Chapitre19Gustave se sent seul dans la chambre: un peu plus tôt dans la soirée, Augusto est venu chercher ses affaires, escorté par Stella qui l’a noyé de propos sans consistance: gênée, elle meublait l’espace de ses bavardages.Espèce de faux-cul ! a pensé Gustave, tout en jouant son jeu. Il a tenté de capter le regard d’Augusto qui s’appliquait à éviter de se retrouver face à lui. Il aurait bien voulu annihiler cette distance qui s’était installée entre eux, en insistant pour qu’ils échangent, ou bien en s’approchant de lui pour un vrai face à face, mais une œillade courroucée de Stella lui a fait comprendre qu’il ne valait mieux pas amorcer quoi que ce soit.La porte est maintenant refermée et Gustave se morfond devant cette solitude, qu’il avait espéré ne plus revivre. Il sent une inéluctabilité dans cet isolement forcé, et son estime de soi, déjà basse, vient d’en prendre un sacré coup.Tentant de penser à autre chose, il reprend ses
Chapitre20Isabel est assise devant sa coiffeuse. Elle contemple son reflet dans le miroir ancien tandis qu’elle applique lentement un coton démaquillant sur son visage. Perdue dans ses pensées, elle passe et repasse sur le fond de teint, marquant une démarcation comme dans les pubs des magazines, celles où est spécifié la légende: avec/sans.– Tu ne ferais pas illusion longtemps sans cette couche de peinture !constate-t-elle amèrement. Tu as de plus en plus de rides chaque jour.Elle tire sur sa joue, tend son derme pourtant dès qu’elle le lâche, sa peau reprend la forme flasque tant honnie. Elle tente de se faire à l’idée de sa dégradation physique mais échoue régulièrement à l’accepter.Isabel entend un bruit provenant du sol, sans doute sous le plancher, comme si des rats grouillaient en dessous de sa chambre. Elle frissonne.– Tout fout le campdans ce château !Faudra quand même qu’elle en parle aux hommes d’entreti
Chapitre21Mail de: Sergio LuisÀ: GustaveBonjour Gustave (mais êtes-vous bien Gustave ?),J’ai envie de vous croire, mais j’ai besoin de quelques garanties pour m’en assurer. Je reste vigilant quant aux infos que je reçois. J’ai fait des recherches sur vous, et j’attends les preuves de votre bonne foi: je vous joins un questionnaire sur vos lieux de naissance, parcours de vie, motivations, afin de vérifier la véracité de vos dire et de définir si nous pouvons collaborer. Pourtant, j’ai envie d’y croire... À vous de me convaincre.Cordialement, S. L***Mail de: Gustave DumoulinÀ: Sergio LuisBonjour Monsieur Luis,Je comprends vos réticences et elles me rassurent. Mon appel au secours en était bien un, et je vous renvoie votre questionnaire rempli pour en témoigner. Je ne sais pas si je suis surveillé ou non, mais dans le doute j’ai préféré, comme vou
Chapitre22Gustave est réveillé par le grincement de la porte qui s’entrebâille: cinq heures du matin, qui peut entrer ainsi ? Est-ce Augusto qui revient ?Heinrich qui veut le tabasser ? Le tueur qui vient le chercher ? Déjà, une lampe torche l’aveugle et il se prépare à recevoir bravement l’arrivant quand il aperçoit le visage de Nada.– Chut, Gustave, ne fais pas de bruit !– Que fais-tu là à cette heure ?– Je n’en pouvais plus de rester seule ! je ne peux pas dormir. Je suis… mal.Étonné par cette confidence, Gustave se décale dans son lit pour lui dégager un espace:– Allez, viens !– Hey, ne va pas imaginer des trucs hein !– Mais non, je te fais une place, c’est tout !Les ressorts du sommier grincent et la jeune fille s’adosse sur le montant. Gustave sent son corps frêle et noueux, tendu à l’extrême par la pression toujours présente chez Nada. Elle s’abandonne contre lui et, s’il se dou
