Vivre au jour le jour. Ces derniers mois, c’était cette petite phrase qui lui permettait d’ouvrir les yeux le matin.Attablé, une bière fraîche en main, ruisselante de condensation sur le bois grossièrement taillé, Barth soupira. Plus d’une semaine de marche pour réussir à découvrir Arystra. Huit jours à déambuler dans un désert brûlant, à se demander ce qu’il essayait vraiment de faire à retrouver cette femme. C’était probablement vain. Il avait lu des choses sur ce type de comportement. Des hommes dictés par une obsession, souvent illusoire, dans le seul but de trouver un exutoire à leurs remords.Pendant un instant, face à la Pyramide, l’admiration lui avait occupé le souffle. Une immense structure de pierre, flottant à une centaine de mètres au-dessus d’un volcan, comme tenue par des fils invisibles. Puis la vision du Gouffre avait vite dissipé ce sentiment.À peine les portes traversées, Obsidian avait disparu. «On se r’trouve ce soir», ava
Le bruit mat d’un objet touchant le sol tira Veil de sa rêverie.—Voilà pourquoi, si tu te demandais.Son cœur sauta dans sa poitrine. Veil entendit la voix d’un charisme sans égal d’Aurora sans distinguer les mots qui lui étaient adressés. Elle lui avait jeté un long collier d’argent lié à un rubis gros comme un œuf, taillé à la perfection pour accueillir le plus de Foi des Dévôtaires. C’était un bijou qu’il aurait reconnu entre mille. Le même que celui qui était entre les mains des Inquisiteurs surmontant les cadavres d’Issam et Ela.L’intense fureur qui l’habitait, ne demandant que l’occasion de se réveiller, se raviva.—Comment as-tu mis la main sur ça? s’écria-t-il.—La seule chose que je peux te dire c’est où je l’ai trouvé. Et, crois-moi, ça ne va pas te plaire.—Où?Il n’était pas d’humeur pour les jeux d’Aurora.—Dans les caisses de l’Inquisition. Plus précisément, dans la réserve
La passerelle de saphir s’abaissait lentement vers les Gutters. La partie facile. C’était remonter dans la Pyramide qui n’était pas donné à tout le monde. Veil fixait l’horizon, le visage grave.—Est-ce bien prudent que nous descendions tous? demandai-je. Vos têtes sont connues, et si accéder aux Archives est un tel secret même pour les Royaux…—Les Gutters sont mon territoire, m’interrompit Veil.Elias me jeta un regard, comme s’il s’attendait à ce que je m’énerve. À croire que lui aussi pouvait lire mes pensées.—Certes, mais porter une tunique noire n’est pas synonyme de camouflage. Sans compter que celui-ci respire la noblesse même en haillons, rétorquai-je en désignant Kal.En guise de réponse, il bomba le torse.Veil m’observa, peu amène. Même étranger, on dirait un Royal. —C’est une mission simple, tempéra Elias. On suit le plan et tout devrait bien se passer.La passerelle nous déposa dans l’
Maya attendait devant les portes de Concordia. Mains jointes dans le dos, elle se forçait à se tenir droite, les épaules en arrière. II faut donner une image forte, se disait-elle. Elle se tourna vers les quelques personnes dans l’atrium de la tour, des gyrophares bleus et rouges illuminant son visage quand ils se présentèrent.Quatre animatronics, en armures renforcées, entouraient un jeune homme effrayé. Il portait encore son uniforme du Pensionnat, blanc au liseré noir, si rigide qu’il en était presque amidonné. Ils le poussaient sans ménagement pour qu’il avance à leur rythme robotique. Le garçon avait l’échine baissée et les épaules rentrées, ce qui provoqua à Maya une bouffée de colère. Ce n’est pas un animal, bordel! On dirait que c’est une honte d’être un Oméga!C’était un des premiers accords convenus entre les Elyséens et les Omégas après l’abrogation de l’amendement Blak. Si un Oméga était détecté, il serait amené en sûreté à l’enclave de Concordia.
