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Chapitre 2 Manon

Author: José Carli
last update Last Updated: 2021-06-29 15:20:46
La journée passa dans un calme maussade. Soline était restée une bonne partie de l’après-midi dans sa chambre, à ruminer son inquiétude. D’ordinaire, elle se plaisait à fouiner dans le coffre à jouets pour en extirper et disposer autour d’elle, tout ce qu’elle pouvait trouver de poupées, de peluches, et autres figurines. Elle posait devant eux un livre ou un cahier, des crayons, et restait des heures entières à dispenser l’instruction à sa silencieuse assemblée. Elle singeait parfaitement toutes les postures et les attitudes d’une véritable maîtresse. Elle était douce et patiente, mais savait aussi hausser la voix quand un trublion avait décidé de perturber l’atmosphère studieuse de la classe.

Ce jour-là, le cœur n’y était pas. Elle se contenta de feuilleter quelques livres, et de regarder par la fenêtre l’immense saule pleureur des voisins qui se balançait dans le vent.

Elle descendit en début de soirée pour aider Manon à préparer le repas. Elle sentait quand sa maman avait besoin d’elle. C’était une sensation étrange, impossible à expliquer. Elle avait un don pour cela, une sorte de sixième sens. C’était comme si elle l’appelait, sans pourtant prononcer le moindre mot.

Quand elle franchit la porte de la cuisine, sans même se retourner, Manon perçut la présence de sa fille. L’ébauche d’un sourire apparut sur son visage.

Les carottes et les oignons étaient déjà en pièces dans le grand saladier. L’ail dorait dans l’huile d’olive au fond de la vieille cocotte en fonte. Manon y ajouta la viande et le laurier, puis referma le couvercle, étouffant la petite musique des morceaux de volaille qui ronflaient dans leur bain bouillonnant. La fumée virevoltait dans la lumière blanche des LED de la hotte. Après quelques minutes, elle baissa le feu et renversa les légumes. Soline vint se serrer contre elle de toutes ses forces.

Manon aimait passer du temps avec sa fille. Elle retrouvait dans ces moments doux et intimes, la grande complicité qui l’avait elle-même liée à sa mère quand elle était enfant. Elle était la troisième d’une fratrie composée de quatre filles et deux garçons. Ses deux sœurs aînées avaient toujours été très occupées.

Sylvie, la plus âgée, était une élève brillante, qui s’était préparée depuis son plus jeune âge avec soin et détermination, à une carrière dans la médecine. La famille avait surnommé Laura, la seconde, le courant d’air. Entre ses cours de violon, la natation, le karaté, le lycée, et sa vie sociale très intense, on avait toujours eu l’impression de la voir courir en permanence, entrer et sortir précipitamment de la maison, sans jamais s’y arrêter vraiment.

Ainsi Manon avait-elle pris, bien volontiers, le poste de mère suppléante laissé vacant par ses deux aînées. Elle s’était occupée de ses petits frères et sœurs avec douceur et attention, et avait toujours soutenu sa mère dans les tâches quotidiennes sans jamais rechigner.

Le soir, après la classe, mère et fille avaient coutume de se retrouver à la cuisine pour préparer les gigantesques repas quotidiens pour toute la famille. Manon gardait de cette enfance un souvenir doux et heureux. Elle s’était épanouie pleinement dans ce statut d’apprentie maman, aux ordres bienveillants de sa mère. Il y avait toujours eu entre elles une tendresse infinie.

Voyant Soline trépigner autour d’elle, elle lui proposa de l’aider :

— Tu voudras verser la crème dans la casserole, ma belle ? demanda-t-elle, en lui caressant les cheveux.

— Non, je n’aime pas approcher du feu, répliqua sèchement la fillette.

Son regard se durcit instantanément.

— Je soulèverai le couvercle et nous mélangerons ensemble si tu préfères ?

La petite refusa encore, d’un hochement de tête inquiet. Manon savait que quand Soline fronçait les sourcils et serrait les lèvres de cette façon, il n’était pas nécessaire de pousser plus loin les négociations.

— Bon...

Elle regarda autour d’elle.

— Tiens, aide-moi alors à mettre la table. Prends les couverts.

Soline saisit par le manche les fourchettes et couteaux qui attendaient sur le plan de travail. Mère et fille tournèrent autour de la table dans une chorégraphie à la mécanique parfaitement huilée. Manon avait pris l’habitude de poser un troisième couvert. C’était devenu une sorte de rituel.

