Un claquement sourd. Silence. Puis un autre.Encore. Dans la confusion de ce réveil inopiné, il crut d’abord que les coups étaient frappés par quelque main obscure de son rêve. Lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une main bien tangible qui tambourinait de l’extérieur contre la vitre à sa droite, le verre vola brusquement en éclats, engouffrant dans le compartiment un véritable cyclone. L’Alecton allait vite, très vite, et les bourrasques qui entraient par la fenêtre secouaient les passagers comme de simples brindilles.À peine avait-il senti le souffle glacial sur ses joues qu’un poing l’agrippa et, avec une force colossale, le souleva de son siège pour l’emporter dehors. En un clin d’œil il fut sur le toit du compartiment, s’accrochant à tout ce qu’il pouvait trouver pour ne pas être propulsé dans l’espace, mais on le tenait encore solidement. Le vent gênait sa respiration, et l’effort qu’il lui falla
Né dans les brumes sombres des terres du Nord, Maxime Herbaut a très tôt montré une prédisposition anormale à s’intéresser à des choses et à des personnages qui n’existaient pas. Grand amateur de films et de livres en tout genre (avec une prédilection pour le fantastique, le surréalisme, l’insolite), il écrit alors les films qu’il n’a pas les moyens de réaliser et les BD qu’il ne sait pas dessiner, parce qu’à part écrire, il ne sait pas faire grand-chose, en fait.Aujourd’hui professeur agrégé d’anglais (parce qu’il faut bien vivre) en Seine-Saint-Denis (parce qu’il n’a pas peur) et docteur en littérature américaine contemporaine (parce que ça fait genre), il continue à écrire sous divers formats (nouvelles, articles, pièces de théâtre, romans) des histoires à caractère fantastique, étrange ou absurde. Ses auteurs préférés sont Franz Kafka, Dino Buzzati, Jorge Luis Borges, Boris Vian, Steven Millhauser, et tout un tas de gens du même acabit. Il aime aussi beaucoup d’aute
Souvent, la nuit, je dîne avec les morts.Ils me tendent les plats en souriant, me racontent leur journée, me proposent de me resservir. Papa m’explique comment un de ses clients lui a aujourd’hui amené une montre à réparer qui a plus d’un siècle. Maman n’est pas sûre de terminer à temps la veste du costume qu’elle doit livrer vendredi. Ils me demandent comment s’est passée ma journée à l’école.Ils ne savent pas que je ne vais plus à l’école depuis bientôt soixante-deux ans. Et ils ne savent pas qu’ils sont morts. Ils me tendent les plats et me parlent comme si nous étions hier, comme si aujourd’hui ne devait jamais exister. Quelquefois, je dîne avec mon vieil ami Luron, dans un de nos restaurants préférés, quelque part en ville–cette ville où je ne vis plus–et j’écoute ses blagues à dormir debout qui m’ont tant fait rire autrefois, et qui m’ont tant manqué. Lui non plus ne sait pas.Tout en leur répondant, je m’efforce de faire
On appelle cet endroit le Château des Heures Comptées. Enfin, ça, c’est le nom que lui donnent ceux qui n’y habitent pas. Quant à nous, ses bienheureux résidents, nous l’appelons le Château d’Urgis.Nous ne sommes pas bien nombreux à y loger, et au train où nous allons, ses chambres ternes seront bientôt désertes pour de bon. Les heures du Château même sont comptées, tout autant que les nôtres. Perché sur son promontoire rocheux au creux des Congères, il accueille maintenant ses derniers pensionnaires, la petite commune d’Urgis n’ayant plus les moyens de le maintenir en état. Il tombe en ruines comme nous, et comme nous il se vide peu à peu: une poignée d’octogénaires en partance, presque autant d’aides-soignants échoués là on ne sait comment, deux médecins qui se relaient, et puis les balayeurs, ces foutus balayeurs de misère… Quand les uns seront morts et les autres affectés en quelque établissement moins glauque, seuls les derniers hanteront encore les lieux. Ou peu
Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdue dans les limbes montagneux des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d’Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d’années, il est aujourd’hui pour l’essentiel à l’abandon. Seule l’aile sud–le bâtiment central–est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l’ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d’un demi-siècle d’intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sommet d’un amas de roches informes censées représenter le rivage d’une île–celle des Solymes, probabl
Plus on a d’anniversaires derrière soi, plus il y a de chances que le dernier en date soit le dernier tout court. Depuis quelques années déjà, je vis dans cette plaisante expectative. C’est pourquoi je ne mettrai pas un pied dehors aujourd’hui. Je ne ferai rien qui puisse rendre ce jour différent des autres. Je resterai cloîtré dans la bibliothèque, calé dans un bon fauteuil, et je tâcherai d’oublier ce jour pénible en lisant des jours imaginaires.Naturellement, il se trouve toujours quelqu’un dans le voisinage pour vous rappeler ce que vous aimeriez oublier. Si les aides-soignants, avec le temps, ont fini par comprendre le message et éliminer le gâteau et les chansons, cette pauvre Esther a plus de mal à s’y faire. À neuf heures tapantes ce matin, elle s’asseyait à côté de moi près de la fenêtre, son éternel sourire lénifiant aux lèvres, bien décidée à faire de mes quatre-vingts ans une expérience incomparable. «Vous savez, Lucien, nous allons avoir droit à u
«Un train, hein? Et pourquoi un train? Pourquoi pas un avion? On n’a pas de voie ferrée, dans le coin!—J’en sais rien, René, c’est ce qu’elle a dit, c’est tout.—Et où est-ce qu’il va, déjà?—N’importe où, un peu partout, elle a pas donné de détails, qu’est-ce que tu veux que je te dise? Laisse tomber, je fais des rêves bizarres, en ce moment.—Mouais. Tu pourrais les faire un peu plus précis, quand même. Moi, les miens, ils sont précis.»Je n’aurais pas dû lui en parler. Maintenant, plus moyen de changer de sujet: il va me faire subir un interrogatoire en règle. L’excuse piteuse du rêve n’y fera rien, il n’en démordra pas. Et dire qu’on aurait pu passer une soirée joyeusement insipide à végéter devant la télé, sans dire un mot, à se laisser lentement sombrer dans ce délicieux engourdissement général des membres qui précède le
Sous son dos, une surface rugueuse et plane, quelque chose comme du bitume.Sur ses joues, dans ses cheveux, un souffle tiède, léger.Avait-il perdu connaissance dans la cour du Château? Il ouvrit les yeux. Dans l’éblouissement des premiers instants–du soleil? ici?–il ne put distinguer que de vagues ombres crochues, perdues dans une nébuleuse d’éclaboussures vertes et bleues qu’un mur de rayons aveuglants empêchait de se profiler plus nettement. Puis, progressivement, les choses se précisèrent, les taches colorées se découpèrent en contours troubles, et il eut une idée plus exacte de l’endroit où il se trouvait. Parmi les ombres qui se condensaient, il y en avait une qui remuait–elle semblait presque sautiller d’un pied sur l’autre, avec des hoquets de jongleur. Quand contours et couleurs tombèrent enfin d’accord, il vit à quoi il avait affaire. Des arbres. Des saules. Sept ou huit saules clairsemés
Un claquement sourd. Silence. Puis un autre.Encore. Dans la confusion de ce réveil inopiné, il crut d’abord que les coups étaient frappés par quelque main obscure de son rêve. Lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une main bien tangible qui tambourinait de l’extérieur contre la vitre à sa droite, le verre vola brusquement en éclats, engouffrant dans le compartiment un véritable cyclone. L’Alecton allait vite, très vite, et les bourrasques qui entraient par la fenêtre secouaient les passagers comme de simples brindilles.À peine avait-il senti le souffle glacial sur ses joues qu’un poing l’agrippa et, avec une force colossale, le souleva de son siège pour l’emporter dehors. En un clin d’œil il fut sur le toit du compartiment, s’accrochant à tout ce qu’il pouvait trouver pour ne pas être propulsé dans l’espace, mais on le tenait encore solidement. Le vent gênait sa respiration, et l’effort qu’il lui falla
