Share

Chapitre 3 Julien

Author: José Carli
last update Last Updated: 2021-06-29 15:20:47

Le samedi suivant, dans l’après-midi, Julien se prépara pour son footing hebdomadaire. Il avait enfilé son survêtement et ses baskets, et s’apprêtait à quitter la maison, quand Soline vint se poster devant lui, insistant pour l’accompagner d’un habile regard apitoyé. Il connaissait cette mine et soupira, en se laissant tomber les bras le long du corps, sans même prendre la peine d’esquisser une ébauche de contestation.

— Comme tu voudras, allons-y ! Mais je te préviens, on ne s’arrêtera pas.

— Compris ! répondit-elle, en peinant à contenir un sourire victorieux.

Ils se dirigèrent ensemble vers la remise du jardin. Julien descendit le petit vélo mûre et corail dont la roue pendait au bout de son crochet, et ils prirent tous deux le chemin du parc Barbieux.

Octobre avait commencé à repeindre la nature de petites touches mêlées de poire, de miel et de carmin. Un tapis de feuilles blondes fredonnait sous les pas des promeneurs. Les arbres qui bordaient les voies s’unissaient par endroit pour former une sorte de voûte naturelle qui filtrait la lumière blanche du soleil d’automne, plongeant le parc dans une ambiance suave, teintée de magie. Tout semblait irréel, presque féerique.

Julien traversait les allées à un rythme soutenu. Soline le devançait en pédalant à vive allure, s’arrêtait pour observer les passants le temps que son papa la rattrapât, puis repartait et s’arrêtait à nouveau un peu plus loin.

Elle adorait par-dessus tout contempler au passage les statues, les chouettes de bois, les musiciens de bronze. Mais sa préférence allait à la grande pierre, au sommet des marches, ornée de sa muse au doux visage affligé, harpe à la main.

Un peu plus loin, près du pont en fer forgé, deux grands chênes plantés l’un à côté de l’autre unissaient leurs branchages pour créer une grande caverne végétale, à la lumière tamisée. La fillette, persuadée que le lieu était enchanté, y déposait un vœu à chaque fois qu’elle y passait.

Ils firent une halte au bout du parc, juste devant la grotte. Julien s’assit sur un banc pour réajuster le laçage de ses chaussures. Soline posa son vélo et s’approcha pour surveiller, soucieuse, deux jeunes gaillards d’à peine six ans qui avaient escaladé la roche par l’extérieur de la paroi, et se tenaient debout tout près du bord. Si elle avait pu, elle aurait crié pour prévenir leurs parents qui somnolaient dans l’herbe, à proximité. Mais évidemment, personne ne l’aurait entendue. Elle expira toute sa frustration et s’avança en s’efforçant de réfléchir à un moyen d’enjoindre à ces petits imprudents de s’éloigner et de redescendre.

Mais son esprit fut soudain détourné par un bruit étrange, venu de l’intérieur de la grotte, sous la cascade. Elle observa les alentours, intriguée, et constata qu’il n’y avait rien ni personne. Pourtant, plus elle s’en approchait, plus les bruits semblaient lourds et puissants. Elle posa la main contre le mur du fond et sentit une sorte de vibration profonde. On aurait dit qu’il y avait là derrière, au loin, une tempête sauvage, un vent d’une violence impensable. Mais elle eut beau faire le tour complet de la petite caverne, elle ne trouva rien d’autre que le fin filet d’eau qui chutait du sommet. Un tressaillement traversa tout son corps.

Elle se tourna vers Julien et le vit se relever, prêt à redémarrer. Elle laissa derrière elle ce bourdonnement mystérieux, courut enfourcher à la hâte son vélo, puis ils reprirent leur chemin à petites foulées et grands coups de pédales.

Après le dîner, Soline monta dans sa chambre. Elle passa devant le bureau de son papa, situé sur le palier, sur lequel se chevauchaient des tas de dossiers, de feuilles volantes et de piles gigantesques de manuels techniques. Il y avait un peu partout des pièces électroniques de toutes sortes et de toutes tailles, et des bocaux remplis d’une infinité de petites vis. En dessous, le ventilateur de son ordinateur, capot ouvert, crépitait à intervalles irréguliers. Des câbles, qui s’extirpaient directement du cœur de la machine, la reliaient à des boîtiers dont les LED vertes et rouges dansaient en rythmes anarchiques.

Elle s’arrêta pour contempler les photos colorées, disposées en pêle-mêle au-dessus de l’écran et sur le mur du fond. Julien se plaisait à dire que chacun de ces clichés était une petite fenêtre ouverte sur sa jeunesse, la capture immobile d’un moment de bonheur familial.

