José Carli est né en 1976. Il grandit dans une petite ville du Pas-de-Calais, avant de s’installer dans la métropole Lilloise.
Il étudie d’abord les Lettres et Civilisations anglaises et américaines, avant de renouer avec son amour d’enfance pour les nouvelles technologies en devenant responsable informatique dans une école internationale renommée.
Guitariste, compositeur, et grand mélomane, il publie en 2006 sous le label Musea Records, un album de musique électronique intitulé Garajazz, aux accents rock, jazz, et world music.
Mais par dessus tout, José est un passionné de littérature. Ses romans et contes fantastiques sont inspirés de tous ces univers qu’il affectionne tant. Ses textes se nourrissent de ses lectures classiques, autant que des auteurs de littérature fantastique qu'il admire, comme Graham Joyce, Neil Gaiman et Orson Scott Card, ou encore du cinéma américain des années 80-90 auquel il voue un véritable culte (Zemeckis, Spielberg, Burton, Dante…).
À mes chers parents,
Ce samedi, Julien s’était levé de bon matin. Depuis quelques jours, la machine à laver faisait un boucan de tous les diables, et il avait promis à Manon de jeter un œil au tambour. Cela ne pouvait venir que de là, il en était convaincu. Une pièce de monnaie oubliée dans la poche d’un pantalon avait sans doute glissé dans le mécanisme. Classique ! Il se rendit donc à l’atelier pour prendre ses outils.Il dut passer en revue plusieurs fois tous les tiroirs poussiéreux sous l’établi avant de retrouver – tout au fond de l’un d’eux, caché derrière le marteau, sous la boîte à écrous et boulons – le coffret de tournevis électroniques. Malheureusement, en l’ouvrant, il constata que les pièces dont il avait besoin manquaient. Il fourra les doigts à l’intérieur de sa chevelure dense, se mit à gratter mécaniquement l’arrière de son oreille, et leva les yeux au plafond. Il tenta de se remémorer où et quand il les avait utilisés pour la dernière fois. En vain !Il parcourut la maison de long en large, et de bas en haut. Dans le tiroir à couverts de la cuisine, il trouva des pinceaux et du ruban adhésif anti-fuite, mais pas l’ombre d’un tournevis. Au-dessus de la boîte à clés, dans l’entrée, il mit la main sur la petite pince qu’il avait cherchée quelques jours plus tôt, pour réparer la tuyauterie sous l’évier. Dans le pot à crayons sur son bureau, il dénicha plusieurs sortes de clous et de vis. Mais toujours aucune trace des instruments qu’il cherchait. Rien sur l’étagère métallique de la cave. Rien dans la malle fourre-tout du grenier.Soudain, après vingt bonnes minutes de recherche dans les endroits les plus improbables de la maison – le corps à moitié engouffré sous le lit dans la chambre à coucher – telle une illumination divine, la mémoire lui revint. Il se mit debout, redressa ses petites lunettes carrées de la pointe de l’index, et dévala les marches de l’escalier pour se précipiter dans la salle de bain. Là, sur le rebord du grand miroir, il aperçut enfin les deux manches rouges et noirs qu’il cherchait, plantés au milieu des brosses à cheveux. Il poussa un petit soupir satisfait, et les attrapa avec entrain.Manon ne s’étonnait plus depuis bien longtemps de ces va-et-vient. Elle savait que son mari était un grand étourdi et qu’il avait une façon très personnelle de ranger ses affaires. Elle sourit derrière son livre, assise dans le sofa taupe du salon, les pieds appuyés sur un gros pouf citrouille. Soline était allongée à ses côtés, la tête posée sur sa cuisse. Tendrement emmitouflée dans sa couverture en laine, la petite fille observait au-dessus d’elle les yeux clairs de sa maman qui se balançaient de ligne en ligne et de page en page derrière ses grandes lunettes. Manon faisait, de temps à autre, une pause pour contempler la lumière qui traversait la grande fenêtre à l’avant de la maison et venait percuter un autre faisceau lumineux qui arrivait par la baie vitrée du jardin, à l’autre bout de la pièce. Elle restait alors quelques secondes le regard dans le vide, perdue dans ses pensées, puis reprenait le cours de son roman.Pour Soline, la vie était parfaite. Pas un instant, elle