2018 Autoroute A20La 307 roulait depuis trois heures. Damien aimait bien conduire, surtout sur de longs trajets. Il avait proposé de prendre le premier relais. Frédo, à son côté, regardait le paysage en silence. Dans la mégane derrière eux, Sandrine et Yannis suivaient le même train de sénateur !La monotonie du paysage se déroulant avec lenteur, le ronronnement régulier de l’auto, le silence entre eux rendait l’air un peu plus épais à chaque kilomètre. La distance entre les deux sièges de la Peugeot semblait augmenter à mesure qu’ils se rapprochaient de leur objectif.Étonnamment, ce fut Frédo qui parla le premier.–Elle me manque !–Je sais… Enfin, j’imagine !–Si elle était là, elle saurait comment faire, avec le petit.–Il va falloir que tu arrêtes un peu de l’appeler le petit… il a quoi ? Quatorze ans ?–Quinze ans. Presque seize, mais c’est encore un con de gosse !–Difficile ?
Besançon2010Anka avait jeté un coup d’œil rapide dans la chambre de sa sœur. Vide. Pourtant, il lui avait semblé avoir entendu un bruit. Une plainte, peut être un sanglot ? Elle aurait mis sa main au feu. Cependant, il lui fallait se rendre à l’évidence: il n’y avait rien, elle avait rêvé, voilà tout. Elle tira la porte pour la refermer quand, elle l’entendit à nouveau. Ça venait bien de la chambre. Elle entra sans bruit. La pièce était exiguë, une déco girly, hétéroclite, en recherche de personnalité et d’identité. Plus franchement petite fille, avec ce grand poster de Stromae face à face avec Maître Gims. Mais pas tout à fait adolescente, avec ces peluches omniprésentes et son affiche géante d’un bisounours les bras ouverts, semblant vouloir faire un câlin aux chanteurs…À côté de la porte, il n’y avait que le placard. Rien ne pouvait venir de là. Face à elle, le lit une place était vide. Cela recommença. Cette fois-ci, elle l’entendit très nettement:
2018Aire de repos autoroute A20Le repas arrivait à sa fin, Frédo n’avait pas dit grand-chose, ce qui ne lui ressemblait guère. Les conversations étaient assez banales, météo, voiture, faits divers. Frédo se leva pour aller chercher les cafés et en se rasseyant, il prit la parole:–J’ai un truc à vous dire.Il avait posé ses avant-bras devant lui, mains jointes, en prière. Le ton était grave. Ses yeux regardaient un point imaginaire, fixe, sur la table, entre ses coudes. Ses collègues étaient attentifs, Frédo n’était pas coutumier de ce genre d’intervention, les chichis et les manières l’emmerdaient, on voyait bien qu’il prenait un élan intérieur…–Je vis seul. Vous le savez, ça n’a pas toujours été le cas. J’ai un fils de quinzeans, Nathan, vous pouvez vous douter… on a été deux pour le faire.Il eut un petit rire nerveux, la tentative d’humour essayait de masquer le fond… Sandrine faillit sortir une bêtise, elle se
Besançon2018Damien et Frédo attendaient patiemment dans le hall de l’hôtel de police. Seul Frédo s’était présenté au planton... pour laisser l’effet de surprise !Un homme petit, rond, souriant, s’approcha. Il salua Frédo chaleureusement !–Comment allez-vous, Frédéric ? Cela faisait longtemps que l’on ne s’était vu !Frédo répondit glacial, cent couteaux effilés sortant de sa bouche :–Très exactement, troisans et six mois, lors du troisième anniversaire de la disparition de ma femme. La fois où vous m’avez dit que l’on n’aurait plus rien de nouveau, tant que le hasard ne s’en mêlerait pas ! Vous m’avez même fait comprendre alors qu’il valait mieux que je ne revienne pas. Que vous m’appelleriez quand il y aurait un nouvel élément !Jarier prit un air contrit ! Il était mielleux, faux comme la Joconde du musée de Toulouse.–Comme je vous comprends! Mais je manque à tous mes devoirs, suivez moi dans mo
Les deux collègues étaient retournés à leur voiture sous une pluie battante.–Bon sang ! Il ne s’arrête jamais de pleuvoir dans ce pays ! Alors, ce Jarier, toi qui le connais, t’en penses quoi Frédo ?–Je ne sais pas trop, mais, il psychotait grave. Le coup du Post-it, ça m’a soufflé.–C’est sûr, il n’est pas serein, se croire surveillé ainsi, ce n’est pas commun.–Vu sa réaction, à mon sens, il craignait que l’on soit là à cause d’un lien entre la petite Zhilliet et Séverine. J’ai l’impression qu’il était soulagé qu’on n’en ait pas parlé, mais, il ne peut pas ne pas y penser !–J’ai eu la même impression. Avec Sandrine et Yannis, fouillez dans sa vie pour savoir quelle est sa part d’ombre, et qui peut le tenir aux couilles... Il ne cache pas des trucs pour son propre compte, on est sûrs maintenant qu’il y a quelqu’un derrière. Trouvez son vice: sexe, jeu, trafic. De mon côté, j’ai un truc à faire cet aprèm.