Je ne pus m’empêcher de lâcher un hoquet de surprise. Une sensation de déjà-vu violente me frappa au creux de l’estomac. Fallait-il vraiment qu’à chaque fois que mon chemin croisait celui d’Aurora, cela se solde par un danger de mort imminente?Mon regard se reporta sur Veil. Le soldat et moi étions loin d’être amis, mais la vision de son visage fermé, déshumanisé, fit courir un frisson dans mon dos. Aurora à ses côtés, susurrant à ses oreilles des paroles empoisonnant son esprit, souriait d’un air triomphant. Elias fixait la scène, figé d’horreur. Collégialement, une bande de lunatiques masqués approuvaient en hochant la tête sous un son de cloche dramatique. Chaque coup résonnait dans mon crâne.La situation a dégénéré si vite…, pensa Veil en contemplant le flot écarlate qui s’écoulait lentement au sol. Il y a quelques jours, jamais je n’aurais cru que ça arriverait…Enfin, dans un dernier râle, je tombai à genoux. La lame du sabre d
Les falaises encerclant les Gutters étaient parées de leurs plus beaux atouts. Une fois par an, les centaines de petites Essences de Prescience que les Dévots acceptaient d’imprégner de Foi pour l’occasion les faisaient briller de mille feux.Elias se frayait un chemin dans les rues bondées. Son sabre pesait un poids rassurant entre ses omoplates. Dépêche-toi, se dit-il en accélérant le pas.Deux jours s’étaient passés depuis la confrontation avec les Salamandres. Deux jours pendant lesquels Elias et Veil s’étaient noyés dans les préparatifs du plan qui devait avoir lieu l’après-midi même. Les Salamandres, Loral Karon en tête, n’avaient relâché l’attention qu’ils portaient à Elias à aucun moment. Ils l’avaient accepté, mais ils n’étaient pas fous pour autant.Elias rabattit sa capuche sur son visage en apercevant des Inquisiteurs, l’emblème d’Holon brillant sur leurs poitrines. Une partie de lui voulait défendre les Syrats, libérer Gutter et Royaux de l’emprise de
«Tu feras ce qu’on te dit», «qu’est-ce qu’une femme comme toi fait ici?», «avec un joli minois comme le tien, j’ai bien une idée de ce que tu pourrais faire», «avec tes origines, tu ne vaux pas mieux».Les phrases de ce type, Aurora Myers les avait toutes entendues en vingt-sept ans d’existence. Suffisamment pour qu’elles ne lui fassent plus rien. Jamais pour s’y habituer.Son physique était son arme la plus redoutable, mais lui avait aussi attiré bien des ennuis. Les simples regards et les mains baladeuses se transformaient facilement en gestes déplacés. Au mieux. La plupart des hommes qui tenteraient ce type de comportement aujourd’hui tomberaient vite à genoux au sol, s’agrippant à leur scrotum douloureux. Mais elle n’avait pas toujours été la même.Naître Royal était une chance en soi. Mais être de la basse Royauté… c’était un statut bâtard. Elle ne pouvait pas vivre sur les acquis des générations la précéda
J’ai toujours eu le don pour me foutre dans la merde.Sa nouvelle identité endossée, ses cheveux teintés en noir et ses yeux en bleu grâce à ses lunettes holographiques, lui offraient l’occasion de se fondre dans la masse sans risque d’être poursuivie. Après que nous ayons plongé dans la Faille, Elias, Tom et moi, elle s’enfonça dans la marée qui avait envahi les étages inférieurs du Pinacle et s’y mêla. Elle s’enfuit avec eux lorsque la garde Coral arriva en renfort et reprit le contrôle du site. Et elle suivit les têtes pensantes jusqu’à leur repaire dans les Abysses. Tous les manifestants ne faisaient pas partie du mouvement. Il s’était simplement servi de la colère qui couvait pour les pousser à l’acte. Mais certains d’entre eux étaient organisés et elle avait un don pour les repérer. L’œil du journaliste aguerri. Elle talonna un petit Orin chétif à la carrure insignifiante jusqu’aux Abysses. Ils étaient si bas, près du plateau océanique, que la lumière des algues phosphores
