Ciudad Juarez, État de Chihuahua, Mexique...
La voix du contremaître annonçant le changement d’équipe retentit dans les haut-parleurs disséminés dans toute l’usine. Julia Ortiz posa sur son plan de travail la visseuse électrique qu’elle utilisait pour refermer le panneau arrière des téléviseurs et s’essuya les mains sur sa blouse. La jeune fille se recoiffa rapidement puis se hâta de rejoindre le flot des ouvrières se dirigeant vers la sortie. La lueur blafarde des néons fit place à celle plus crue des projecteurs au sodium éclairant l’entrée de l’usine. Il faisait nuit dehors.
Julia travaillait dans la deuxième équipe ; elle commençait son travail à seize heures pour finir à minuit. Dans quelques instants, la troisième équipe arriverait, plusieurs centaines de jeunes femmes comme elle, sous-payées, exploitées, soumises à leur triste sort. L’usine ne s’arrêtait jamais de produire, faisant les trois huit, comme les mille autres de la région.
Le regard de Julia se perdit dans le lointain, vers la longue file de feux rouges des trucks escaladant la colline vers le poste frontière. Des camions venaient charger en permanence une production massive exonérée de droits de douane pour repartir vers la frontière toute proche et ainsi approvisionner les magasins américains en produits à bas prix. Vaste marché de consommation où Julia et ses consœurs, bien qu’en étant les chevilles ouvrières, étaient aussi les plus exploitées. Mais ainsi va la vie, se dit-elle. À quoi bon se plaindre ?
Le grondement des diesels démarrant la tira de sa rêverie. La file de bus blancs affrétés par l’employeur se mettait en branle pour évacuer les travailleuses vers la ville avant l’arrivée de l’équipe suivante. Julia repéra le sien et monta à son bord. Elle trouva une place libre et s’assit sur la banquette élimée.
Le bus démarra brutalement et s’inséra dans la procession se dirigeant vers la ville, distante de quelques kilomètres à peine. Elle apparut bientôt, oasis de lumière perdue en plein désert de Chihuahua.
Ciudad Juarez, cité frontalière de près d’un million et demi d’habitants, soumise à la corruption généralisée, à la guerre ultraviolente entre narcotrafiquants, aux flics ripoux, ainsi qu’au travail à la chaîne dans les maquiladoras pour les jeunes femmes de sa condition. Un petit coin d’enfer sur terre, cerné de bidonvilles, où l’on cuisait l’été et gelait en hiver.
Mais où pouvait-elle aller ? Que pouvait-elle faire d’autre ? De toute façon, rester dans sa campagne natale aurait été encore pire. Le gouvernement spoliait les petits propriétaires de leurs terres, imposant des taxes qu’ils ne pouvaient payer tout en permettant l’importation de produits américains subventionnés qui cassaient les prix. Le résultat était une agriculture exsangue, confinant les petits paysans à vivre dans la misère. Au moins, ici, à Juarez, pouvait-elle subvenir à ses besoins vitaux, avoir un toit, manger à sa faim.
Le bus entra en ville par l’artère principale. Il s’arrêta devant l’église de Nuestra Senora de Guadalupe pour vomir son contingent de passagères. Julia se laissa embarquer par le flot et atterrit sur le trottoir aux pavés disjoints. Elle avait encore deux kilomètres à marcher avant d’arriver chez elle, dans le bidonville d’Arma Bagda sur les hauteurs nord de la ville. Elle libéra ses longs cheveux noirs retenus par un élastique, secoua la tête pour les démêler et entreprit de traverser la ville vers son lieu de résidence. Elle était fatiguée, aussi emprunta-t-elle plusieurs ruelles sombres afin de couper au plus court.
Chaque fois qu’elle croisait une zone d’ombre qui pouvait receler un danger, elle ne pouvait s’empêcher de penser à la particularité macabre de la ville : Ciudad Juarez était la localité championne du monde en meurtres de femmes. En vingt ans, plus de cinq mille jeunes femmes avaient été enlevées, battues, violées et tuées. Leurs cadavres - quand on les retrouvait - étaient abandonnés comme des ordures dans les décharges de la ville, ou comme des charognes au milieu du désert.
Personne ne savait qui étaient les auteurs de ces horreurs. À vrai dire, tout le monde semblait s’en moquer ; les politiques, les policiers, les employeurs des maquiladoras. Qui se souciait de la mort de quelques centaines de filles par an quand il en arrivait des milliers des campagnes environnantes, prêtes à tout pour gagner quelques pesos ? Qui, à part leurs familles ? Mais leurs suppliques comptaient-elles ? Écoutait-on les pauvres ? Quoi qu’il en soit, Julia n’avait plus de parents. Sa mère était morte il y avait bien des années. Quant à son père, il s’était pendu l’année dernière quand il avait compris que sa vie de labeur passée sur ses terres n’avait servi à rien et n’empêcherait pas le gouvernement de lui confisquer son maigre cheptel. Elle n’avait ni frère ni sœur encore en vie, juste quelques cousins restés au pays, dont elle n’avait de toute façon plus de nouvelles depuis bien longtemps. Il n’y aurait personne pour la pleurer si elle disparaissait, même pas un petit ami. Peut-être que personne ne le remarquerait ? Julia était un fantôme qui traversait la vie telle une ombre, sans laisser d’empreinte. Même la nuit semblait l’absorber.