Carla, sa mère, était une grande artiste. Elle était dessinatrice et avait régulièrement réalisé des illustrations dans des livres de contes pour enfants. C’était une passionnée de mythologies, d’histoires légendaires et de récits ancestraux.

Les voyages avaient toujours été une grande source d’inspiration pour elle. Ainsi avait-elle parcouru, avec André son époux et Julien leur fils unique, tous les continents, nourrissant son esprit des millions de couleurs et d’atmosphères du monde. Armée de son appareil photo, elle avait capturé de véritables moments de grâce irisée. Un rituel hindou sur les rives du Gange, une cérémonie funéraire du peuple Dogon, la parade du Tak Bat des moines du Laos en tenue clémentine, les paysages d’automne ocre et groseille de Copper Mountain, le reflet dans l’eau claire des maisons sur pilotis de Roatan, aux façades pêche et azur…

Soline s'émerveilla de tous ces décors étincelants puis tout à coup, entendant des pas dans l’escalier, fila s’étendre confortablement sous sa couette bien fraîche.

Son papa pénétra dans la chambre, ouvrit la fenêtre, et rabattit les volets en bois. Il alluma ensuite la petite lampe de la table de chevet, dont l’abat-jour avait la forme d’une mappemonde découpée de rebords dentelés juste sous l’équateur. La pièce plongea dans une ambiance tangerine. Puis il se plaça devant la bibliothèque, redressa ses lunettes et posa l’index sur ses lèvres. La tête penchée sur la gauche, il examina une à une les tranches des livres de conte. Pendant qu’il balayait du regard les étagères, sa gorge produisait machinalement une sorte de petite musique étranglée à la mélodie désordonnée, dont seules quelques notes parvenaient à s’échapper. Il y avait un large choix d’histoires et d’univers fantastiques. Des châteaux de pierres blanches aux remparts vertigineux, des arbres centenaires magiques au centre de villages médiévaux, des lacs cristallins, des gouffres ténébreux ou des plaines scintillantes au point du jour, que traversaient des chevaliers héroïques, des enchanteurs aux pouvoirs occultes, des princesses rebelles, ou des bergères intrépides et que hantaient toutes sortes de créatures surnaturelles et sibyllines.

Soline était persuadée que ce pays des rêves, ce monde imaginaire, était un endroit édénique, peuplé de merveilles. Elle était à mille lieues d’envisager combien il pouvait également être lugubre, désordonné et sordide, habité de personnages douteux et malfaisants, aux desseins obscurs. Elle se languissait toujours d’écouter Julien lui dépeindre ces histoires romanesques, en prenant soin de planter méticuleusement les décors et de jouer les dialogues avec le ton approprié. D’ordinaire, elle se délectait littéralement des contes de fées.

D’ordinaire, oui... Mais pas ce soir-là ! Elle avait envie d’autre chose. Elle voulait qu’on lui raconte une histoire qui fait peur. Son papa feignit d’hésiter, mais ne tarda pas à se laisser convaincre. Lui aussi, quand il était enfant, était très friand de ces légendes sombres à vous donner des frissons plein le dos, et il prenait grand plaisir à les raconter.

Il réfléchit un instant, se frotta le menton en fixant le plafond, exécuta un léger hochement de tête, puis vint s’asseoir sur le rebord du lit. Il fixa Soline droit dans les yeux, sans ciller et resta immobile devant elle quelques secondes. Puis il se lança dans son histoire, en imprégnant sa voix d’un ton grave. Il se mit à souffler ses mots mystérieusement.

— Je t’ai bien vu tout à l’heure au parc Barbieux, tu avais l’air intriguée, ma petite mouche. Savais-tu que les anciens de la ville pensent que l’endroit est hanté ? On dit qu’une âme maléfique habite les lieux et qu’il vaut mieux éviter d’y traîner à la nuit tombée.

— Comment ça ? demanda Soline, tout en se remémorant les bruits étranges qu’elle avait entendu près de la grotte.

— Est-ce que je t’ai déjà raconté l’histoire… de la disparition… de William Presbee ?

L’enfant ne voulut rien laisser paraître. Mais elle regretta immédiatement son choix. Au simple énoncé du titre, elle comprit qu’elle aurait mieux fait de se contenter d’un conte gentillet. Mais c’était trop tard. Julien avait embarqué pour le royaume de la terreur et elle ne sut comment l’arrêter. Son petit visage rond se figea, son ventre devint dur comme du béton, ses jambes molles comme de la guimauve. Elle ne parvint pas à ouvrir la bouche, comme si ses lèvres étaient collées l’une à l’autre. Elle répondit d’un mouvement de la tête presque imperceptible.

