Cette nuit-là, bouleversée par l’histoire terrifiante de William Presbee, la petite fille ne put trouver le sommeil. Elle gigota dans son lit, tentant de chasser de son esprit les scènes angoissantes que son imagination avait peintes au fil du récit. La carte du monde colorée sur le mur, qui l’avait tant de fois aidée à canaliser son attention et à adoucir son cœur, ne lui fut d’aucun secours.Elle se souvint que Julien lui conseillait souvent, quand elle peinait à s’endormir, de nourrir ses pensées de toutes les jolies choses qu’elle avait vécues récemment, et de toutes celles qu’elle aimerait vivre bientôt. Elle ferma donc les yeux pour aller fouiller dans le coffre inépuisable de ses souvenirs heureux.Elle visualisa le joli jardin derrière l’hôtel de ville, et son kiosque où Manon et elle aimaient admirer les danseurs de Tango qui se retrouvaient le dimanche après-midi.Puis, elle repensa à ce jour où elles étaient allées toutes les deux
Le lendemain matin, Soline s’éveilla seule dans le grand lit. La persienne de la chambre parentale ne parvenait à contenir les rayons de soleil qui filtraient de toutes parts. Bien loin des tumultes de la nuit précédente, la petite fille avait le cœur en fête. Le dimanche était son jour favori. Manon et elle avaient pour habitude d’aller ensemble au marché sur la place de l’église, au bout de la rue. La fillette était à chaque fois subjuguée par les vives couleurs des étalages et par l’air, qui embaumait les parfums des poulets rôtis, du pain chaud, des pâtisseries et du poisson frais. L’endroit fredonnait la douce rengaine des bribes de conversations entremêlées.Elle était très fière de traverser les allées au bras de sa maman, qui connaissait tous les marchands et la plupart des habitants du quartier.Manon passa de longues minutes avec le primeur, monsieur Berthier. Elle lui raconta toute la poésie qu’avaient révélée les saveurs incroyables de la soupe
Plusieurs semaines passèrent. On s’enfonçait durablement dans la froideur maussade de l’automne. Un jeudi matin, en arrivant devant l’école, la petite fille constata que sa maman était une nouvelle fois plongée profondément dans ses pensées. Son regard était bien plus sombre que d’ordinaire. Depuis quelque temps, mère et fille s’étaient éloignées inexplicablement. Manon était distante et semblait tourmentée par quelque chose. Elle n’appelait plus que très rarement Soline et n’échangeait plus avec elle que des sourires mélancoliques.Elle aurait aimé lui demander une bonne fois pour toutes ce qui n’allait pas, mais elle n’osait pas. Dehors, de lourdes gouttes de pluie venaient percuter la carrosserie, sur le toit de la voiture. Cela faisait un tel vacarme à l’intérieur, qu’on aurait pu croire à un bombardement. À travers la vitre embuée de la portière arrière, on ne distinguait rien qu’une gigantesque toile grise et floue qui remuait confusément, découpée par les lumières
La pluie cessa. Mais une fraîcheur acérée avait imprégné l’air. Soline resta un long moment à se mordre les lèvres sur la petite marche de la porte d’entrée, grelottant les poings serrés à l’intérieur des poches de son manteau. Les muscles tendus de ses bras, et de son dos n’étaient plus que douleur. Elle examina méticuleusement chacune des rares voitures qui passaient dans la rue, dans l’espoir de voir apparaître ses parents.Le vent s’intensifia encore jusqu’à devenir insupportable. Elle n’eut d’autre choix que battre en retraite à l’arrière de la maison. Elle se souvint qu’habituellement, Julien ne verrouillait pas la porte de la remise, et courut donc y trouver refuge. En contournant la maison par la petite allée qui menait au jardin, elle jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre, qui donnait dans le salon. Une immense masse sombre dévorait l’espace, découpée par la silhouette du grand bahut dressé comme un fantôme contre le mur au fond de la pièce.El
