Youri Komniev écoutait distraitement son secrétaire lui rappeler une énième fois son emploi du temps de la semaine. Son attention se focalisait sur l’horizon qu’il scrutait d’un œil inquiet. Son visage anguleux, sévère, entouré d’une tignasse argentée, faisait face à un panorama qu’il connaissait comme personne. Quelle direction prenait le monde ? Lui, Youri Komniev, homme fort de la Chambre des Familles, personnage le plus puissant de tout Menel Ara, cité prospère aux inégalités flagrantes, se posait des questions existentielles. Il avait aujourd’hui 57 ans et s’efforçait, chaque jour, de ne pas les laisser paraître, en conservant une apparence et une posture irréprochables. Sa silhouette élancée était amplifiée par le long manteau officiel, noir de jais, propre à son rang de cher de la Chambre. Sensible aux détails, il faisait en sorte de toujours s’habiller dans les mêmes tonalités sombres, sans jamais paraître austère. Ainsi, ses gilets, ses cravates arboraient systématiquement des
—Ils sont là depuis tellement longtemps que plus personne ne fait attention à eux. Moi je dis que c’est juste des pauvres tarés qui n’ont plus rien d’autre dans la vie qu’une croyance un peu dingue et des pseudonymes grecs.La sentence venait de David, grand habitué des jugements catégoriques sur tout et rien. En l’occurrence, il parlait des Putras, secte pseudo pacifiste de Menel Ara dirigée par le mystérieux gourou Suryena. Tellement mystérieux d’ailleurs, que personne n’était réellement sûr qu’il existait.Gaël et Lili avaient invité David, Moussa et Maria à déjeuner avant leur rendez-vous chez le notaire. Ils avaient besoin d’un peu d’évasion, de rire et d’insouciance avant de retourner à la dure réalité. Maria avait évoqué l’enquête qu’elle tentait de mener sur Suryena, et la discussion avait vite tourné autour des Putras et de la façon dont ils étaient perçus.—Ah ça, c’est sûr qu’ils n’ont plus grand-chose dans la vie: la secte leur prend t
Au sud-est de la Basse-Ville de Menel Ara, coincé entre la mer d’Arlet et le désert du Renard, s’étendait un vaste territoire qui abritait, avant la formation de la nouvelle cité, l’aéroport local. Une large étendue plane, riche en bâtiments de toutes sortes et en infrastructures modernes. C’est là, sur cette immense zone sombre et angoissante que le groupe des Martyrs avait élu domicile. Tout l’ancien aéroport leur appartenait. Ils s’étaient organisés en État dans la cité-État, se débrouillaient pour subvenir à leurs besoins–bidouilles commerciales et piraterie à l’appui–et disposaient d’un outil politique des plus simples: F décidait de tout, assisté de son cercle le plus proche.Il était difficile d’établir le nombre exact de membres de ce groupe terroriste, car ils ne résidaient pas tous dans cette zone. De nombreux sympathisants poursuivaient leurs vies banales de Menelarites. Un docker, un infirmier ou un journaliste, n’importe quel partisan p
La sonnerie du réveil n’eut pas l’effet électrochoc attendu. Naïvement, Lili avait espéré que le retour au travail coïnciderait avec une fin propre et nette de sa période de deuil. Mais à peine les premiers effets de la douche matinale ressentis, elle comprit que tout ceci était un peu trop schématique pour être crédible. Non, la sonnerie de son réveil ne suffirait pas. Mais elle irait travailler. Si son moral était très loin du beau fixe, au moins ne serait-elle plus oisive…Gaël dormait encore. Il avait de la chance, lui. Mais elle se dit que retourner au travail lui permettrait d’avoir la tête occupée et l’esprit tourné vers autre chose que la mort de son père et la haine qu’elle éprouvait envers Victor.Gaël et elle avaient pris le parti de ne pas en parler. Après tout, l’héritage matériel de leur père n’avait rien de colossal et représentait largement plus un symbole qu’une aide financière. De toute façon, ils n’en avaient pas besoin. Victor voulait accaparer les bie
Sacha était assis dans un des nombreux bâtiments de l’ancien aéroport de Menel Ara. Sa grande carrure en léger surpoids rentrait péniblement dans les plus petits recoins des locaux désaffectés. Mais il mettait un point d’honneur à essayer, tant bien que mal, de trouver des endroits bien à lui.Depuis le départ de Pierre et l’imminence de l’explosion, il s’était isolé pour ruminer sa rage. Ce n’était pas cela qu’il imaginait. Ce n’était pas pour cela qu’il était là. Si des gens comme Tanya continuaient de pousser F à répéter ce genre d’opérations meurtrières et contre-productives, Sacha devait peser de tout son poids pour y mettre fin. S’attaquer à la population était tellement incompréhensible que ça en devenait grotesque. Mais il savait tout cela, il ne le savait que trop bien.Sacha Planic avait 33 ans et avait rejoint le territoire des Martyrs depuis une petite dizaine d’années, juste après l’attaque de 2069. La vraie raison pour laquelle il était là, seules quelques r