William Presbee était un jeune garçon qui avait à peu près ton âge. Il vivait à quelques rues d’ici, il y a une bonne trentaine d’années. Ses parents et lui avaient débarqué d’Angleterre quatre ans plus tôt. Son père était un éminent spécialiste de l’informatique, et à cette époque-là, ils étaient peu nombreux et très recherchés. Ainsi avait-il été recruté à prix d’or par une grande entreprise de la région qui voulait moderniser son infrastructure. William était l’enfant unique de la famille. Sa mère était, d’après ce qui se disait, très protectrice et angoissée. Elle vivait en permanence dans la crainte que quelque chose de grave n’arrive à son fils vénéré, ce qui exaspérait son mari au plus haut point.

Julien présenta son poing fermé, et leva les doigts, l’un après l’autre.

William n’était pas autorisé à sortir. William ne pouvait pas descendre seul au jardin. William n’avait pas le droit de pratiquer le moindre sport. William ne pouvait même pas faire de vélo dans l’allée.

À l’école, c’était à peine mieux. Son manque de confiance en lui, sa timidité maladive et sa mauvaise maîtrise du français l’avaient isolé des autres enfants. Il n’avait pas le moindre camarade. Personne ne voulait être à côté de lui en classe. Au mieux, on l’ignorait. Certains le croyaient idiot ou bizarre, et d’autres se moquaient à pleine gorge de ses tenues et de sa coiffure toujours impeccables, ainsi que de son accent à couper au couteau.

Il se sentait si seul, qu’au fil du temps, il s’était façonné un ami imaginaire, qu’il avait baptisé Andy, et avec qui il partageait tout son temps. Lui et son ami fictif passaient des heures à jouer, enfermés dans sa chambre. Très vite, William ne parvint plus à se séparer de son compagnon, qu’il se représentait, pour se rassurer lui-même, comme un garçon de quinze ans, grand et fort.

Un jour, un petit voisin espionna William – qui jouait avec Andy dans le jardin – par la fenêtre de sa chambre. Dès le lendemain matin, il raconta la scène à tous ses amis, qui la racontèrent ensuite à leurs autres amis... En quelques heures, l’information avait circulé dans tout le collège, y compris dans la salle des professeurs.

En ville, la nouvelle se répandit très vite. Et comme toutes les nouvelles qui se répandent, elle fut déformée, exagérée, fantasmée et de fil en aiguille, les gens se mirent à prétendre que William était un médium ou un possédé, et Andy le fantôme d’un enfant assassiné dans la maison il y a bien longtemps.

Sa mère eut écho de ces rumeurs. C’en fut trop pour elle, qui passait déjà le plus clair de son temps à surveiller son fils derrière la porte de sa chambre, convaincue qu’il avait perdu la raison. Un soir, elle appela le médecin de la famille.

Rendez-vous fut pris pour le lendemain. Le docteur exigea d’examiner seul l’enfant. L’auscultation dura une vingtaine de minutes. À peine eut-il franchi le seuil de la chambre, que la mère de famille, paniquée, se jeta sur lui.

Julien se mit à imiter l’accent anglais :

— Que a-t-il raconté à vous, docteur ? Que pensez-vous de ça ? Il y a un traitement, un remède, n’est-ce pas ? Que pouvons-nous faire ? Vous croyez que il faut l’apporter à l'hôpital ? C’est une urgence, n’est-ce pas ?

Le médecin mit quelques secondes à épousseter les quelques mots couverts de sanglots et d’intonations britanniques qu’elle venait de prononcer. Il fronça les sourcils, puis tenta de prendre un air amusé et rassurant.

— Ne vous en faites pas, madame Presbee. Il n’y a absolument rien d’alarmant. Votre enfant va très bien. Laissez-le jouer avec son ami imaginaire autant qu’il le voudra. Il n’y a rien à craindre. Un jour, vous verrez, les choses rentreront d’elles-mêmes en ordre.

Monsieur Presbee, qui n’avait pas l’habitude de s’en laisser conter – et qui détestait par-dessus tout perdre son temps en simagrées – laissa déferler sa propre cascade verbale, tout aussi imbibée de sonorités anglo-saxonnes décousues.

Julien reprit l’accent anglais, et rendit sa voix plus grave :

— Je l’avais dit à elle, que encore une fois elle se faisait du souci pour rien, docteur. C’est toujours le même avec elle ! Si le garçon devient fou pour de bon, vous allez savoir pourquoi, n’est-ce pas ?

