Aéroport de Montpellier, lundi 20 mai.Le carillon de la porte d’entrée tinta. Un homme d’environ cinquante ans entra, très grand, très mince, un visage en lame de couteau avec une mèche de cheveux blancs rabattus sur le front façon Adolf Hitler albinos, une paire d’yeux bleu métal dont l’intensité n’avait rien à envier à celle d’un rayon laser, un nez en bec d’aigle surmontant une moustache tombante à la Hulk Hogan, blanche elle aussi. Il était entièrement vêtu de jeans des pieds à la tête – veste, chemise, pantalon – avec une grosse boucle de ceinture en métal. Enfin, pour les pieds, non, c’était plutôt une paire de santiags.On dit que la première impression est souvent la bonne. Je crois bien que cet adage n’a jamais été aussi vrai depuis qu’il a été inventé.Ma première idée fut de me cacher sous le bureau sur lequel j’avais négligemment jeté mes jambes dans l’attitude nonchalante de décontraction naturelle qui est généralement la mienne, surtout quand je m’ac
1Et c’est comme ça que je me suis retrouvé à survoler l’Afghanistan.Vous connaissez la différence entre une zone bombardée par des B-52 et la Lune? Y’en a pas: c’est un no man’s land dévasté, farci de cratères à perte de vue. Remarquez, quand j’étais gamin, je rêvais de devenir astronaute. Finalement, c’était peut-être l’occasion ou jamais de concrétiser mon rêve de moutard: «Allo Houston? Ici le commandant Charlie Blues qui vous parle en direct de la navette Endeavour, je débute l’approche finale sur Valles Marineris.»Blang!Bon sang, c’était quoi, ça? Sûrement pas une météorite, plutôt un impact de balle. Pour confirmer mon idée, un splendide trou d’un diamètre de 7,62 millimètres perçait le plancher de la carlingue juste à côté de mon siège, adressant un clin d’œil à son jumeau dans le plafond. Décidément, ça commençait à faire beaucoup de jumeaux pour la semaine, vivement les vacances! Encore un de
2Ah Istanbul! Cité unique au passé riche d’une histoire qui se conjugue avec celle de l’humanité toute entière, carrefour incontestable et incontesté de cultures millénaires, porte historique entre l’Orient et l’Occident.Et ce Ritz-Carlton, quel délice! L’alliance parfaitement suave du charme oriental aux relents de parfums épicés et du confort incomparable de l’hôtellerie moderne de luxe. Quel endroit édifiant pour une rencontre romantique!Le cuir mou d’un confortable fauteuil du salon VIP épousait avec délicatesse mes formes fermes et musclées, tandis que je dégustais un Daiquiri délicieusement glacé, m’imaginant presque voir Shéhérazade débarquer, lorsque le colonel KKK fit son entrée et fondit sur moi, tel un rapace en phase terminale de piqué sur sa proie apeurée.– Vous avez la mallette?Je sentis un truc se briser en moi, je ne sais pas, une espèce d’innocence béatement crédule qui me faisait parfois voir la vie façon
3Ah! la Grèce! le Péloponnèse, les Cyclades, Andros, Kéa, Mykonos… noms magiques, synonymes de farniente illimitée à l’ombre de murs blanchis à la chaux sur fond de Méditerranée bleue à l’infini.Quel paradis, mes amis! Le chant des cigales, la peau bronzée des filles, un verre d’Ouzo à la main, que demander de plus?De l’argent? J’en avais. Du temps? Triple K m’avais laissé entendre qu’il ne me recontacterait pas avant une bonne semaine.Le paradis, je vous dis.J’avais posé la Bête hier soir sur le minuscule terrain de l’île de Skiatos, puis j’étais descendu au Madraki, un charmant petit hôtel, dont les chambres donnaient directement sur le port, une sorte de Saint-Trop en miniature.À croquer.La saison estivale n’ayant pas encore réellement commencé – on était en mai –, l’hôtel était vide au trois quarts, ce qui m’arrangeait bien: je déteste la foule.Je passai donc la majeure partie
