Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon
Soline poussa péniblement le volet en chêne qui mugit un lent hurlement de douleur oxydée. Juste en face de l’entrée s’imposait un large escalier. Elle frissonna quand la plaque de métal rouillée qui recouvrait le sol du hall carillonna sous ses premiers pas dans la demeure. Elle se figea sur place et se contenta d’observer les environs. À sa gauche, une porte entrouverte donnait sur une grande pièce pourvue de longues tables vides. Elle faisait sans doute office de salle de restauration.À droite, elle aperçut des ombres qui dansaient dans la lumière calcite des bougies, au bout d’un couloir. Elle s’engagea prudemment dans le dortoir. N’osa pas lever les yeux trop haut pour ne surtout pas se faire remarquer et fila promptement s’asseoir sur le premier lit qu’elle trouva, pour inspecter discrètement les alentours dans l’espoir d’apercevoir un morceau de la robe de Catherine ou un fragment de manche de la veste sauge de Pierre. Il devait y avoir là une bonne cinquantaine
Transis par le froid, Tuaki et Soline piétinaient pour se réchauffer au milieu de la cour. La fillette leva les yeux pour contempler une nouvelle fois le bâtiment. À la lumière du jour, il lui parut plus impressionnant encore que la veille dans l’obscurité. Bien que le ciel fût entièrement dégagé, il était toujours impossible d’en distinguer le sommet. C’était comme s’il montait droit jusqu’aux étoiles. Des plantes sauvages s’y agrippaient sur les quatre premiers étages, comme des mains gigantesques, s’unissant pour le soutenir ou pour l’implorer. Soline eut beau chercher, elle n’avait pas souvenir d’avoir jamais vu une maison aussi mystérieuse et déstructurée, ni pour de vrai, ni en photo, ni même en dessin dans ses livres de contes. Étrangement, elle avait l’air à la fois fragile et indestructible, rassurante et terrifiante.Les grosses machines qui trônaient de chaque côté plantaient leur fer dans sa chair de bois flétri, pareilles à deux colosses de métal rouillé, de
S’écoulèrent semaines et mois, et peu à peu une forme de routine s’installa. D’autres groupes d’enfants arrivèrent à l’orphelinat et la vie suivit son cours, balançant au gré des jours entre accoutumance forcée et nostalgie du monde réel. Un hiver intense et éprouvant succéda à l’automne. L’air glacial qui s’engouffrait par tous les nombreux orifices de la demeure rendait les nuits acerbes et acérées. Malgré des journées de travail harassantes, trouver le sommeil était une épreuve quotidienne. De chaque geste à exécuter, de chaque distance à parcourir, le froid faisait une souffrance.Au matin d’une nuit tourmentée, après un réveil pénible, la petite fille–épuisée et en retard–se hâta de se préparer et fila prendre son service d’un pas affolé. En louvoyant entre les lits, elle remarqua au loin que Tuaki n’avait pas bougé. Elle s’approcha pour lui demander si tout allait bien. Mais il ne lui répondit pas et n’esquissa pas le moindre geste. Il était
Il avait neigé toute la nuit. La cour et les jardins étaient engloutis sous une immense couverture lactée. Ce jour-là, la plupart des enfants s’étaient hâtés d’avaler leur déjeuner pour courir jouer à l’extérieur. Ils se jetèrent à corps perdu dans une joyeuse guerre de coton. Soline et Barbara s’engouffrèrent–dans un éclat de rire malicieux–derrière un buisson de ronces, d’où elles bombardèrent les passants imprudents qui s’aventuraient sur le chemin en pensant y trouver un peu de répit.Seulement leur cachette fut rapidement découverte par une troupe de petits soldats échauffés qui longèrent la haie et mitraillèrent leur position à tour de bras, obligeant les deux amies à abandonner leur poste pour battre en retraite. Elles s’enfoncèrent prudemment dans la broussaille sous le feu des tirs ennemis, et finirent par se disperser.Soline avança sans but jusqu’à trébucher contre une racine. Ses lunettes furent projetées au sol et dispa