Il était presque minuit et demi. La jeune femme approchait des faubourgs où l’agitation nocturne n’avait rien à voir avec celle du centre-ville. La température y était plus fraîche aussi. Bien qu’on soit à l’automne, les nuits dans le désert étaient froides, la sierra de Juarez étant située à plus de mille mètres d’altitude. Julia referma son gilet et serra ses bras contre son torse. Elle traversa une rue déserte et s’engagea dans un terrain vague qui devait la mener pratiquement au pied de la colline où était construit son bidonville. Il ne lui restait plus qu’un kilomètre à parcourir.
Une voiture était garée au milieu du terrain, une vieille américaine des années soixante-dix, une Camaro de couleur sombre. De la musique s’en échappait et elle voyait plusieurs ombres s’agiter à l’intérieur. Des ombres épaisses, environnées de fumée de cigarettes. Julia fit un détour pour passer le plus loin possible, espérant qu’on ne la verrait pas. Sa meilleure défense était l’invisibilité, elle le savait. Elle allait atteindre le bout du champ et plonger dans l’ombre d’une ruelle lorsque les phares de la voiture s’allumèrent et l’épinglèrent comme un papillon de nuit. Julia sentit une décharge électrique la parcourir des pieds à la tête ; elle dut se contraindre de toutes ses forces à ne pas courir. Elle prit sur elle et continua d’avancer sans accélérer le pas. Elle savait que si elle cédait à la panique, cela exciterait les hommes de la voiture. Elle n’avait rien de bon à attendre d’eux. Des hommes qui traînent en pleine nuit, qui boivent et fument dans leur voiture ; une bande en quête d’un mauvais coup, des narcos peut-être. Ou pire...
La ruelle était là, à moins de dix mètres et elle n’avait qu’une seule envie, s’y précipiter. Elle entendit le moteur démarrer lorsqu’elle atteignit enfin l’ombre protectrice de l’étroit passage. Julia se mit à courir, filant le plus vite possible entre les murs rapprochés. Elle savait que la voiture ne pouvait pas l’y suivre, mais un homme à pied, si. Elle déboucha dans une rue perpendiculaire et s’arrêta un instant pour écouter. Le moteur de la voiture était parfaitement audible ; c’était un vieux V8 qui émettait un son rauque. D’après la direction du son, elle faisait le tour du pâté de maisons et ne tarderait pas à déboucher dans la rue où elle se trouvait.
Ils la pourchassaient.
Julia reprit sa course, dans la rue cette fois. Elle n’avait pas le choix. Elle devait trouver un autre passage étroit où la voiture ne pourrait la suivre. Elle connaissait bien le quartier ; il y en avait un à deux cents mètres de là, qui filait au nord, droit vers son bidonville. Mais aurait-elle le temps d’y parvenir ?
Julia accéléra ses foulées ; ses chaussures la gênaient, mais elle ne voulait pas perdre de temps à les enlever. Elle savait que cela allait se jouer à quelques secondes. Ses semelles claquaient sur le trottoir, l’entrée de la ruelle se rapprochait, mais le bruit du moteur enflait de plus en plus.
La voiture surgit dans un carrefour en dérapage contrôlé environ trois cents mètres derrière elle, ses pneus martyrisés hurlant sur le macadam. Le moteur s’emballa. Le conducteur l’avait repérée et accélérait à fond en redressant la trajectoire de son véhicule, faisant crisser les pneus. Julia vit sa propre silhouette se découper dans la lumière des phares. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, mais elle ne perdit pas la moindre seconde à regarder en arrière ; l’entrée de la ruelle était tout ce qui comptait. C’était son salut et elle était à moins de cinquante mètres devant elle. Le grondement du moteur enflait dans son dos. La voiture serait sur elle dans quelques secondes, mais Julia avait déjà comblé la moitié de la distance. L’entrée du passage était là, à moins de vingt mètres maintenant. Julia se concentra sur son objectif, chassant de son esprit le bruit infernal de la Camaro lancée à sa poursuite. Mais les vibrations du moteur étaient trop fortes, électrisaient son corps, aiguillonnant sa peur. La ruelle lui tendait les bras, mais la Camaro était sur elle. Julia freina sa course pour pouvoir incurver sa trajectoire à angle droit en même temps que la voiture freinait en arrivant à sa hauteur. Le crissement des pneus lui vrilla les tympans ; elle eut la vision fugitive d’une carrosserie couleur noire la frôlant en escaladant le trottoir pour lui couper la route, mais elle s’engageait déjà dans la ruelle. L’obscurité l’enveloppa et elle fila entre les murs étroits de toute la vitesse de ses jambes. Une portière claqua derrière elle, puis le bruit rageur du moteur se fit entendre à nouveau, les pneus crissèrent ; le conducteur relançait son véhicule dans la rue.