—Et donc, tu t’es dit que tu allais prendre ton bâton de pèlerin et guider les brebis égarées menelarites vers le droit chemin de la rédemption, la liberté et l’égalité, pour des lendemains qui ch…Maria était partie dans un de ses monologues grandiloquents. En l’occurrence, elle se moquait ouvertement de Gaël.Celui-ci l’avait invitée à dîner afin de lui parler des réflexions de Sven et de ses propres ambitions. Et Maria avait ri. Elle avait ri parce qu’elle avait longtemps espéré que ce Gaël-là se trouve et se révèle. Mais il était trop tard.—Bon, tu as fini, Maria? l’interrompit-t-il. J’étais sérieux… Enfin, au moins un peu.—Mais qu’est-ce que tu veux que je te dise? répondit la journaliste, le teint et le timbre colorés par le vin. Les lutteurs d’influence et les leaders d’opinion, ce n’est pas ce qui manque ici. Moi-même, à mon échelle, j’essaie. Les Putras et les Martyrs aussi, à leurs façons à eux. Mais la propagande es
La plupart des habitants de la Basse-Ville de Menel Ara avaient une image fantasmagorique de la vie des nantis, au-dessus de leurs têtes. L’immense majorité des pauvres diables restés en bas n’avait jamais eu l’opportunité de monter voir de leurs propres yeux la merveille technologique d’Artémus Bankala. Aussi étaient-ils prêts à croire tout et n’importe quoi sur ce qui s’y déroulait. Certains prétendaient qu’une cascade géante avait été installée, d’autres estimaient qu’on leur mentait sur le nombre exact de résidents de la Haute-Ville et qu’ils n’étaient pas plus de quelques centaines. Mais la rumeur la plus tenace, à laquelle chacun avait fini par porter crédit, disait que la vie s’y déroulait comme dans un paradis terrestre, que la violence n’y existait pas, que la pauvreté non plus, que des sourires béats ornaient chaque visage. Un infime nombre de Bas-Menelarites avait occupé un emploi leur ayant permis d’y accéder et de la voir de leurs yeux. Et ceux-là pouvaient confirmer que l
Il avait prétendu une visite tardive chez son ami Alexandre pour laisser la délégation Luzzi partir devant lui. Il s’installa dans un coin discret, à l’extérieur du Grand Palais. Là, caché par la pénombre, il s’alluma une cigarette, une des dernières libertés avec les conventions qu’il s’accordait. Il était, en effet, fort mal vu de fumer dans la Haute-Ville, sans qu’aucune raison distincte n’ait jamais été apportée à cet état de fait. Victor s’en moquait et estimait être suffisamment respectueux du reste pour s’accorder ce loisir.En l’occurrence, il s’était senti le besoin de marquer une pause avant de se rendre dans le bureau de Komniev. À peine quelques jours plus tôt, il avait été répudié de son statut de conseiller. Et aujourd’hui, alors même que le règne du chef de la Chambre traversait une zone de turbulences, il se voyait convoqué. Pourquoi? Il était difficile d’imaginer que Komniev se sente réellement menacé par la fronde lancée par Bakari Zouma. Il était trop bi
Après la tempête vient le beau temps.Assis à la poupe de son bateau, Moussa essayait de relativiser la situation actuelle. Les médias ne parlaient que du désordre incroyable dans lequel s’étaient déroulées les exécutions dans la Haute-Ville. Certains allaient même jusqu’à évoquer un problème de sécurité. Un comble, pensa Moussa, tout en laissant de côté cette idée. La politique ne l’intéressait pas. Pas outre mesure en tous cas. Il s’inquiétait plus volontiers pour ses amis.Gaël avait disparu depuis près d’un mois. Moussa ne voyait que quatre possibilités. Il aurait pu entrer chez les Putras. Mais il connaissait bien son ami et cela lui paraissait peu plausible. Il aimait trop sa liberté de pensée, malgré le mal-être qui était le sien depuis la mort de son père. Il s’était peut-être réfugié chez les Martyrs. C’était un peu plus crédible, mais là encore, il avait du mal à imaginer Gaël une arme à la main, prêt à faire sauter la ville. Il aurait fallu q
Une fois de plus, la journée était magnifique. Le ciel était d’un bleu azur et pas un nuage ne menaçait à l’horizon. La température était très légèrement positive. Rien à dire, cette journée s’annonçait historique.Les radios et télévisions ne parlaient que de cela, les affiches ornaient la cité de toute part, les invitations avaient été envoyées plusieurs jours auparavant. Tout Menel Ara ne parlait que de l’événement qui aurait lieu sur les douze coups de midi: la première exécution publique depuis cinq ans.Cette fois-ci, ce n’était pas un Martyr, mais un Putra, qui était condamné. Étrangement, l’opinion publique n’était pas spécialement désireuse de voir la secte punie. Alpha était considéré comme le seul et unique coupable de ce qui s’était passé, et les Putras avaient réussi à sauver la face dans cette histoire. Mais il leur faudrait sans doute faire profil bas pendant un certain temps s’ils souhaitaient conserver cette image neutre.Depuis l’annonce de
Jusqu’ici, Maria devait bien se rendre à l’évidence: la secte du triangle vert était une joyeuse bande d’allumés totalement inoffensive et plutôt tournée vers l’aide à son prochain. Quelque chose de fondamentalement bon, en somme. Mais ce constat la décevait. Elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourquoi autant de mystère? Pourquoi autant de zones interdites? Pourquoi avait-elle tant de mal à entamer la conversation avec ses semblables?Elle avait organisé ses journées de manière schématique. D’abord, elle passait la matinée à étudier à la bibliothèque, en lisant des livres ou en discutant avec Gyan. Puis, l’après-midi, elle tentait de soutirer des informations à ses camarades Putras, en allant à leur rencontre. Évidemment, elle obtenait des résultats plus convaincants le matin. Chaque Putra qu’elle croisait semblait renfermé, presque apeuré. Peut-être était-ce le poids du rôle qui était le leur.
