Vous qui lirez ces lignes d’ici deux cents ou trois cents ans, vous voudrez savoir quels motifs m’ont jeté dans cette invraisemblable entreprise. Vous voudrez connaître l’histoire derrière l’histoire, les anguilles sous la roche de légende, et les passages secrets de l’édifice. Alors, vous me traiterez d’illuminé, de mythomane, ou de bienfaiteur universel. Si mes calculs ne m’ont pas trompé, je serai encore là pour vous répondre. Je n’écris pas ces mots pour qu’ils me survivent, car j’ai bon espoir de leur faire concurrence. Je les écris simplement pour laisser une empreinte de mon départ, à l’aune de laquelle on pourra plus tard juger de mes foulées. L’origine de ma quête est des plus banales. J’avais un frère, mon cadet de deux ans, qui partageait mes jeux, me suivait comme mon ombre, et avait en moi une confiance sans bornes. Nos après-midi se perdaient en longues parties de cache-cache derrière les meubles innombrables du Château, en courses et
Souvent, dans ses lancinants après-midis au Château d’Urgis, dilapidées à remâcher les mêmes épisodes de sa jeunesse, il avait été frappé par la différence de couleur entre passé et présent. Les tableaux que lui présentait sa mémoire, même les plus lointains et les plus insipides, lui apparaissaient dans un foisonnement de détails précis dont chacun avait sa saveur particulière. Les voix y sonnaient claires et fortes, les disparus y étaient vifs, riches de présence et de personnalité. En comparaison, son quotidien rhumatisant lui semblait fade et creux, son entourage fantomatique. Même René,qu’il estimait pourtant sincèrement, ne figurait jamais à ses yeux qu’un pantin gris et superficiel par rapport à ses compagnons perdus. Le présent n’était rien d’autre que le squelette du passé.Et maintenant, tandis qu’il montait les escaliers de son école, à quelques centimètres de Cécile, vers huit heures du matin, c’était le passé qui devenait famélique: en gravissant les
La porte, quoique fort vermoulue, avait été solidement verrouillée par ceux qui avaient quitté les lieux plusieurs décennies auparavant, si bien qu’il fallut entrer par une fenêtre. Luron passa le premier. Comme il s’engouffrait à sa suite dans les intérieurs ténébreux de la masure, Lucien eut comme une impression de déjà-vécu (fait dont il était de plus en plus coutumier), réminiscence de ses déambulations clandestines dans les ailes en ruines avec Argus. Il se revoyait sortant d’un portique fissuré, la canne à la main, et s’éloignant lentement, l’air coupable, sous le regard absent des cariatides décapitées.La première pièce qu’ils découvrirent pouvait avoir été un salon, une chambre ou un débarras. L’amoncellement de débris et les quelques résidus de mobilier qui s’y résolvaient graduellement en poussière ne permettaient guère de suppositions plus précises. La désolation ambiante ne lui rappelait pas tant les régions abandonnées du Château que sa visite chez madame Degon
«Pourquoi les montres?» avait-il un jour demandé à son père pendant qu’il lisait au salon. Il avait toujours voulu lui poser cette question, surtout après sa mort.«Pourquoi les romans de Gilles Berne?» lui avait demandé son père en retour, car Lucien, dès son plus jeune âge, avait insisté pour en acquérir toute la collection.«Parce que ce sont de beaux rêves, tout simplement. Lorsque tu lis tes romans, tu aimes leurs personnages, tu t’impliques dans leurs aventures, comme dans la vie. Mais quand tout est fini, tu peux revenir au début, les faire repartir à zéro, et revivre toute l’histoire. C’est pour ça que les romans sont si importants à tes yeux: ce sont des vies qui ne se terminent jamais définitivement, qui peuvent toujours être recommencées. Et dans notre pauvre petite vie à sens unique qui s’achève si vite, nous avons bien besoin de ça, non?—Oui, peut-être, mais… et les montres?