La mer montait. Il fut surpris de se retrouver les pieds dans l’eau. Derrière lui, naturellement, tout avait disparu: Fée, horloges, caverne. Il ne restait plus qu’un énorme soleil orangeâtre occupé à se noyer sur fond de ciel mauve. Devant lui, à cent mètres environ, l’ancienne église, qui se drapait d’ombres. Mieux valait ne pas tarder: l’eau lui montait déjà jusqu’aux genoux. C’était l’une de ces grandes marées où le flot submergeait la dune et entrait dans la nef. Il ne restait que peu de temps avant que l’église ne fût inondée.Il se mit à patauger aussi rapidement que le courant le lui permettait vers l’église et les lumières de Trévandes qui s’éveillaient derrière elles. L’horloge l’avait fait sortir du côté du large. Il ne lui fallut pas longtemps pour se mettre à nager, tant le niveau s’élevait. Parvenu à une trentaine de mètres, il aperçut une silhouette debout près du portail. Elle était là. Plus que quelques brasses…Lorsqu’il toucha enfin la d
Un clapotis irrégulier l’entourait lorsqu’il revint à lui. Derrière lui rugissait encore le déferlement de la cascade, comme assourdi, et partout ailleurs ce goutte-à-goutte sonore emplissait l’obscurité. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits. Il était trempé de la tête aux pieds. Un arrière-goût de sang dans la bouche, une coupure à la lèvre inférieure, quelques sérieuses courbatures: il s’en tirait à bon compte, lui qui avait cru périr noyé. Péniblement, il se leva de la flaque glaciale dans laquelle il avait repris conscience. Une faible lumière baignait l’endroit où il se trouvait, probablement une cavité située de l’autre côté de la chute, dans un renfoncement de la montagne. Çà et là, dans la caverne, flottaient encore quelques étincelles, vestiges du passage de l’Alecton. La lumière provenait d’un point plus reculé, vers l’intérieur.Comme il n’y avait pas d’autre perspective de sortie en vue, il s’avança dans cette direction. La pénombre et
Un jour radieux se leva sur le rivage. Ils avaient parlé toute la nuit, et se trouvaient encore assis sur la plage quand l’aurore les surprit. L’idée d’un séjour indéterminé sur l’île semblait maintenant à Lucien un peu moins intolérable. Des heures durant, il avait interrogé son vieil ami sur les événements de ces derniers jours, et avait appris presque tout ce qu’il voulait savoir.«C’est vraiment dommage, lui avait dit Luron, que tu n’aies pas réussi à tirer ta révérence en temps voulu. Te voilà coincé sur ce caillou avec moi. Dommage aussi d’avoir été obligé de tuer le commandant, mais il nous aurait abattus tous les deux. Il avait l’air particulièrement furieux.»Bientôt, il faudrait ensevelir le cadavre. Lucien s’était attendu à voir s’échouer des milliers d’autres corps sur le littoral avec le reflux de la marée, mais une fois le soleil levé, il constata qu’il n’en était rien.«Ils font ce qu’ils veulent des courants marins, comme tu as
Il faisait encore nuit lorsque le grondement commença. La forteresse entière se mit progressivement à vibrer de tous ses murs, jusqu’à ce que ses échos assourdis parvinssent à la cellule de Lucien. Il se posta à la petite fenêtre et observa les préparatifs en contrebas. L’immense machine s’ébranlait: partout, des silhouettes s’engageaient sur des passerelles à la lueur des lampadaires, les navires parés pour l’assaut se remplissaient inexorablement, scellant le destin de leurs passagers. La seule inconnue, désormais, c’était quand. Quel moment les Solymes choisiraient-ils pour riposter? Attendraient-ils l’arrivée des troupes aux abords de leur île? Viendraient-ils directement s’en prendre aux vaisseaux et à la forteresse? Il ne lui restait plus qu’à attendre patiemment le dénouement de la bataille, depuis son poste d’observation forcée, avec en prime la perspective tout à fait envisageable de sombrer bientôt avec l’ensemble des bâtiments. Au moins, Luron éch