ne présageait les terribles bouleversements qui se préparaient. Elle avait tout juste dix ans. Ses cheveux, d’un noir intense, étaient si fins qu’ils ne parvenaient pas à couvrir entièrement ses oreilles, dont la pointe s’échappait. De son papa, elle tenait son menton carré, et un air un peu perdu. Comme sa maman, elle avait une petite boule bien ronde au bout du nez, et des lèvres très colorées, délicatement dessinées. Elle portait, la plupart du temps, une longue robe myrtille en laine, qui tombait sur ses genoux, ainsi qu’une paire de lunettes rondes, à monture rouge, qu’elle ne quittait que pour dormir. Elle avait toujours l’écharpe cerise tricotée par sa maman autour du cou.Elle aimait les choses simples de la vie. Faire, avec ses parents, de longues promenades les soirs d’été, le long de la Deûle. Flotter dans les airs sur la grande balançoire. Contempler le vol gracieux des papillons pendant que sa maman prenait le soleil sur le transat abricot du jardin. Ou simplement passer des après-midis entières à jouer dans sa chambre. Soline était, en somme, une enfant douce et rêveuse, une fillette on ne peut plus ordinaire.Un seul détail la distinguait des autres enfants. Un détail important néanmoins.Elle n’existait pas.Du moins, pas dans le monde tel que peut le percevoir le commun des mortels. Elle n’était rien d’autre que le fruit de l’imagination de ses parents.Manon et Julien s’étaient rencontrés au lycée quinze ans plus tôt, et ne s’étaient plus jamais quittés. Ils s’étaient mariés l’année de leurs 25 ans et avaient acheté un pavillon dans une rue tranquille de Croix, petite commune de la banlieue de Lille. Tous deux avaient une situation professionnelle confortable. Manon était secrétaire dans le cabinet notarial du centre-ville. Julien, lui, était ingénieur dans une firme qui fabriquait du matériel électronique de haute technologie.Même si les années et leurs épreuves les avaient immanquablement changés, étouffant la naïveté de leur jeunesse, ils avaient gardé sans peine l’essence de ce qui les unissait. Chacun s’émerveillait toujours des charmes de l’autre.Elle, adorait la mine perpétuellement éblouie de son mari, ses grands yeux égarés, dont on ne savait jamais dire quel univers parallèle ils traversaient. Elle était à chaque fois émue par l’impression de miracle qu’il provoquait quand il abordait avec gaucherie une difficulté d’apparence insurmontable, dont il venait à bout avec une facilité déconcertante.Lui, aimait la tendresse presque maternelle avec laquelle elle glissait la main dans ses cheveux ébouriffés, la force et la ténacité qu’elle employait à masquer sa fragilité. Il admirait la grâce et l’élégante humilité qui émanaient de chacun de ses gestes, ou de n’importe laquelle de ses paroles.Ensemble, ils réussissaient absolument tout ce qu’ils entreprenaient. Pourtant, l’essentiel leur manquait. Ils rêvaient d’avoir un enfant. Mais Manon ne tombait pas enceinte. Les nombreux médecins qu’ils avaient consultés ne purent ni expliquer l’origine de leur problème, ni les aider à le résoudre. Ainsi, Soline était née de leur manque, de leur attente, de leurs rêves et de leurs espoirs.La fillette se leva en entendant les grognements de Julien dans la buanderie et se pressa de le rejoindre. Elle le trouva accroupi, la tête et les épaules plongées à l’arrière de la machine, dont le capot et les vis étaient dispersés aux quatre coins de la pièce. L’engin sautillait nerveusement sur place. Julien, lui, marmonnait des paroles épicées que Soline, qui était une jeune fille bien éduquée, n’aurait osé répéter pour rien au monde. Elle s’approcha à pas de loup. Sans sortir la tête, son papa se mit à tapoter le sol avec le plat de la main.— Je peux t’aider, papa ?— Arf, il doit y avoir mon tournevis plat quelque part…— Tiens, dit-elle, en faisant rouler le manche pour qu’il arrive sous sa paume.— Merci, ma petite mouche !— Tu trouves, papa ?— Oui, c’était bien ce que je pensais.Le visage de Julien avait pris l’apparence d’une grosse fraise prête à exploser. Les joues gonflées, et les yeux plissés, il s’épuisait à tenter d’extraire quelque chose.