Il lui serra virilement la main et l’invita à se diriger vers son bureau pour le régler. À compter de ce jour, à contrecœur, Dana Presbee laissa donc William à sa rêverie. Les ragots allèrent encore bon train dans le voisinage pendant quelque temps, puis petit à petit, se dissipèrent.

Après quelques mois, peut-être un an – comme l’avait prédit le médecin – William prit progressivement confiance en lui. Son accent finit par disparaître complètement. Il s’appliquait même à prononcer chaque syllabe avec précision et justesse. Il se fit un ami, puis deux, puis trois.

Pas à pas, il gagna également en liberté. Il put d’abord sortir faire du vélo dans l’allée. Puis il eut l’autorisation d’aller jouer chez ses amis. Un jour, madame Presbee, sous la contrainte de son mari, lui accorda même le droit de prendre le bus seul pour rejoindre ses copains à la piscine, à l’autre bout de la ville.

Peu à peu, William devint un enfant comme les autres et n’eut plus du tout besoin de se réfugier auprès d’Andy dans ce monde qu’il s’était inventé pour combler sa solitude.

Soline prise de compassion pour le garçon imaginaire, réagit :

— Et lui ? Andy, qu’est-il devenu ?

— Tu vas voir, c’est à partir de ce moment-là que les choses ont mal tourné.

Un soir d’avril, par une nuit de pleine lune – alors que les Presbee regardaient tranquillement la télévision dans le salon – ils entendirent des claquements de pas nerveux sur le parquet, à l’étage. William déboula l’escalier en hurlant « Vite, vite ! Quelqu’un est en train d’enlever Andy ! Je l’ai vu par la fenêtre ! » Les parents n’eurent pas même le temps de bouger un cil, que le garçon avait fui par la grande porte, dans la rue, à la rescousse de son ami fictif.

Monsieur Presbee enfila ses pantoufles aussi vite qu’il put, et fonça à son tour. Il se lança à la poursuite de son fils, en le sommant de rentrer à la maison. Mais William courait bien plus vite que son père, et après avoir traversé plusieurs pâtés de maisons, il ne trouva plus que des rues désertes.

William avait disparu dans la nuit. Monsieur Presbee, le regard vide et la mine ahurie, rejoignit son épouse sur le trottoir devant leur domicile. En le voyant arriver seul, l’air grave, Dana Presbee poussa un cri aigu, et s’évanouit. Les lumières des maisons voisines s’allumèrent les unes après les autres. Pendant toute la nuit et toute la journée qui suivit, les pères de famille du quartier partirent ensemble à la recherche de l’enfant. À pied, à vélo, en voiture, une grande battue fut organisée. Mais rien n’y fit.

C’était là la dernière fois que les Presbee virent leur fils. William ne donna plus jamais signe de vie.

L’enquête fut confiée au commissariat de Roubaix, qui n’eut jamais la moindre piste sérieuse. On interrogea les riverains, les passants, les promeneurs. Trois gros bras du collège, qui avaient pour habitude de le martyriser dans la cour de récréation, furent entendus puis vite disculpés. Le parc et ses environs furent fouillés au peigne fin. En vain !

Tout ce qu’on sait, c’est que la dernière fois que le garçon a été aperçu, c’était par un homme qui sortait son chien vers vingt-trois heures aux abords de Barbieux, et qui l’aurait entendu crier « lâchez-le, lâchez-le ! » en courant comme un damné dans les allées du parc.

Dans le voisinage, on a longtemps raconté qu’Andy était un esprit malfaisant, certains disaient même qu’il était le Diable en personne. On dit que, n’ayant pas accepté d’être abandonné par son compagnon, il décida de se venger, en montant un guet-apens pour s’emparer de l’âme de William pour la conduire tout droit aux Enfers.

À cause de cette histoire, aujourd’hui encore, beaucoup de gens de la ville pensent que, quelque part dans le parc, il y a une porte qui ouvre sur une dimension maléfique. Il y en a même qui refusent d’y mettre les pieds.

— Et que sont devenus les parents de William ? s’enquit la fillette au bord des larmes.

Les années passant, et l’espoir s’amenuisant, monsieur Presbee a bien tenté plusieurs fois de convaincre son épouse qu’il valait mieux pour eux rentrer en Angleterre, mais Dana a toujours refusé. Elle n’a jamais cessé de croire qu’un jour son fils passerait la grande porte d’entrée, et que la vie reprendrait son cours. Ils vivent aujourd’hui encore dans la même maison, à quelques centaines de mètres de Barbieux.

