Chapitre5Après un petit déjeuner frugal, Gustave se prépare à intégrer le premier cours de la matinée. Il consulte le planning que lui a donné Augusto: il commence par Sciences et Vie de la Terre : cours et travaux pratiques. Cela n’a jamais été sa matière préférée, mais il lui tarde de rencontrer ses autres camarades de classe et de comprendre comment marche cet internat de première classe, qui lui paraît toutefois si particulier.Ils ne sont pas nombreux dans sa classe, seize tout au plus. Le jeune homme est heureux de constater qu’Heinrich et Gunther en font partie. Hier, après le repas, Augusto lui a expliqué que les filles étaient admises depuis plusieurs années, mais qu’elles étaient encore en minorité. Il y en a quatre dans leur classe, et Gustave remarque une brunette qui se tient à l’écart du trio de ses camarades. Ou bien est-ce elles qui s’éloignent ostensiblement ? Le regard insistant du garçon amène la brunette à se retourner, et elle le fusille
Chapitre6Le soir même, Gustave presse Augusto de questions: comment peut-il tolérer ces agissements et ces discours ? Que font-ils dans ce pensionnat ? Pourquoi lui a-t-il parlé de compétition entre eux, qu’entend-il par là ?Son camarade, gêné, explique que l’institut a été construit pour permettre aux tortionnaires du monde entier de laisser une trace de leurs « recherches », de leurs techniques, afin de former l’élite de demain.– Si tu es ici, c’est que ton père a été élève ici, comme le mien, et qu’il te destine à de grands projets, conclut-il.Gustave commence à comprendre que dans les salles de travaux pratiques, ils ne font pas de la chimie ou de la mécanique: ils sont évalués sur leur mémoire, mais aussi sur leur résistance et leur cruauté.– Tu ne dois pas faire ton dégoûté, mais il ne faut pas qu’ils pensent que tu te délectes non plus: nous sommes ici pour servir une cause, comme d’autres l’ont fait avant nous, réc
Chapitre7L’Ombre veut être comme un chat, toujours sur la défensive, en position de gros dos, prêt à bondir. Ne faire confiance à personne, jamais. C’est sa ligne de conduite.Pourtant, au départ, l’Ombre était plutôt docile: raisonnable, conforme à ce que l’on pourrait attendre d’un enfant parfait, voulant tellement leur faire plaisir ! Jusqu’au jour où l’Ombre a compris que quel que soit son comportement, rien ne serait jamais assez bien pour son père et sa mère !Le souvenir de ce jour resté gravé dans sa mémoire.Un matin, l’Ombre fouillait la chambre de ses parents pour mettre la main sur la console de jeu qu’on lui avait confisquée pour une motivation obscure. Dans sa recherche, L’ombre tomba sur un cahier corné, où une écriture fine et déliée, tracée au crayon à papier, se démarquait. L’Ombre crut d’abord que c’était celui de sa m... disons de la femme qui avait était présente depuis ses premières années, et que l’Ombre n’avait plus nommé
Chapitre8Extrait du journal intime de Gabriela:Aujourd’hui,c’est mon anniversaire. J’ai vingt ans. Mais ce soir, en rentrant chez moi, j’ai compris que je ne le fêterais pas avec ma famille, autour d’une pâtisserie, comme nous en avions l’habitude.Dès que j’ai passé la porte, j’ai de nouveau entendu des cris et des pleurs. Je savais bien d’où cela provenait, et je me doutais aussi de la scène à laquelle j’allais être confrontée: ma mère devait sans doute être en train de sangloter tandis que mon frère tentait de contenir sa colère, sans trop de succès. Il est dur de voir souffrir les êtres que l’on aime, et pourtant, il allait falloir que je m’y habitue, au vu de la récurrence de leurs conflits !Je connais par avance la teneur de leur dispute:au départ, ma mère et mon frère font le même constat, mais avec des réactions contradictoires: legouvernement dePerón est corrompu ! Mon frère Mano
