Elias se réveilla, la tête dodelinant dans le vide, à quelques dizaines de centimètres au sol. Son buste, douloureux, semblait pris dans un étau. À l’instar de ses souvenirs, sa vision était brumeuse. Une secousse sèche lui remémora brutalement la dernière image entrevue avant de perdre conscience. Un coup d’œil à la longue patte recouverte d’une épaisse chitine noire suffit pour confirmer ses craintes.Pas une araignée…, pria-t-il de toutes ses forces.Il se tortilla pour apercevoir Maya, priant pour qu’ils n’aient pas été séparés. Elle le regardait, muette, ses grands yeux noirs fixés sur lui. Elle semblait presque heureuse de le voir éveillé. La situation devait être grave.Du sang séché s’étalait sur sa joue. Elle aussi était prise au piège, tenue fermement, par deux pattes noires. Elias aperçut enfin la bête dans son intégralité. Longue de presque cinq mètres, revêtue d’une armure sombre et luisante. Deux paires de membres articulées – fins, mais robustes – av
Une secousse me tira de mes pensées. La voiture s’était posée. Autour de moi, à perte de vue, s’étalaient des champs de blé. Il devait y avoir des dizaines d’hectares, au bas mot. Les jeunes pousses vertes m’arrivaient à peine au mollet, en ce début de printemps. Enfin, j’estimais leur taille à cette hauteur. Car, précision importante, les pousses étaient à dix mètres au-dessus de moi.L’autosuffisance agricole pour une ville de cent mille personnes révolues aurait été impossible avant le Cataclysme. Le problème avait trouvé une ébauche de solution quand Élysia avait commencé à maîtriser les champs gravitationnels. Les cultures n’étaient plus restreintes à des portions de terres limitées. En face de moi, un immense complexe agricole me surplombait de sa hauteur. J’entendis Lyna grogner dans mon dos.—Saleté de boue! Des chaussures toutes neuves!Je ne pus m’empêcher de lever les yeux au ciel. Qui met les pieds dans un champ avec des talons de dix
—Bienvenue à l’Unisson!Les mots, prononcés d’une voix grave frappèrent Elias de plein fouet. Il baissa les yeux sur l’homme qui venait de parler. Grand et athlétique, il devait avoir la quarantaine avancée. Du moins, c’était ce qu’il supposait tant sa barbe et ses cheveux taillés court étaient clairsemés de gris. Son visage, buriné par de longues heures d’exposition au soleil, gardait une vitalité propre à un plus jeune âge. Il émanait un sentiment de puissance de cet homme, dans son allure, sa démarche fluide et vigoureuse. Ses yeux d’un gris orage, à l’instar de sa chevelure, étaient entourés de petites pattes d’oies. Il jeta un regard à Elias si perçant qu’il se sentit nu. Il avait l’impression que cet homme pouvait lire jusqu’aux tréfonds de son âme. Mais un éclat de bienveillance brillait dans ses yeux cendrés et si son expression demeurait quelque peu monolithique, Elias décernait une certaine aménité.Le visage de Maya s’éclaira quand elle s’adressa à
Au vingtième siècle, le docteur Kübler-Gross énonça qu’un sujet ayant vécu un deuil passait en moyenne par cinq étapes. Chaque individu les vivait selon ses susceptibilités et son vécu personnel dans un ordre qui lui était propre. Voire seulement en ne passant que par trois ou quatre de ces étapes. Ou encore aucune. Mais la plupart en avaient besoin. Pour s’y raccrocher. Grâce à elles, au travers d’elles, même si tout leur semblait vain, même si ces émotions étaient loin de la joie et du bonheur perdu, elles lui permettaient de ressentir, de mettre un mot sur leur perte, et au terme, lors de l’ultime étape, d’aller de l’avant.ΩElio se lia très vite d’affection pour Elias. Le jeune garçon, très chaleureux, avait été un véritable baume au cœur pour son aîné qui avait une tendance à la mélancolie, son espoir de revoir Tom prochainement envolé.L’Unisson était un tout autre monde, bien différent du petit microcosme dans lequel il avait vécu enfermé pe
