Elias se réveilla en sursaut, les dernières images de son rêve s’évaporant. Il grogna en regardant l’heure. Ça ne faisait que deux heures qu’il s’était couché. Même en prenant un Somnum, les comprimés rouges éclipsant la fatigue qui faisaient le quotidien des Élyséens, c’était loin d’être suffisant. Il soupira en se glissant hors du lit. Il savait qu’il ne réussirait pas à se rendormir.Il traversa en quelques enjambées sa chambre, vide. Par réflexe, il jeta un coup d’œil à l’HoloVis posé sur sa table de chevet. L’icône de connexion était désespérément éteinte, comme depuis deux semaines maintenant. Il se força à détourner le regard et rejoignit sa salle de bains où il s’aspergea le visage d’eau froide. Il détailla son reflet dans le miroir. Il avait l’impression d’avoir pris dix ans. Il avait du mal à se rappeler l’image du garçon qu’il était à l’époque du Pensionnat, jeune et insouciant, ses yeux d’émeraude rieurs, aux côtés de Tom. Elle était remplacée par celle d’un homme au
La Faille s’agrandissait. Des rides creusaient le front d’Inaya tandis qu’elle contemplait l’éclat de lumière pur sous ses yeux. Chaque soir depuis trois ans et vingt-huit jours, elle dépensait exactement six minutes de son temps à l’observer. Soit six mille sept cent trente-huit minutes. Ou encore trois jours et trois heures perdues à jamais depuis l’accident.Gaspiller ce temps précieux l’irritait. Mais ces six minutes quotidiennes à fixer l’immensité aveuglante la soulageaient. Elles étaient comme la thérapie qu’elle n’aurait jamais la possibilité de faire. Et elles lui rappelaient sa place. Malgré tout, elle ne pouvait pas s’empêcher de lui en vouloir. Et depuis quelques mois, la Faille était, en plus, devenue un sujet de contrariété. Ça avait été infime, au début. Un simple arc qui se détachait, ponctuellement du reste de la structure. Puis, au bout de quelques semaines, il avait fallu se rendre à l’évidence. Elle s’allongeait.—Inaya?Reconnaissan
—Debout princesse!Le cri rauque qui sortit Veil de sa torpeur eut l’effet d’une douche froide. Ou était-ce le seau d’eau croupie que le garde venait de lui balancer en pleine figure? Il l’attrapa violemment par le bras, le tirant de la geôle puante dans laquelle il moisissait.—Tu t’es fait beau, se moqua-t-il d’un rire gras, à l’image du ventre qui tendait la plaque d’armure de cuir noir.—Où m’emmenez-vous? demanda Veil, la gorge serrée par la soif.—À ton procès, pardi! Non pas qu’ça durera longtemps, continua-t-il avec un fort accent. Après avoir fait cramer deux pécores et surtout deux Inquisiteurs comme des poulets, ça va vite être bouclé!Les souvenirs de Veil étaient confus. Puis brutalement, celui de la nuit dernière jaillit dans sa mémoire. Il trébucha, manquant de vomir. Issam… Ela… Morts. Il les connaissait depuis tout petit. De son enfance à jouer entre les dunes de la mer sèche à auj
À l’instant où la porte s’ouvrit, un nuage de fumée traversa le palier dans le sens opposé. L’odeur âcre embaumait l’air, masquant les relents d’alcool. Un plissement de nez arracha un sourire à la magnifique blonde qui m’accompagnait. Une demi-tête plus petite que moi, ses cheveux cascadaient sur une robe parfaitement accordée au bleu de ses yeux.Nous détonnions tous deux du reste des occupants du bar. Au-delà de l’élégance de nos tenues respectives, une confiance inébranlable se dégageait de nous. Le même air autoritaire, cette même capacité à évaluer quelqu’un d’un seul regard. Ma main se posa sur le comptoir, poli sous les coups acharnés du torchon de Gavin. Lyna et moi entourions un des clients, avachi sur le bois.—Dix heures du matin, un nouveau record. Même pour toi.L’homme renifla bruyamment. De longs cheveux poisseux tombaient sur ses épaules. À l’odeur, ils n’étaient pas la seule partie de son corps à avoir besoin d’être lavée. Ses traits étaient