La lumière du soleil de printemps explosait par la fenêtre entrouverte de la salle de restauration en mille éclats jade et diamant. Les parfums nubiles de la nature florissante imprégnaient l’atmosphère. Sans qu’elle s’en aperçût, ses embruns musqués avaient inondé l’âme de Soline d’une ivresse légère. Elle se hâta d’avaler son repas, impatiente de retrouver l’air vivifiant de la cour.En sortant du bâtiment, elle marqua un temps d’arrêt. Se mêlait au silence le murmure frétillant des colonies d’insectes, qui dans l’ombre avaient repris leur besogne après des mois de sommeil gelé. Le vent n’était que caresse, étreinte affectueuse. Des vagues voluptueuses déferlaient dans la courée, dont le sol poussiéreux s’était mué en tapis d’argent.Alors qu’elle laissait son esprit flotter, porté par les courants, elle remarqua à quelques mètres un papillon blanc. Ce fut pur ravissement. En un instant, dans son souvenir, réapparut le jardin de la maison de Croix où ell
Le ciel ne s’était pas encore paré de ses premières touches de couleurs. L’atmosphère était tiède et humide. La nature entière sommeillait, lourde de tout son poids. Anna ne s’était évaporée que depuis six jours, pourtant déjà, dans l’intervalle engourdi de la nuit, se préparait une nouvelle épreuve. Les machines qui maintenaient l’orphelinat de part en part se mirent discrètement en marche.Tout commença par de légères secousses. D’épaisses poutres de métal sortirent de leur support, poussées par un mécanisme hydraulique au souffle imperceptible. Sur les cinq premiers étages, elles se glissèrent au fond de cavités rectangulaires pour s’enfoncer au plus profond du bâtiment, sous le plancher, en huit points répartis de façon régulière d’une extrémité à l’autre de la structure. Le frottement de l’acier et du bois provoqua des vibrations dans le sol qui extirpèrent une poignée d’enfants de leur sommeil. Cependant, durant de longues minutes, plus rien ne bougea et ils se ren
Quand Soline et Tuaki retrouvèrent leurs amis à l’heure du déjeuner, ils remarquèrent que les plantes grimpantes avaient repris leur ascension lente le long de la façade. Elles enveloppaient le contour du premier étage de leurs bras crispés et épineux. Ce jour-là, même Barbara, qui d’ordinaire diffusait une douce énergie à son entourage par sa simple présence enjouée, affichait une petite mine inquiète. Chacun le constata. Cependant, personne n’osa l’interroger. La crainte de réveiller une frayeur collective incontrôlable était sans doute trop grande. Il fallait avant tout garder la force de continuerLe petit prince du désert frissonna nerveusement. Il promena le regard aux alentours pour s’assurer que personne n’écoutât, puis interpella ses amis:—Mes dernières nuits ont été tourmentées par le souvenir de la parole sage et sagace de Père. Je n’ai eu de cesse de me demander quels mots il eut prononcés pour guider son peuple vers la lumière ou
Quand Namakuta s’éveilla ce matin-là, un parfum de fête planait sur la cité. Une cérémonie d’adoubement devait s’ouvrir au crépuscule. Une tension joyeuse électrisait tous les habitants.Quelques mois plus tôt déjà, le peuple avait célébré en grande pompe le retour triomphal de Meyru. Il avait accompli la prophétie du dieu Oruna Pita. Il avait vaincu le monstre du fleuve noir et ramené sur leur terre les voyageurs égarés. Puis il était revenu à Namakuta et avait pris place sur son trône.Meyru avait désigné son plus proche conseiller. Il avait choisi Nuetam, qui était le seul homme du village à parler sa langue. Nuetam était ainsi devenu le très proche confident du souverain. Il lui enseignait sa langue, les traditions ancestrales, l’organisation hiérarchique de la cité, ses enjeux politiques.Meyru avait également décidé, à la surprise générale, de faire de Amenaka, qui n’était qu’un simple guerrier, le grand capitaine de l’armée. Amena
Du sommet d’une colline, les enfants découvrirent émerveillés la vallée qui s’étendait, sublime en contrebas, pomme et argent. Dans le lointain, une ébauche de la rive du fleuve dessinait l’horizon de son trait relâché. Soline serra les poings, éblouie par les splendeurs de la nature qui scintillait devant elle. Elle prit à cet instant sa première inspiration de réconfort et de soulagement depuis le départ de William.Le vallon débouchait sur une plaine rocailleuse. Tout un champ de petits rochers blancs recouvrait le sol. De chaque interstice s’échappaient de petites fleurs aux pétales et pistils noirs. Une odeur de menthe et de jasmin planait dans la brise fraîche du matin.Louis-Jean pressa le pas pour rejoindre Pierre qui, depuis la veille, s’était fait discret et fuyant, comme déconcerté lui-même par la bravoure dont il avait fait preuve.—Eh bien, je dois dire que vous m’avez drôlement étonné hier soir. Quel courage!