«Vous n’espérez pas remettre en question l’effort concerté de sept nations différentes avec vos appréhensions personnelles, monsieur Agravelle?»Il n’avait pas réellement compté sur un revirement de la hiérarchie, mais par acquit de conscience, il avait tout de même tenu à demander un entretien avec le commandant de la forteresse dans les jours qui avaient suivi son arrivée.«Non, mon Commandant. Sans présomption aucune, je voulais vous mettre en garde. Nous allons faire face à un adversaire comme nous n’en avons jamais rencontré, et nous n’aurons pas l’avantage, contrairement à ce que laissent penser les apparences. Je souhaitais simplement m’assurer que tout serait fait…—Vous pouvez être tranquille, et remiser votre sollicitude. Nous avons étudié cette île sous toutes les coutures, et avons suffisamment de patrouilles et de guetteurs dans les parages pour voir venir le danger. Je vous suggère de vous
D’abord obscure supposition, puis rumeur rapidement propagée, la guerre était devenue imminence partagée par tous. Présentée comme inévitable par bon nombre de journaux et de personnalités politiques, l’invasion des Amphores se profilait de jour en jour comme condition indispensable à la survie à long terme de l’humanité. Les écrits du comte d’Urgis, longtemps considérés comme un piètre échantillon de littérature pour adolescents, étaient maintenant disséqués avec une inquiétante ferveur, depuis que des photographies prises lors d’expéditions aériennes dans le ciel de l’île avaient révélé la présence ponctuelle de créatures correspondant d’assez près à la description qu’il avait faite des Solymes. La carte de l’île, qu’il avait dessinée au jugé et incluse dans les pages de son journal, avait été reprise et corrigée suite à de nombreuses heures de survol. On en connaissait désormais l’emplacement et la configuration exacts, et l’organisation d’une coalition internationale pour inves
Voici des lustres que le monde me relègue parmi les fous. La publication des pages qui vont suivre, si tel était mon projet, n’y changerait pas grand-chose. Tout au plus m’enfermerait-on plus tôt que prévu. Qu’importe. J’ai maintenant le moyen de me dérober. Dire qu’il m’a fallu tout ce temps. L’échec de mon expérience sur l’eau a bien fait rire mes détracteurs. On se régalait de guetter l’apparition de nouvelles rides sur mon visage, de voir mon dos se courber un peu plus, année après année. On attendait la prochaine expédition, histoire de voir jusqu’où la démence me pousserait. Je suis content de les avoir déçus. Après tant d’années, si nul effet ne se produisait, retourner en chercher n’aurait rimé à rien. J’étais sur une fausse piste, je le sais à présent. Pourtant, il y a par ailleurs des gens qui persistent à croire que j’étais sur la bonne voie, et viennent parfois de très loin sur le pas de ma porte pour me poser des questions. De nouvelles exp
Quand je me suis réveillé, je pouvais à peine parler. Dès que j’essayais de dire un mot, un paquet immonde remontait de mes bronches jusque dans ma gorge et m’étouffait. Les aides-soignants me veillaient jour et nuit, m’administrant sirops et sédatifs, et je flottais entre deux mondes, sans parvenir à faire le bond décisif qui me jetterait d’un côté ou de l’autre. Au début, les balayeurs étaient régulièrement à mon chevet. Ils appuyaient sur ma poitrine, me tordaient les bras et les jambes, le plus souvent maladroitement grimés en aides-soignants. Puis, à mesure que la fièvre retombait, leurs visites se sont espacées. Il semble que ce cirque ait duré un peu plus d’une semaine.On m’aurait apparemment retrouvé inanimé sous une pluie battante, au bord de la fontaine, et j’étais en conséquence passé à un cheveu d’une belle pneumonie qui m’aurait emporté à brève échéance. J’en ai été quitte pour quelques sermons carabinés et des élancements persistants dans la poitrine et les ar