Soline n’avait pas cillé ni bougé le moindre muscle pendant toute la durée du récit. Elle était tétanisée, épouvantée. Julien lui ôta ses petites lunettes, les posa délicatement sur la table de chevet et conclut :

— Ce qu’il y a de plus terrible dans tout cela, c’est que cette histoire est totalement vraie ! N’est-ce pas incroyable ?

Elle resta un instant le regard gelé. Elle ne put souffler mot. Son papa l’enlaça tendrement et appuya sur l’interrupteur de la lampe mappemonde. Soline glissa sous ses couvertures et reçut sur le front un dernier baiser. Puis Julien quitta la chambre, en prenant soin de laisser un léger entrebâillement, afin que la lumière du rez-de-chaussée perdurât le temps que la fillette s’endormît.

Related chapters

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 4 Un vrai cauchemar

    Cette nuit-là, bouleversée par l’histoire terrifiante de William Presbee, la petite fille ne put trouver le sommeil. Elle gigota dans son lit, tentant de chasser de son esprit les scènes angoissantes que son imagination avait peintes au fil du récit. La carte du monde colorée sur le mur, qui l’avait tant de fois aidée à canaliser son attention et à adoucir son cœur, ne lui fut d’aucun secours.Elle se souvint que Julien lui conseillait souvent, quand elle peinait à s’endormir, de nourrir ses pensées de toutes les jolies choses qu’elle avait vécues récemment, et de toutes celles qu’elle aimerait vivre bientôt. Elle ferma donc les yeux pour aller fouiller dans le coffre inépuisable de ses souvenirs heureux.Elle visualisa le joli jardin derrière l’hôtel de ville, et son kiosque où Manon et elle aimaient admirer les danseurs de Tango qui se retrouvaient le dimanche après-midi.Puis, elle repensa à ce jour où elles étaient allées toutes les deux

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 5 Kuama

    Le lendemain matin, Soline s’éveilla seule dans le grand lit. La persienne de la chambre parentale ne parvenait à contenir les rayons de soleil qui filtraient de toutes parts. Bien loin des tumultes de la nuit précédente, la petite fille avait le cœur en fête. Le dimanche était son jour favori. Manon et elle avaient pour habitude d’aller ensemble au marché sur la place de l’église, au bout de la rue. La fillette était à chaque fois subjuguée par les vives couleurs des étalages et par l’air, qui embaumait les parfums des poulets rôtis, du pain chaud, des pâtisseries et du poisson frais. L’endroit fredonnait la douce rengaine des bribes de conversations entremêlées.Elle était très fière de traverser les allées au bras de sa maman, qui connaissait tous les marchands et la plupart des habitants du quartier.Manon passa de longues minutes avec le primeur, monsieur Berthier. Elle lui raconta toute la poésie qu’avaient révélée les saveurs incroyables de la soupe

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 6 Jeudi sous la pluie

    Plusieurs semaines passèrent. On s’enfonçait durablement dans la froideur maussade de l’automne. Un jeudi matin, en arrivant devant l’école, la petite fille constata que sa maman était une nouvelle fois plongée profondément dans ses pensées. Son regard était bien plus sombre que d’ordinaire. Depuis quelque temps, mère et fille s’étaient éloignées inexplicablement. Manon était distante et semblait tourmentée par quelque chose. Elle n’appelait plus que très rarement Soline et n’échangeait plus avec elle que des sourires mélancoliques.Elle aurait aimé lui demander une bonne fois pour toutes ce qui n’allait pas, mais elle n’osait pas. Dehors, de lourdes gouttes de pluie venaient percuter la carrosserie, sur le toit de la voiture. Cela faisait un tel vacarme à l’intérieur, qu’on aurait pu croire à un bombardement. À travers la vitre embuée de la portière arrière, on ne distinguait rien qu’une gigantesque toile grise et floue qui remuait confusément, découpée par les lumières

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 7 La poussière colorée

    La pluie cessa. Mais une fraîcheur acérée avait imprégné l’air. Soline resta un long moment à se mordre les lèvres sur la petite marche de la porte d’entrée, grelottant les poings serrés à l’intérieur des poches de son manteau. Les muscles tendus de ses bras, et de son dos n’étaient plus que douleur. Elle examina méticuleusement chacune des rares voitures qui passaient dans la rue, dans l’espoir de voir apparaître ses parents.Le vent s’intensifia encore jusqu’à devenir insupportable. Elle n’eut d’autre choix que battre en retraite à l’arrière de la maison. Elle se souvint qu’habituellement, Julien ne verrouillait pas la porte de la remise, et courut donc y trouver refuge. En contournant la maison par la petite allée qui menait au jardin, elle jeta un coup d’œil furtif par la fenêtre, qui donnait dans le salon. Une immense masse sombre dévorait l’espace, découpée par la silhouette du grand bahut dressé comme un fantôme contre le mur au fond de la pièce.El