— Un maudit petit objet s’est glissé entre le tambour et le caisson. Il y a une belle fissure. Mais… Mais qu’est-ce que c’est que ça ?Incrédule, il sortit lentement la tête de l’appareil sans quitter des yeux sa trouvaille, coincée entre son index et son pouce.— Qu’est-ce que c’est, papa ? interrogea Soline.C’était une clé USB… sa clé USB... LA clé USB. Il la contempla un temps, dans un silence de cathédrale. En observant l’expression de terreur sur son visage, Soline eut le sentiment que le monde était en train de s’écrouler sur lui. Ses lèvres tremblaient. Il peinait à conserver ses globes oculaires à l’intérieur de leur cavité.— Nom de nom !! répondit-il d’une voix étouffée, avant de reprendre ses esprits et de se relever brusquement.La clé contenait les derniers plans du projet sur lequel il travaillait depuis près de deux ans. Il avait conçu un prototype de lunettes connectées, dont le programme – qui était enregistré sur la clé – permettait de synchroniser l’affichage d’un smartphone. Son invention était un bijou d’innovation. Des capteurs disposés sur les branches permettaient d’activer certaines fonctionnalités. L’écran virtuel répondait à certains mouvements prédéfinis des yeux de son utilisateur. Le but était d’éviter à ce dernier de s'abîmer la nuque, en gardant en permanence la tête droite.Son patron était très enthousiaste. Il entrevoyait à travers ce projet la grande révolution technique à laquelle il avait toujours voulu croire, cette invention qui apporterait à son entreprise gloire et profits. Il était persuadé que les lunettes que son brillant ingénieur avait créées susciteraient un vif intérêt auprès des constructeurs de téléphones qui y verraient sans nul doute une opportunité inespérée de réduire la taille des écrans de leurs appareils, et ainsi diminuer drastiquement leurs coûts de fabrication.La perte de ces données serait un cataclysme dans la carrière de Julien. Bien sûr, il avait une sauvegarde du code source dans un dossier du Cloud, au bureau. Mais il n’arrivait plus à mettre la main sur le fichu post-it sur lequel il avait noté le mot de passe.À l’autre bout de la maison, lorsqu’elle entendit dans l’entrée le bruit des lettres qui glissaient dans la fente de la porte, Manon posa son livre sur la petite table noire du salon et se précipita. Elle les passa une à une jusqu’à ce qu’elle tombât sur une enveloppe au logo bleu. Elle l’observa un moment, immobile, puis prit une grande inspiration, rassembla ses forces, et se décida à l’ouvrir.Elle secoua nerveusement la feuille qu’elle contenait pour la déplier, et resta debout dans le petit sas pour la lire en retenant sa respiration. Au bout de quelques lignes, son visage s’effondra. Elle parcourut la maison d’une marche livide, en poursuivant la lecture du document. Dans la cuisine, elle croisa Julien qui courait vers son bureau pour s’assurer que ses fichiers étaient toujours lisibles. Il stoppa sa course en voyant la mine décomposée de Manon.— Les résultats sont arrivés ! dit-elle d’une voix accablée, sans relever les yeux.— Ah ! Alors ?— Alors, c’est toujours pareil !Julien savait combien ces examens étaient importants. Il laissa machinalement glisser sa main de son front jusqu’à sa bouche. Sous le poids de cette annonce écrasante, ses épaules s’affaissèrent. Il marqua un temps d’arrêt. Un silence asphyxiant satura l’atmosphère. Mais très vite, sentant que son épouse avait besoin de lui, il se ressaisit et tenta de la rassurer.— Tu sais, il ne faut pas te décourager. Tout n’est pas perdu. Il faut que tu y croies. Il y a cet endocrinologue que nous a recommandé le docteur Piron, je prendrai rendez-vous dès lundi.Manon garda les yeux plantés dans la lettre.— Je ne vois pas ce qui pourrait changer, répondit-elle d’une voix frêle et lasse, le regard rempli de larmes. Rien n’a fonctionné jusqu’à aujourd’hui. On n’y arrivera jamais !Il s’approcha d’elle et l’enlaça.