Chapitre9Gustave est pratiquement endormi quand son camarade revient avec « le nouveau ». Il se lève d’un bond, bien décidé à l’accueillir comme il se doit.Il se retrouve alors face à un jeune garçon au teint pâle et plutôt gringalet, qui se cache derrière Augusto dès qu’il l’approche.Décontenancé par cette réaction, l’adolescent se redresse et se présente:– Bonjour, je suis Gustave, ravi de te connaître.Il attend une riposte, puis se résout à ne pas en recevoir, quand ilentend une voix qui marmonne:– Francisco.Déjà, le nouveau se détourne et se dirige vers son lit.Gustave jette un regard empli d’interrogations vers Augusto qui se contente de hausser les épaules, une moue perplexe sur le visage, censée lui signifier qu’il n’y comprend rien non plus.Le silence s’installe et, peu de temps après, la respiration de Francisco s’apaise et se fait régulière:il dort. Gustave
Chapitre10Gustave tente de donner l’impression de se fondre dans le moule, comme son camarade le lui a conseillé. Pourtant, il est toujours autant révolté devant le contenu des cours détaillant les dictatures et les présentant comme un modèle de gouvernement, ou bien par les travaux pratiques reprenant les techniques de tortures en tout genre. Il est donc en plein conflit de loyauté: doit-il continuer à se taire ? N’est-ce pas valider leur méthode ? Mais en même temps, entrer frontalement dans l’affrontement ne lui amènerait que des ennuis et peu de retentissements contre l’école. Il se rappelle les mots d’Augusto: C’est une question de vie ou de mort. De quoi faire frémir et réfléchir... Il a donc décidé de se renseigner et de réunir les éléments qui pourront ensuite lui permettre de lancer des accusations tangibles contre les responsables de l’internat.Dès qu’il le peut, le jeune homme se réfugie à la bibliothèque ou se connecte sur internet pour com
Chapitre11Gustave se trouve devant un paradoxe: il ne supporte pas le contenu des cours, mais, pour la première fois depuis le primaire, il a un groupe d’amis. Il apprécie beaucoup les temps passés avec eux et les liens qui les unissent. Augusto est, bien sûr, celui qui compte le plus pour lui. Son côté appliqué et naïf l’attendrit. Ils sont liés d’une amitié réelle, et Gustave commence à développer un sentiment protecteur envers son camarade. Son attrait pour la psychologie qui ressort, sans doute.Puis, il y a Heinrich et Gunther, leurs voisins de chambre, qui se sont montrés accueillants dès le premier jour.Heinrich a un aspect original, charismatique, plein d’humour, qui fait de lui le leader naturel du groupe. Pour autant, ce géant d’un mètre quatre-vingt-treize ne cherche pas à se mettre en avant: c’est un garçon doux et agréable. Gunther est plus sobre, il a tendance à se reposer sur son camarade qu’il connaît depuis toujours: leurs
Chapitre12Le lendemain, la rumeur du décès de Francisco se répand comme une traînée de poudre. Les adultes tentent d’étouffer l’effervescence naissante, mais devant l’ampleur des conciliabules, le directeur se voit contraint de les réunir dans l’amphithéâtre.Gustave pénètre dans cette pièce pour la première fois et, malgré les circonstances, il ne peut s’empêcher d’admirer ce bijou architectural. Une cinquantaine de places assises sont réparties en arc de cercle autour d’une scène assez grande pour accueillir une quinzaine d’acteurs. Des rideaux écarlates habillent le théâtre et l’entrée de la salle. Des tentures dans le même ton ornent les murs, donnant un aspect chaleureux et velouté à l’ensemble de la pièce. L’amphithéâtre se compose de trois voûtes, une de chaque côté des sièges, et la troisième, en ogive, au-dessus de l’estrade. L’effet est grandiose. Au fur et à mesure de leurs entrées, les étudiants se vautrent dans des fauteuils de velours rouge, confortab
ÉPILOGUEDernier extrait du journal de Gabriela:Je sens la mort venir... Je la devine. Et c’est d’autant plus difficile maintenant que je sais que la vie va jaillir de mon ventre ! Mon bébé va naître. Mon magnifique bébé. Je veux que cet enfant connaisse une agréable existence, calme et paisible, voire un joli destin. Je ne souhaite pas qu’il soit sali par la fin de mon histoire...J’ai vécu l’enfer ces derniers mois, mais jusque-là ma vie a été belle. J’ai grandi auprès d’un entourage affectueux, j’ai été choyée et encouragée par mes parents et mon cher frère, j’ai eu des amis... J’aurais adoré avoir un amant. Un vrai. Je ne voulais pas être déchirée par un monstre !Mais j’ai peur pour ce bébé qui ne m’aura pas à ses côtés pour s’épanouir dans les meilleures conditions... Je souhaiterais qu’il grandisse dans la joie, que ses futurs parents soient une bonne famille pour lui, qu’ils l’aiment, l’entoure