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 8 La grotte de Barbieux

    La pleine lune, dirigée comme un projecteur droit sur la fenêtre de la chambre, diffusait dans toute la pièce une lugubre lumière cobalt. Soline, fatiguée, désespérée et perdue, était étendue sur le lit, la figure plongée dans l’oreiller. Elle ne parvenait plus à entendre les bruits ordinaires de la maison. Tout ce qui avait composé jusque-là son quotidien s’anéantissait progressivement sous l’effet d’une force mystique, une sorte de combustion instantanée. Elle se sentait comme piégée au beau milieu d’un incendie sans flamme. Sa vie tout entière brutalement lui échappait, soufflée par les vents d’automne. Ses parents semblaient avoir littéralement oublié son existence.L’épuisement et le chagrin qui la rongeaient l’avaient mise dans un étrange état. Elle n’aurait pas même su dire si elle était éveillée ou endormie. Elle sentait ses bras et ses jambes, mais était incapable de les bouger. Elle pouvait toujours respirer, mais remplir et vider ses poumons la faisait horribl

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 9 L’autre bout du monde

    Tout à coup, l’univers se mit à convulser. Soline sentit son corps s’alourdir sous le poids d’une force irrésistible. Elle et la femme qui l’avait enlevée furent ballottées, charriées par de vives secousses. La puissance qui s’en dégageait l’empêchait même d’ouvrir la bouche pour crier. L’opacité était totale. Tout autour d’elles, une matière à la texture indéfinissable se fit oppressante, élastique, collante. Elle avait l’impression de glisser dans un conduit visqueux. Un crissement sourd envahissait tout l’espace. Il était ponctué de craquements abjects, comme des broiements d’os.Puis peu à peu, la lumière se mit à filtrer. Et la matière s’écarta. Et le crissement fut étouffé, pour cesser complètement. Elles finirent par s’extirper de l’obscurité. Mais la situation n’en fut pas plus paisible pour autant.Elle eut tout juste le temps de frotter ses lunettes avec sa manche et de sonder les environs du regard. Elle vit juste derrière, une falaise immense,

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 10 La route du pensionnat

    Le convoi s’enfonça dans une nuit épaisse. La torche du cocher suffisait à peine à produire une bulle de lumière autour d’eux. On naviguait au cœur d’un océan de vide. Il était évident qu’Alfred connaissait l’itinéraire sur le bout des doigts et avançait aveugle, conduit par sa mémoire comme un train sur ses rails.L’équipage accompagnait les mouvements de la charrette qui tanguait, sursautait, s’écroulait en butant contre les pierres incrustées dans le chemin. L’air était glacial. Soline considéra ses deux codétenus.Une jeune fille blonde, très gracieuse–qui devait avoir douze, peut-être treize ans–se tenait en face d’elle, transie dans sa robe cannelle, les mains, longues et délicates, posées sur les jambes. Elle regardait le sol en tremblant de désespoir et d’asthénie.À côté d’elle était assis un garçon qui avait très probablement, comme elle, une dizaine d’années. En se tournant vers lui, elle s’aperçut qu’il l’

    Last Updated : 2021-06-29
  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 11 Madame Valentine

    Ils firent quelques pas puis s’arrêtèrent sur le seuil. Il ouvrait sur un intérieur cossu à la décoration très soignée. Au fond de la pièce aux murs bouteille et au sol recouvert de petits carreaux argile, immergée dans la lumière opaline des appliques, une femme corpulente, affublée d’un pull en laine était assise derrière son bureau. Elle tournait, une à une, les pages immenses d’un livret. Elle avait une tête ronde, des joues gonflées, très rouges, un nez imposant et de minuscules yeux partiellement masqués par des lunettes à verres teintés. Ses cheveux corbeau étaient roulés au sommet de son crâne en une grosse boule, dont s’évadaient de fines mèches frisées indociles. Sa poitrine bulbeuse dégringolait sur sa panse qui, elle-même, débordait par-dessus le plateau.—Par ici! marmonna-t-elle, le regard absorbé par sa lecture.Tous trois vinrent se présenter timidement devant son bureau.—Qu’avons-nous donc ici? Voyon