— Je suis sûr que ça va finir par marcher. Fais-moi confiance.Un long sanglot mit fin à la conversation. Sans comprendre précisément de quoi il s’agissait, Soline ressentit la profonde tristesse de sa maman. Elle resta un temps en retrait. Observa, impuissante, ses parents blottis l’un contre l’autre. Puis enfin, répondant à l’invitation de Julien qui tendait la main vers elle, s’approcha doucement, se glissa entre eux et posa la tête contre le ventre de Manon.La journée passa dans un calme maussade. Soline était restée une bonne partie de l’après-midi dans sa chambre, à ruminer son inquiétude. D’ordinaire, elle se plaisait à fouiner dans le coffre à jouets pour en extirper et disposer autour d’elle, tout ce qu’elle pouvait trouver de poupées, de peluches, et autres figurines. Elle posait devant eux un livre ou un cahier, des crayons, et restait des heures entières à dispenser l’instruction à sa silencieuse assemblée. Elle singeait parfaitement toutes les postures et les attitudes d’une véritable maîtresse. Elle était douce et patiente, mais savait aussi hausser la voix quand un trublion avait décidé de perturber l’atmosphère studieuse de la classe.Ce jour-là, le cœur n’y était pas. Elle se contenta de feuilleter quelques livres, et de regarder par la fenêtre l’immense saule pleureur des voisins qui se balançait dans le vent.Elle descendit en début de soirée pour aider Manon à préparer le repas. Elle sentait q
Le samedi suivant, dans l’après-midi, Julien se prépara pour son footing hebdomadaire. Il avait enfilé son survêtement et ses baskets, et s’apprêtait à quitter la maison, quand Soline vint se poster devant lui, insistant pour l’accompagner d’un habile regard apitoyé. Il connaissait cette mine et soupira, en se laissant tomber les bras le long du corps, sans même prendre la peine d’esquisser une ébauche de contestation.—Comme tu voudras, allons-y! Mais je te préviens, on ne s’arrêtera pas.—Compris! répondit-elle, en peinant à contenir un sourire victorieux.Ils se dirigèrent ensemble vers la remise du jardin. Julien descendit le petit vélo mûre et corail dont la roue pendait au bout de son crochet, et ils prirent tous deux le chemin du parc Barbieux.Octobre avait commencé à repeindre la nature de petites touches mêlées de poire, de miel et de carmin. Un tapis de feuilles blondes fredonnait sous le
Cette nuit-là, bouleversée par l’histoire terrifiante de William Presbee, la petite fille ne put trouver le sommeil. Elle gigota dans son lit, tentant de chasser de son esprit les scènes angoissantes que son imagination avait peintes au fil du récit. La carte du monde colorée sur le mur, qui l’avait tant de fois aidée à canaliser son attention et à adoucir son cœur, ne lui fut d’aucun secours.Elle se souvint que Julien lui conseillait souvent, quand elle peinait à s’endormir, de nourrir ses pensées de toutes les jolies choses qu’elle avait vécues récemment, et de toutes celles qu’elle aimerait vivre bientôt. Elle ferma donc les yeux pour aller fouiller dans le coffre inépuisable de ses souvenirs heureux.Elle visualisa le joli jardin derrière l’hôtel de ville, et son kiosque où Manon et elle aimaient admirer les danseurs de Tango qui se retrouvaient le dimanche après-midi.Puis, elle repensa à ce jour où elles étaient allées toutes les deux
Le lendemain matin, Soline s’éveilla seule dans le grand lit. La persienne de la chambre parentale ne parvenait à contenir les rayons de soleil qui filtraient de toutes parts. Bien loin des tumultes de la nuit précédente, la petite fille avait le cœur en fête. Le dimanche était son jour favori. Manon et elle avaient pour habitude d’aller ensemble au marché sur la place de l’église, au bout de la rue. La fillette était à chaque fois subjuguée par les vives couleurs des étalages et par l’air, qui embaumait les parfums des poulets rôtis, du pain chaud, des pâtisseries et du poisson frais. L’endroit fredonnait la douce rengaine des bribes de conversations entremêlées.Elle était très fière de traverser les allées au bras de sa maman, qui connaissait tous les marchands et la plupart des habitants du quartier.Manon passa de longues minutes avec le primeur, monsieur Berthier. Elle lui raconta toute la poésie qu’avaient révélée les saveurs incroyables de la soupe
