Home / Fantaisie / Agravelle ou l'Envers du Temps / MYSTÈRES DU -CHÂTEAU D’URGIS

Share

MYSTÈRES DU -CHÂTEAU D’URGIS

last update Last Updated: 2021-08-26 14:07:35

Sinistre couronne enchâssée au front du Mont Thorne, perdue dans les limbes montagneux des Congères, notre Château se penche sur le village ensommeillé d’Urgis, à quelque huit cents mètres en contrebas. Converti en maison de repos après la disparition de son propriétaire, il y a une soixantaine d’années, il est aujourd’hui pour l’essentiel à l’abandon. Seule l’aile sud – le bâtiment central – est encore occupée et entretenue, les ailes est et ouest tombant en ruines depuis des décennies.

Les trois bâtiments forment un U autour de la cour intérieure, au milieu de laquelle trône l’ancienne fontaine où nous allons nous asseoir, quand le temps se montre suffisamment clément. Presque entièrement recouverte de mousses et de lichens, polie de fond en comble par plus d’un demi-siècle d’intempéries, elle ne ressemble plus à grand-chose aujourd’hui. Au sommet d’un amas de roches informes censées représenter le rivage d’une île – celle des Solymes, probablement – et qu’arrosaient jadis les jets multiples de la fontaine, se dresse la statue d’un homme vêtu plus ou moins comme un capitaine de marine. Le pied gauche avancé sur la crête rocailleuse, appuyant un bras contre son genou surélevé, l’autre main pressée contre sa taille, il est représenté dans une attitude triomphante. Sous la frange du chapeau, le visage a quasiment disparu : les yeux à demi effacés, le nez réduit à une vague aspérité, les courbes des lèvres émoussées jusqu’à l’imperceptible – on peut dire que le comte d’Urgis a aussi mal vieilli que nous-mêmes.

Octave, dernier comte d’Urgis, méconnaissable dans cette effigie aux traits gommés par l’érosion, et comme plié en deux sous le poids de sa double légende. Celle de l’infatigable voyageur, assoiffé d’immortalité, découvreur de la tristement célèbre île des Solymes, et celle de son énigmatique volatilisation, une trentaine d’années plus tard, après une réclusion volontaire prolongée et inexpliquée. Curieuse destinée que celle du comte : mener une vie digne de celles des plus grands héros de Gilles Berne, découvrir une île dont le funeste mirage a engouffré des nations entières dans un conflit carnassier, publier des mémoires dévorées par toute une génération de jeunes enthousiastes, pour finalement s’évaporer sans laisser de traces. En dehors d’un Château délabré et d’une statue défigurée.

J’ai récemment remis la main sur ce fameux livre d’Urgis qui m’a tant fait rêver durant mon adolescence. Curieux destin également, qui me mène à attendre ma fin dans ce qui fut le berceau de l’un des héros de ma jeunesse. Naguère encensé comme bienfaiteur de l’humanité, il est à présent universellement honni comme traître et mythomane, à tel point que personne aujourd’hui ne songe plus à dépoussiérer les rares vestiges de son existence. On ne découvre pas la « Fontaine de Jouvence » sans conséquence.

Il nous est bien entendu interdit de nous aventurer dans les ailes désaffectées du Château, plafonds et escaliers risquant à tout moment de s’écrouler sur nous. Nous sommes censés nous cantonner bien sagement aux quelques salles aménagées et chaufFées (enfin, c’est vite dit) de l’aile sud, sans chercher à savoir ce qui se cache dans ces vastes édifices fantômes, parenthèses de pierre creuse qui encadrent notre petite fin de vie tranquille. Difficile toutefois, quand on habite l’ancienne demeure d’un héros longtemps admiré, de ne pas être au moins un peu curieux.

Il y a toujours au fond de nous quelque chose qui veut savoir ce qu’il y a derrière les murs, dans les pièces où nous ne vivons pas.

C’est en règle générale pendant l’heure de la promenade, les après-midi où le soleil vient nous hanter, quand les aides-soignants me croient à la dérive dans le jardin avec les autres, que je me lance dans l’exploration des bâtiments déserts.

