliquer la consigne. Victor étudia sa montre une fois de plus, sortit son paquet de cigarettes, puis se ravisa.Ce ne fut que vingt longues minutes plus tard qu’il aperçut une voiture étonnamment modeste pour la Haute-Ville se garer à cinq mètres de lui. La vitre arrière se baissa et un homme caché derrière des lunettes noires superflues lui fit signe de s’approcher. Victor s’exécuta.—Montez de l’autre côté, lui ordonna l’homme qui, d’après son timbre si caractéristique, devait être Brinnus.Encore une fois, Victor obéit sans broncher. Il s’installa à l’arrière de la voiture. À ses côtés se trouvait donc l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Sa vo
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in