Besançon2018L’après-midi même, Damien se rendit au domicile d’ Anka Kolienko:–Madame Kolienko ? Capitaine Damien Sergent.–Bonjour Sergent, euh, faut-il vous appeler Sergent ou capitaine ?Damien sourit, son patronyme suscitait souvent ce genre de réactions. Bien que le grade de Sergent n’exista pas dans la police, la confusion était fréquente chez les béotiens.–Capitaine c’est mon grade, Sergent c’est juste mon nom.Anka sourit et se mordit la lèvre inférieure pour ne pas demander si son nom était « sergent » et « juste » son prénom... humour de trentenaire, fait de réminiscence de «Dîner de Cons».–Dans ce cas, bonjour tout court, c’est plus simple. Que me vaut cette visite ?–Je viens de Saint-Gaudens, à côté de Toulouse. Je suis porteur d’une…Le doux visage aux yeux clairs se durcit instantanément à l’évocation familiale. Un voile de froideur l’enveloppa.
BesançonLa C5 noire avec cocarde et macaron handicapé se gara en silence dans la contre-allée du bois. Jarier attendait depuis dix minutes. Pas question d’arriver en retard avec le préfet! Il monta dans l’auto à la place du mort. Le chauffeur descendit, les laissant seuls.Quelques instants plus tard, la cloison séparatrice en verre baissa, avec son ronronnement de moteur électrique.Le préfet Bergeron était silencieux, comme à son habitude. Il dévisagea le commandant de son regard noir. Le flic, lui, tentait de garder un semblant de contenance. Encore une fois, son corps le trahissait: sa transpiration aigre exhalait dans l’habitacle. Ce qui marquait chez le vieil infirme, au premier abord, c’était ses yeux. Ils étaient beaucoup trop enfoncés dans leurs orbites, au fond de cratères parcheminés. Jarier se souvint avoir pensé, lors de leur première rencontre, que Georges Lucas avait dû le croiser avant de créer son personnage d’empereur dans Star Wars.
BesançonAnka revint de la cuisine, se rassit et continua son récit. Elle raconta son père brisé, rentrant à la maison drapé de dignité. Une fois la porte fermée, elle lui lui décrivit le hurlement qu’il avait poussé. Le bouleversant cri de douleur, un cri animal de bête blessée qu’elle entendait encore dans ses cauchemars quasi quotidiens ! Son père, son papotchka, avait cessé de vivre ce matin-là, et Anka avait cessé d’aimer son Ira chérie. Oui, l’amour d’Anka pour sa sœur se transforma en dégoût tant ce cri l’avait retournée, tant elle avait communié avec l’infinie, l’incurable blessure de son père.Ira n’emmenait que la désolation, la douleur, la tristesse dans la famille… depuis sa naissance. Une semaine plus tard, papa fêtait ses soixante-trois ans, il en paraissait soixante-dix. J’imagine que ses pensées étaient toutes pour moi. J’imagine qu’il nous revit seize ans plus tôt par ce matin froid de novembre, moi dans ses bras, lui posant la terrible question…«
BesançonFrédo semblait septique, et Sandrine aussi.–Quoi ? Demanda le capitaine.Il les regardait alternativement. La brune secouait la tête, dubitative. Elle entama une longue tirage:–J’imagine… Anka arrive dans la caravane, Irina a déjà commencé à fêter la soirée avec son cocktail, vodka-médicament. Sa sœur entre, ou alors Bergeron, ou les deux, peu importe ! Elle est dans les vapes, elle a donc droit à son injection de Xyla machin. Elle pousse son dernier soupir ! Alexis vient à ce moment, Il la trouve inconsciente. Même s’il ne sait pas qu’elle est morte, c’est la bonne occase pour lui de piquer son blé. Alors, pourquoi lui tirer une balle ? Pour la tuer ? Il n’en a pas besoin... conclut-elle avant de continuer : il n’y a que les psychopathes qui tuent sans raison. Et pour l’affaire d’Irina, on peut écarter Anthony... Tout accable Alexis, les empreintes et maintenant, le mobile.Frédo en ajouta une couche.–