    Last Updated : 2021-06-29

Latest chapter

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Épilogue + Remerciements

    Quand Namakuta s’éveilla ce matin-là, un parfum de fête planait sur la cité. Une cérémonie d’adoubement devait s’ouvrir au crépuscule. Une tension joyeuse électrisait tous les habitants.Quelques mois plus tôt déjà, le peuple avait célébré en grande pompe le retour triomphal de Meyru. Il avait accompli la prophétie du dieu Oruna Pita. Il avait vaincu le monstre du fleuve noir et ramené sur leur terre les voyageurs égarés. Puis il était revenu à Namakuta et avait pris place sur son trône.Meyru avait désigné son plus proche conseiller. Il avait choisi Nuetam, qui était le seul homme du village à parler sa langue. Nuetam était ainsi devenu le très proche confident du souverain. Il lui enseignait sa langue, les traditions ancestrales, l’organisation hiérarchique de la cité, ses enjeux politiques.Meyru avait également décidé, à la surprise générale, de faire de Amenaka, qui n’était qu’un simple guerrier, le grand capitaine de l’armée. Amena

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 27 Le fleuve noir

    Du sommet d’une colline, les enfants découvrirent émerveillés la vallée qui s’étendait, sublime en contrebas, pomme et argent. Dans le lointain, une ébauche de la rive du fleuve dessinait l’horizon de son trait relâché. Soline serra les poings, éblouie par les splendeurs de la nature qui scintillait devant elle. Elle prit à cet instant sa première inspiration de réconfort et de soulagement depuis le départ de William.Le vallon débouchait sur une plaine rocailleuse. Tout un champ de petits rochers blancs recouvrait le sol. De chaque interstice s’échappaient de petites fleurs aux pétales et pistils noirs. Une odeur de menthe et de jasmin planait dans la brise fraîche du matin.Louis-Jean pressa le pas pour rejoindre Pierre qui, depuis la veille, s’était fait discret et fuyant, comme déconcerté lui-même par la bravoure dont il avait fait preuve.—Eh bien, je dois dire que vous m’avez drôlement étonné hier soir. Quel courage!

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 26 Le pic de Jararaca

    Alors que les enfants et William évoluaient péniblement au cœur d’une cathédrale de végétation éclatante et sauvage, une seule question incandescente agitait les esprits et accaparait toutes les conversations: lequel d’entre eux pouvait bien être le fameux Meyru, le souverain des Namakutaï? Deux hypothèses parmi les plus probables s’imposaient naturellement. Tuaki et Anna correspondaient parfaitement, chacun à sa manière, à la description qu’en avait livrée l’interprète. L’un et l’autre avaient partisans et détracteurs. Mais personne n’était capable de dire avec certitude lequel était indiscutablement le futur souverain du peuple indigène.La sagesse et le savoir étaient les atouts principaux du prince du désert, tandis que la force, le courage, et l’audace dont devait faire preuve un véritable meneur d’hommes étaient les caractéristiques qui pouvaient le mieux définir la jeune rebelle.Tous, cependant, s’accordaient sur un point. Il n’y aurait

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 25 Namakuta

    Soline resta assise un long moment au sol, le dos appuyé contre le mur du fond de l’unique pièce du logis, à contempler les bribes colorées de nature et de lumière qui parvenaient à s'immiscer par un petit hublot faisant office de seule fenêtre. À l’extérieur, des insectes volants chantonnaient leur ariette ouvrière.Au fond d’elle-même, la jeune fille n’avait pas perdu l’espoir de convaincre William de retourner vivre dans le monde réel. Elle fulminait à l’idée d’être enfermée là, à quelques jours seulement de la prochaine pleine lune.Elle sursauta en voyant apparaître deux boules qui obstruèrent brusquement la vue. Deux petites têtes d’enfants curieux examinèrent l’intérieur avec une grande avidité et un enthousiasme exacerbé. Leurs yeux d’agate scintillaient dans la pénombre. Le spectacle avait pour eux la saveur du mystère et de la transgression.Ils restèrent à ricaner leur joie clandestine jusqu’à ce qu’un adulte les chassât d’un ton

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 24 La montagne envoûtée

    Une averse assaillit le toit de la cabane de Piwi. À l’intérieur les compagnons se pressaient les uns contre les autres au plus grand désagrément de Louis-Jean, peu rompu à une cohabitation si familière et envahissante.Soline passa une bonne partie de la soirée à contempler la mine accablée de l’ermite, qui depuis leur retour était resté aphone. Cela en disait tant sur l’ampleur de sa déception. La fillette réalisa combien le souvenir d’Andy, la certitude de sa présence quelque part sur le continent, avait dû l’habiter pendant toutes ces années et lui donner la force de se battre jour après jour. Après tant de temps consacré à chercher son ami et à entretenir l’espoir d’être réunis, la violence avec laquelle il avait été éconduit–sans émoi ni ménagement, au soir même de leurs retrouvailles–lui avait incontestablement perforé le cœur. Sa vie entière avait perdu son sens.Anna prit la parole. Elle affirma qu’il n’y avait pas à perdre