Leurs portes sont pratiquement toutes ouvertes, ou brisées. J’entre toujours dans l’aile ouest par le côté qui fait face aux montagnes, car du côté de la cour, on risque d’attirer l’attention d’un surveillant. Argus m’accompagne systématiquement dans mes visites frauduleuses, et je dois dire que sans lui, je n’oserais vraisemblablement pas m’y risquer. On fait de lugubres rencontres, quand on se balade tout seul à quatre-vingts ans au Château d’Urgis.

À travers le jour terni par les carreaux patinés de poussière, nous avançons sur l’immense damier écaillé de ce qui fut, j’imagine, une salle à manger d’apparat. Tables et chaises ont depuis longtemps disparu. Aux murs, de rares buffets vermoulus, oubliés par l’oubli, s’appuient encore, et il semble qu’il suffirait de les toucher du doigt pour qu’ils s’effritent en petits tas de sciure. C’est fou ce qu’on se ressemble. Cette clarté jaunie et léthargique dans laquelle baigne la grande salle momifiée est la seule qui convienne à mes yeux désormais : je la préfère cent fois à la lumière vive qui écrase toutes choses dehors. Au-dessus de nous, d’amples squelettes de lustres menacent éternellement de s’effondrer, et silencieusement nous les bravons, comme les pilleurs de tombes royales défient les anciens souverains et leurs malédictions. Avant de passer dans les autres pièces, je tape trois coups secs sur les dalles du carrelage avec ma canne, pour rappeler à moi Argus qui se disperse. Pas question de pousser plus loin sans mon ange gardien.

Çà et là, au pied d’un escalier, dans le coin d’un salon de lecture ou près de la porte d’une antichambre, attendent d’antiques horloges figées. Ce sont là les seules que je tolère : peu de choses en ce monde m’apportent autant de calme et de sérénité que la vue d’une pendule arrêtée. Encore un effet de l’âge, sans doute : je suis entré dans cette sombre saison de la vie où le son tic-tac devient absolument insupportable.

Il n’y en a qu’un que je regrette, c’est celui de la pendule que mon père m’avait fabriquée pour mes huit ans. Le cadre était en osier tressé et les aiguilles en forme de branches de chêne miniature. On aurait dit qu’elle avait poussé en pleine forêt. Il l’avait accrochée au-dessus de mon lit, le soir de mon anniversaire. Elle s’appelait Comptine. C’était il y a soixante-douze ans. C’était au temps où les pendules avaient encore du temps à m’accorder.

Toutes les deux ou trois minutes, je m’arrête pour reprendre mon souffle contre un mur fissuré. Mes jours de beau marcheur sont bien derrière moi. J’avance prudemment dans les couloirs obscurcis, en déblayant machinalement quelques toiles d’araignée du bout de ma canne. Je vérifie régulièrement qu’Argus ne s’éloigne pas.

J’ai eu mon Château, moi aussi, plus grand et plus beau que celui-ci. Un château souterrain, dont je n’étais pas le propriétaire, mais simplement le gardien, là-bas, dans la vallée. Quand les rares touristes qui s’égarent dans cette région improbable des Congères voulaient visiter les grottes de Thérandal, c’était moi qui les y faisais descendre.

Leur dédale humide et ténébreux m’était bien plus familier et agréable que la chambrette étriquée que j’occupe ici. Chaque salle recelait son lot de merveilles et de curiosités. Les enfants étaient particulièrement friands de la Salle des Fontaines, qu’on appelait aussi Salle des Convives, à cause de sa mise en scène singulière : sous la plus haute des cinq fontaines pétrifiantes qui s’y déversaient, on trouvait une table à laquelle étaient assis quatre personnages s’apprêtant à partager un repas. La table, les chaises, les personnages et le repas étaient de pierre, et les visiteurs se demandaient ce que fabriquaient ces commensaux impassibles sous cette pluie incessante. Une fois sur deux, je leur disais la vérité, et ils s’étonnaient d’apprendre que ces convives inanimés étaient en fait des mannequins de bois récupérés dans une boutique de vêtements, et placés là par la gardienne qui m’avait précédé, Viviane, pour être lentement pétrifiés pendant près de cinquante ans. Quand les enfants étaient nombreux dans le groupe, je leur racontais la légende des quatre visiteurs maudits de Thérandal, qui avaient un jour trouvé, en entrant dans cette salle, un somptueux festin tout préparé sous la fontaine, et avaient traversé pour l’atteindre le terrible bassin des Eaux Interdites (attention, ne vous penchez pas trop), tombant ainsi sous le coup de l’épouvantable malédiction des grottes. Celui qui le souhaitait pouvait encore prendre place parmi eux, car il restait à table une cinquième chaise, vide. Alors, à qui le tour ?