La pleine lune, dirigée comme un projecteur droit sur la fenêtre de la chambre, diffusait dans toute la pièce une lugubre lumière cobalt. Soline, fatiguée, désespérée et perdue, était étendue sur le lit, la figure plongée dans l’oreiller. Elle ne parvenait plus à entendre les bruits ordinaires de la maison. Tout ce qui avait composé jusque-là son quotidien s’anéantissait progressivement sous l’effet d’une force mystique, une sorte de combustion instantanée. Elle se sentait comme piégée au beau milieu d’un incendie sans flamme. Sa vie tout entière brutalement lui échappait, soufflée par les vents d’automne. Ses parents semblaient avoir littéralement oublié son existence.L’épuisement et le chagrin qui la rongeaient l’avaient mise dans un étrange état. Elle n’aurait pas même su dire si elle était éveillée ou endormie. Elle sentait ses bras et ses jambes, mais était incapable de les bouger. Elle pouvait toujours respirer, mais remplir et vider ses poumons la faisait horribl
Tout à coup, l’univers se mit à convulser. Soline sentit son corps s’alourdir sous le poids d’une force irrésistible. Elle et la femme qui l’avait enlevée furent ballottées, charriées par de vives secousses. La puissance qui s’en dégageait l’empêchait même d’ouvrir la bouche pour crier. L’opacité était totale. Tout autour d’elles, une matière à la texture indéfinissable se fit oppressante, élastique, collante. Elle avait l’impression de glisser dans un conduit visqueux. Un crissement sourd envahissait tout l’espace. Il était ponctué de craquements abjects, comme des broiements d’os.Puis peu à peu, la lumière se mit à filtrer. Et la matière s’écarta. Et le crissement fut étouffé, pour cesser complètement. Elles finirent par s’extirper de l’obscurité. Mais la situation n’en fut pas plus paisible pour autant.Elle eut tout juste le temps de frotter ses lunettes avec sa manche et de sonder les environs du regard. Elle vit juste derrière, une falaise immense,
Le convoi s’enfonça dans une nuit épaisse. La torche du cocher suffisait à peine à produire une bulle de lumière autour d’eux. On naviguait au cœur d’un océan de vide. Il était évident qu’Alfred connaissait l’itinéraire sur le bout des doigts et avançait aveugle, conduit par sa mémoire comme un train sur ses rails.L’équipage accompagnait les mouvements de la charrette qui tanguait, sursautait, s’écroulait en butant contre les pierres incrustées dans le chemin. L’air était glacial. Soline considéra ses deux codétenus.Une jeune fille blonde, très gracieuse–qui devait avoir douze, peut-être treize ans–se tenait en face d’elle, transie dans sa robe cannelle, les mains, longues et délicates, posées sur les jambes. Elle regardait le sol en tremblant de désespoir et d’asthénie.À côté d’elle était assis un garçon qui avait très probablement, comme elle, une dizaine d’années. En se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il l’
Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon
Quand Namakuta s’éveilla ce matin-là, un parfum de fête planait sur la cité. Une cérémonie d’adoubement devait s’ouvrir au crépuscule. Une tension joyeuse électrisait tous les habitants.Quelques mois plus tôt déjà, le peuple avait célébré en grande pompe le retour triomphal de Meyru. Il avait accompli la prophétie du dieu Oruna Pita. Il avait vaincu le monstre du fleuve noir et ramené sur leur terre les voyageurs égarés. Puis il était revenu à Namakuta et avait pris place sur son trône.Meyru avait désigné son plus proche conseiller. Il avait choisi Nuetam, qui était le seul homme du village à parler sa langue. Nuetam était ainsi devenu le très proche confident du souverain. Il lui enseignait sa langue, les traditions ancestrales, l’organisation hiérarchique de la cité, ses enjeux politiques.Meyru avait également décidé, à la surprise générale, de faire de Amenaka, qui n’était qu’un simple guerrier, le grand capitaine de l’armée. Amena
Du sommet d’une colline, les enfants découvrirent émerveillés la vallée qui s’étendait, sublime en contrebas, pomme et argent. Dans le lointain, une ébauche de la rive du fleuve dessinait l’horizon de son trait relâché. Soline serra les poings, éblouie par les splendeurs de la nature qui scintillait devant elle. Elle prit à cet instant sa première inspiration de réconfort et de soulagement depuis le départ de William.Le vallon débouchait sur une plaine rocailleuse. Tout un champ de petits rochers blancs recouvrait le sol. De chaque interstice s’échappaient de petites fleurs aux pétales et pistils noirs. Une odeur de menthe et de jasmin planait dans la brise fraîche du matin.Louis-Jean pressa le pas pour rejoindre Pierre qui, depuis la veille, s’était fait discret et fuyant, comme déconcerté lui-même par la bravoure dont il avait fait preuve.—Eh bien, je dois dire que vous m’avez drôlement étonné hier soir. Quel courage!