Le repas était quasiment prêt quand le père de famille les rejoignit, attiré par les parfums du dîner qui avaient embaumé toute la maison. Tous trois prirent place à table. Bien sûr, la nourriture dans l’assiette de l’enfant et l’eau dans son verre étaient imaginaires. Mais l’amour qu’ils éprouvaient les uns pour les autres était lui bien réel. Soline avait toute sa place au sein du foyer. Sa simple présence réchauffait le cœur blessé de ses parents.

— Tu as retrouvé tes données ? demanda Manon.

— Oui, plus de peur que de mal. Je n’ai rien perdu. Et j’en ai profité pour faire une copie sur l’ordinateur de mon bureau.

Julien sentit, à sa voix fragile et tremblante, que son épouse n’avait pas complètement retrouvé le moral ce soir-là, toujours émue par les dernières nouvelles reçues. Il tenta de faire diversion.

— Et si nous partions en Italie pour Noël ? À Florence. Qu’en dis-tu ?

La jeune femme ne répondit que d’un léger mouvement d’épaules et d’un sourire gêné. Il insista.

— Ça nous ferait du bien de voir du pays. Mon collègue François a visité la Toscane en hiver l’année dernière. Il n’arrête pas d’en parler depuis. Les plaines enneigées, la montagne tout autour, les rives glacées de l’Arno, la vue majestueuse sur le Ponte Vecchio. Il est comme... ensorcelé.

Elle cilla lentement en forçant un sourire.

— Pourquoi pas...

— À la bonne heure, répondit Julien d’un ton exagérément exalté, ça va être génial !

La petite fille fut ainsi soulagée de voir réapparaître un léger éclat sur le visage éteint de sa maman.

Et elle bouillonnait d’enthousiasme. Comme Julien, elle rêvait de grands voyages, de découvertes insoupçonnées, d’aventures sensationnelles. Sur le mur qui faisait face à son lit, une fresque représentait une immense carte du monde, dont les pays étaient peints de couleurs vives et brillantes. Leurs noms mis bout à bout résonnaient comme l’incantation énigmatique d’une formule magique. Elle rêvait de traverser les décors féeriques que ces grands espaces suggéraient.

Le lundi matin suivant, en descendant l’escalier, Soline huma la délicieuse odeur des tartines qui doraient dans le grille-pain. Elles lui mirent l’eau à la bouche. Elle avala une grande bouffée de bonheur quand elle passa devant la porte de la salle de bain, et entendit la voix joyeuse de son papa qui chantait sous la douche. Sa maman, assise à la table de la cuisine, l’accueillit d’un large sourire, les yeux embrumés derrière la fumée de sa tasse de café. Elle repoussa sa chaise vers l’arrière, et l’invita à s’approcher en tendant la main vers elle. Elle la serra très fort, puis lui caressa le dos vigoureusement pour la réchauffer. La fillette prit place à table. Le petit déjeuner se déroula dans le calme et la bonne humeur, et à sept heures quarante-cinq précises – comme tous les jours – Manon et Soline se préparèrent à quitter la maison. Son cartable brugnon décoré d’étoiles argentées était prêt dans l’entrée, à côté de ses bottes.

L’office notarial était situé rue Jean Jaurès, mais Manon faisait toujours un léger détour de quelques centaines de mètres par le boulevard Émile Zola pour passer devant l’école Saint Pierre. Elle se garait à quelques pas du grand portail, et observait en silence – pendant un petit moment – la ronde des parents qui déposaient leurs enfants. Soline l’aidait à se sentir un peu comme eux.

Elle observa une mère de famille avancer dans l’entrée en tenant son chérubin par la main, et l’embrasser chaleureusement avant de fuir. Parfois, un papa donnait une petite tape d’encouragement dans le dos. Parfois, une maman passait la main dans une chevelure bouclée pour dégager le front et y déposer un baiser réconfortant. Puis ils les confiaient, non sans peine, à l’enseignant chargé de les accueillir, échangeaient quelques paroles avec un autre parent, et enfin reprenaient le chemin de leur journée d’un pas empressé.

Soline descendit de la voiture et s’engagea sur le trottoir. Sa maman lui fit un petit signe discret de la main, mima un baiser du bout des lèvres, et redémarra pour aller disparaître au bout de la rue.

La fillette aimait bien passer la journée là, à l’école, au milieu des enfants réels. Les regarder courir les uns après les autres, s’amuser, se chamailler. Ressentir les vibrations du gai brouhaha de la cour de récréation lui donnait un peu le sentiment d’exister pour de vrai, elle aussi.