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 23 Piwi

    —Soline, réveille-toi. Piwi est parti!La silhouette vaporeuse de Catherine se tenait accroupie juste au-dessus d’elle, les mains délicatement posées sur les épaules. La petite fille enfila ses lunettes et se redressa. Le nuage dans ses yeux s’effaça peu à peu. Le feu n’était plus qu’un amas de charbon étiolé. Un voile de grisaille déparait la clairière. La brise matinale charriait un air sec et froid.Anna et Tuaki rassemblaient les provisions et préparaient la levée du camp. L’amertume et l’anxiété n’avaient pas quitté la figure de Pierre. Il scrutait l’horizon. On devinait sans peine combien il devait espérer secrètement que Mc Dowell ne respectât pas sa parole et leur fît faux bond.Barbara s’approcha de son amie, l’aida à ajuster son écharpe, la réchauffa d’une étreinte fougueuse. Elle plongea une main dans la poche de sa robe et lui tendit une pomme, après l’avoir frottée vigoureusement. Soline la remercia d’un sourire anky

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 22 Far West

    Piwi n’avait pas menti. Il connaissait par cœur les moindres recoins du pays. Sa mémoire abondait en anecdotes savoureuses sur les environs.Les enfants lui racontèrent leur parcours depuis leur évasion. Il leur révéla d’abord pourquoi ils n’avaient rencontré aucun animal dans la forêt. Il avait appris l’histoire des lieux en écoutant la conversation de trois vieux braconniers de la région, assis au comptoir de l’une de ces tavernes qui font face à l’océan sur le port. Selon eux, le lieu aurait dû servir de décor à un roman fantastique. Une sorte de forêt hantée par les esprits des animaux tués par les hommes du village au cours de parties de chasse récréative, qui seraient revenus de l’au-delà pour se venger de leurs bourreaux. Mais l’inspiration aurait fui l’auteur, qui ne développa jamais de récit cohérent, passa à tout autre chose et finit par l’oublier pour de bon.—Ça a rendu ces vieux cornichons complètement dingues! clama-t-il dans un é

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 21 Le bois mou

    Le groupe évolua lentement dans l’obscurité poisseuse du tunnel. On ne pouvait dire si les obstacles qu’ils percutaient sur le chemin étaient de simples racines, un fouisseur, ou une mystérieuse créature souterraine. Si une chose les frôlait, ils tressaillaient de peur qu’une main malintentionnée ne cherchât à les attraper. S’ils entendaient un bruit, ils frissonnaient à l’idée qu’un serpent ou qu’une bête affamée les mordît.Tout à coup, à la surface, le tonnerre éclata et une pluie diluvienne se mit à tambouriner sur le sol au-dessus de leurs têtes. Plus ils avançaient et plus le tintamarre s’intensifiait.Un bras s’extirpa des profondeurs, dégagea la voie des branchages et enfin, un corps tout entier s’arracha avec peine dans un balancement poussif. Anna considéra les alentours, le regard écrasé par l’averse. La forêt se dressait, prodigieuse et titanesque. Ses contours de fer dans la nuit en larmes semblaient irréels, magiques.La jeune

  • Soline et le Monde des Rêves Abandonnés   Chapitre 20 La grande évasion

    Ni Louis-Jean ni Hugo, le traître, l’agent infiltré, n’avaient suivi. Ce dernier était probablement allé faire son rapport à la directrice avant de retourner paisiblement se coucher, en songeant à la prochaine rébellion à étouffer. Gardiens, chiens hybrides et détenus évoluèrent à pas prudents dans une végétation dense et inhospitalière. Les branches fraîchement taillées venaient leur lacérer les bras et les jambes. Dans leur dos, elles se refermaient immédiatement sur la voie comme pour dissimuler rageusement un sentier interdit, indûment emprunté.Enfin, après une vingtaine de minutes, ils arrivèrent à destination. Une petite cabane en pierres de roche grises, grossièrement équarries, perdue au milieu de nulle part.Deux minuscules fenêtres arquées à barreaux, pareilles aux yeux obscurs d’un démon aux aguets, les dévisageaient. Un peu de lumière, sans doute pas plus d’une simple bougie, fuyait sur le côté par une troisième petite fenêtre à la peinture éc

DMCA.com Protection Status