À mesure que le grondement du V8 allait decrescendo, Julia perçut un autre bruit, juste derrière elle, celui de pas, lourds mais rapides. Il y avait quelqu’un dans le passage, on la poursuivait à pied tandis que les autres en voiture tentaient de lui couper la route en faisant le tour du quartier. Là, il n’y avait plus de doute possible ; ils ne s’amusaient pas à lui faire peur, ils voulaient l’attraper. Ils la traquaient, elle était devenue un gibier.
Julia sentit une vague de peur la submerger, mais curieusement, elle ne céda pas à la panique et resta lucide, se raccrochant à une seule pensée : elle était sur son territoire et ne serait pas une proie facile. L’adrénaline saturait son système sanguin, lui donnant une énergie peu commune. Elle accéléra sa course. Elle devait maintenir de la distance entre elle et son poursuivant afin de se conserver une marge de manœuvre. Le quartier était un no man’s land de fabriques et d’entrepôts totalement désert la nuit. Elle ne pourrait donc recevoir d’aide de personne. Elle devait absolument atteindre son bidonville. Là, elle serait en sûreté. Il grouillait de monde, elle pourrait appeler à l’aide, on la reconnaîtrait et on viendrait l’aider. Mais elle ne pourrait pas y parvenir en ligne droite, la voiture allait lui couper la route.
Julia émergea de la ruelle, traversa la rue adjacente et continua dans une sorte de terrain vague. L’éclairage urbain n’existait pas ici. L’obscurité l’enveloppait, elle serait sa protection. À condition que les phares de la voiture ne l’épinglent pas à nouveau.
L’homme derrière elle émergea à son tour dans la rue ; elle l’entendit souffler comme un bœuf, mais elle ne se retourna pas. À moins de trois cents mètres devant elle se profilait sous la lueur des étoiles un gigantesque amoncellement de carcasses de voitures, ultime vestige de civilisation urbaine marquant la fin de la ville avant le bidonville d’Arma Bagda. Si elle pouvait atteindre la casse automobile avant ses poursuivants, elle pourrait s’y cacher un moment avant de se risquer en terrain découvert jusque chez elle. Ses poumons la brûlaient, le sang martelait à ses tempes, mais elle ne ralentit pas sa foulée. Elle franchit un arroyo asséché d’un seul bond. Le ronflement du V8 de la Camaro était de plus en plus fort. La voiture serait là d’une seconde à l’autre. Tout allait se jouer maintenant. Si la voiture la rattrapait avant qu’elle ne parvienne aux carcasses, elle serait prise.
Deux cents mètres...
La Camaro déboula dans la rue comme un boulet de canon, moteur hurlant, sur l’arrière droit de Julia. La jeune femme tourna la tête dans sa direction, estimant la distance, mais sans ralentir pour autant. Son cœur se serra ; la voiture était bien trop proche. Elle n’aurait jamais le temps d’arriver jusqu’au cimetière automobile. Ils allaient l’attraper !
Mais la voiture, au lieu de quitter la chaussée pour s’engager à sa poursuite, resta sur la route. Elle accéléra avant de stopper dans un crissement de pneus. Julia entendit un homme crier et une portière claquer. Son poursuivant, apparemment à bout de souffle, venait de se faire récupérer par le véhicule. Parfait, cela lui donnait quelques secondes supplémentaires de répit. Elle avait peut-être une chance finalement.
La voiture redémarra et quitta la chaussée pour entrer sur le terrain vague. La lueur des phares fit quelques embardées dans l’obscurité avant de l’encadrer. Elle était à nouveau repérée.
Cent mètres...
Elle entendit le moteur s’emballer dans son dos puis diminuer de régime brusquement, en même temps qu’un bruit de dérapage et un choc sourd retentissaient. Julia vit la lueur des phares éclairant le désert devant elle osciller fortement. Apparemment, le conducteur avait aperçu l’arroyo trop tard. Mais le répit fut de courte durée. La Camaro franchit le ruisseau et accéléra à nouveau.
Cinquante mètres...
L’amoncellement de carcasses emplissait tout son horizon, se découpant sur le ciel nocturne telle une montagne de métal sombre. Mais la voiture était là, juste dans son dos, monstre de bruit et de lumière profanant la tranquillité nocturne du désert, promesse de violence, de douleur et de bestialité à venir.