Plusieurs semaines passèrent. On s’enfonçait durablement dans la froideur maussade de l’automne. Un jeudi matin, en arrivant devant l’école, la petite fille constata que sa maman était une nouvelle fois plongée profondément dans ses pensées. Son regard était bien plus sombre que d’ordinaire. Depuis quelque temps, mère et fille s’étaient éloignées inexplicablement. Manon était distante et semblait tourmentée par quelque chose. Elle n’appelait plus que très rarement Soline et n’échangeait plus avec elle que des sourires mélancoliques.Elle aurait aimé lui demander une bonne fois pour toutes ce qui n’allait pas, mais elle n’osait pas. Dehors, de lourdes gouttes de pluie venaient percuter la carrosserie, sur le toit de la voiture. Cela faisait un tel vacarme à l’intérieur, qu’on aurait pu croire à un bombardement. À travers la vitre embuée de la portière arrière, on ne distinguait rien qu’une gigantesque toile grise et floue qui remuait confusément, découpée par les lumières
La pluie cessa. Mais une fraîcheur acérée avait imprégné l’air. Soline resta un long moment à se mordre les lèvres sur la petite marche de la porte d’entrée, grelottant les poings serrés à l’intérieur des poches de son manteau. Les muscles tendus de ses bras, et de son dos n’étaient plus que douleur. Elle examina méticuleusement chacune des rares voitures qui passaient dans la rue, dans l’espoir de voir apparaître ses parents.Le vent s’intensifia encore jusqu’à devenir insupportable. Elle n’eut d’autre choix que battre en retraite à l’arrière de la maison. Elle se souvint qu’habituellement, Julien ne verrouillait pas la porte de la remise, et courut donc y trouver refuge. En contournant la maison par la petite allée qui menait au jardin, elle jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre, qui donnait dans le salon. Une immense masse sombre dévorait l’espace, découpée par la silhouette du grand bahut dressé comme un fantôme contre le mur au fond de la pièce.El
La pleine lune, dirigée comme un projecteur droit sur la fenêtre de la chambre, diffusait dans toute la pièce une lugubre lumière cobalt. Soline, fatiguée, désespérée et perdue, était étendue sur le lit, la figure plongée dans l’oreiller. Elle ne parvenait plus à entendre les bruits ordinaires de la maison. Tout ce qui avait composé jusque-là son quotidien s’anéantissait progressivement sous l’effet d’une force mystique, une sorte de combustion instantanée. Elle se sentait comme piégée au beau milieu d’un incendie sans flamme. Sa vie tout entière brutalement lui échappait, soufflée par les vents d’automne. Ses parents semblaient avoir littéralement oublié son existence.L’épuisement et le chagrin qui la rongeaient l’avaient mise dans un étrange état. Elle n’aurait pas même su dire si elle était éveillée ou endormie. Elle sentait ses bras et ses jambes, mais était incapable de les bouger. Elle pouvait toujours respirer, mais remplir et vider ses poumons la faisait horribl
Tout à coup, l’univers se mit à convulser. Soline sentit son corps s’alourdir sous le poids d’une force irrésistible. Elle et la femme qui l’avait enlevée furent ballottées, charriées par de vives secousses. La puissance qui s’en dégageait l’empêchait même d’ouvrir la bouche pour crier. L’opacité était totale. Tout autour d’elles, une matière à la texture indéfinissable se fit oppressante, élastique, collante. Elle avait l’impression de glisser dans un conduit visqueux. Un crissement sourd envahissait tout l’espace. Il était ponctué de craquements abjects, comme des broiements d’os.Puis peu à peu, la lumière se mit à filtrer. Et la matière s’écarta. Et le crissement fut étouffé, pour cesser complètement. Elles finirent par s’extirper de l’obscurité. Mais la situation n’en fut pas plus paisible pour autant.Elle eut tout juste le temps de frotter ses lunettes avec sa manche et de sonder les environs du regard. Elle vit juste derrière, une falaise immense,