BesançonL’arrestation d’Anka Kolienko s’était déroulée sans histoire, à six heures du matin. Ce fut la BRI14 de Besançon qui s’en chargea. Dans la foulée, une perquisition en règle avait été opérée. Le petit juge Kambert était venu en personne pour la superviser. Il espérait sans doute la présence de la presse, même à cette heure matinale ? Coup de chance, les journalistes étaient là. Qui avait bien pu vendre la mèche ? « Je jure de trouver la source qui nuit à la sérénité de l’enquête », avait-il déclamé sur un ton outré. Anka, quant à elle, resta mutique. Elle ne pipa mot durant toute la perquisition, ni après son transfert au commissariat central. Karpof était en retrait, trop d’affects avec la jeune femme. On le laissa seul quelques minutes avec elle. Il essaya bien de la raisonner, mais rien n’y fit.Dans le même temps, la BAC de Pau avait fait une descente dans la caravane d’Alexis Vasseur. Le procureur Séverac du TGI de Saint-Gaudens avait assez d’éléments p
Un mois avant la mort d’IrinaIrina reposa son stylo, pour relire la lettre qu’elle venait d’écrire à Anka ... son Aksora adorée.Elle se grattait l’avant-bras. La plaque rêche fourmillait. La chair verdâtre, craquelée, devenait plus dure à mesure que l’on s’approchait du centre. Par moment, la démangeaison était telle qu’elle avait besoin d’y aller au cutter, d’arracher les lambeaux, de tailler dans le vif. Ses stigmates allaient être bientôt effacés. Elle avait vu un médecin dermatologue. Il envisageait une greffe de peau sur les quatre parties nécrosées. Le principe était d’une simplicité enfantine. On allait lui prélever de l’épiderme et du derme sain plus bas dans la cuisse, avec une sorte de couteau à kebab. Le greffonserait ensuite réimplanté sur la zone préparée et, après deux ou trois opérations, les parties mortes auraient pour ainsi dire disparu, du moins le lui avait-on assuré. Peut-être même pourrait-elle remettre un maillot de bain, d’ici trois o
St GaudensToute la journée avait été consacrée à gérer le loupé magistral du matin. Pichery avait failli en avaler son chapeau, Les flics de l’IGPN étaient bien sûr venus, Damien avait dû rendre son Sig Sauer, pour la forme lui avait-on dit... Tous trois avaient été entendus. Le commandant Batista des Bœufs 13 avait débriefé avec Damien, en fin d’après-midi. Leurs versions concordaient. À première vue, on ne pouvait pas parler de bavure. L’utilisation de l’arme répondait parfaitement aux deux sacro-saintes règles... L’absolue nécessité avérée, ainsi que la réponse proportionnelle. Elles ne pouvaient être contestées. Il y avait d’abord le delta entre la musculature du forcené et la stature de la policière. L’examen pratiqué sur elle était éloquent. Comme écrit sur le rapport de l’urgentiste: « La pression exercée par les menottes a créé un hématome profond proche des voies respiratoires. L’accroissement de cette pression dans cette zone aurait engendré un écras
BesançonBoris Karpof entra dans la C5 noire de son ami. Comme à son habitude, Paul, le chauffeur infirmier, les laissa seuls. Le préfet le rappela. Il lui demanda de s’approcher et luiglissa un mot à l’oreille. Paul acquiesça avec une légère moue de surprise.Georges Bergeron avait la mine pire que jamais. Son teint blafard tirait vers le crayon gris, terne comme un ciel de pluie. Le temps avait enfin décidé d’arrêter sa grisaille coutumière. Oh, ce n’était pas le grand bleu, mais au moins ne pleuvait-il plus, c’était déjà ça. Paul s’éloignait en allumant une cigarette, seul vice que lui connaissait son employeur. Le commissaire ne levait pas la tête. Ce fut lui qui lança les hostilités.–C’est fini Georges. Je suis désolé.–Tu m’avais promis, Boris. Tu nous as trahis !–Je n’ai rien pu faire. Je ne sais pas quoi te dire de plus.–Comment ont-ils su ?–Youri… Il est mort hier soir !Le pr