Si sa première semaine fut teintée d’amertume, les six mois qui suivirent furent parmi les plus heureux et épanouissants de sa vie. Les plus épuisants, aussi. Prenant part aux tâches quotidiennes qui faisaient vivre l’Unisson, il passait ses journées à travailler. Il était tellement fatigué les premiers soirs, qu’il tombait sur son lit à peine le repas terminé et sombrait immédiatement dans un profond sommeil sans rêves. Puisqu’il était question de repas, il mangeait comme trois. Il était surpris de la quantité de nourriture qu’il était désormais capable d’ingurgiter. Pire, quand il se voyait se servir, il se rappelait lui-même se moquant de Tom qui faisait ainsi. Un sujet qui avait beaucoup fait rire Chloé et Elio. « C’est le plein air », rétorquait-il tout le temps, même lorsqu’il passait la journée enfermé. Mais son efficacité, sa polyvalence et sa sympathie lui valaient de régulièrement choisir son affectation.Un soir à table, Chloé avait malicieusement abordé le sujet de c
Elias tombe. Le vent gifle son visage, ses cheveux lui volent dans les yeux. La chute continue, interminable. Encore et encore. Cette fois, il est conscient d’avoir déjà vécu ce moment. Toujours envahi par l’obscurité, des ombres lumineuses flottent devant au-dessus de lui. Des lambeaux de ténèbres prenant subitement feu. Il tente de les saisir, mais elles esquivent son toucher. Puis finissent par se poser sur lui. La douce félicité qui s’empare de lui ne dure qu’un instant. Son corps s’enflamme et il continue de chuter, embrasé, dans une traînée de fumée noire. *Elias se réveilla, encore une fois en sursaut, frappant ses membres de toute part pour éteindre le feu, l’adrénaline effaçant toute léthargie résiduelle. Il soupira quand il ne vit aucune trace sur son corps de la morsure ardente qui l’étreignait. Il se laissa retomber dans son lit. Pourtant, il était incapable de se rendormir. Son instinct lui criait que quelque chose n’allait pas. Une d
J’ai toujours vécu selon les règles. Peut-être, à la rigueur, effleuré quelques limites, mais je conservais l’intime conviction que c’était par la Loi que la société subsistait. Aujourd’hui, ma vision était plus claire. L’Optimus avait été mon premier indice, et le chemin que j’avais emprunté au long de ces six derniers mois avait été suffisamment tortueux pour me permettre d’arriver à la conclusion qui s’imposait.Ironique qu’elle me saute au visage alors que je me vidais de mon sang dans un sous-terrain miteux, ma vision floue, mon cœur battant à toute allure pour continuer d’envoyer ce qu’il en restait à mon cerveau. Les gens normaux fabulent volontiers sur les grands moments de leur existence. Moi ? Je l’ai fait aussi. Ce n’est pas une vie si l’on n’a pas d’objectifs. Mais j’ai encore plus souvent imaginé l’instant où je quitterai ce monde. La mort en elle-même n’était pas importante et ne m’effrayait pas. Évidemment, n’importe quel quidam se voit partir en apothéose, dans u
Alistair Syn. Le nom lui-même m’était inconnu. Et, plus étonnant, inconnu de la base de données d’ORGANA. Je foulais les dalles de marbre menant à la Bibliothèque, sûrement ma dernière chance d’acquérir ces informations. Premier dilemme qui s’offrit à moi, les livres étaient rangés par thème. Si ORGANA ne me permettait pas de retrouver l’ouvrage que je recherchais, je devrais passer par un moyen plus conventionnel. Presque honteux. Demander de l’aide. Ça me peinait, mais c’était ça ou fouiller pendant des heures, voire des jours. Je me dirigeai donc vers une Lambda avachie sur son bureau et la sollicitai. Après quelques instants, elle me dit:—Désolé, m’sieur, il n’y a aucune occurrence.Elle se foutait de moi ou quoi ? Si Lyna m’avait indiqué ce livre, c’est que je pouvais le trouver. Ses derniers mots avant de quitter mon appartement me revinrent en tête.—Et pour Magnus Pyers ? lui demandai-je, ma patience s’étiolant.Elle tapota sur son