Les enfants aimaient aussi le Clocher, vaste caverne au plafond orné de multiples dômes qui répercutaient le moindre son, et semblaient autant de cloches géantes sans bourdon, formées par les tourbillons d’un ancien torrent souterrain asséché. C’était une salle où l’écho n’avait pas le temps de chômer.

Les adultes avaient des goûts plus classiques : ils s’attardaient souvent dans la Salle des Orgues, ou dans la forêt de stalagmites de la Salle Hypostyle, dont les charmes indéniables n’avaient pourtant rien d’exceptionnel par rapport aux autres grottes existantes. Pour ma part, j’affectionnais davantage la Galerie des Excentriques, une longue travée qui s’étendait d’un bout à l’autre du réseau, et dont les parois fleurissaient de ces curieuses et minuscules stalactites translucides. Les excentriques se développent non vers le bas, contrairement aux autres, mais dans toutes les directions, de façon complètement aléatoire, sans tenir compte des lois de la gravité. On avait la sensation, en levant la main, de pouvoir toucher les étoiles. Le firmament cristallin qu’elles tissaient dans les hauteurs de la Galerie me paraissait plus riche, plus foisonnant et surtout plus distinct que celui qu’on observe depuis les jardins du Château par les nuits calmes. Mais il faut tout de même ajouter que ma vue a sensiblement baissé ces temps derniers.

Ma salle de prédilection était la plus profonde, et celle qui donnait son nom à l’ensemble des grottes. Si l’origine du mot Thérandal demeure une énigme, en revanche, il se gravait à jamais dans la mémoire de quiconque poussait la visite jusqu’à cette ultime poche de ténèbres. Thérandal était un visage colossal, poreux et luisant, creusé dans la paroi, qui toisait sans complaisance les visiteurs intimidés du haut de ses sept mètres, d’autant plus imposant que la salle qui l’abritait était l’une des plus étroites. Aux dires de Viviane – qui m’avait formé sur le circuit des grottes pour que je puisse prendre sa relève –, Thérandal était, malgré les apparences, une formation naturelle. Il ne s’agissait pas là d’une farce de son invention comme les convives de pierre : on ne trouvait pas trace d’une quelconque présence humaine dans ces cavernes antérieure à leur découverte, il y a un peu plus d’un siècle. Le visage géant n’était donc pas une sculpture pariétale, mais un relief géologique, aussi étonnant que cela pût paraître.

Bien que l’éclairage électrique eût été installé partout sur le circuit, quand j’emmenais un groupe voir Thérandal, je l’éclairais toujours à la lanterne seulement : les reflets vacillants de la flamme sur les cavités hiératiques du visage s’animaient alors d’une inquiétante vivacité, et l’effet sur les touristes était garanti.

Le soir, après la dernière visite, je redescendais seul dans la salle de Thérandal, et je lui parlais, quelquefois pendant une heure. Je n’ai pas eu besoin d’attendre mon grand âge pour devenir à moitié fou, certes, mais personne n’écoute comme un visage de pierre. J’aimais déambuler dans le labyrinthe des grottes, être dans leur confidence, complice de leur solitude, les connaître sous un jour ignoré du reste du monde. C’est sans doute pour les mêmes raisons que j’explore en fraude les ailes désaffectées du Château.

C’est la même fascination que j’éprouvais pour les champignons d’argile et les bouillonnements figés de la roche qui me pousse vers les reflets voilés de l’émail crasseux et la robinetterie rouillée dans la salle de bains, vers les fauteuils miteux et les étagères inhabitées dans les chambres. Les jours où je m’en sens le courage, je gravis l’escalier jusqu’au premier étage. Les vingt-six marches me prennent en moyenne un bon quart d’heure, et je dois faire plusieurs pauses en cours de route, mais Argus est patient, il ne m’abandonne pas. Nous formons une équipe, tous les deux : il m’attend quand je peine à monter, et je l’attends lorsqu’il va se soulager dans quelque recoin sombre.