Vingt mètres...
Julia chercha d’un regard paniqué un endroit où se faufiler. Elle devait échapper à la lueur des phares, échapper à la Camaro, échapper à ses occupants qui allaient en descendre et la traquer. Elle arriva dans le cimetière en même temps que la voiture. La Camaro la frôla sur sa gauche et lui coupa la route dans un bruyant dérapage qui projeta un énorme nuage de poussière. Julia ralentit à peine, bifurquant sa trajectoire sur sa droite pour l’éviter. Elle bondit sur le capot défoncé d’une carcasse et s’enfonça dans l’obscurité du dédale de métal. Elle entendit les portières de la Camaro claquer, en même temps que des voix surexcitées crier des ordres tandis qu’elle se faufilait entre les épaves amoncelées. Elle devait mettre le plus possible de distance entre elle et ses poursuivants, puis se cacher et attendre qu’ils se fatiguent à la chercher. Quand ils seraient repartis, elle pourrait reprendre son chemin vers Arma Bagda. Mais il n’était pas facile de se déplacer sans bruit au sein de ce capharnaüm de métal, qui plus est en pleine obscurité.
Julia avançait avec précaution dans un étroit passage qui se trouva bientôt bouché par une pile de carcasses. Elle entendit du bruit dans la direction d’où elle venait. Quelqu’un la suivait. Elle était coincée. Il fallait qu’elle sorte de là. Et vite. À tâtons, elle s’engouffra dans une épave sans porte, rampa sur une banquette défoncée et ressortit de l’autre côté. Elle se faufila entre plusieurs voitures désossées avant de se trouver bloquée à nouveau.
Elle entra dans une carcasse et se blottit accroupie contre la portière du fond. Son cœur battait la chamade, ses poumons la brûlaient. Elle devait reprendre son souffle, apaiser son esprit, écouter, réfléchir. Elle concentra son attention sur les bruits que faisaient ses poursuivants. Elle les entendait donner des coups de pied rageurs dans les carrosseries, l’appeler de façon grossière. La poursuite les avait surexcités ; ils commençaient à se défouler sur les épaves. S’ils l’attrapaient, c’est sur elle qu’ils se défouleraient. Le seul qu’elle ne parvenait pas à entendre, était celui qui l’avait suivie dans l’étroit passage où elle s’était engouffrée en premier. Il était proche, elle le sentait, mais ne parvenait pas à le situer.
Un faible tintement métallique, là, tout proche. Son cœur explosa dans sa poitrine. C’est lui, il est à quelques mètres seulement, pensa-t-elle.
Bouge d’ici ! se cria-t-elle mentalement.
Julia tâta la portière contre laquelle elle s’appuyait à la recherche de la poignée. Elle la tourna tout doucement, guettant le grincement fatidique, mais elle refusa de bouger. Elle était bloquée. À moins qu’elle ne puisse passer par la fenêtre ? Elle avança la main, mais son cœur se serra : il y avait une vitre.
Un crissement de pas. Julia se figea ; il était là, tout près. Elle devait sortir d’ici.
Julia tâtonna à la recherche de la poignée. Ses doigts se refermèrent dessus et elle commença à la tourner tout doucement. La poignée était dure, tournait difficilement car son mécanisme était gorgé de poussière. Mais la vitre descendait doucement, régulièrement. Lorsqu’elle arriva en butée, Julia tendit l’oreille. Rien, plus le moindre bruit. Pas même un souffle d’air. Même les autres étaient silencieux.
Julia commença à se redresser. Elle passa la tête par l’ouverture, puis glissa son buste le plus doucement possible, attentive à ne pas faire le moindre bruit. Elle posa ses fesses sur le rebord de la vitre et agrippa le châssis de la voiture placée au-dessus de celle où elle se trouvait pour mieux se hisser. Un déplacement lourd la fit sursauter ; la voiture trembla tandis qu’un corps massif se jetait à l’intérieur. Julia tira sur ses bras de toutes ses forces, mais une main se referma sur sa cheville gauche comme une serre de rapace. Julia hurla, se débattit, rua de toutes ses forces. Un grognement rauque lui répondit et la prise se relâcha. Elle donna un nouveau coup de pied dans le visage de son adversaire et s’arracha à son emprise. Elle extirpa ses jambes de la voiture et tomba lourdement sur le sol, de l’autre côté. Elle se redressa en un éclair et se mit à courir entre les monceaux d’épaves. Une silhouette se matérialisa devant elle, à une vingtaine de mètres. Julia plongea sur le côté, se baissa pour s’insérer dans un étroit passage. Pendant plusieurs minutes, elle rampa parmi les ossatures de métal, se faufilant entre les carrosseries, passant dans des habitacles défoncés, glissant sous des châssis. Elle perdit toute notion d’orientation jusqu’au moment où elle parvint en bordure du cimetière. Elle se blottit un instant contre une portière, en position assise, et remonta ses genoux sous son menton. Arma Bagda s’étendait sous ses yeux. Elle n’en était séparée que par un terrain vague de quelques centaines de mètres à peine. Plusieurs lumières brillaient sur la colline où était construite la cité de planches et de tôles, lui conférant une allure de ville magique issue de quelque conte pour enfants.