Une semaine après la mort d’Elias, Les pieds de Maya dansaient dangereusement au-dessus de l’abîme. Le regard perdu dans le vague, elle essuya une larme. Elle la saisit et le contempla, surprise. Elle ne pensait plus en avoir en réserve.Les Charivaris avaient suivi Obsidian en dehors d’Élysia aux premières lueurs de l’aube. Maya avait insisté pour que le corps d’Elias soit emporté avec eux. Obsidian avait évidemment accepté. Il était naturel qu’il reçoive l’enterrement qu’il méritait. Ils avaient monté le camp à quelques heures de marche d’Élysia. Dans la clairière où Elias et Maya avaient échangé leur premier baiser. Celle où ils s’étaient donné rendez-vous.Jour après jour, Maya s’était brisé les os pour ressouder ceux d’Elias. Défigurée pour lui rendre sa beauté. Souffert, saigné pour rendre à sa dépouille son intégrité. À l’issue de trois jours et deux nuits, épuisée, elle
À chaque saison, la beauté d’Élysia prenait une nouvelle dimension. En ce début d’automne, chaque immeuble était teinté d’une nuance différente. Des feuilles d’ocre et d’or se mêlaient artistiquement aux pourpres et à l’écarlate de leurs voisines. Bien que l’aurore mette en valeur tous ces tons, je n’étais pas d’humeur à apprécier la splendeur du paysage. Des volutes de fumée noire montaient doucement tandis que les premiers rayons du soleil rougeoyaient sur la ville. Je sentais encore résonner dans ma tête le cri d’ORGANA lors de l’explosion de l’Étoile. Chaque individu l’avait entendu quand la conscience collective avait été brisée.Je regardais le trou béant à la place du serveur d’ORGANA. Une fois détruit, les foules avaient retrouvé leur lucidité et s’étaient dispersées. Ce matin, le souvenir d’ORGANA avait fané, mais celui d’Elias et des Omégas était ancré dans les mémoires à jamais.Un long manteau noir sur les épaules, je touchai ma joue tuméfiée. Lyna se plaça à
—À droite, s’écria Richard.—À gauche, souffla Chloé.Claire et Maya tournèrent au détour d’un couloir et se percutèrent de plein fouet. Avant que la première ne réagisse, le couteau de Maya était apparu, pointé vers sa gorge. Une cacophonie de cris emplit les parois rocheuses.—Je le reconnais, celui-là, cracha Maya en désignant Flyn d’un mouvement de tête peu appréciateur. C’est le laquais de Caine.—Si vous êtes là pour nous arrêter, il va vous falloir plus qu’un vieillard et une frêle jeune fille, ricana Obsidian, son visage caché dans les ombres de la capuche noire qu’il portait.Claire ravala la réplique cinglante qu’elle avait sur le bout de la langue et garda le regard rivé sur le couteau près de sa gorge. Elio pouffa de rire en voyant la journaliste loucher.—Théo ? C’est toi ? demanda Flyn.Maya et Chloé se fixèrent, surprises. Chloé se pencha vers Elio.—C’est de toi qu’il parle ?
La porte de la cellule s’ouvrit sans bruit. Un Avatar passa d’une démarche traînante devant celle d’Elias. Elle était vide. Il grogna et continua à avancer. Elias souffla, craignant que l’invisibilité que lui offraient ses pouvoirs ne résiste pas à un examen approfondi. Les mâchoires serrées par l’effort de concentration, il sortit de la geôle. Il s’était attendu à croiser de nombreuses personnes paniquées, mais les couloirs étaient déserts. Il ne savait pas où il était, mais la porte n’était pas dure à repérer. Une fois l’électricité éteinte, les feux d’artifice explosant dans le ciel à la lumière de la lune brillaient comme des lucioles dans la tête d’Elias. Les yeux clos et camouflés par son Nexus, longeant les murs, Elias finit par la trouver. Il ne restait plus qu’à réussir à sortir.La température de fusion de la roche est comprise entre sept cents et mille deux cents degrés. Elias regarda ses mains et haussa les épaules. C’est jouable.Sa respiration était ample et
Je regardais les deux livres aux couvertures brunes élimées similaires. Celui de Claire était contemporain à celui d’Elias. Et c’était assurément la même écriture. En parlant d’Elias, la conversation que j’avais eue avec lui, une semaine plus tôt, et toutes celles qui avaient suivi pesaient sur ma conscience.La journée était sur le point de se finir. Le calme était enfin revenu au Concil après quelques premiers jours houleux. Le peuple était heureux. J’avais lu les mots couchés sur le petit carnet d’Elias déjà plusieurs fois sans réussir à trouver la moindre information intéressante. À vrai dire, je m’étais demandé s’il n’était pas codé, mais après l’avoir fait passer par tous les algorithmes possibles et imaginables, y compris en utilisant le Gorski de métal que j’avais modélisé, je m’étais rendu à l’évidence. Et pourtant, l’impression que je ratais quelque chose me titillait. Le premier traitait des événements qui avaient conduit à la rédaction de la Constitution d’Élysia. C’