Le vent soufflait aux oreilles de Maya, faisant virevolter ses cheveux soyeux dans son dos. Penchée sur la planche mate qui la soutenait une dizaine de mètres au-dessus du sol, elle rivait un regard décidé vers l’horizon. Les deux rotors situés sous l’aéroglisseur, d’ordinaire silencieux, vrombissaient poussés dans leurs derniers retranchements.À quelques mètres d’elle, Elio la survola entraînant son Térésitis dans un looping serré. L’écho d’éclats de rire fut la seule trace de sa présence quelques secondes plus tard. Maya sourit.Heureusement que Chloé a amélioré ces modèles, pensa-t-elle. Ses prototypes, surnommés Teresitis, offraient une vitesse accrue et promettaient une durée de vol augmentée. Elle avait en plus perfectionné les bandes antidérapantes placées à l’avant et à l’arrière de la planche, permettant à Elio ces figures, sans quoi il aurait été projeté dix mètres en contrebas.Ça avait été l’idée d’Elias, au retour de leurs premiers voyages, d’utiliser
Le son des pas de Veil résonnait entre les murs aux boiseries travaillées, surmontées de feuilles d’or et d’argent, suivi de l’écho rapproché de ceux de Liv.—Détends-toi, on voit vraiment que tu ne te sens pas à ta place.Me détendre? Avec tout cet attirail? Ça va être compliqué ma grande. Il avait même une canne. Une canne! Dans le Gouffre, ceux qui en avaient réellement besoin devaient se contenter de bouts de bois et de ferrailles, et les Royaux utilisaient ça comme accessoire.Avant de sortir de ses appartements, il avait croisé son reflet dans une glace. Il s’était arrêté net, stupéfait. Était-ce bien lui, les épaules droites, le torse bombé dans cette tenue? Un costume de soirée avec un pantalon noir, accordé à un gilet de la même couleur, couvrant une chemise bleu clair. Un long manteau de velours pourpre, parfaitement ajusté, associé à un fin nœud papillon pour compléter le tableau. Il en avait voulu à la part de lui q
Elias se sentait vivant. Pour la première fois depuis des semaines.L’adrénaline courait dans ses veines, le Souffle reprenant vie. Puis le Souffle se mua en Éclat.—Elias! Ne te précipite pas, bordel!Il entendit ma voix criant au loin, presque étouffée, mais ne ralentit pas une seconde. Propulsé par le flux de lumière jaillissant de ses mains, il zigzaguait entre les Élyséens hilares ou apeurés qui continuaient de monter dans le ciel.Puis il s’arrêta. La perte de la pesanteur semblait limitée à un rayon d’action réduit autour du bâtiment d’Aaron. Son interface visuelle s’activa et un message apparut sous ses yeux.<Elias! Qu’est-ce que tu comptes faire là, tu m’expliques?><Caine, celui qui produit ces variations gravitationnelles… il est dans l’immeuble. Trouve-le!><Et toi, tu vas faire quoi? Des ronds dans le ciel et des jolies couleurs?&nb
—Trois mois, pas un jour de plus.Tom regarda Elias, la boule au ventre. Le bus l’attendait, de même que tous les autres pensionnaires. Il lança une ultime blague pour se donner une contenance. Qu’avait-il dit déjà? Impossible de s’en souvenir. Et il lui tourna le dos.C’est un au revoir, pas un adieu, tenta-t-il de se convaincre.Mû par un pressentiment, Tom se retourna vers Elias. Derrière le garçon aux yeux d’émeraude, une silhouette menaçante apparut. Au regard sanglant. Au visage grave figé dans le plomb et perdu dans les ombres. Il s’approcha d’Elias…—Tom! Attention!Plongé dans ses songes, Tom leva la tête au dernier moment et évita la branche qui manqua de le décapiter. Instinctivement, il fléchit ses jambes, abaissant son centre de gravité. Louvoyant entre les arbres, sa planche magnétique se redressa et réduisit sa vitesse. Une seconde plus tard, une tignasse rousse fonçant à sa poursuite tel un feu fol
Trois mois plus tard. L’aube pointait son nez, teintant de couleurs froides les rues vides d’Elysia. C’était le moment le plus calme de la journée. Juste entre la fin des Vespers et le réveil de la ville. Je resserrai les pans de ma veste autour de moi. Le temps était encore frais pour ce printemps déjà bien avancé.À la mémoire de Richard Flyn,Homme du peuple, mort pour le servir.L’Ordre ne fait pas la grandeur. Comme chaque matin, je venais fixer la plaque érigée en l’honneur de l’homme exceptionnel qu’avait été Richard Flyn. Je savais ce qu’il aurait pensé en voyant la coûteuse feuille d’argent à la calligraphie sophistiquée ornant l’entrée du Concil. Il se serait moqué.Putain, gamin, une plaque je veux bien, mais devant le Concil?! Mieux vaut encore aux pieds des Vétéris et leurs p’tits vieux en couche-culotte!Je pouvais pr