4Le lendemain matin, rasé de près et vêtu de ma plus belle chemise blanche, d’un pantalon de lin bleu nuit et d’une paire de sandales de cuir, je descendis prendre le petit déjeuner, circonspect et prudent: pas le moment de se casser la gueule dans les escaliers. Je ne suis pas spécialement maladroit, mais ces dernières heures, je ne me reconnaissais plus.Donc mef.Je pris un thé, des tartines de feta et quelques excellentes pâtisseries tout en lisant le journal.Faut pas lire en mangeant, c’est mauvais pour la santé.Je sais, mais j’aime ça, désolé. Et puis je voulais prendre mon temps, tout en me donnant une contenance pour le cas où elle ferait son apparition. Ce qu’elle ne fit malheureusement pas.S’était-elle ravisée?Ou plus simplement, m’avait-elle oublié? À moins qu’elle ne se fut moquée? Non, ce n’était pas son style. J’envisageai une fraction de seconde de demander son numéro de chambre au garçon et de l
5La mer Égée se parait de mille reflets indigos entremêlés d’une palette de verts émeraude tous plus éclatants les uns que les autres, à mesure que les fonds sablonneux remontaient, près des îles ou des hauts-fonds. Nous volions depuis une bonne demi-heure lorsque je désignai une large montagne ocre surplombant l’île de Samothrace vers laquelle nous nous dirigions plein gaz.– Regardez, droit devant, c’est le mont Phengari.Elle était assise à ma droite, dans le siège du copilote et semblait apprécier pleinement le paysage sublime que l’altitude nous offrait à perte de vue.Je lui jetai un regard à la dérobée tandis qu’elle passait une main dans ses cheveux. Dieu qu’elle avait des gestes sensuels!«Reste concentré mec! C’est pas le moment de partir en vrille.»Je resserrai ma prise sur le manche, zieutai avec une insistance un peu trop marquée les instruments, puis le paysage aussi, droit devant, histoire de ne pas perc
6Le doux ronronnement des moteurs me berçait mollement tandis que la botte italienne disparaissait sous les ailes, laissant place au relief plus perturbé des Alpes.J’avais décollé tôt ce matin, l’âme aussi noire qu’un cumulonimbus d’un orageux soir d’été.Je n’avais pas revu Kassandra; elle dormait quand j’avais quitté l’hôtel et il n’était pas question de la réveiller. Pour lui dire quoi, d’abord? Que je traitais avec le Ku Klux Klan et la mafia russe?J’avais griffonné à la hâte un petit mot d’excuse auquel j’avais joint mon numéro de téléphone, avant de sauter dans un taxi. On peut toujours rêver, non?À la radio, le contrôleur massacrait joyeusement la langue de Shakespeare. Vous avez déjà entendu un Italien tenter de parler anglais? C’est à mourir de rire. Au moins, cela avait le mérite de me distraire de mes sombres pensées.La vie est dingue, non? Hier, j’étais le roi du pétrole sur une plage de rêve
7Et voilà comment je me suis retrouvé avec cinquante mille balles de moins sur mon compte et deux moutards sur le dos pour l’été.Ah! oui, j’ai oublié de vous dire, j’ai eu deux enfants avec Anita, deux superbes petites jumelles qui ont maintenant six ans et font la fierté de leur maman autant que de leur papa.D’habitude, on se les partage pour les congés, mais là, ma chère et volcanique ex-épouse avait décidé de prendre tout simplement deux mois de vacances.Ça ne m’arrangeait pas vraiment, mais dans la folie de la soirée précédente, j’avais dû lui dire «oui» pour ça aussi.Et quand on dit «oui» à Anita, on ne revient pas sur sa décision, non non! Elle a beau avoir le téton frémissant, elle a aussi la mandale fulgurante. C’est un vrai volcan toujours prêt à vous péter à la gueule, cette fille.Le soleil matinal se reflétait sur la surface lisse de la Méditerranée, inondant l’appartement d’une
ÉPILOGUEPalavas-les-Flots, un mois plus tard.Le soleil matinal de juillet tapait fort sur la terrasse de mon appart. J’étais planqué sous mon parasol géant, allongé les doigts de pieds en éventail sur ma chaise longue, un cocktail de jus de fruits frais à la main et les yeux perdus dans l’indigo infini de la grande bleue.Dieu que la vie est belle, parfois. C’est là où il faut savoir en jouir, parce que quand c’est le vrai merdier, c’est trop tard.Et ça, pour en profiter, j’en avais profité!Kassandra et moi avions passé ensemble les trente derniers jours. Elle m’avait fait visiter sa ville natale, Budapest, puis nous étions partis quelques jours dans les Cyclades, avant de rentrer en France en passant par la Sicile, la Sardaigne et la Corse. Sympa comme périple, non? C’est aussi ça l’avantage d’avoir un avion personnel. On regarde sur une carte où on aimerait bien aller, on saute à bord et deux ou trois heures plus tard, après un vol m