Quand Namakuta s’éveilla ce matin-là, un parfum de fête planait sur la cité. Une cérémonie d’adoubement devait s’ouvrir au crépuscule. Une tension joyeuse électrisait tous les habitants.Quelques mois plus tôt déjà, le peuple avait célébré en grande pompe le retour triomphal de Meyru. Il avait accompli la prophétie du dieu Oruna Pita. Il avait vaincu le monstre du fleuve noir et ramené sur leur terre les voyageurs égarés. Puis il était revenu à Namakuta et avait pris place sur son trône.Meyru avait désigné son plus proche conseiller. Il avait choisi Nuetam, qui était le seul homme du village à parler sa langue. Nuetam était ainsi devenu le très proche confident du souverain. Il lui enseignait sa langue, les traditions ancestrales, l’organisation hiérarchique de la cité, ses enjeux politiques.Meyru avait également décidé, à la surprise générale, de faire de Amenaka, qui n’était qu’un simple guerrier, le grand capitaine de l’armée. Amena
Du sommet d’une colline, les enfants découvrirent émerveillés la vallée qui s’étendait, sublime en contrebas, pomme et argent. Dans le lointain, une ébauche de la rive du fleuve dessinait l’horizon de son trait relâché. Soline serra les poings, éblouie par les splendeurs de la nature qui scintillait devant elle. Elle prit à cet instant sa première inspiration de réconfort et de soulagement depuis le départ de William.Le vallon débouchait sur une plaine rocailleuse. Tout un champ de petits rochers blancs recouvrait le sol. De chaque interstice s’échappaient de petites fleurs aux pétales et pistils noirs. Une odeur de menthe et de jasmin planait dans la brise fraîche du matin.Louis-Jean pressa le pas pour rejoindre Pierre qui, depuis la veille, s’était fait discret et fuyant, comme déconcerté lui-même par la bravoure dont il avait fait preuve.—Eh bien, je dois dire que vous m’avez drôlement étonné hier soir. Quel courage!
Alors que les enfants et William évoluaient péniblement au cœur d’une cathédrale de végétation éclatante et sauvage, une seule question incandescente agitait les esprits et accaparait toutes les conversations: lequel d’entre eux pouvait bien être le fameux Meyru, le souverain des Namakutaï? Deux hypothèses parmi les plus probables s’imposaient naturellement. Tuaki et Anna correspondaient parfaitement, chacun à sa manière, à la description qu’en avait livrée l’interprète. L’un et l’autre avaient partisans et détracteurs. Mais personne n’était capable de dire avec certitude lequel était indiscutablement le futur souverain du peuple indigène.La sagesse et le savoir étaient les atouts principaux du prince du désert, tandis que la force, le courage, et l’audace dont devait faire preuve un véritable meneur d’hommes étaient les caractéristiques qui pouvaient le mieux définir la jeune rebelle.Tous, cependant, s’accordaient sur un point. Il n’y aurait
Soline resta assise un long moment au sol, le dos appuyé contre le mur du fond de l’unique pièce du logis, à contempler les bribes colorées de nature et de lumière qui parvenaient à s'immiscer par un petit hublot faisant office de seule fenêtre. À l’extérieur, des insectes volants chantonnaient leur ariette ouvrière.Au fond d’elle-même, la jeune fille n’avait pas perdu l’espoir de convaincre William de retourner vivre dans le monde réel. Elle fulminait à l’idée d’être enfermée là, à quelques jours seulement de la prochaine pleine lune.Elle sursauta en voyant apparaître deux boules qui obstruèrent brusquement la vue. Deux petites têtes d’enfants curieux examinèrent l’intérieur avec une grande avidité et un enthousiasme exacerbé. Leurs yeux d’agate scintillaient dans la pénombre. Le spectacle avait pour eux la saveur du mystère et de la transgression.Ils restèrent à ricaner leur joie clandestine jusqu’à ce qu’un adulte les chassât d’un ton
Une averse assaillit le toit de la cabane de Piwi. À l’intérieur les compagnons se pressaient les uns contre les autres au plus grand désagrément de Louis-Jean, peu rompu à une cohabitation si familière et envahissante.Soline passa une bonne partie de la soirée à contempler la mine accablée de l’ermite, qui depuis leur retour était resté aphone. Cela en disait tant sur l’ampleur de sa déception. La fillette réalisa combien le souvenir d’Andy, la certitude de sa présence quelque part sur le continent, avait dû l’habiter pendant toutes ces années et lui donner la force de se battre jour après jour. Après tant de temps consacré à chercher son ami et à entretenir l’espoir d’être réunis, la violence avec laquelle il avait été éconduit–sans émoi ni ménagement, au soir même de leurs retrouvailles–lui avait incontestablement perforé le cœur. Sa vie entière avait perdu son sens.Anna prit la parole. Elle affirma qu’il n’y avait pas à perdre
