Besançon–Police, ouvrez !L’homme avait entrebâillé la porte, à moitié réveillé, en boxer et tee-shirt. L’ensemble n’était pas très net.–Qu’est-ce que... J’ai fait quoi ?Pour toute réponse, il vit deux cartes barrées du drapeau national, tellement près de son nez qu’il dut reculer la tête pour voir ce qu’il y avait écrit dessus. Ce délai de réaction lui fut fatal. Sans qu’il ait le temps de protester, il vit entrer une brunette avec un nez de boxeur, imitée par un jeune beur qui protégeait ses arrières. Le bordel ambiant sembla les arrêter. L’odeur de sueur âcre et de relent de poubelle prenait à la gorge. Ils avaient auparavant décidé de leurs rôles. Elle dirigerait l’opération, Yannis resterait en retrait au cas où... il suivait sa collègue de très près, la main droite sur la crosse de son arme de service.Elle fit signe à l’homme de s’asseoir sur la première chaise. La nuit avait été mauvaise pour toute l’équipe. Sandrine, particuliè
BesançonAlors que Sandrine et Yannis étaient partis interroger Kevin, Damien devait passer au commissariat pour rencontrer ce commissaire au nom russe. Durant la route, il n’arrêtait pas de penser à son ami... son téléphone était sur messagerie. Plus qu’inquiétant. Au petit déjeuner, ils avaient convenu qu’il était temps d’aller tout déballer aux flics avant qu’il ne soit trop tard: mentalement, il se préparait à ce qu’il allait dire. Il ferait écouter la conversation téléphonique de la veille, expliquerait l’enlèvement en tentant de minimiser l’action de Frédo. Allait-il être écouté ? Il en doutait. Entendu ? Il l’espérait... D’humeur maussade, il souhaitait qu’il n’arrive pas d’autre catastrophe aujourd’hui…Il allait être déçu!Treize heures étaient passées depuis le dernier appel, depuis l’ultime signe de vie. Comme d’habitude, il pleuvait un crachin faible, mais persistant. Le ciel lourd de menaces à venir était tout à fait raccord avec le moral d
BesançonSandrine frappa à la porte, une femme au visage sympathique vint ouvrir. Yannis était en retrait. Grâce à l’appli GPS, ils avaient trouvé l’adresse de Jules. Il n’habitait qu’à quelques rues de son abruti de copain... assez normal en fait, que deux amis vivent dans le même quartier. La dame affichait un grand sourire, ne sachant que penser de ses visiteurs. Les deux cartes de police, de funeste mémoire, lui figèrent le visage.–Oui ?–Bonjour, madame, OPJ Martin et gardien de la paix Amraoui. Désolés de vous déranger, nous avons des questions à vous poser au sujet de votre fils, Jules.Soupir de lassitude de la mère.–Entrez.Elle fit volte-face et s’engagea dans le grand salon attenant au couloir. Il était meublé avec beaucoup de raffinement et de moyens, l’ensemble était agréable à l’œil. Au mur, deux belles lithographies de Toffoli mettaient des touches de couleur dans cette décoration sobre. La seule faute de goût
BesançonL’équipe, ou plutôt, ce qu’il en restait, s’était retrouvée dans leur quartier général: La chambre d’hôtel premier prix avec WIFI. L’humeur était à l’image du temps, calamiteuse.Il pleuvait avec une fréquence métronomique ! Il pleut deux heures, il ne fait pas beau pendant deux heures, il pleut deux heures... et ainsi de suite. Depuis qu’ils avaient dépassé Brive-la-Gaillarde quatre jours plus tôt, ils n’avaient pas revu le soleil. Ici, la grosse boule jaune devait être un mythe que l’on racontait aux enfants pour réussir à les endormir…Tous les trois étaient assis en cercle... un cercle qui ne ressemblait plus à rien, à l’image de leur groupe décimé. Ils rassemblaient leurs idées, essayant d’en trouver une bonne. Las, leurs cerveaux semblaient figés dans de la poix refroidie. Leur cercle ne tournait plus rond. Ils fonctionnaient au ralenti. Bien sûr, Damien était allé à la pêche aux informations, mais il n’avait pu parler à Frédo qu’une minute, et