Au bout d’une heure ou plus, parfois, au détour d’une porte descellée, nous rencontrons les balayeurs. On ne les rencontre jamais immédiatement après être entrés dans le Château, non, il faut d’abord errer un bon moment dans les vestibules déserts, comme si c’était là un préalable nécessaire à leur matérialisation. Mais c’est un effet trompeur : il n’y a pas de règle aux apparitions des balayeurs, impossible de prévoir leurs déplacements – tout juste peut-on sentir, à leur approche, quelque chose comme un fumet ténu de poussière et d’ennui.

Leur nombre varie : souvent cinq ou six, ils apparaissent à l’occasion en petits groupes de deux ou trois, et s’affairent à nettoyer maladivement la pièce de tout ce qui peut s’y trouver, excepté la poussière. Ce n’est pas elle qu’ils viennent chercher. À première vue, ils ne touchent à rien : ils se contentent d’aller et venir sans objet précis, glissant en silence sur le carrelage, gesticulant moins comme des hommes que comme des pantins aux jointures disloquées. Car les balayeurs n’ont rien d’humain, j’en suis désormais convaincu : leurs vêtements sales et rapiécés, dont les couleurs délavées se confondent en une sorte de gris de fond vaseux, leurs cheveux rêches et hirsutes plaqués sur leur crâne par touffes clairsemées, comme les vestiges d’une forêt après l’incendie… et surtout, ces hideuses traces résiduelles, bosses, taches, crevasses, qui subsistent à l’endroit où devrait se trouver leur visage – tout porte à croire qu’ils proviennent d’un autre monde, quel qu’il soit. Certainement pas de mon cerveau, en tout cas – aussi malade et fatigué qu’il soit –, puisque René les voit. Ils agissent toujours de la même façon : vous êtes tranquillement assis dans la bibliothèque, au réfectoire ou dans votre chambre, l’air de rien, et tout à coup ils sont là. Ils s’agitent autour de vous avec leur grotesque déhanché de marionnettes, vous fixant de leurs cavités sans yeux, se penchant à votre oreille pour murmurer on ne sait quoi, on ne sait comment, puisqu’ils n’ont pas de bouche. Leurs visites ne sont pas longues : ils trépignent de part et d’autre pendant cinq ou six minutes, tout au plus, puis se retirent exactement comme ils sont entrés : par les murs, par le sol ou à travers le plafond. Et chaque fois qu’ils repartent, la pièce se retrouve un peu plus vide qu’avant leur arrivée. Son habitant aussi.

Ce qu’emportent les balayeurs lorsqu’ils s’en vont n’est pas clairement quantifiable : le plus souvent, il s’agit de menus objets, bibelots, cadres, livres (combien de mes volumes favoris de Gilles Berne m’ont-ils déjà volés ?), dont on ne remarque pas tout de suite la disparition. C’est seulement quelques heures ou quelques jours plus tard, quand vous aurez envie de revoir cette photo ou de relire ce roman, que vous vous en apercevrez. À ce moment-là, les aides-soignants, voyant que vous vous épuisez à la recherche du disparu, vous apporteront vos petits cachets avec un verre d’eau et vous diront de vous calmer : « ça ne sert à rien de se mettre dans des états pareils, c’est probablement vous qui l’avez perdu, on le retrouvera tôt ou tard ». Sauf que ce n’est pas vous qui l’avez perdu, et qu’on ne le retrouvera jamais. Les balayeurs l’ont emporté dans ce grand réservoir d’absence d’où ils sortent, quelque part à l’intérieur des murs ou du plancher, et d’où aucune force au monde ne peut plus le ramener.

S’ils se contentaient d’emporter des objets, on pourrait encore s’en accommoder. Le problème, c’est qu’après chacune de leurs rapines, quelque chose disparaît également en vous. Là encore, vous ne vous rendrez d’abord compte de rien, puis quelque temps plus tard, lorsque vous voudrez vous souvenir du papier peint de votre chambre d’enfant, de la fin de votre roman préféré ou d’une bonne blague que vous racontait souvent votre meilleur ami, vous n’en serez plus capable.