Elle se faufila dans le rang, parmi les autres élèves de son âge devant la classe de CM2 de madame Charbon, et s’approcha au plus près de Brice. C’était indiscutablement son camarade préféré.

Pourtant, il n’était pas l’élève le plus brillant de l’école, loin s’en faut. En classe, il passait ses journées à bâiller et à papoter joyeusement avec le voisinage, pendant que la maîtresse récitait la leçon. Il était assez paresseux et pas très curieux.

Dans la cour de récréation, il n’était pas très populaire non plus. Il n’était ni le plus fort ni le plus rapide et très mauvais balle au pied. Les filles superficielles ne le considéraient pas comme un garçon mignon ou craquant, et le traitaient avec un certain mépris.

Il était un peu dodu et pas très grand. Ses cheveux blonds, souvent en pagaille, lui donnaient l’air d’un illuminé. Il était d’ailleurs assez courant de le voir arborer fièrement un épi dressé à l’arrière du crâne, que son oreiller avait sans doute modelé pendant la nuit, et qu’il n’avait pas pris la peine, ou pas eu le temps d’aplatir.

Il avait toujours une anecdote ou une théorie fantasque et délirante à exposer, ce qui avait le don d’agacer les enfants, et de désoler les adultes.

Soline, elle, adorait l’écouter, car il y avait quelque chose de très spécial dans ses discours abracadabrants. Il avait une imagination incroyable, et un aplomb sans limites pour défendre ses théories, même les plus farfelues. Quelle que soit la question qu’on lui posait, il avait toujours sa propre interprétation. Et celle-ci, si elle échappait complètement à toutes les règles rigides imposées par l’ordre scolaire établi, répondait pourtant à une logique implacable, et indiscutable dans l’univers tel que lui le percevait. Soline se retrouvait un peu en Brice. Lui aussi vivait dans un monde particulier, inaccessible au commun des mortels. Lui aussi, à sa façon, se dérobait au réel.

Brice avait son propre dictionnaire. Le vocabulaire y prenait une place très poétique. Pour lui, paradisiaque était la marque des voitures divines. Pour lui, on disait d’une personne qu’elle était lunatique quand elle passait, sans s’en apercevoir, de la réalité au rêve, et ce à n’importe quel moment de la journée. Une « démonstration » c’était, d’après lui, l’anéantissement d’une créature abominable et malfaisante, et par extension, le fait d’expliquer comment résoudre un problème méphistophélique d’arithmétique. Et inutile de vous préciser quelles définitions il donnait des termes « convexe », « incubation » ou « cacophonie ».

Brice ne croyait pas aux mathématiques. Les notions élémentaires de calcul étaient, selon lui, trop simplistes et imprécises, voire même absurdes, parfois.

— Un plus un égal deux ? C’est bien beau, mais cela dépend de un quoi plus un quoi, expliqua-t-il un jour à la maîtresse devant toute la classe médusée. Cela peut être vrai quelques minutes, certes. Mais un bonbon plus un bonbon, si les bonbons sont dans ma main, égal zéro bonbon en un temps record et à tous les coups, je vous le garantis !

Voyant qu’il n’était pas parvenu à convaincre son auditoire, il prit quelques secondes pour réfléchir, enfonça la main dans une touffe de cheveux rebelle, puis la sortit brusquement, un doigt tendu vers le plafond et ajouta.

— Mieux encore ! Il y a quelques semaines, mon papy a installé dans son jardin une grande cage à lapins. Il y a mis un lapin, puis un autre. Selon vos théories, ça aurait dû faire deux lapins… Il y en a sept, maintenant !

Cela se termina, comme toujours, par un haussement d’épaules exaspéré de la maîtresse, qui secoua la tête, puis reprit sa leçon comme si de rien n’était. Brice se rassit alors fièrement sous les yeux de ses camarades, qui affichaient une palette d’expressions allant du doute au scandale, en passant par la consternation et par la moquerie.

Pour Soline, Brice n’était rien d’autre qu’un génie incompris, un esprit trop libre, et trop en avance sur son temps pour être apprécié par ses contemporains à sa juste valeur.

Elle se dit qu’elle avait de la chance d’avoir un ami comme lui, surtout les jours où rien n’allait. Brice vivait dans un monde rempli d’espoir, où l’imagination permettait de venir à bout de tous les problèmes, aussi insurmontables puissent-ils nous paraître.

Comme à son habitude, la petite fille aux lunettes rouges resta là toute la journée, en silence au fond de la classe, à profiter du grand spectacle pédagogique.

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