Une douce émotion la submergea. Durant quelques instants, Julia se prit à rêver de sa cabine en planches mal dégrossies. À l’origine, ce n’était qu’un taudis qu’elle avait récupéré contre quelques centaines de pesos, mais elle avait, au fil du temps et de ses maigres économies, réussi à en faire un petit coin, si ce n’est joli, au moins presque confortable. Mais un jour, elle aurait une maison, une vraie, avec de grandes et belles fenêtres aux carreaux ni cassés ni même fendus, une salle de bains avec une baignoire, une cuisine avec l’eau courante, un salon avec de l’électricité non piratée, et une télévision. Un jour. Mais pour ça, il faudrait d’abord qu’elle sorte d’ici. Et en bon état de préférence.
Julia se redressa. Il allait être temps de passer à l’action. Elle avait environ cinq cents mètres de terrain découvert à parcourir pour atteindre le bidonville. Environ deux minutes de course. Elle pouvait y arriver, elle le savait. Deux minutes, c’est tout ce dont elle avait besoin. Or, cela faisait bien plus de temps qu’elle n’entendait plus ses poursuivants. Peut-être s’étaient-ils lassés ? Peut-être étaient-ils repartis à leur voiture ? Et peut-être devrait-elle attendre de l’entendre démarrer et quitter les lieux ? Mais Arma Bagda était trop attirante. Elle n’avait plus qu’une envie, rentrer chez elle, se jeter dans son lit et oublier tout ça, dormir, et se réveiller le lendemain matin en se disant que tout ça n’avait été qu’un mauvais rêve. Julia prit sa décision en un éclair ; elle allait tenter le coup. Un dernier regard circulaire, puis elle banda les muscles de ses cuisses pour s’élancer dans le désert lorsqu’elle se figea. Là, au milieu du no mans land, quelque chose avait bougé.
Julia s’accroupit et plissa les yeux, concentrant toute son attention. C’est alors qu’elle la vit, une tache sombre au pied de la colline qui n’aurait pas dû être là. Julia concentra sa vision et parvint au bout d’un moment à déceler du mouvement, ainsi qu’une très faible lueur. Une boule de glace se forma dans son estomac lorsqu’elle comprit de quoi il s’agissait. La Camaro, tel un cerbère ténébreux, était garée au pied de la colline et le conducteur était sorti s’asseoir sur le capot pour fumer une cigarette. Julia, l’esprit accaparé par la peur et l’affolement, n’avait pas entendu la voiture se déplacer.
Le découragement s’abattit sur elle comme un aigle sur sa proie, annihilant toute pensée constructive. Toute retraite lui était coupée. Elle était piégée. Qu’allait-elle faire maintenant ? Un raclement métallique la ramena à la réalité. Quelqu’un approchait dans son dos. Julia fit volte-face ; une ombre épaisse s’avançait dans sa direction. La jeune femme rentra la tête derrière le capot de l’épave qui l’abritait. Elle ne pouvait pas rester là, en bordure du désert. Il fallait qu’elle se cache beaucoup mieux.
Julia se déplaça en restant fléchie, s’éloignant de son poursuivant suivant un angle droit, en bordure du terrain vague. Lorsqu’elle eut parcouru une vingtaine de mètres, elle entra à nouveau dans le cimetière de tôles, se faufilant entre les carrosseries. Mais un autre bruit la stoppa net dans sa progression. Il y avait un deuxième homme qui s’approchait depuis une autre direction. Elle était cernée.
Julia se cacha derrière le châssis d’un vieux camion pour réfléchir. Il était clair qu’ils l’avaient rabattue vers la lisière nord comme un animal. Etait-ce pour cela qu’ils avaient fait tant de bruit ? Pour l’effrayer et la diriger dans une direction bien précise, celle du bidonville où elle ne manquerait pas d’aller de toute façon ? Et puis, le bruit avait aussi permis à la Camaro de se déplacer sans qu’elle le remarque. Et combien étaient-ils ? Il y avait le chauffeur, celui qui l’avait suivie dans le passage, et au moins deux autres qui avaient joué les rabatteurs. Donc quatre, peut-être cinq hommes, étaient lancés sur ses traces. Cela n’expliquait toutefois pas comment ils avaient pu la pister aussi vite dans ce labyrinthe. Ça, c’était incompréhensible. Mais elle n’avait pas le temps de jouer aux devinettes ; ses poursuivants arrivaient et elle devait se trouver un endroit pour se cacher.