Trois jeunes adultes et une enfant s’effondrèrent de fatigue sur le sol mousseux. Les larmes coulaient sans retenue sur leurs joues. Seuls les yeux d’Elias restaient désespérément secs. À cet instant, il avait la sensation d’être étourdi. Complètement, irrémédiablement, engourdi.Tout le monde réagit différemment face à la mort. Certains pleurent, d’autres ont cette sensation de vide, si profond que rien ne peut le remplir. Ou encore l’impression d’être en train de tomber sans rien avoir à se raccrocher.Ils ne savaient pas où ils étaient, mais étaient tous trop choqués et fatigués pour s’en soucier. Elio les avait transportés jusqu’à l’épuisement et que son pouvoir cesse de fonctionner. Ils s’endormirent quelques minutes, lovés en position fœtale, s’abandonnant à la douce libération du sommeil, sous l’œil vigilant d’Elias. Aux premières lueurs du soleil, un regard leur suffit pour reconnaître où ils étaient. Sans même l’apercevoir, ils savaient que quelques centaines de
Plusieurs centaines d’écrans noirs m’entouraient, formant un arc de cercle devant moi. Des voix s’échappaient de plusieurs d’entre eux et emplissaient mon bureau d’une cacophonie sans pareille.—Que pouvons-nous bien faire ?—C’est trop tard. Montgomery s’est inscrit pour un nouveau mandat face au peuple !—C’est un sacrilège !—Il nous fera taire si nous tentons quelque chose contre lui !Un des écrans intima le silence. La voix d’Héléna résonna. Je m’enfonçai confortablement dans mon large fauteuil de cuir. Parfait. Le spectacle pouvait commencer.—Mes chers collègues, bienvenue ce soir pour ce qui sera, je l’espère, un événement unique dans l’histoire de notre Nation. Les actes récents du Chancelier nous ont conduits à une situation inédite aujourd’hui. Pour la première fois de notre ère, nous faisons face au danger d’un régime totalitaire. Moi, Héléna Trioli représentante de l’ordre de l’Utopie, déclare Charles
Les yeux d’Elias brillaient d’excitation. Maya lui adressa un signe de tête signifiant « comment va-t-on entrer sans submerger la pyramide ? ».Une lance frôla son visage, creusant une légère entaille sur sa joue gauche. L’eau se teinta d’écarlate autour d’elle. Bientôt, de nombreuses autres suivirent le même tracé, tombant dans leur sillon. Elias leva les yeux, brûlant d’une colère froide, vers leur origine. À quelques dizaines de mètres au-dessus d’eux, une armée de Rôdeurs s’était rassemblée sur les toits épargnés par les flots et gesticulait en les regardant. La vision plus floue de seconde en seconde, Elias hésitait. L’eau, le seul rempart entre eux et la mort, serait leur linceul dans quelques minutes. De plus en plus de projectiles les frôlaient; les Rôdeurs, pris de folie, leur jetaient tout ce qui leur passait sous la main. Elias se tourna vers Barthélémy pour quérir son avis. Trop tard. Livide, le corps de Chloé flottait, inerte. Elias comprit alors qu’elle avait
Par une chaude journée de fin d’été, les foules étaient massées dans les rues. La température, excessivement élevée, ne semblait pas freiner les fêtards, toujours plus nombreux. L’alcool coulait à flots, d’immenses écrans déversaient leurs reflets colorés, uniquement éclipsés par la beauté des feux d’artifice, et la musique résonnait. Une soirée normale, en somme.Les notes électroniques s’arrêtèrent brutalement. Des centaines de visages surpris levèrent les yeux vers les écrans. Chaque moniteur, chaque montre d’interface s’alluma de concert.Une vidéo démarra. Un individu, manifestement saoul, titubait. Gras et libidineux, il se dirigeait vers un lit où deux jeunes femmes et un homme l’attendaient, seulement vêtu d’un masque de cochon. Une fille lui jeta un objet rond à la figure. Il s’empressa de le fourrer dans sa bouche. Ironiquement, le bâillon représentait une pomme. L’homme se mit à genoux devant ses partenaires…La caméra dévia du spectacle avant qu’il ne s