Sur la route, à soixante kilomètres de St Gaudens–C’est encore loin ?–Décidément, tu es comme les gosses... Ma sœur a une gamine comme toi. Elle n’a pas le cul dans une bagnole depuis cinqminutes qu’elle demande avec une voix traînante: « c’est quand qu’on arrive » ? Mais elle n’a que six ans ! ajouta Sandrine, gratifiant son jeune collègue d’un clin d’œil appuyé.Tiens, regarde le panneau, jeune padawan impatient... Auch, trois kilomètres: tu as ta réponse.Quelques minutes plus tard, aux alentours de sept heures quarante-cinq, le groupe approcha lentement de la caravane. Damien avait dirigé le briefing. S’ils profitaient de l’effet de surprise, il y avait peu de chance qu’il réagisse.Ils avaient roulé toute la nuit, deux voitures pour trois chauffeurs. Pas vraiment de quoi pouvoir se reposer. Pichery n’avait voulu prendre aucun risque. Le GIPN allait se charger de l’arrestation. Damien avait dû obtempérer
BesançonLe capitaine Sergent attendait qu’on le fasse entrer dans le bureau du juge Kambert. Un petit juge qui ne faisait pas l’unanimité! Il en faisait trop d’après radio SPP... Dans tous les prétoires, il y avait ces bruissements de couloir, ces échanges de rumeurs. Le lieu des petits et grands règlements de compte, radio SPP: radio Salle des Pas Perdus. Il n’y avait pas que les pas qui se perdaient, les mots aussi s’envolaient. Parfois, ils ne s’égaraient pas tout à fait, et allaient se nicher au creux d’une oreille attentive. Damien les avait recueillies, ces petites bribes lâchées en l’air, juste avant que l’huissier ne l’annonce dans le saint des saints. Une petite confidence faite par un flic du coin, un habitué de Kambert ! Il lui avait expliqué à mots couverts que le petit juge avait parfois la langue bien pendue avec la presse… et qu’il pouvait lâcher des infos si ça pouvait lui apporter un peu de lumière. Damien ne savait pas encore ce qu’il allait en fai
BesançonLes deux flics s’apprêtaient à frapper à la porte.–Cette fois s’il me prend pour une demeurée, je lui refais le portrait et je le jette par la fenêtre !–OK, et moi je te filme et je balance ça sur le net, répliqua le jeune geek en cognant à la porte.La porte s’entrebâilla. La puanteur qu’ils avaient oubliée leur sauta à la gorge.–C’est tôt, putain. Vous voulez réveiller l’immeuble ou quoi ?–Police, tu nous remets ? Ouvre !–Et pourquoi je le fera ?–Attention à toi, que je lui donne une raison pour qu’il le fera… lança le flic à l’attention de sa collègue.Il se mit en porte-à-faux arrière pour prendre de l’élan, et lança le plat du piedprès de la poignée. La chaînette capitula sans insister. La porte s’ouvrit en grand. Le nez de Kevin n’eut pas la présence d’esprit de l’entrebâilleur. Il éclata comme une cerise gorgée de soleil. Le pauvre idiot se retrou
BesançonUne dame encore jolie et bien mise vint ouvrir aux deux policiers. Bien sûr, elle fut étonnée par l’heure matinale, il n’était même pas huit heures. « Bien heureuse que j’aie mon cours, sinon ils me trouvaient en peignoir » telles étaient les pensées profondes que lui inspiraient cette visite inattendue.–Oui, bonjour, que puis-je pour vous ?Les deux policiers présentèrent leurs cartes de service.–Bonjour, madame Allard ?–Non il n’y a pas de madame Allard, enfin je l’espère… ajouta-t-elle avec un petit rire. Mon compagnon s’appelle Pierre Allard, mais nous ne sommes pas mariés.–OPJ Sandrine Martin, et mon collègue, Yannis Amraoui. Pouvons-nous lui parler ?–Oui je vous l’appelle, mais moi je ne reste pas. J’ai Tai-chi-chuan!Pierre ! On te demande. Sur ce, au revoir, messieurs dame.Au moment de partir, elle se ravisa et s’enquit soudain avec un brin d