Elias était perdu au milieu d’une marée de Leukos. Son sabre virevoltait, tranchant, coupant, parant. De l’ichor bleuté fusait dans l’air. Il n’entendait même plus le cri inhumain des Leukos. En se retournant, il s’aperçut qu’il avait taillé lui-même une percée au sein des forces ennemies. Seule Maya arrivait à le suivre. Leurs styles de combats n’avaient rien à voir. Elle était tantôt aérienne, tantôt frontale, fonçant brutalement vers ses adversaires. Lorsqu’ils comprenaient que la petite cible de chair ne fuyait pas devant eux, c’était trop tard. Ses couteaux d’argent s’enfonçaient dans l’albâtre et la lumière s’éteignait dans le bleu glacial de leurs yeux. Sa tenue de cuir était déchirée à d’innombrables endroits laissant entrevoir sa peau mate, mais pas la trace d’une blessure. Elle était sauvage, indomptable… Inarrêtable.Magnifique, pensa Elias.Il esquiva un bras surnaturellement étiré et s’aida du corps d’un Leuko pour se propulser avant de trancher la tête d’un
Je savourais chaque pas en montant le long escalier de marbre menant au Concil. J’aurais aimé que la situation m’offre plus de temps pour en profiter. Mes doigts glissèrent avec plaisir sur la poignée d’or. J’avais attendu suffisamment longtemps avant de remettre le pied ici.Un brouhaha régnait dans la salle centrale du Concil. Le Parlement. Quelque cinq cents Psys débattaient stérilement, s’invectivant, s’apostrophant. Des enfants se battant pour savoir lequel avait le plus gros jouet. Dressée dans l’entrée, à l’exact opposé de moi, je croisai le regard de Lyna. Elle hocha la tête. Je redressai le nœud de ma cravate, et repoussai une mèche de mes cheveux arrivant à ma nuque.—Silence.Tous se turent instantanément sans que j’aie besoin de hausser la voix. S’il y a quatre ans, face à ORGANA, l’élite d’Elysia n’avait été qu’un tas de couards, ils atteignaient un tout autre niveau aujourd’hui.—Je vous ai manqué?Plusieurs remuèrent s
On ne lève pas une rébellion en quelques jours ma fille…Pourtant Claire n’avait pas le choix. Ça faisait deux semaines que la garde Coral avait quitté Orancia. Ils devaient être aux côtes d’Elysia. Elle avait consacré chaque minute de son temps à monter les Abyssaux contre le Pinacle, aller au contact des citoyens, utiliser le réseau des Affranchis, voire du Conseil d’Administration. Elle n’avait trouvé que des gens vidés de leur énergie, qui avait perdu l’envie de se battre. Ils acceptaient leur sort, les épaules baissées. Ils avaient essayé de se rebeller contre Orancia et pour quel résultat? Ils étaient toujours pauvres et même ceux qui luttaient pour eux les avaient abandonnés. Comment les blâmer?Claire n’avait rien d’un leader. Elle le savait. Certaines personnes étaient nées pour diriger. Elle, l’était pour écrire. Elle prit une grande bouffée d’air. Et appuya sur sa montre d’interface. Chaque écran d’Orancia, du Pinacle aux Abysses, devint noir
Diriger en ouvrant la voie.Guider pour protéger.Prestige et chemin mêlés.Mes mots, précisément. Il y a plus de quatre ans, alors que je me tenais face à la silhouette éventrée de l’Étoile d’Elysia. L’image du corps d’Elias écrasé sur les marches de marbre encore en tête. Ces mots s’étaient comme imposés à moi, comme une certitude. Alors je les avais soufflés, avec toute la conviction que je pouvais avoir. Le désir de paver un chemin nouveau pour le futur, d’apprendre de nos erreurs, de ne pas les répéter. De faire en sorte que le sacrifice d’Elias ne soit pas vain.Ce que j’ignorais, c’est que ces mots, ces Serments, étaient bien plus.C’était des portes.*Dans une chambre des étages supérieurs de Concordia, Inaya prononçait son Serment avant de disparaître dans la lumière de la Faille. Au même instant, sa contrepartie du présent, Destiny, murmurait elle aussi les mots qui avaient guidé sa vie depuis. L