DERNIER ACTE et pas des moindres: ça va chier grave!Le soir tombait doucement sur la ville cosmopolite. Un voile d’or tissait inlassablement sa trame cuivrée sur toute chose, imprimant au paysage urbain une parure mordorée que le rougeoiement du soleil couchant ensanglantait par endroit.J’étais très confortablement installé à l’arrière d’une limousine qui voguait en direction de l’hôtel «Royal Calypsos», celui de ma très chère Kassandra. Je me rappelai soudain qu’elle m’avait demandé de lui écrire des poèmes.C’était bien le moment, tiens.Je tirai machinalement sur un côté de mon nœud pap – eh oui! J’avais encore taxé un smok’ à John – tout en réfléchissant à cette technique littéraire que je ne maîtrisais absolument pas. J’étais doué dans l’art de piloter des avions, dans l’art de la séduction, même dans l’art d’aligner les emmerdes, mais pas dans l’art d’aligner de jolis mots.– Nous arrivons, Monsieur.Je jet
24Le voyage du retour vers Istanbul se fit dans un silence relatif, chacun ruminant ses pensées dans son coin.Val gara la BM sur le quai.Avant même de pénétrer dans le hangar, je sus que quelque chose n’allait pas. J’ouvris la porte métallique avec grande précaution; Val, juste derrière moi, brandit le pistolet. Nous pénétrâmes dans le hangar comme des sioux sur le sentier de la guerre. La silhouette de la jonque posée sur son ber se découpait dans la pénombre ambiante; l’odeur de peinture, mélangée à celle du renfermé et de l’humidité agressait toujours silencieusement les narines. Tout était bien trop calme. Val emprunta l’échelle qui menait au pont, je le suivis en silence. La table en teck et les chaises renversées attestaient qu’on s’était battu ici. Nous visitâmes toute la jonque: personne à bord, juste un téléphone portable laissé bien en évidence sur la table à cartes, avec un post-it collé dessus, sur lequel était inscrit un numéro de
23Finalement, nous eûmes le temps de le prendre, ce café. L’avion de mon ex-chère et torride avait du retard, aussi nous nous installâmes au bar de l’aéroport.Anita débarqua trente minutes plus tard. Elle portait une combinaison de coton blanc dont la légèreté laissait présumer qu’elle ne portait pas grand-chose d’autre dessous. Des escarpins et un sac à main de la même couleur complétaient avec élégance sa tenue. Ma joie de la revoir fut cependant un peu ternie par le fait qu’elle avait omis de me parler d’un détail: elle n’était pas venue seule.Le détail en question était un grand balaise dans la quarantaine bien avancée, plutôt beau gosse, la mâchoire carrée, le regard percutant, bref, l’air sûr de lui et bien sapé. Anita se jeta tout de même dans mes bras, avec néanmoins une retenue calculée. Je compris le message et évitai de balader mes mains ailleurs que sur sa taille, puis elle nous présenta.– Charlie, je te présente mon ami, Bernard Toupie
22– En voiture Simone!Le Soleil était déjà haut dans le ciel lorsque nous embarquâmes dans la BM.– Fouette cocher, direction la gare centrale!J’avais une de ces pêches, moi, ce matin! Pourtant, je n’avais pas beaucoup dormi, repassant sans cesse dans ma tête mon plan, traquant la faille comme un chasseur de mammouth traque un mammouth.J’avais appelé la banque gérant mon compte à Malte. À neuf heures cinq tapantes, soit cinq minutes après son ouverture, mon compte avait été crédité d’un million de dollars. Je crois que cette bonne nouvelle participait aussi à ma grande forme. C’est vrai, quoi, je ne sais pas vous, mais moi, c’n’est pas tous les jours que je gagne autant de pognon. Et puis, je n’avais pas trouvé de faille dans mon plan. Je suis trop fort, niark! niark! niark! Des fois, je m’étonne moi-même!– Trop d’assurance tue la réussite, me lança Val d’un air goguenard devant ma mine réjouie.