Trois mois plus tard. L’aube pointait son nez, teintant de couleurs froides les rues vides d’Elysia. C’était le moment le plus calme de la journée. Juste entre la fin des Vespers et le réveil de la ville. Je resserrai les pans de ma veste autour de moi. Le temps était encore frais pour ce printemps déjà bien avancé.À la mémoire de Richard Flyn,Homme du peuple, mort pour le servir.L’Ordre ne fait pas la grandeur. Comme chaque matin, je venais fixer la plaque érigée en l’honneur de l’homme exceptionnel qu’avait été Richard Flyn. Je savais ce qu’il aurait pensé en voyant la coûteuse feuille d’argent à la calligraphie sophistiquée ornant l’entrée du Concil. Il se serait moqué.Putain, gamin, une plaque je veux bien, mais devant le Concil?! Mieux vaut encore aux pieds des Vétéris et leurs p’tits vieux en couche-culotte!Je pouvais pr
Elias était perdu au milieu d’une marée de Leukos. Son sabre virevoltait, tranchant, coupant, parant. De l’ichor bleuté fusait dans l’air. Il n’entendait même plus le cri inhumain des Leukos. En se retournant, il s’aperçut qu’il avait taillé lui-même une percée au sein des forces ennemies. Seule Maya arrivait à le suivre. Leurs styles de combats n’avaient rien à voir. Elle était tantôt aérienne, tantôt frontale, fonçant brutalement vers ses adversaires. Lorsqu’ils comprenaient que la petite cible de chair ne fuyait pas devant eux, c’était trop tard. Ses couteaux d’argent s’enfonçaient dans l’albâtre et la lumière s’éteignait dans le bleu glacial de leurs yeux. Sa tenue de cuir était déchirée à d’innombrables endroits laissant entrevoir sa peau mate, mais pas la trace d’une blessure. Elle était sauvage, indomptable… Inarrêtable.Magnifique, pensa Elias.Il esquiva un bras surnaturellement étiré et s’aida du corps d’un Leuko pour se propulser avant de trancher la tête d’un
Je savourais chaque pas en montant le long escalier de marbre menant au Concil. J’aurais aimé que la situation m’offre plus de temps pour en profiter. Mes doigts glissèrent avec plaisir sur la poignée d’or. J’avais attendu suffisamment longtemps avant de remettre le pied ici.Un brouhaha régnait dans la salle centrale du Concil. Le Parlement. Quelque cinq cents Psys débattaient stérilement, s’invectivant, s’apostrophant. Des enfants se battant pour savoir lequel avait le plus gros jouet. Dressée dans l’entrée, à l’exact opposé de moi, je croisai le regard de Lyna. Elle hocha la tête. Je redressai le nœud de ma cravate, et repoussai une mèche de mes cheveux arrivant à ma nuque.—Silence.Tous se turent instantanément sans que j’aie besoin de hausser la voix. S’il y a quatre ans, face à ORGANA, l’élite d’Elysia n’avait été qu’un tas de couards, ils atteignaient un tout autre niveau aujourd’hui.—Je vous ai manqué?Plusieurs remuèrent s
On ne lève pas une rébellion en quelques jours ma fille…Pourtant Claire n’avait pas le choix. Ça faisait deux semaines que la garde Coral avait quitté Orancia. Ils devaient être aux côtes d’Elysia. Elle avait consacré chaque minute de son temps à monter les Abyssaux contre le Pinacle, aller au contact des citoyens, utiliser le réseau des Affranchis, voire du Conseil d’Administration. Elle n’avait trouvé que des gens vidés de leur énergie, qui avait perdu l’envie de se battre. Ils acceptaient leur sort, les épaules baissées. Ils avaient essayé de se rebeller contre Orancia et pour quel résultat? Ils étaient toujours pauvres et même ceux qui luttaient pour eux les avaient abandonnés. Comment les blâmer?Claire n’avait rien d’un leader. Elle le savait. Certaines personnes étaient nées pour diriger. Elle, l’était pour écrire. Elle prit une grande bouffée d’air. Et appuya sur sa montre d’interface. Chaque écran d’Orancia, du Pinacle aux Abysses, devint noir
Diriger en ouvrant la voie.Guider pour protéger.Prestige et chemin mêlés.Mes mots, précisément. Il y a plus de quatre ans, alors que je me tenais face à la silhouette éventrée de l’Étoile d’Elysia. L’image du corps d’Elias écrasé sur les marches de marbre encore en tête. Ces mots s’étaient comme imposés à moi, comme une certitude. Alors je les avais soufflés, avec toute la conviction que je pouvais avoir. Le désir de paver un chemin nouveau pour le futur, d’apprendre de nos erreurs, de ne pas les répéter. De faire en sorte que le sacrifice d’Elias ne soit pas vain.Ce que j’ignorais, c’est que ces mots, ces Serments, étaient bien plus.C’était des portes.*Dans une chambre des étages supérieurs de Concordia, Inaya prononçait son Serment avant de disparaître dans la lumière de la Faille. Au même instant, sa contrepartie du présent, Destiny, murmurait elle aussi les mots qui avaient guidé sa vie depuis. L