Chapitre45Extrait du journal de GabrielaCela fait une éternité que je suis là: des semaines, des mois, le temps n’a plus d’importance. J’ai fini par parler, je n’ai pas pu tenir indéfiniment. Isabel a eu ce qu’elle voulait: sa déclaration m’a anéantie, et quelques jours après sa visite, je lâchai tout: réseau, personnes impliquées... J’ai honte de l’avoir fait, mais j’espère que le laps de temps a été suffisant pour que chacun prenne la fuite et se prémunisse des représailles.Par moments, j’entends la voix d’Isabel résonner dans les couloirs: vient-elle rencontrer d’autres prisonniers qu’elle a elle-même fait arrêter, cette immondice ?En tout cas, elle n’est jamais revenue me voir, je ne l’aurais pas supporté.Mon existence ici n’a pas tellement changé depuis que j’ai donné mes camarades: les temps passés en salle de torture sont moins nombreux, mais je reçois les coups de Klaus et j’ai longtemps subi les viols de Sebastian plu
Chapitre44Au premier étage, la fête bat son plein. Les rires et la clarinette de Sydney Bechet résonnent dans le parc. Les convives ne se rendent pas encore compte du drame qui se joue tout près d’eux et dont ils seront les principales victimes.Devant l’entrée, les adolescents se déchirent. Chacun campe sur ses positions et souhaite faire entendre raison aux autres. Le discours extrême de Marga a fait des émules, et ils sont cinq à se réjouir de la tournure des événements.Ce qui encourage Gustave, Léa, Augusto et leurs semblables, c’est qu’à contrario, leur groupe reste solidaire et campe sur ses positions. Ils ne peuvent pas laisser des humains mourir, quels qu’ils soient, et leur plan doit changer ! Nada se maintient plutôt en retrait, comme si elle ne parvenait pas à trouver sa place.Augusto lance alors:– Vous vous rendez compte que vous avez tout foutu en l’air ? Vous avez fini par leur rendre service !– Quoi ? réagit Stéphane, mais où tu vois qu’on leur ren
Chapitre43Gustave dévisage les personnes qui l’entourent pendant qu’ils se dirigent tous du même pas vers le bâtiment principal de l’édifice. Sur les visages de ses camarades, il peut lire la rage pour certain, la peur pour d’autres, mais surtout, une détermination sans faille.Et le sien, qu’exprime-t-il aux yeux des autres ?Il se sent transporté à l’idée de cette cohésion et se rend compte que son avis a de l’impact, qu’il est écouté, considéré, comme il l’a rarement été auparavant. C’est grisant.Toutefois, une petite voix lui remémore ses lectures passées, notamment ce traité de Le Bon qui l’avait passionné: dans cet écrit, l’auteur démontrait que l’effet de groupe est forcément néfaste car le collectif exacerbe les débordements et la foule perd une partie de son intelligence quand elle agit de manière groupale.16Il ne veut pas y penser et se dit que pour eux ce n’est pas pareil, qu’ils sont mus par une identique envie de bien faire, mais il garde un certain sce
Chapitre42Les étudiants eurent besoin d’un temps d’échange, comparant leurs lieux de naissance, les histoires qui leur ont été racontées, les difficultés relationnelles que la plupart d’entre eux rencontraient avec leurs parents. Ils ont tous, à un moment donné, entendu des récits sur leurs origines sans y apporter de regards critiques. Ils se rendent maintenant compte des incohérences ; là où ils pensaient leurs proches réservés ou maladroits, ils comprennent à présent que certains d’entre eux n’avaient pas été aimés, voire avaient même été les instruments de ces hommes et femmes. La colère enfle. Plusieurs d’entre eux poussent des cris de rage et extériorisent leur indignation.Medhi s’avance et demande:– Mais que peut-on faire maintenant ?– Les tuer !rugit Marga. Le leur faire payer, à la hauteur de ce qu’ils nous ont fait subir !– Non, je ne veux pas être comme eux, dit Léa.Surtout pas ! Et pourtant j’ai des motifs de les détester…Assass