Cette nuit-là, je m’éveillai allongé sur les dalles froides d’un grand couloir obscur. En prenant appui sur le carrelage pour me redresser, je vis sur mes mains des taches ocre et des veines enflées que j’avais oubliées. Mon dos et mes jambes étaient comme gainés de plomb, et il me fallut plusieurs minutes pour me mettre debout. Le constat était évident: j’étais redevenu vieux.À mes pieds gisait ma bonne vieille canne, à laquelle je n’avais plus repensé depuis des mois. Brisée en deux.«Argus!» criai-je en m’adossant à un mur pour scruter le corridor des deux côtés. «Argus!»Un grondement sourd me répondit. Ce n’était pas celui d’un chien.Quelque part dans les profondeurs du corridor apparut une minuscule escarbille de lumière qui se mit à grossir, à grossir. Je plissai les yeux pour mieux la voir. Le grondement s’amplifiait. Instinctivement, je reculai. Une ombre gigantesque commençait à se profiler, là-bas, l
Les mois avaient passé. L’Alecton n’était pas revenu. Avec le temps, les cauchemars s’espaçaient, et il en venait à ne plus rêver du faisceau et des roues qu’occasionnellement. Après avoir quittéle lycée, il avait éprouvé un immense soulagement. Il avait obtenu son diplôme avec des notes médiocres, cette fois, mais peu lui importait. Il avait déjà fait ses preuves. Il avait passé une vie entière dans les livres. Celle-ci, il la passerait à voir le monde.Il avait réussi à se faire embaucher par une agence de voyages comme chauffeur de car touristique, après avoir passé un permis spécialisé. Son nouveau métier, à mille lieues de sa librairie poussiéreuse et de ses grottes humides, lui plaisait énormément. Il aimait avoir la responsabilité d’emmener ses passagers à bon port, particulièrement lorsqu’il s’agissait de personnes âgées, car il avait alors l’impression aussi grotesque qu’agréable d’être aux commandes de son propre Alecton, et de les aider à fuir leurs Châteaux
On ne s’en va pas chercher l’impossible sans quelques menus préparatifs. Les recherches qu’il m’a fallu mener en préalable à l’expédition m’ont pris autant de temps, voire davantage, que le périple par lui-même. Je devais en premier lieu tout apprendre sur les Solymes, peuple semi-fabuleux dont un faisceau de légendes convergentes suggérait qu’ils étaient dotés d’une exceptionnelle longévité. Ce que j’allais découvrir par la suite ne serait que la conséquence logique de mes premières lectures sur le sujet : les Solymes avaient développé une maîtrise sans précédent, et sans équivalent ultérieur, de l’élément liquide, et le secret de leur longue vie était intimement lié à cette maîtriseLe premier témoignage relatif à leur civilisation est celui de Palamède, dont les Voyages circulaires, rédigés il y a environ 2300 ans, constituent une sorte de guide touristique des sites majeurs des différentes cultures de l’antiquité. Érudit et marcheur infatigable, Palamède a parcouru à
«Tu crois vraiment que cette bulle de pierre faisait pleuvoir sur toute la ville? demandait Estelle tandis que le bateau quittait les rives d’Amphibole et les emmenait dans la nuit.—Peut-être bien. Aujourd’hui on ne voit plus qu’une vague muraille circulaire, mais à l’époque où le Dôme était debout, qui sait?—Tu ne te sépares jamais de ce carnet, c’est quoi? Ton journal intime? dit-elle en fouillant les poches de sa chemise.—Oh, ça, oui, un peu…, répondit-il distraitement, occupé à se sécher dans la salle de bains de la cabine.—Tu parles! C’est le journal du comte d’Urgis, on reconnaît le style pompeux dès les premières lignes! Mais pourquoi c’est manuscrit, tu as tout recopié à la main?—Non, non, je l’ai trouvé…—Et ces billets de train, qu’est-ce que c’est? Ils ont l’air d’avoir cent ans. On ne voit même pas de date, ni de destination!