Julia grimpa sur le marchepied du camion et inspecta l’extérieur de la cabine. Les vitres étaient sales, mais intactes. On ne voyait rien à l’intérieur. Si seulement elle pouvait y entrer sans bruit et verrouiller les portes...
Julia tourna la poignée en faisant une prière muette. Celle-ci tourna ; elle tira dessus et la portière s’ouvrit sans même grincer. La jeune femme se coula à l’intérieur. Une odeur de renfermé lui assaillit les narines. Elle referma la portière et verrouilla le mécanisme. Elle fit la même chose avec la porte opposée, puis elle se blottit en chien de fusil sur le plancher, se cachant le plus possible sous le tableau de bord. Et elle attendit le cœur battant.
Il y avait un trou près de la colonne de direction ; elle s’en approcha et plaça son oreille dessus afin d’entendre ce qui se passait à l’extérieur. Elle ne perçut tout d’abord que les battements de son cœur. Puis elle entendit quelque chose d’autre.
Des pas.
Quelqu’un approchait très lentement. De plus en plus près. Puis s’arrêta.
On dirait qu’il sait, pensa Julia. Mais c’est impossible ! Elle n’avait fait aucun bruit, personne n’avait pu la voir dans l’obscurité ! Julia sentit la peur l’envahir. Elle remonta ses jambes contre son buste, attrapant ses genoux dans ses mains pour se faire la plus petite possible. Quelque chose de poisseux colla son avant-bras gauche. Elle toucha sa cuisse ; sa robe était déchirée et elle avait une plaie. Elle s’était coupée sans s’en apercevoir et perdait du sang.
C’est de cette façon qu’ils la pistaient ! Julia sentit la panique la submerger. L’homme savait qu’elle était là. Les suspensions du camion oscillèrent légèrement. Quelqu’un montait sur le marchepied. La poignée de la portière par où elle était entrée fut violemment secouée, mais la fermeture résista. Une ombre épaisse s’appuya contre la vitre, frotta le carreau. Puis disparut brutalement. Le châssis oscilla légèrement tandis que l’homme sautait au sol. Puis Julia entendit des pas qui s’éloignaient.
Qu’est-ce qu’il faisait ? L’avait-il aperçue par la vitre ? Il était parti chercher les autres, elle en était sûre ! Ils allaient revenir et forcer la porte !
Julia se redressa, affolée. Elle devait sortir d’ici tout de suite, s’enfuir le plus vite possible avant qu’il ne revienne.
Tout à son affolement, Julia n’entendit pas le bruit des pas. Lorsque le châssis bougea sous le poids de l’homme, il était trop tard. La vitre explosa sous le coup violent d’une barre de fer, une main pénétra et souleva la fermeture de la portière, qui s’ouvrit brutalement. Julia se recroquevilla à l’opposé, mais une poigne puissante la saisit par une cheville et la tira brutalement de la cabine, la projetant au sol avec une violence qui lui coupa le souffle. Une onde de douleur résonna dans tout son corps.
Lorsqu’elle reprit ses esprits, l’homme la contemplait de toute sa hauteur, un rictus mauvais aux lèvres. Un éclair de satisfaction brillait dans ses yeux lorsqu’il appela ses camarades.
Ils la violèrent à tour de rôle avec une terrible brutalité, sur le capot même de la Camaro, la rouant de coups de poings, de pieds, de gifles, sans aucune retenue. Elle n’était plus un être humain, elle était devenue un jouet qu’on utilise pour satisfaire ses instincts les plus vils.
Julia ne cria pas. À quoi bon ; cela les aurait peut-être même excités encore plus. Elle ferma les yeux, serra les dents et projeta son esprit le plus loin possible de là. Son corps ne lui appartenait plus, il était devenu la propriété de quatre brutes assoiffées de sexe, de violence et de domination, quatre bêtes ayant perdu toute notion d’humanité et qui se jouaient d’elle comme d’un objet. Lorsqu’ils eurent fini, l’un d’eux la tira violemment par les chevilles pour la faire tomber au sol. Durant quelques instants, elle resta là, recroquevillée sur elle-même, le corps meurtri mais l’esprit vide, presque indifférente à tout. Dans sa demi-conscience, elle les entendit parler entre eux, rire. Ils fumèrent une cigarette en échangeant des propos grivois à son encontre.
Au bout d’un moment, Julia pensa qu’ils allaient la laisser là et partir, mais l’une des brutes la souleva comme un paquet de chiffons sales pour l’emmener vers l’arrière de la voiture. Le coffre était ouvert et il la jeta violemment à l’intérieur avant de le refermer d’un coup sec. Elle les entendit monter à bord en ricanant. Puis le moteur démarra et la voiture s’élança. Julia sut alors que son calvaire ne faisait que commencer.