BesançonBoris Karpof avait appelé son ex-ami d’enfance. La loi du silence devait être brisée, les faits étaient trop graves. Le vieil animal politique n’était pas facile à dompter. La joute avait commencé.–N’oublie pas Boris, si je plonge, tu plonges avec moi !–Ne me prends pas pour un idiot Georges. On est dans la même galère. Ton méchant toutou a merdé grave. On ne peut pas dire que ce crétin de Jarier va beaucoup me manquer, mais qu’est-ce qui t’a pris d’envoyer Jörg ? Tu sais aussi bien que moi que c’est un cinglé ingérable. Et pourquoi Jarier ?–Il a pris une initiative regrettable. Mais à chaque chose malheur est bon, on va être débarrassé de toute la bande d’un coup.–Il n’y a que Biakry qui soit hors circuit, les autres sont encore là.–Ne t’inquiète pas. Dès cet après-midi, j’appelle la préfète de Haute-Garonne. On va gérer ça entre homologues, les ordres vont redescendre en cascade et demain, ils ne se
Moscou été1957On l’appelait « le boucher », un homme massif au visage inexpressif. Un taiseux. Il était déjà taciturne avant de quitter sa mère patrie, la Russie. Son déracinement, depuis son arrivée en France, avait renforcé son caractère renfermé. À Moscou, il était quelqu’un. Un homme respecté, craint. Ici, il n’était rien qu’un étranger regardé par les « frantsuzskiy » avec dédain, voire suspicion. Ici, il était devenu le ruskof, l’immigré.En situation d’urgence absolue, il avait dû fuir avec sa famille, au début de novembre 1956, grâce à un réseau de camarades: des frères d’armes. L’hiver s’annonçait rude, les premiers froids étaient arrivés en avance d’un bon mois. Mais la météo ne changerait rien, ils ne pourraient pas retarder leur départ pour cause de mauvais temps. Le boucher était sur les listes, et sa famille aussi. Rester au pays signifiait: arrestation, procès, déportation dans un camp du goulag ou pire, exécution ! Pour certains, la dépo
Besançon2018Yannis souriait encore de la réflexion de Sandrine. Il tourna son PC portable vers ses collègues. De portable, il n’avait que le nom: il faisait le poids d’une armoire normande. Un HP série pro boosté au maximum des possibilités actuelles, qui pouvait supporter n’importe quel jeu de l’année. Une bête de puissance que son maître aimait malmener, à pousser dans ses retranchements et, comme tous les flics informaticiens, dans les méandres du NET: aussi bien le « clean » que le « dark ».En plein écran, était affichée une photo anthropométrique d’un type qui toisait un mètre97. En incrustation, le même homme apparemment dans un environnement qu’ils connaissaient tous: le café à l’ancienne dans lequel Frédo avait serré Jarier.–Je vous présente Jörg Jurgensen, citoyen allemand résidant à Besançon depuis dix ans. Adepte de salles de sport et de gonflette. Il matche aussi dans plein d’articles sur le kickboxing. Il écluse l
Besançon1957La première chose qu’Anatoli aima en France fut le pain. Jusqu’à ses 17ans, chez lui en Russie, il faisait partie du peuple des sans grades, bien que vivant dans une famille relativement privilégiée. Son père était chef de culture dans une ferme collective, un kolkhoze du sud de Moscou. Le pain manquait souvent, mais au moins mangeait-il presque tous les jours, et plutôt pas mal, enfin, selon le critère russe de l’époque. Au grand dam de son père, Anatoli n’avait pas une âme de paysan. Il vouait une passion dévorante à l’uniforme. Un matin, alors qu’il portait des denrées au marché, il passa devant un stand tenu par des militaires, il mentit sur son âge et intégra l’armée rouge comme ça ; quasiment par hasard.L’ordinaire des soldats était plutôt maigre, fait de pain noir amer et gluant, accompagné de harengs ou de viande séchée. Ce pain de seigle, enfin normalement ce devait être du seigle, était en fait composé de toutes les céréales qui pouvaie