Alors que les enfants et William évoluaient péniblement au cœur d’une cathédrale de végétation éclatante et sauvage, une seule question incandescente agitait les esprits et accaparait toutes les conversations: lequel d’entre eux pouvait bien être le fameux Meyru, le souverain des Namakutaï? Deux hypothèses parmi les plus probables s’imposaient naturellement. Tuaki et Anna correspondaient parfaitement, chacun à sa manière, à la description qu’en avait livrée l’interprète. L’un et l’autre avaient partisans et détracteurs. Mais personne n’était capable de dire avec certitude lequel était indiscutablement le futur souverain du peuple indigène.La sagesse et le savoir étaient les atouts principaux du prince du désert, tandis que la force, le courage, et l’audace dont devait faire preuve un véritable meneur d’hommes étaient les caractéristiques qui pouvaient le mieux définir la jeune rebelle.Tous, cependant, s’accordaient sur un point. Il n’y aurait
Soline resta assise un long moment au sol, le dos appuyé contre le mur du fond de l’unique pièce du logis, à contempler les bribes colorées de nature et de lumière qui parvenaient à s'immiscer par un petit hublot faisant office de seule fenêtre. À l’extérieur, des insectes volants chantonnaient leur ariette ouvrière.Au fond d’elle-même, la jeune fille n’avait pas perdu l’espoir de convaincre William de retourner vivre dans le monde réel. Elle fulminait à l’idée d’être enfermée là, à quelques jours seulement de la prochaine pleine lune.Elle sursauta en voyant apparaître deux boules qui obstruèrent brusquement la vue. Deux petites têtes d’enfants curieux examinèrent l’intérieur avec une grande avidité et un enthousiasme exacerbé. Leurs yeux d’agate scintillaient dans la pénombre. Le spectacle avait pour eux la saveur du mystère et de la transgression.Ils restèrent à ricaner leur joie clandestine jusqu’à ce qu’un adulte les chassât d’un ton
Une averse assaillit le toit de la cabane de Piwi. À l’intérieur les compagnons se pressaient les uns contre les autres au plus grand désagrément de Louis-Jean, peu rompu à une cohabitation si familière et envahissante.Soline passa une bonne partie de la soirée à contempler la mine accablée de l’ermite, qui depuis leur retour était resté aphone. Cela en disait tant sur l’ampleur de sa déception. La fillette réalisa combien le souvenir d’Andy, la certitude de sa présence quelque part sur le continent, avait dû l’habiter pendant toutes ces années et lui donner la force de se battre jour après jour. Après tant de temps consacré à chercher son ami et à entretenir l’espoir d’être réunis, la violence avec laquelle il avait été éconduit–sans émoi ni ménagement, au soir même de leurs retrouvailles–lui avait incontestablement perforé le cœur. Sa vie entière avait perdu son sens.Anna prit la parole. Elle affirma qu’il n’y avait pas à perdre
—Soline, réveille-toi. Piwi est parti!La silhouette vaporeuse de Catherine se tenait accroupie juste au-dessus d’elle, les mains délicatement posées sur les épaules. La petite fille enfila ses lunettes et se redressa. Le nuage dans ses yeux s’effaça peu à peu. Le feu n’était plus qu’un amas de charbon étiolé. Un voile de grisaille déparait la clairière. La brise matinale charriait un air sec et froid.Anna et Tuaki rassemblaient les provisions et préparaient la levée du camp. L’amertume et l’anxiété n’avaient pas quitté la figure de Pierre. Il scrutait l’horizon. On devinait sans peine combien il devait espérer secrètement que Mc Dowell ne respectât pas sa parole et leur fît faux bond.Barbara s’approcha de son amie, l’aida à ajuster son écharpe, la réchauffa d’une étreinte fougueuse. Elle plongea une main dans la poche de sa robe et lui tendit une pomme, après l’avoir frottée vigoureusement. Soline la remercia d’un sourire anky