Lorsqu’on a plusieurs consciences dispersées entre le passé, le présent et le futur, il est parfois difficile de présenter ça sous la forme d’un tout cohérent. Mais je vais faire un effort pour ton esprit limité, Caine.Tout commence, il y a quatre ans. Le jour où Elias Vendavel a pénétré dans ma ville, la tête remplie d’idéaux et de boniments sans comprendre quels sacrifices avaient été nécessaires pour que l’Humanité survive. Le bien. Le mal. Ces notions manichéennes ne devraient même pas rentrer en compte. C’était facile pour lui de juger. Il n’avait pas connu le Cataclysme, la déchéance, la race humaine mourant à petit feu dans d’atroces souffrances. Et ça, de sa propre main. Bref. Les circonstances ont fait qu’en dépit de ma volonté, ORGANA fut détruite, libérant les Élyséens de «mon joug». À mes yeux, précipitant la chute d’Elysia.ORGANA était mon plan de secours. Lorsque j’ai inventé les circuits magnétiques et développé l’intelligence artifici
Liv frémit au contact de la pierre froide sous ses pieds. Elle avançait nue sous sa toge de cérémonie, encadrée par deux dévôtaires, le visage masqué. Avec la Guerre Sainte officiellement lancée par Draconis, le recrutement des Dévots s’était intensifié. Et enfin, c’est à mon tour! se réjouit-elle.Dans quelques minutes, elle serait sacrée par le Triumvirat et rejoindrait ses nouveaux frères et sœurs dans un temple de l’érudition. Sa Foi serait portée vers des horizons inédits.Bien sûr, ses parents et ses amis lui manqueraient. Kal et Veil principalement, la plupart de ses autres compagnons étant des livres. Un sourire moqueur étira ses lèvres. J’espère que Kal trouvera une fille bien pour le garder dans le droit chemin. Pitié, pas une de ces cruches de la cour! Elle se faisait plus de soucis pour Veil. Il était si convaincu qu’une nouvelle Ruine–non, Renaissance–arrivait. Sans compter la Guerre Sainte. Draconis n’était pas par
Le temps nous est compté. C’était avec cette phrase qu’Elias s’endormait chaque soir et qu’il se réveillait le matin. Sauf ce jour. Maya passa ses doigts dans les cheveux d’Elias.—Ils ont poussé, nota-t-elle en désignant les racines blanches qui se démarquaient du châtain du reste de sa crinière.—Difficile de trouver une teinture sur une île déserte, sourit-il.Un doux silence s’installa dans la lumière du matin. Les deux derniers jours avaient été rythmés par un certain flottement. Le bonheur intense qu’il avait ressenti de retrouver Maya et Elio en chair et en os, teinté de chagrin.Son retour avait ravivé le conflit entre Elysia et Concordia, entre supporters et détracteurs des Omégas. Mais il avait aussi soulevé un élan d’espoir dans leurs rangs. Comme il l’avait promis, Elias Vendavel était de retour. Et dans son sillon, l’idée qu’avec lui et Maya à leur tête, ensemble, le pire était derrière eux. Il n’avait pas eu la foi de les décourager
Maya avait un lien avec la Mort. Plus intime que quiconque, si ce n’est Elias peut-être. Elles avaient dansé toutes deux pendant des années, se tournant autour, l’une tendant les bras et l’autre s’échappant toujours de son étreinte. Elle la connaissait si bien, que lorsqu’elle voyait son spectre se profiler, elle se préparait à l’accueillir comme une vieille amie.Elle connaissait bien sa Mort. Celle qui était dans son ombre en toute circonstance, présente, mais sans pouvoir la toucher. Mais s’il y avait une chose qu’elle détestait, dont elle avait peur plus que tout, c’était les autres Morts. Celles qui pouvaient surgir et plonger sur quelqu’un sans prévenir. Anéantir, en un instant, une vie entière de possibilité. Une Mort qu’elle, Maya, ne pouvait repousser.Comme chaque jour depuis un mois, elle était au chevet d’Inaya Tempus. Elles ne s’étaient pas connues longtemps, mais avaient noué un lien d’autant plus fort qu’il s’était brisé brutalement. L’espoir qu’elle repren