Chapitre41Extrait du journal de GabrielaLa journée avait été dure pour moi. J’avais dormi dans mes vêtements trempés, ce qui n’avait pas arrangé mon état: je tremblais sans discontinuer. Cette fois-ci, pas de nouvelle tunique: ils préféraient me laisser dans l’inconfort et devaient s’en délecter.La fièvre me gagnait et la séance de torture précédente m’avait plongée dans des moments d’inconscience inquiétants, mais malgré tout salvateurs. Les coups de fouet répétés sur toutes les parties de mon corps avaient laissé des traces sanglantes, et je n’osais pas enlever mes habits de peur que la peau, collée par le sang et le pus, ne se détache en même temps.Je ne voulais rien voir, rien ressentir. Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là, mais j’avais réussi à tenir, à ne pas parler d’Esteban et de mon réseau: un jour de plus de gagné pour assurer leur fuite.J’entendis des pas dans le couloir et je me recroquevillai à l’idée qu’ils vienne
Chapitre40Sergio marche très vite dans le parc. Il saisit son téléphone et est surpris de capter un réseau Wifi non sécurisé, au nom de l’institut Perón: il envoie son premier fichier au rédacteur en chef du Canard Enchaîné et, après réflexion, le partage aussi sur Youtube. Il démarre un nouveau film pour une publication en direct sur le même site et reprend sa route. Autour de lui se trouvent des enfants blessés, mutilés ou inanimés. Il s’arrête devant une jeune fille souffrant d’une fracture ouverte à la jambe. Ses yeux bleus sont imbibés de larmes. Il essaie de l’aider mais ne voit pas comment faire: il la cale contre un arbre et lui murmure de ne pas bouger:– Chut... ça va aller ! lui dit-il, sans le croire lui-même. Impuissant, il s’éloigne.Il s’arrête à chaque blessé, de plus en plus bouleversé. Certains sont surtout choqués, amorphes. Il a l’impression que des dizaines de personnes s’agitent dans tous les coins de la forêt, et ne pas arriver à les s
Chapitre39Le colonel Perez est resplendissant: il passe de groupe en groupe, et commente à voix haute:– Entrez mes amis, entrez... surtout, servez-vous ! Les rafraîchissements sont là !Dans la foule, une voix nostalgique s’exclame:– Je me rappelle encore quand on était à leur place !Puis se tournant vers un monsieur aux cheveux blancs:– Qu’est-ce qu’on s’était mis tous les deux !Une dame très distinguée, coiffure élaborée et robe de soirée Givenchy, ajoute d’un air pincé:– Oui... mais je ne sais pas ce que va apporter cette nouvelle génération… ce n’est pas le meilleur cru ! Rien que le mien, je ne me donne pas la peine de croire en lui ! D’un âne on ne fera pas un cheval de course...Des rires s’élèvent autour d’elle. Elle se joint à eux, fière de sa réflexion pleine de spiritualité. Un homme grand, blond et assez élancé, surplombe le groupe. Il déclare:– Quant à la mienne, à part chialer dans son coin, ell
Chapitre38Sergio a déjà localisé le trajet sur la carte. Il suit maintenant une route cabossée et déserte qui semble le conduire au milieu de nulle part. Il persévère néanmoins sur ce chemin, et atteint bientôt le mur d’enceinte. Il inspecte les lieux, afin de s’imprégner du décor.Au-dessus du rempart de béton, le journaliste perçoit une clôture électrique: bizarre pour un institut lambda ! Sergio ne veut pas se faire repérer. Il cache alors son véhicule et continue à pied.Il longe la barrière jusqu’à ce qu’il rejoigne l’entrée principale, surmontée d’un immense portail. La barrière semble bardée de caméras, et le journaliste n’ose pas s’en approcher de peur que sa présence soit détectée.Il grimpe sur l’un des arbres les plus proches et choisit un poste d’observation, tant pour surveiller la résidence que pour être aux premières loges quand les forces de l’ordre viendront. De son perchoir, il a une belle vue sur l’immense bâtisse, son bâtiment principal et ses ailes