Chapitre23Pendant la pause, Gustave reprend le livre qu’il a caché entre les rayonnages de la bibliothèque. Il n’avait pas fini de lire tous les passages qui l’intéressaient, et ne voulait surtout pas que quelqu’un d’autre le trouve et l’interrompe dans sa découverte. Le titre, « les enfants de Franco », l’avait rebuté au départ. Toutefois, la veille, il s’est aperçu qu’il pouvait trouver des réponses dans cet ouvrage.Concentré sur sa recherche, il sursaute en entendant une voix qui lui susurre à l’oreille:– Qu’est-ce que tu caches là derrière ?Nada se tient derrière lui, droite comme un i malgré sa petite taille, en position défensive, comme si elle s’apprêtait à engager un combat de boxe.Gustave la regarde, méfiant:– Ah, j’ai la possibilité de te parler maintenant ? À quoi tu joues Nada ?L’adolescente tourne les talons et fait demi-tour. Gustave peut pratiquement percevoir la fumée sortir de sa tête
Chapitre24Extrait du journal intime de Gabriela:Je vois souvent Isabel, plusieurs fois par semaine à vrai dire. J’éprouve une certaine admiration pour cette jeune femme à qui tout sourit. Elle a grandi dans des draps de soie et ne sait pas ce que c’est que de travailler à l’usine tous les jours, mais elle ne demande qu’à comprendre ma vie. À me connaître. Je lui ai raconté pas mal de choses, mais je suis embêtée de devoir lui mentir pour mon frère: quand je l’ai rencontrée, je lui ai parlé de son mariage prochain ! Comment lui annoncer maintenant qu’il est décédé ? Je brode, évite les réponses directes à ses questions, et je sens que cette partie-là de mon histoire n’est jamais très crédible...Au départ,nous nous retrouvions après ma journée de travail pour prendre un café ou un maté, puis la boisson sage a cédé la place à des cocktails, car notre temps ensemble se prolonge à l’heure actuelle. De la fin d’après-midi, nous so
Chapitre25Mail de: GustaveÀ: Sergio LuisCher Sergio,J’espère que vous avez pu vous connecter à ce mail, malgré la lourdeur de la procédure. Je me sens plus rassuré de passer par ce biais. Comme je vous l’écrivais précédemment, je suis pensionnaire contre mon gré dans l’institut Perón, où tous les étudiants ont des parents qui sont d’anciens étudiants ou bien sont des sympathisants de ces méthodes. On nous apprend la pratique de la torture physique ou mentale, et les enseignants détournent l’histoire, sous couvert de nous préparer à être des hommes et des femmes de pouvoir. Je pense que ce n’est pas la vraie motivation, mais je n’arrive pas à la trouver, malgré mes recherches.Ce qui m’interpelle aussi, c’est que l’on est plusieurs à ne pas avoir une situation claire sur notre naissance. Un ami n’a pas été déclaré administrativement, moi-même j’ai vérifié auprès de l’état civil et je n’apparais pas dans
Chapitre26À demi allongé sur son lit, Heinrich fait rebondir une balle sur le mur, qu’il attrape alternativement d’une main, puis de l’autre. Il attend le retour d’Augusto, préoccupé. Il marmonne tout haut:– Qu’est-ce que cet enfoiré de Gustave va encore lui balancer ?Heinrich a toujours cette boule de colère au fond de lui et ne sait pas quoi en faire... Pourtant, ce n’est pas son caractère premier, il est un garçon plutôt cool d’habitude. Mais la mort de Gunther, son ami, son cousin, son presque frère, l’a détruit comme une tornade emporte tout sur son passage.Il se plonge dans ses souvenirs: dans le passé, leur grand-mère leur a souvent raconté combien elle était triste de ne voir aucun petit-enfant se profiler à l’horizon, alors que ses deux filles en désiraient tellement ! Margrit, la mèrede Heinrich, avait dû supporter trois fausses couches et un bébé mort-né, tandis que Greta, celle de Gunther, consultait tous les médecins
ÉPILOGUEDernier extrait du journal de Gabriela:Je sens la mort venir... Je la devine. Et c’est d’autant plus difficile maintenant que je sais que la vie va jaillir de mon ventre ! Mon bébé va naître. Mon magnifique bébé. Je veux que cet enfant connaisse une agréable existence, calme et paisible, voire un joli destin. Je ne souhaite pas qu’il soit sali par la fin de mon histoire...J’ai vécu l’enfer ces derniers mois, mais jusque-là ma vie a été belle. J’ai grandi auprès d’un entourage affectueux, j’ai été choyée et encouragée par mes parents et mon cher frère, j’ai eu des amis... J’aurais adoré avoir un amant. Un vrai. Je ne voulais pas être déchirée par un monstre !Mais j’ai peur pour ce bébé qui ne m’aura pas à ses côtés pour s’épanouir dans les meilleures conditions... Je souhaiterais qu’il grandisse dans la joie, que ses futurs parents soient une bonne famille pour lui, qu’ils l’aiment, l’entoure