Voilà pourquoi nous vivons dans l’angoisse au Château des Heures Comptées : votre mémoire n’y est plus qu’un filet vétuste dont les balayeurs s’acharnent à agrandir les mailles. René ne sait déjà plus où il habitait avant de venir ici. Ils n’ont pas d’autre but : nous déposséder, nous enlever tout ce que nous avons de plus précieux, dévider le fil de notre conscience, jusqu’à nous laisser à l’état de parfaits légumes. Ce sont les huissiers de nos souvenirs.

Peut-être ont-ils été des hommes, autrefois, avant de devenir nos démons personnels. Ils pénètrent les murs et les meubles avec l’aisance de spectres impalpables, et pourtant le jour où j’ai tenté d’en arrêter un dans ma chambre, j’ai senti sur mes poignets l’étreinte de ses doigts faméliques, et de ses deux bras décharnés il m’a soulevé de terre pour me jeter contre un mur comme un fétu de paille. Pendant un court instant, alors qu’il me tenait en l’air, j’ai vu de près son fantôme de visage : l’ourlet au niveau des lèvres, le petit fossé à la place du nez, les deux creux tapissés d’une membrane noirâtre sous l’arcade anguleuse. La peau grise, tendue sur les pommettes saillantes, s’étire sans une ride tout le long de leurs joues concaves et émaciées, ce qui rend leur âge difficile à évaluer. Bien que je sois moi-même à moitié bossu et atrocement fripé, je n’arrive pas à croire qu’ils puissent être plus jeunes que moi. Certes, leur peau affreusement lisse et leur force peu commune peuvent sembler les signes d’une certaine jouvence, mais l’apparence est trompeuse : il se dégage de leurs rondes sordides et de leurs gestes saccadés un étrange arôme de fané. Ce sont de véritables antiquités ambulantes. Ils ont bien plus de cent cinquante ans chacun, j’en mettrais ma main au feu.

Nous ne savons pas les raisons de leur présence au Château, ni pourquoi ils nous tourmentent ainsi. Ils ne semblent pas avoir d’existence en dehors de ces apparitions épisodiques au cours desquelles ils nous dépouillent. Peut-être n’existent-ils que parce que nous sommes là. Peut-être ont-ils besoin de vieillards à hanter, comme nous avons besoin de lits où dormir. À vrai dire, nous ne dormons plus beaucoup, ces temps-ci. Quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, nous vivons toujours dans l’appréhension de leur retour. Plus d’une fois je me suis éveillé en sursaut, après minuit, pour en trouver un penché sur mes draps, dans la pénombre. Sans doute était-il venu me voler les rêves de ma nuit.

Heureusement, face à eux, nous avons un défenseur. Immanquablement, ils se dispersent aussitôt qu’il entre dans la pièce. Dès qu’il les aperçoit, il se précipite sur eux, ses aboiements sauvages font voler en éclats leur silence morbide et contagieux, et en quelques secondes ils s’évaporent. Une fois qu’ils ont tous pris le large, il fait un dernier tour d’ensemble, vérifiant sous les meubles et derrière les armoires, s’assurant que les intrus ont bien déguerpi, puis il revient s’asseoir au centre, la tête haute, superbe, triomphant, prêt à se faire inonder de caresses en récompense.

C’est grâce à lui que j’ai fait ma dernière découverte, avant-hier, au cours d’une énième incursion dans l’aile ouest. J’avais fait l’effort de monter au premier étage, et Argus avait fait l’effort de m’attendre. Après avoir erré un peu au gré des couloirs mornes, nous sommes entrés dans ce qui devait vraisemblablement être l’ancienne bibliothèque comtale. Au milieu des hautes étagères vides oscillait un essaim de cinq balayeurs, absorbés par leur tâche. Ayant auprès de moi mon fidèle allié, je jubilais par anticipation, car les rares fois où je parviens à les faire fuir me vengent de toutes celles où, Argus absent, je me retrouve à leur merci. Comme ils ne nous avaient visiblement pas entendus arriver, nous les avons observés un moment. Puis, n’y tenant plus, j’ai frappé trois coups sur le parquet avec ma canne, signal convenu pour signifier le début des hostilités. Mon intrépide chasseur s’est alors rué sur l’ennemi en rugissant de tous ses poumons, avec un effet instantané. Quelques instants après, la place était déserte, et j’étais libre de l’investir tandis qu’Argus finissait son tour de garde.