Lorsqu’on a plusieurs consciences dispersées entre le passé, le présent et le futur, il est parfois difficile de présenter ça sous la forme d’un tout cohérent. Mais je vais faire un effort pour ton esprit limité, Caine.Tout commence, il y a quatre ans. Le jour où Elias Vendavel a pénétré dans ma ville, la tête remplie d’idéaux et de boniments sans comprendre quels sacrifices avaient été nécessaires pour que l’Humanité survive. Le bien. Le mal. Ces notions manichéennes ne devraient même pas rentrer en compte. C’était facile pour lui de juger. Il n’avait pas connu le Cataclysme, la déchéance, la race humaine mourant à petit feu dans d’atroces souffrances. Et ça, de sa propre main. Bref. Les circonstances ont fait qu’en dépit de ma volonté, ORGANA fut détruite, libérant les Élyséens de «mon joug». À mes yeux, précipitant la chute d’Elysia.ORGANA était mon plan de secours. Lorsque j’ai inventé les circuits magnétiques et développé l’intelligence artifici
Liv frémit au contact de la pierre froide sous ses pieds. Elle avançait nue sous sa toge de cérémonie, encadrée par deux dévôtaires, le visage masqué. Avec la Guerre Sainte officiellement lancée par Draconis, le recrutement des Dévots s’était intensifié. Et enfin, c’est à mon tour! se réjouit-elle.Dans quelques minutes, elle serait sacrée par le Triumvirat et rejoindrait ses nouveaux frères et sœurs dans un temple de l’érudition. Sa Foi serait portée vers des horizons inédits.Bien sûr, ses parents et ses amis lui manqueraient. Kal et Veil principalement, la plupart de ses autres compagnons étant des livres. Un sourire moqueur étira ses lèvres. J’espère que Kal trouvera une fille bien pour le garder dans le droit chemin. Pitié, pas une de ces cruches de la cour! Elle se faisait plus de soucis pour Veil. Il était si convaincu qu’une nouvelle Ruine–non, Renaissance–arrivait. Sans compter la Guerre Sainte. Draconis n’était pas par
Le temps nous est compté. C’était avec cette phrase qu’Elias s’endormait chaque soir et qu’il se réveillait le matin. Sauf ce jour. Maya passa ses doigts dans les cheveux d’Elias.—Ils ont poussé, nota-t-elle en désignant les racines blanches qui se démarquaient du châtain du reste de sa crinière.—Difficile de trouver une teinture sur une île déserte, sourit-il.Un doux silence s’installa dans la lumière du matin. Les deux derniers jours avaient été rythmés par un certain flottement. Le bonheur intense qu’il avait ressenti de retrouver Maya et Elio en chair et en os, teinté de chagrin.Son retour avait ravivé le conflit entre Elysia et Concordia, entre supporters et détracteurs des Omégas. Mais il avait aussi soulevé un élan d’espoir dans leurs rangs. Comme il l’avait promis, Elias Vendavel était de retour. Et dans son sillon, l’idée qu’avec lui et Maya à leur tête, ensemble, le pire était derrière eux. Il n’avait pas eu la foi de les décourager
Maya avait un lien avec la Mort. Plus intime que quiconque, si ce n’est Elias peut-être. Elles avaient dansé toutes deux pendant des années, se tournant autour, l’une tendant les bras et l’autre s’échappant toujours de son étreinte. Elle la connaissait si bien, que lorsqu’elle voyait son spectre se profiler, elle se préparait à l’accueillir comme une vieille amie.Elle connaissait bien sa Mort. Celle qui était dans son ombre en toute circonstance, présente, mais sans pouvoir la toucher. Mais s’il y avait une chose qu’elle détestait, dont elle avait peur plus que tout, c’était les autres Morts. Celles qui pouvaient surgir et plonger sur quelqu’un sans prévenir. Anéantir, en un instant, une vie entière de possibilité. Une Mort qu’elle, Maya, ne pouvait repousser.Comme chaque jour depuis un mois, elle était au chevet d’Inaya Tempus. Elles ne s’étaient pas connues longtemps, mais avaient noué un lien d’autant plus fort qu’il s’était brisé brutalement. L’espoir qu’elle repren