Chapitre45Extrait du journal de GabrielaCela fait une éternité que je suis là: des semaines, des mois, le temps n’a plus d’importance. J’ai fini par parler, je n’ai pas pu tenir indéfiniment. Isabel a eu ce qu’elle voulait: sa déclaration m’a anéantie, et quelques jours après sa visite, je lâchai tout: réseau, personnes impliquées... J’ai honte de l’avoir fait, mais j’espère que le laps de temps a été suffisant pour que chacun prenne la fuite et se prémunisse des représailles.Par moments, j’entends la voix d’Isabel résonner dans les couloirs: vient-elle rencontrer d’autres prisonniers qu’elle a elle-même fait arrêter, cette immondice ?En tout cas, elle n’est jamais revenue me voir, je ne l’aurais pas supporté.Mon existence ici n’a pas tellement changé depuis que j’ai donné mes camarades: les temps passés en salle de torture sont moins nombreux, mais je reçois les coups de Klaus et j’ai longtemps subi les viols de Sebastian plu
Chapitre44Au premier étage, la fête bat son plein. Les rires et la clarinette de Sydney Bechet résonnent dans le parc. Les convives ne se rendent pas encore compte du drame qui se joue tout près d’eux et dont ils seront les principales victimes.Devant l’entrée, les adolescents se déchirent. Chacun campe sur ses positions et souhaite faire entendre raison aux autres. Le discours extrême de Marga a fait des émules, et ils sont cinq à se réjouir de la tournure des événements.Ce qui encourage Gustave, Léa, Augusto et leurs semblables, c’est qu’à contrario, leur groupe reste solidaire et campe sur ses positions. Ils ne peuvent pas laisser des humains mourir, quels qu’ils soient, et leur plan doit changer ! Nada se maintient plutôt en retrait, comme si elle ne parvenait pas à trouver sa place.Augusto lance alors:– Vous vous rendez compte que vous avez tout foutu en l’air ? Vous avez fini par leur rendre service !– Quoi ? réagit Stéphane, mais où tu vois qu’on leur ren
Chapitre43Gustave dévisage les personnes qui l’entourent pendant qu’ils se dirigent tous du même pas vers le bâtiment principal de l’édifice. Sur les visages de ses camarades, il peut lire la rage pour certain, la peur pour d’autres, mais surtout, une détermination sans faille.Et le sien, qu’exprime-t-il aux yeux des autres ?Il se sent transporté à l’idée de cette cohésion et se rend compte que son avis a de l’impact, qu’il est écouté, considéré, comme il l’a rarement été auparavant. C’est grisant.Toutefois, une petite voix lui remémore ses lectures passées, notamment ce traité de Le Bon qui l’avait passionné: dans cet écrit, l’auteur démontrait que l’effet de groupe est forcément néfaste car le collectif exacerbe les débordements et la foule perd une partie de son intelligence quand elle agit de manière groupale.16Il ne veut pas y penser et se dit que pour eux ce n’est pas pareil, qu’ils sont mus par une identique envie de bien faire, mais il garde un certain sce
Chapitre42Les étudiants eurent besoin d’un temps d’échange, comparant leurs lieux de naissance, les histoires qui leur ont été racontées, les difficultés relationnelles que la plupart d’entre eux rencontraient avec leurs parents. Ils ont tous, à un moment donné, entendu des récits sur leurs origines sans y apporter de regards critiques. Ils se rendent maintenant compte des incohérences ; là où ils pensaient leurs proches réservés ou maladroits, ils comprennent à présent que certains d’entre eux n’avaient pas été aimés, voire avaient même été les instruments de ces hommes et femmes. La colère enfle. Plusieurs d’entre eux poussent des cris de rage et extériorisent leur indignation.Medhi s’avance et demande:– Mais que peut-on faire maintenant ?– Les tuer !rugit Marga. Le leur faire payer, à la hauteur de ce qu’ils nous ont fait subir !– Non, je ne veux pas être comme eux, dit Léa.Surtout pas ! Et pourtant j’ai des motifs de les détester…Assass