Piwi n’avait pas menti. Il connaissait par cœur les moindres recoins du pays. Sa mémoire abondait en anecdotes savoureuses sur les environs.Les enfants lui racontèrent leur parcours depuis leur évasion. Il leur révéla d’abord pourquoi ils n’avaient rencontré aucun animal dans la forêt. Il avait appris l’histoire des lieux en écoutant la conversation de trois vieux braconniers de la région, assis au comptoir de l’une de ces tavernes qui font face à l’océan sur le port. Selon eux, le lieu aurait dû servir de décor à un roman fantastique. Une sorte de forêt hantée par les esprits des animaux tués par les hommes du village au cours de parties de chasse récréative, qui seraient revenus de l’au-delà pour se venger de leurs bourreaux. Mais l’inspiration aurait fui l’auteur, qui ne développa jamais de récit cohérent, passa à tout autre chose et finit par l’oublier pour de bon.—Ça a rendu ces vieux cornichons complètement dingues! clama-t-il dans un é
Le groupe évolua lentement dans l’obscurité poisseuse du tunnel. On ne pouvait dire si les obstacles qu’ils percutaient sur le chemin étaient de simples racines, un fouisseur, ou une mystérieuse créature souterraine. Si une chose les frôlait, ils tressaillaient de peur qu’une main malintentionnée ne cherchât à les attraper. S’ils entendaient un bruit, ils frissonnaient à l’idée qu’un serpent ou qu’une bête affamée les mordît.Tout à coup, à la surface, le tonnerre éclata et une pluie diluvienne se mit à tambouriner sur le sol au-dessus de leurs têtes. Plus ils avançaient et plus le tintamarre s’intensifiait.Un bras s’extirpa des profondeurs, dégagea la voie des branchages et enfin, un corps tout entier s’arracha avec peine dans un balancement poussif. Anna considéra les alentours, le regard écrasé par l’averse. La forêt se dressait, prodigieuse et titanesque. Ses contours de fer dans la nuit en larmes semblaient irréels, magiques.La jeune
Ni Louis-Jean ni Hugo, le traître, l’agent infiltré, n’avaient suivi. Ce dernier était probablement allé faire son rapport à la directrice avant de retourner paisiblement se coucher, en songeant à la prochaine rébellion à étouffer. Gardiens, chiens hybrides et détenus évoluèrent à pas prudents dans une végétation dense et inhospitalière. Les branches fraîchement taillées venaient leur lacérer les bras et les jambes. Dans leur dos, elles se refermaient immédiatement sur la voie comme pour dissimuler rageusement un sentier interdit, indûment emprunté.Enfin, après une vingtaine de minutes, ils arrivèrent à destination. Une petite cabane en pierres de roche grises, grossièrement équarries, perdue au milieu de nulle part.Deux minuscules fenêtres arquées à barreaux, pareilles aux yeux obscurs d’un démon aux aguets, les dévisageaient. Un peu de lumière, sans doute pas plus d’une simple bougie, fuyait sur le côté par une troisième petite fenêtre à la peinture éc