—Soline, réveille-toi. Piwi est parti!La silhouette vaporeuse de Catherine se tenait accroupie juste au-dessus d’elle, les mains délicatement posées sur les épaules. La petite fille enfila ses lunettes et se redressa. Le nuage dans ses yeux s’effaça peu à peu. Le feu n’était plus qu’un amas de charbon étiolé. Un voile de grisaille déparait la clairière. La brise matinale charriait un air sec et froid.Anna et Tuaki rassemblaient les provisions et préparaient la levée du camp. L’amertume et l’anxiété n’avaient pas quitté la figure de Pierre. Il scrutait l’horizon. On devinait sans peine combien il devait espérer secrètement que Mc Dowell ne respectât pas sa parole et leur fît faux bond.Barbara s’approcha de son amie, l’aida à ajuster son écharpe, la réchauffa d’une étreinte fougueuse. Elle plongea une main dans la poche de sa robe et lui tendit une pomme, après l’avoir frottée vigoureusement. Soline la remercia d’un sourire anky
Piwi n’avait pas menti. Il connaissait par cœur les moindres recoins du pays. Sa mémoire abondait en anecdotes savoureuses sur les environs.Les enfants lui racontèrent leur parcours depuis leur évasion. Il leur révéla d’abord pourquoi ils n’avaient rencontré aucun animal dans la forêt. Il avait appris l’histoire des lieux en écoutant la conversation de trois vieux braconniers de la région, assis au comptoir de l’une de ces tavernes qui font face à l’océan sur le port. Selon eux, le lieu aurait dû servir de décor à un roman fantastique. Une sorte de forêt hantée par les esprits des animaux tués par les hommes du village au cours de parties de chasse récréative, qui seraient revenus de l’au-delà pour se venger de leurs bourreaux. Mais l’inspiration aurait fui l’auteur, qui ne développa jamais de récit cohérent, passa à tout autre chose et finit par l’oublier pour de bon.—Ça a rendu ces vieux cornichons complètement dingues! clama-t-il dans un é
Le groupe évolua lentement dans l’obscurité poisseuse du tunnel. On ne pouvait dire si les obstacles qu’ils percutaient sur le chemin étaient de simples racines, un fouisseur, ou une mystérieuse créature souterraine. Si une chose les frôlait, ils tressaillaient de peur qu’une main malintentionnée ne cherchât à les attraper. S’ils entendaient un bruit, ils frissonnaient à l’idée qu’un serpent ou qu’une bête affamée les mordît.Tout à coup, à la surface, le tonnerre éclata et une pluie diluvienne se mit à tambouriner sur le sol au-dessus de leurs têtes. Plus ils avançaient et plus le tintamarre s’intensifiait.Un bras s’extirpa des profondeurs, dégagea la voie des branchages et enfin, un corps tout entier s’arracha avec peine dans un balancement poussif. Anna considéra les alentours, le regard écrasé par l’averse. La forêt se dressait, prodigieuse et titanesque. Ses contours de fer dans la nuit en larmes semblaient irréels, magiques.La jeune
Ni Louis-Jean ni Hugo, le traître, l’agent infiltré, n’avaient suivi. Ce dernier était probablement allé faire son rapport à la directrice avant de retourner paisiblement se coucher, en songeant à la prochaine rébellion à étouffer. Gardiens, chiens hybrides et détenus évoluèrent à pas prudents dans une végétation dense et inhospitalière. Les branches fraîchement taillées venaient leur lacérer les bras et les jambes. Dans leur dos, elles se refermaient immédiatement sur la voie comme pour dissimuler rageusement un sentier interdit, indûment emprunté.Enfin, après une vingtaine de minutes, ils arrivèrent à destination. Une petite cabane en pierres de roche grises, grossièrement équarries, perdue au milieu de nulle part.Deux minuscules fenêtres arquées à barreaux, pareilles aux yeux obscurs d’un démon aux aguets, les dévisageaient. Un peu de lumière, sans doute pas plus d’une simple bougie, fuyait sur le côté par une troisième petite fenêtre à la peinture éc