Allongé sur le sable, Gaël voyait s’écouler quelques gouttes de sang. En palpant son visage, il découvrit que son arcade était ouverte. Loin de l’affaiblir, cette blessure lui donna une rage supplémentaire. Il se releva, courut comme un dératé sur David et lui rentra dedans, tête la première. Assis sur lui, il le roua de coups jusqu’à ce que son adversaire abandonne. Pour la quatrième fois en quatre jours, Gaël et David s’étaient battus dans l’arène prévue à cet effet. Et pour la première fois, le premier sortait vainqueur.La foule, un peu plus grande à chaque combat, rugissait de plaisir à voir deux amis se combattre jour après jour. Parieur gagnant ou perdant, chacun trouvait son bonheur dans ce bain de sang quotidien. Seul Anton, bookmaker quasi officiel de l’arène de combat, déplorait sa lourde perte. Évidemment, après trois victoires de suite, il avait misé sur David. Mais Anton jouait toujours trop gros, et était trop stupide pour remarquer les progrès impressionnants que
Dans son rêve, il y avait de l’espace. Beaucoup d’espace, assez pour pouvoir respirer. La Haute-Ville n’existait pas, mais, sans pouvoir expliquer pourquoi, c’était bien à Menel Ara et non à Simake qu’il se trouvait. Les gens souriaient, les enfants jouaient, la vie semblait paisible.Dans son rêve, il y avait également une petite fille. La sienne. Il l’aurait appelée Kimiko. Il lui aurait appris les mathématiques, le latin, la rhétorique… Il l’aurait aimée comme personne n’a jamais aimé, et protégée des horreurs de ce monde.Dans son rêve, il y avait, bien sûr, une femme. Là aussi, la sienne. Une merveilleuse épouse, tendre et aimante, dévouée et belle. Tous les trois, ils formeraient une famille, heureuse et unie, loin du chaos général du Menel Ara réel. Ils se promèneraient dans les immenses étendues naturelles, montagnes, forêts et parcs, feraient la sieste sur l’herbe fraîche, vivraient leur vie sans appréhension.Dans son rêve, il était bien plus heureux qu’i
Pendant de longues années, Maria s’était imaginé la vie d’un Putra. Son fonctionnement, ses croyances, son quotidien. Et au beau milieu de toutes ces extravagances, une partie d’elle-même se disait qu’elle serait forcément déçue. Qu’un Putra n’était rien d’autre qu’un gros paumé comme les autres, tombé sur un temple avant un Martyr, que ses croyances sont très proches des balivernes monothéistes, qu’il passe sa journée à prier, lire les écritures pseudo saintes et effectuer des tâches courantes.Évidemment, la vérité penchait de ce côté. La reporter qu’elle était toujours vivait depuis de longues, de très longues journées parmi les Putras. Et son émerveillement initial face à la découverte de l’inconnu avait laissé place à un ennui profond.Pourtant, son accueil avait été extrêmement encourageant. Un représentant du responsable du temple, un dénommé Mhiakij, avait supervisé la procédure d’usage. Il lui avait été demandé de renoncer à tous les biens matériels qu’elle possé
Mercredi était venu et évidemment, Victor était à l’heure au rendez-vous. Victor était toujours ponctuel.Il attendait patiemment au beau milieu de la place Plume, où le dénommé Brinnus avait fixé la rencontre. Ce dernier lui avait ordonné de ne pas être en retard, mais manifestement, avait oublié de s’appliquer la consigne. Victor étudia sa montre une fois de plus, sortit son paquet de cigarettes, puis se ravisa.Ce ne fut que vingt longues minutes plus tard qu’il aperçut une voiture étonnamment modeste pour la Haute-Ville se garer à cinq mètres de lui. La vitre arrière se baissa et un homme caché derrière des lunettes noires superflues lui fit signe de s’approcher. Victor s’exécuta.—Montez de l’autre côté, lui ordonna l’homme qui, d’après son timbre si caractéristique, devait être Brinnus.Encore une fois, Victor obéit sans broncher. Il s’installa à l’arrière de la voiture. À ses côtés se trouvait donc l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Sa vo
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in