Combien de temps roulèrent-ils ? Une demi-heure, une heure, ou peut-être deux ? Julia avait perdu toute notion temporelle. Lorsque le coffre s’ouvrit et qu’on la tira brutalement de là, elle cligna des yeux devant les lumières inondant l’entrée d’un grand garage. La jeune femme couvrit sa nudité par réflexe tandis que l’un des hommes la saisissait brutalement par le bras pour l’entraîner vers un grand jardin dont l’éclairage savamment disposé mettait en valeur la flore tropicale taillée avec soin. Ils passèrent près d’une immense piscine avant d’atteindre le patio d’une belle hacienda. Un homme grand et mince se tenait dans l’ombre, fumant un cigare.
– Voici ce que vous avez demandé, Señor.
– Tout s’est-il bien passé ?
– Si Señor, et nous l’avons préparée suivant vos ordres.
Est-ce que le viol collectif faisait partie de cette préparation ? se demanda Julia. Elle nota que son violeur s’adressait à l’homme avec une déférence toute particulière.
– C’est très bien. Voyons ça.
L’inconnu s’exprimait dans un Castillan aussi pur que raffiné. Rien à voir avec les brutes qui l’avaient violentée.
Mais quand il sortit de l’ombre pour s’approcher d’elle, Julia sut immédiatement qu’elle n’aurait aucune aide à attendre de sa part. L’homme avait une cinquantaine d’années ; il avait un visage à la fois beau et racé, une magnifique chevelure poivre et sel, portait avec une rare élégance un costume de lin clair de la meilleure coupe. Mais ce qui frappait en premier lieu était ce qu’il dégageait : une aura de puissance, une assurance extraordinaire qui semblait émaner de chaque fibre de son être. Cet homme était un seigneur-né, pas de la race de ceux qui dirigent avec clémence, mais plutôt de celle qui asservit, qui règne par la terreur et la souffrance. Un être dépourvu de la moindre pitié. Le regard qu’il posa sur elle était celui d’un entomologiste sur un insecte qu’il s’apprêtait à piquer sur une planche. Julia sentit un long frisson la parcourir.
– Emmenez mon nouveau jouet dans ma salle spéciale, dit-il.
– Si Señor.
Julia fut brutalement tirée hors du patio vers le jardin. L’homme la fit longer dans l’obscurité un long mur avant d’arriver à une dépendance et d’ouvrir une lourde porte de bois. Il actionna un interrupteur et une lumière crue envahit une pièce de béton nue au fond de laquelle s’alignaient des outils de jardinage. Julia fut poussée sans ménagement vers le côté droit de la remise. Là, l’homme souleva une trappe qui dévoila un escalier métallique s’enfonçant dans les entrailles de la terre. Il s’y engagea, tirant Julia derrière lui. La jeune femme ne chercha même pas à résister. À quoi bon ? Se faire battre, peut-être même casser le bras par cette brute épaisse ? Elle s’était résignée à son triste sort avant même le viol. Tout espoir l’avait quittée ; elle n’espérait plus qu’une seule chose : mourir au plus vite et que tout soit fini.
La pièce dans laquelle ils arrivèrent était très particulière. Sans aucune ouverture autre que la trappe d’accès puisque creusée dans le sol, elle était totalement blanche, carrée, mesurant environ sept mètres de côté, et éclairée de façon très crue par plusieurs néons fichés dans le plafond. Une imposante chaise solidement boulonnée dans le sol était le seul mobilier, hormis une table installée contre le mur de gauche.
L’homme tira Julia vers la chaise, l’y installa de force et lui attacha les poignets et les avant-bras avec de larges sangles de cuir dépassant des accoudoirs. Il sangla également ses chevilles, ses cuisses et sa taille. Puis il passa derrière elle, lui plaqua violemment la tête contre le haut dossier et lui passa une sangle autour du cou, et enfin une dernière sur le front, l’immobilisant ainsi totalement. L’homme quitta ensuite la pièce sans même un regard en arrière, remonta l’escalier et referma la trappe.
Julia resta seule, soudain assaillie par un silence total. Une odeur légèrement écœurante flottait dans l’air sous un relent de produits chimiques. C’est alors qu’elle remarqua ce qu’il y avait sur la table : des instruments de chirurgie en acier inoxydable. Plusieurs scalpels bien alignés, quelques pinces aux tiges longues et fines, des ciseaux, des compresses, du sparadrap, des garrots et une petite scie électrique.
Le cerveau de Julia enregistra tout cela et avant qu’elle n’ait eu le temps de faire le rapprochement avec leur usage au sein de cette pièce, la trappe s’ouvrit et quelqu’un commença à descendre l’escalier.