Chapitre41Extrait du journal de GabrielaLa journée avait été dure pour moi. J’avais dormi dans mes vêtements trempés, ce qui n’avait pas arrangé mon état: je tremblais sans discontinuer. Cette fois-ci, pas de nouvelle tunique: ils préféraient me laisser dans l’inconfort et devaient s’en délecter.La fièvre me gagnait et la séance de torture précédente m’avait plongée dans des moments d’inconscience inquiétants, mais malgré tout salvateurs. Les coups de fouet répétés sur toutes les parties de mon corps avaient laissé des traces sanglantes, et je n’osais pas enlever mes habits de peur que la peau, collée par le sang et le pus, ne se détache en même temps.Je ne voulais rien voir, rien ressentir. Je ne savais plus depuis combien de temps j’étais là, mais j’avais réussi à tenir, à ne pas parler d’Esteban et de mon réseau: un jour de plus de gagné pour assurer leur fuite.J’entendis des pas dans le couloir et je me recroquevillai à l’idée qu’ils vienne
Chapitre40Sergio marche très vite dans le parc. Il saisit son téléphone et est surpris de capter un réseau Wifi non sécurisé, au nom de l’institut Perón: il envoie son premier fichier au rédacteur en chef du Canard Enchaîné et, après réflexion, le partage aussi sur Youtube. Il démarre un nouveau film pour une publication en direct sur le même site et reprend sa route. Autour de lui se trouvent des enfants blessés, mutilés ou inanimés. Il s’arrête devant une jeune fille souffrant d’une fracture ouverte à la jambe. Ses yeux bleus sont imbibés de larmes. Il essaie de l’aider mais ne voit pas comment faire: il la cale contre un arbre et lui murmure de ne pas bouger:– Chut... ça va aller ! lui dit-il, sans le croire lui-même. Impuissant, il s’éloigne.Il s’arrête à chaque blessé, de plus en plus bouleversé. Certains sont surtout choqués, amorphes. Il a l’impression que des dizaines de personnes s’agitent dans tous les coins de la forêt, et ne pas arriver à les s
Chapitre39Le colonel Perez est resplendissant: il passe de groupe en groupe, et commente à voix haute:– Entrez mes amis, entrez... surtout, servez-vous ! Les rafraîchissements sont là !Dans la foule, une voix nostalgique s’exclame:– Je me rappelle encore quand on était à leur place !Puis se tournant vers un monsieur aux cheveux blancs:– Qu’est-ce qu’on s’était mis tous les deux !Une dame très distinguée, coiffure élaborée et robe de soirée Givenchy, ajoute d’un air pincé:– Oui... mais je ne sais pas ce que va apporter cette nouvelle génération… ce n’est pas le meilleur cru ! Rien que le mien, je ne me donne pas la peine de croire en lui ! D’un âne on ne fera pas un cheval de course...Des rires s’élèvent autour d’elle. Elle se joint à eux, fière de sa réflexion pleine de spiritualité. Un homme grand, blond et assez élancé, surplombe le groupe. Il déclare:– Quant à la mienne, à part chialer dans son coin, ell
Chapitre38Sergio a déjà localisé le trajet sur la carte. Il suit maintenant une route cabossée et déserte qui semble le conduire au milieu de nulle part. Il persévère néanmoins sur ce chemin, et atteint bientôt le mur d’enceinte. Il inspecte les lieux, afin de s’imprégner du décor.Au-dessus du rempart de béton, le journaliste perçoit une clôture électrique: bizarre pour un institut lambda ! Sergio ne veut pas se faire repérer. Il cache alors son véhicule et continue à pied.Il longe la barrière jusqu’à ce qu’il rejoigne l’entrée principale, surmontée d’un immense portail. La barrière semble bardée de caméras, et le journaliste n’ose pas s’en approcher de peur que sa présence soit détectée.Il grimpe sur l’un des arbres les plus proches et choisit un poste d’observation, tant pour surveiller la résidence que pour être aux premières loges quand les forces de l’ordre viendront. De son perchoir, il a une belle vue sur l’immense bâtisse, son bâtiment principal et ses ailes