J’ai toujours eu un faible pour les étagères à livres, même dépeuplées – sans doute l’ancien libraire en moi qui refait surface à la moindre occasion. En m’avançant vers l’une d’entre elles, j’ai senti mon pied buter contre une lamelle descellée du parquet et bien manqué de m’effondrer. Quand on est vraiment vieux, la moindre chute peut vous réduire en miettes. Ayant retrouvé mon équilibre, je me suis orienté vers l’étagère qui m’intéressait, l’une des rares à contenir encore deux ou trois volumes. Les malheureux rescapés, hélas, étaient tellement rongés de moisissure que leurs pages formaient des blocs solides, si bien qu’il était pratiquement impossible de les décoller les unes des autres. Je m’escrimais à séparer celles qui le permettaient – l’une s’était à tel point diluée dans les taches d’humidité que le texte en était devenu illisible – quand j’ai entendu derrière moi un grattement.

Argus était occupé à racler le parquet au niveau de la lamelle descellée, qu’il s’efforçait d’arracher avec les moyens du bord. Sans doute avait-il flairé quelque chose d’intéressant en dessous. Conscient que ce qui est intéressant pour un chien ne l’est pas forcément pour tout le monde, je me suis tout de même décidé à lui donner un coup de main, car après tout, il m’avait rendu un grand service. Entre nous, c’était donnant-donnant. Après m’être mis à genoux (ce qui avait déjà pris une bonne minute), j’ai calé le manche de ma canne sous la lamelle défectueuse, de manière à en faire un levier pour l’écarter davantage du parquet (« Ha ! Ça, tu ne sais pas le faire, hein ! », ai-je lancé en réponse à son regard envieux), et au bout de quelques efforts, elle cédait dans un claquement sec.

Je m’étais attendu à trouver un os, ou quelque autre relique suscitant habituellement la convoitise canine, mais ce qui se trouvait sous cette lamelle m’a pris au dépourvu. Enveloppé dans un vieux carré de tissu, l’objet avait à peu près la forme et la consistance d’un livre. Curieux choix de rangement, avec toutes ces étagères à proximité. Intrigué, je lui ai ôté son emballage. Il s’agissait d’un petit carnet manuscrit, sans titre en couverture. Sa cachette l’avait efficacement préservé de l’humidité ambiante. Les premières pages étaient blanches, mais en les feuilletant j’ai fini par tomber sur quelques mots :

Récit de mon voyage vers l’île des Solymes

et pensées sur la Fontaine

Octave, comte d’Urgis

Une vague de chaleur m’a traversé la poitrine. La surprise, passé un certain âge, devient une sensation si rare que le choc, quand on l’éprouve, en est décuplé. Je venais de retrouver le livre de chevet de mes quinze ans, celui-là même qui avait passionné, en son temps, toute une génération, et qui avait fait rêver d’immortalité – à tort, malheureusement –l’humanité entière. En plus, je tenais dans mes mains non pas une copie quelconque d’une édition imprimée, mais l’original, rédigé de la main même du comte. Quoi de plus logique, en vérité, puisque je résidais à présent en sa demeure ? Cet homme, que j’avais tant admiré à une époque, m’était devenu plus cher encore dans mon exil, quand la désastreuse guerre contre les Solymes avait retourné l’opinion publique contre lui. Le sauveur universel était alors devenu le traître absolu et s’était retiré dans son Château pour y mener une vie recluse. Mythomane, hypocondriaque et conduisant d’improbables expériences sur cette eau soi-disant miraculeuse qu’il était allé chercher à l’autre bout du monde, cette dernière ne l’a finalement pas empêché de vieillir.