L’homme élégant avait changé de tenue, c’est pourquoi elle ne le reconnut pas immédiatement. Il avait troqué son costume chic pour un ensemble plus décontracté, un pantalon à pinces et une chemise, aussi blancs que la pièce. Même la ceinture et les chaussures étaient assorties. Il s’approcha d’elle, s’arrêta à environ deux mètres pour l’observer, un étrange sourire flottant sur ses lèvres. Ses yeux dardés sur elle étaient deux puits sombres dans lesquels brillait une aura maléfique.
Julia s’était déconnectée de la réalité depuis plusieurs heures déjà ; elle n’était plus qu’une coque vide, indifférente à tout ce qui l’entourait. Mais la présence de cet homme dégageait quelque chose de tellement négatif qu’elle sentit confusément que le danger auquel elle était maintenant confrontée était d’une toute autre nature. Comme pour donner corps à son impression, l’homme se mit à lui parler d’une voix dont la douceur contrastait totalement avec les propos. Et, plus que ses paroles, c’est peut-être cette distorsion qui lui fit le plus froid dans le dos et la ramena à l’instant présent.
– Dans ce vaste monde, il y a deux sortes d’êtres, dit-il en lui souriant doucement. Les décideurs, dont je fais partie, et les asservis, dont tu es une parfaite représentante. Regarde la situation : je n’ai eu qu’à payer une somme totalement dérisoire comparée au montant de ma fortune pour pouvoir t’acheter et t’avoir ici, dans cette pièce, où tu es à mon entière disposition.
– Crois-tu au destin ? reprit-il. Personnellement, je ne pense pas que le hasard existe, mais qu’au contraire, tout est prédéterminé. Je suis un des princes de ce monde, et toi, tu en es une marchandise qu’on peut acheter juste pour s’amuser. Ce que je compte bien faire, termina-t-il en se dirigeant vers la table.
Pendant quelques instants, il manipula chacun des outils chirurgicaux, les portant devant ses yeux comme pour en vérifier la qualité, s’attardant tout spécialement sur les scalpels. Il termina par la petite scie circulaire, dont il actionna la commande. La lame se mit à tourner à toute vitesse en sifflant avant de s’arrêter net. Contrairement aux autres ustensiles, il ne la reposa pas et la garda à la main en revenant vers Julia.
La jeune femme avait retrouvé toute son acuité mentale et l’horreur de ce qui l’attendait lui apparaissait maintenant dans toute sa cruelle plénitude. Ce n’était pas le viol qui l’intéressait, ni la domination sexuelle, mais une autre sorte de domination, bien plus douloureuse, mortelle. Cet homme était là pour la souffrance, pour la mort. Mais pouvait-on qualifier d’homme un tel être ? Il n’y avait plus rien d’humain dans ce regard.
Les bruits les plus horribles couraient sur les meurtres de femmes à Juarez. Elle savait qu’il y avait différents types de tueurs. Malheureusement pour elle, celui à qui elle avait affaire semblait être l’un des pires. Elle avait entendu parler de femmes littéralement dépecées. Quand elle avait appris ça, elle s’était demandé si on les avait découpées vivantes ou bien après leur mort. Elle se dit avec horreur qu’elle allait très bientôt en découvrir la réponse.
Julia était terrorisée, mais décida de ne pas le montrer. C’était tout ce qui lui restait, le seul contrôle qu’elle pouvait avoir sur sa vie dorénavant : décider d’affronter sa fin avec courage. Car elle n’avait maintenant plus aucun doute sur l’issue fatale qui l’attendait. La mort était inéluctable, elle le savait. Et vu ce qu’elle s’apprêtait à vivre, nul doute qu’elle serait une délivrance.
– Si l’on considère que nous avons tous un destin, reprit l’homme, le tien aura été de naître pour me satisfaire par ta mort. Toute ta misérable vie n’aura servi, finalement, qu’à te conduire à cet instant. Quand on y réfléchit, c’est une parabole plutôt singulière, non ?
L’homme s’approcha tout près d’elle, si près, qu’elle put sentir son parfum, une fragrance aussi précieuse qu’envoûtante.
– Sachant cela, j’espère que tu sauras mourir comme je le souhaite, termina-t-il en actionnant le contacteur de la scie circulaire.
Lorsque la lame s’approcha de ses doigts en sifflant, Julia ferma les yeux, projetant son esprit le plus loin possible, comme pendant le viol. Mais cette fois, la souffrance fut bien plus puissante. Elle entra en elle en un flot puissant, grillant ses terminaisons nerveuses, explosant dans son cerveau comme une super nova, annihilant toute pensée, toute volonté. Il n’y avait plus que la douleur, innommable, inhumaine, insurmontable.
Alors Julia hurla.