21– À quoi tu penses?– À mon ex-femme. Elle arrive demain et on a encore du pain sur la planche.Nous étions en voiture – une grosse BM de location, encore – et Val nous conduisait, Nikita et moi, à notre rendez-vous avec Grochek.Mon plan était, en fait, assez simple. La jeune Russe s’était enfuie avec toute la comptabilité de son ex-bande, incluant codes, numéros de comptes, toutes les opérations financières des dernières années, les différents secteurs d’activité avec les noms des responsables, des contacts, des flics et différents fonctionnaires corrompus, bref, les dessous d’un empire. Elle avait donc le choix entre disparaître avec une fortune prélevée sur un compte pas encore fermé, tout en sachant qu’un jour ou l’autre, ils la retrouveraient – la mafia retrouve toujours ceux qu’elle recherche – ou bien s’associer avec une bande rivale qui annexerait l’empire de son défunt père et la protègerait. La deuxième solution me paraissant largement la
20Istanbul, cinq heures du mat’.Je ne sais pas vous, mais moi, je déteste me lever tôt. S’arracher à un bon lit douillet et bien chaud pour aller affronter un monde froid et barbare, quelle souffrance! Remarquez, l’effet douloureux peut en être atténué par un appétissant petit déj’ plein de café et croissants chauds, brioche parfumée à la fleur d’oranger, assortiment de confitures et divers miels… liste non exhaustive.Je me délectais tel un gourmand gourmet en compagnie de John lorsque mon associé fit son apparition, la mine défaite et l’œil rouge.– Magne-toi, le taxi est arrivé.– Qu’est-ce qui t’arrive? T’as pleuré toute la nuit ou t’as oublié de te maquiller?– J’ai monté la garde, figure-toi.– Heu… pourquoi?– Bienheureux les inconscients, fit Valentino en secouant la tête avec lassitude. Je te rappelle qu’on est activement recherchés par une bande de révolutionnaires, un grand maître du Ku Klux Kl
19L’air frais nous fouettait à nouveau le visage. Nous avions fait demi-tour vers Istanbul quelques minutes plus tôt et les lumières lointaines de la vaste agglomération imprimaient une lueur fantomatique sur les quelques nuages chargés d’humidité qui survolaient la cité.– On est à quelle distance du port, à ton avis? hurlai-je par dessus le bruit du moteur.– Au moins quarante kilomètres!– Putain, on pourra pas rentrer sans!Le moteur fit de nouveau entendre quelques ratés, puis s’arrêta sur un dernier hoquet. Val laissa filer en roue libre une vingtaine de mètres avant de nous stopper sur le bas côté.– Tu disais?– Merde!– C’est aussi mon avis.Et voilà, on était redevenus deux pauvres piétons dans un monde dédié au moteur à explosion. C’est con, hein! Okay, okay, relativisons. Sur l’échelle des emmerdes, la panne d’essence est à un tout petit niveau. C’est vrai quoi, y’a pas mort
18La folle poursuite commença.Nous étions pour le moment dans le quartier des orfèvres; les murs resplendissaient d’or et d’argent: assiettes finement travaillées, plats à couscous et autres vaisselles de cuivre rutilantes sur lesquelles se reflétaient les centaines d’ampoules éclairant le tunnel aux voûtes habilement décorées de motifs arabisants.La visite était superbe, quoiqu’un peu trop rapide à mon goût. Val et moi inaugurions un nouveau style, ce qu’on appellera peut-être plus tard, si l’effet se démocratise, du tourisme éclair, autrement dit, voir un max de trucs dans un minimum de temps.À notre époque où tout va de plus en plus vite, c’est peut-être un concept révolutionnaire. Vous savez quoi? Je crois qu’on devrait breveter l’idée et lancer la mode, organiser la visite du Louvres en rollers, voyager sur la Seine en offshore, s’offrir le tour des pyramides en jet ou un safari au Kenya en 4x4 de course.– Charlie, au lieu