CHAPITRE 2

La conversation fut rapidement interrompue par l’entrée d’un homme d’une quarantaine d’années, grand et athlétique, avec une présence imposante. Habillé d’un treillis camouflage, de chaussures montantes noires et d’une veste de chasse marron aux multiples poches, il arborait une barbe de plusieurs jours et des cheveux châtain foncés en désordre, striés de quelques mèches grises. Émilie n’eut aucun mal à reconnaître Alaric Voss, grâce aux photos des extraits de presse qu’elle avait trouvé dans le dossier envoyé par la rédaction de son magazine. Il semblait plus âgé que sur les articles qu’elle avait parcouru, mais elle aurait pu jurer que c’était bien lui. Après tout, les faits remontaient à cinq ans, et la perte d’un être cher à tendance à laisser des traces…

L’homme s’approcha du comptoir pour acheter du tabac, échangeant quelques mots avec la commerçante, qui semblait à présent nettement moins volubile. Émilie se leva aussitôt et s’approcha de lui.

« Monsieur Voss ? » demanda-t-elle, adoptant la voix neutre qu’elle réservait à ses entretiens professionnels.

L’homme se retourna, ses yeux perçants passant rapidement de la jeune femme à son carnet de notes, et à l’appareil photo toujours suspendu au dossier de sa chaise. Arrivant manifestement à la même conclusion que la commerçante, il répondit abruptement « En effet. Vous êtes journaliste ? »

« Émilie Rochefort. J’ai accepté de réaliser un reportage animalier sur les loups qui vivent dans vos forêts pour le magazine Planète Vivante. J’aimerais beaucoup discuter avec vous, si vous avez un moment à m’accorder. »

Alaric la regarda un instant, puis hocha la tête « Très bien. Asseyons-nous. »

Ils s’installèrent ensemble à la table d’Émilie. Alaric semblait hésitant, comme s’il pesait chaque mot avant de le prononcer.

« Vous connaissez mon histoire, n’est-ce pas ? » commença-t-il, sa voix rauque suggérant qu’il était peu habitué à faire la conversation. « Ma sœur, Alba, a disparu il y a cinq ans au cours d’une sortie scolaire organisée par son lycée dans la forêt communale de Valmont. Les enquêteurs ont conclu a un accident. » Émilie hocha la tête en signe d’approbation. Elle avait lu les détails de l’affaire dans la presse de l’époque.

« Malgré de multiples battues, son corps n’a jamais été retrouvé. » continua Alaric Voss. « Son décès a été déclaré après la découverte d’une mare de sang, dans un endroit escarpé. Les analyses génétiques ont confirmé qu’il s’agissait bien du sang de ma sœur, et la quantité retrouvée laisse peu d’espoir qu’elle ait survécu à ce qui lui est arrivé dans cette forêt. Les enquêteurs pensent qu’elle a fait une mauvaise chute, et que les animaux sauvages ont dispersé son corps après son décès. »

Émilie l’écoutait attentivement, bouleversée par son récit. Le visage de l’homme était déformé par la douleur. Elle ne se sentait pas le courage de l’interrompre pour l’informer qu’elle avait déjà pris connaissance de ces éléments.

« Je comprends votre chagrin, Mr Voss, et je vous adresse mes plus sincères condoléances pour le décès de votre sœur… » répondit Émilie d’une voix tremblante.

« Vous pouvez m’appeler Alaric. » marmonna-t-il « Et merci pour votre bienveillance. »

« Surtout, ne croyez pas que je sois insensible à votre histoire, Alaric, » continua-t-elle, « mais j’ai du mal à voir le rapport entre la disparition de votre sœur et les loups qui vivent dans la forêt de Valmont. Comme vous le savez, je travaille pour un magazine spécialisé dans les documentaires animaliers sur la faune sauvage. Je peux vous assurer que les loups sont des animaux farouches et particulièrement méfiants à l’égard des humains. Il me parait très improbable qu’ils s’attaquent à une jeune fille égarée… »

Elle faisait de son mieux pour ne pas froisser cet homme en deuil, visiblement rongé par la perte qu’il avait subi. Alaric se pencha en avant, ses yeux brillant d’une lueur presque fiévreuse. « Ces loups… Ils ne sont pas comme les autres, Mademoiselle Rochefort. »

Émilie sentit un frisson parcourir son échine. Les histoires de loups-garous et de créatures fantastiques, ce n’était pas du tout son rayon. Elle pouvait presque entendre la voix de Claire, discréditant dédaigneusement la presse à sensation qui publiait ce genre de récits : « On ne mange pas de ce pain-là, chez Planète Vivante ! » Et pourtant, la passion dans la voix d’Alaric et la conviction profonde qu’elle pouvait lire sur son visage la fascinaient. « Que voulez-vous dire ? » demanda-t-elle, tâchant de dissimuler sa curiosité derrière une attitude professionnelle.

« J’ai passé chaque jour de ma vie depuis cinq ans dans cette forêt, et un bon paquet de nuits aussi. Je peux vous assurer que ces loups n’ont pas un comportement naturel. On dirait qu’ils observent les gens, qu’ils surveillent la forêt. Ils ne prennent pas la fuite, ils ne cherchent même pas à dissimuler leur présence ! Ils n’ont pas du tout l’air craintifs ou farouches, comme vous me l’expliquiez à l’instant. Ils ont un comportement… humain, si on peut dire ! J’ai la certitude qu’il y a un lien avec la disparition de ma sœur, je le sens dans mes tripes ! »

Émilie mémorisait chaque mot, son esprit s’emballant à l’idée de capturer ces animaux étonnant à travers son objectif. Elle se félicita d’avoir pensé à lancer l’application dictaphone de son smartphone au début de leur entretien, ce qui lui permettrait de ré-écouter leur conversation à tête reposée. Elle avait conscience que la disparition irrésolue de sa jeune sœur poussait Alaric Voss à envisager des explications surnaturelles, mais la photographe naturaliste en elle était irrésistiblement enthousiaste à l’idée de pouvoir observer, approcher et photographier des loups qui n’avaient peut-être pas peur de l’être humain ! Elle se sentit soudain honteuse d’instrumentaliser la douleur et le chagrin de cet homme pour satisfaire ses ambitions artistiques. « Je vous promets de faire tout mon possible pour découvrir l’éventuelle implication des loups dans la disparition de votre sœur. » déclara-t-elle avec sincérité.

Alaric la fixa intensément, comme s’il cherchait à décrypter ses véritables intentions. « Très bien. » dit-il, se penchant vers elle pour s’assurer d’être parfaitement clair : « Mais sachez que je suis déterminé à éviter qu’un tel drame touche d’autres familles. J’ai la ferme intention de protéger les habitants de ce village, même si la moitié d’entre-eux me prend pour un illuminé. Si ces animaux représentent une menace, ce dont je suis intimement convaincu, je n’hésiterai pas un seul instant à révéler ce que je sais au grand public. Rappelez-vous que c’est moi qui ait contacté votre magazine, Mademoiselle Rochefort, et j’ai également approché d’autres médias. Si nous découvrons des preuves qui accréditent mes théories, n’imaginez pas une seconde me convaincre de protéger un tel secret ! »