Alors que les enfants et William évoluaient péniblement au cœur d’une cathédrale de végétation éclatante et sauvage, une seule question incandescente agitait les esprits et accaparait toutes les conversations: lequel d’entre eux pouvait bien être le fameux Meyru, le souverain des Namakutaï? Deux hypothèses parmi les plus probables s’imposaient naturellement. Tuaki et Anna correspondaient parfaitement, chacun à sa manière, à la description qu’en avait livrée l’interprète. L’un et l’autre avaient partisans et détracteurs. Mais personne n’était capable de dire avec certitude lequel était indiscutablement le futur souverain du peuple indigène.La sagesse et le savoir étaient les atouts principaux du prince du désert, tandis que la force, le courage, et l’audace dont devait faire preuve un véritable meneur d’hommes étaient les caractéristiques qui pouvaient le mieux définir la jeune rebelle.Tous, cependant, s’accordaient sur un point. Il n’y aurait
Soline resta assise un long moment au sol, le dos appuyé contre le mur du fond de l’unique pièce du logis, à contempler les bribes colorées de nature et de lumière qui parvenaient à s'immiscer par un petit hublot faisant office de seule fenêtre. À l’extérieur, des insectes volants chantonnaient leur ariette ouvrière.Au fond d’elle-même, la jeune fille n’avait pas perdu l’espoir de convaincre William de retourner vivre dans le monde réel. Elle fulminait à l’idée d’être enfermée là, à quelques jours seulement de la prochaine pleine lune.Elle sursauta en voyant apparaître deux boules qui obstruèrent brusquement la vue. Deux petites têtes d’enfants curieux examinèrent l’intérieur avec une grande avidité et un enthousiasme exacerbé. Leurs yeux d’agate scintillaient dans la pénombre. Le spectacle avait pour eux la saveur du mystère et de la transgression.Ils restèrent à ricaner leur joie clandestine jusqu’à ce qu’un adulte les chassât d’un ton
Une averse assaillit le toit de la cabane de Piwi. À l’intérieur les compagnons se pressaient les uns contre les autres au plus grand désagrément de Louis-Jean, peu rompu à une cohabitation si familière et envahissante.Soline passa une bonne partie de la soirée à contempler la mine accablée de l’ermite, qui depuis leur retour était resté aphone. Cela en disait tant sur l’ampleur de sa déception. La fillette réalisa combien le souvenir d’Andy, la certitude de sa présence quelque part sur le continent, avait dû l’habiter pendant toutes ces années et lui donner la force de se battre jour après jour. Après tant de temps consacré à chercher son ami et à entretenir l’espoir d’être réunis, la violence avec laquelle il avait été éconduit–sans émoi ni ménagement, au soir même de leurs retrouvailles–lui avait incontestablement perforé le cœur. Sa vie entière avait perdu son sens.Anna prit la parole. Elle affirma qu’il n’y avait pas à perdre
—Soline, réveille-toi. Piwi est parti!La silhouette vaporeuse de Catherine se tenait accroupie juste au-dessus d’elle, les mains délicatement posées sur les épaules. La petite fille enfila ses lunettes et se redressa. Le nuage dans ses yeux s’effaça peu à peu. Le feu n’était plus qu’un amas de charbon étiolé. Un voile de grisaille déparait la clairière. La brise matinale charriait un air sec et froid.Anna et Tuaki rassemblaient les provisions et préparaient la levée du camp. L’amertume et l’anxiété n’avaient pas quitté la figure de Pierre. Il scrutait l’horizon. On devinait sans peine combien il devait espérer secrètement que Mc Dowell ne respectât pas sa parole et leur fît faux bond.Barbara s’approcha de son amie, l’aida à ajuster son écharpe, la réchauffa d’une étreinte fougueuse. Elle plongea une main dans la poche de sa robe et lui tendit une pomme, après l’avoir frottée vigoureusement. Soline la remercia d’un sourire anky
Piwi n’avait pas menti. Il connaissait par cœur les moindres recoins du pays. Sa mémoire abondait en anecdotes savoureuses sur les environs.Les enfants lui racontèrent leur parcours depuis leur évasion. Il leur révéla d’abord pourquoi ils n’avaient rencontré aucun animal dans la forêt. Il avait appris l’histoire des lieux en écoutant la conversation de trois vieux braconniers de la région, assis au comptoir de l’une de ces tavernes qui font face à l’océan sur le port. Selon eux, le lieu aurait dû servir de décor à un roman fantastique. Une sorte de forêt hantée par les esprits des animaux tués par les hommes du village au cours de parties de chasse récréative, qui seraient revenus de l’au-delà pour se venger de leurs bourreaux. Mais l’inspiration aurait fui l’auteur, qui ne développa jamais de récit cohérent, passa à tout autre chose et finit par l’oublier pour de bon.—Ça a rendu ces vieux cornichons complètement dingues! clama-t-il dans un é
Le groupe évolua lentement dans l’obscurité poisseuse du tunnel. On ne pouvait dire si les obstacles qu’ils percutaient sur le chemin étaient de simples racines, un fouisseur, ou une mystérieuse créature souterraine. Si une chose les frôlait, ils tressaillaient de peur qu’une main malintentionnée ne cherchât à les attraper. S’ils entendaient un bruit, ils frissonnaient à l’idée qu’un serpent ou qu’une bête affamée les mordît.Tout à coup, à la surface, le tonnerre éclata et une pluie diluvienne se mit à tambouriner sur le sol au-dessus de leurs têtes. Plus ils avançaient et plus le tintamarre s’intensifiait.Un bras s’extirpa des profondeurs, dégagea la voie des branchages et enfin, un corps tout entier s’arracha avec peine dans un balancement poussif. Anna considéra les alentours, le regard écrasé par l’averse. La forêt se dressait, prodigieuse et titanesque. Ses contours de fer dans la nuit en larmes semblaient irréels, magiques.La jeune
Ni Louis-Jean ni Hugo, le traître, l’agent infiltré, n’avaient suivi. Ce dernier était probablement allé faire son rapport à la directrice avant de retourner paisiblement se coucher, en songeant à la prochaine rébellion à étouffer. Gardiens, chiens hybrides et détenus évoluèrent à pas prudents dans une végétation dense et inhospitalière. Les branches fraîchement taillées venaient leur lacérer les bras et les jambes. Dans leur dos, elles se refermaient immédiatement sur la voie comme pour dissimuler rageusement un sentier interdit, indûment emprunté.Enfin, après une vingtaine de minutes, ils arrivèrent à destination. Une petite cabane en pierres de roche grises, grossièrement équarries, perdue au milieu de nulle part.Deux minuscules fenêtres arquées à barreaux, pareilles aux yeux obscurs d’un démon aux aguets, les dévisageaient. Un peu de lumière, sans doute pas plus d’une simple bougie, fuyait sur le côté par une troisième petite fenêtre à la peinture éc