Pendant la guerre et les années qui l’ont suivie, bon nombre de miséreux et d’aventuriers en tout genre se sont présentés aux portes du Château, curieux de rencontrer le grand découvreur de la Fontaine de Jouvence, et de goûter ce liquide aux vertus si particulières qu’il prétendait avoir ramené de son expédition. Rares étaient ceux, toutefois, à qui il accordait le privilège d’en boire quelques gouttes. Son refus opiniâtre de le partager ou de le commercialiser lui a d’ailleurs valu de féroces inimitiés, et même plusieurs tentatives d’assassinat. Peut-être est-ce là ce qui explique sa disparition prématurée.

La dernière fois que j’ai lu ce livre, je devais avoir une vingtaine d’années. J’ai dû le laisser derrière moi, comme tous les autres, lorsque j’ai quitté mon pays. Le relire maintenant constituera une autre forme de cure de jouvence, à défaut de mieux. Après avoir copieusement récompensé Argus de sa trouvaille, j’ai glissé le petit carnet dans ma poche, et nous sommes ressortis.

Je ne le laisserai pas dans le tiroir de ma table de chevet. Je le garderai sur moi en permanence, même la nuit. S’ils le veulent, celui-là, ils devront me l’arracher des mains.

Related chapters

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LA VISITEUSE DU SOIR

    Plus on a d’anniversaires derrière soi, plus il y a de chances que le dernier en date soit le dernier tout court. Depuis quelques années déjà, je vis dans cette plaisante expectative. C’est pourquoi je ne mettrai pas un pied dehors aujourd’hui. Je ne ferai rien qui puisse rendre ce jour différent des autres. Je resterai cloîtré dans la bibliothèque, calé dans un bon fauteuil, et je tâcherai d’oublier ce jour pénible en lisant des jours imaginaires.Naturellement, il se trouve toujours quelqu’un dans le voisinage pour vous rappeler ce que vous aimeriez oublier. Si les aides-soignants, avec le temps, ont fini par comprendre le message et éliminer le gâteau et les chansons, cette pauvre Esther a plus de mal à s’y faire. À neuf heures tapantes ce matin, elle s’asseyait à côté de moi près de la fenêtre, son éternel sourire lénifiant aux lèvres, bien décidée à faire de mes quatre-vingts ans une expérience incomparable. «Vous savez, Lucien, nous allons avoir droit à u

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   L’ALECTON

    «Un train, hein? Et pourquoi un train? Pourquoi pas un avion? On n’a pas de voie ferrée, dans le coin!—J’en sais rien, René, c’est ce qu’elle a dit, c’est tout.—Et où est-ce qu’il va, déjà?—N’importe où, un peu partout, elle a pas donné de détails, qu’est-ce que tu veux que je te dise? Laisse tomber, je fais des rêves bizarres, en ce moment.—Mouais. Tu pourrais les faire un peu plus précis, quand même. Moi, les miens, ils sont précis.»Je n’aurais pas dû lui en parler. Maintenant, plus moyen de changer de sujet: il va me faire subir un interrogatoire en règle. L’excuse piteuse du rêve n’y fera rien, il n’en démordra pas. Et dire qu’on aurait pu passer une soirée joyeusement insipide à végéter devant la télé, sans dire un mot, à se laisser lentement sombrer dans ce délicieux engourdissement général des membres qui précède le

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   À L’OMBRE DES JOURS PASSÉS

    Sous son dos, une surface rugueuse et plane, quelque chose comme du bitume.Sur ses joues, dans ses cheveux, un souffle tiède, léger.Avait-il perdu connaissance dans la cour du Château? Il ouvrit les yeux. Dans l’éblouissement des premiers instants–du soleil? ici?–il ne put distinguer que de vagues ombres crochues, perdues dans une nébuleuse d’éclaboussures vertes et bleues qu’un mur de rayons aveuglants empêchait de se profiler plus nettement. Puis, progressivement, les choses se précisèrent, les taches colorées se découpèrent en contours troubles, et il eut une idée plus exacte de l’endroit où il se trouvait. Parmi les ombres qui se condensaient, il y en avait une qui remuait–elle semblait presque sautiller d’un pied sur l’autre, avec des hoquets de jongleur. Quand contours et couleurs tombèrent enfin d’accord, il vit à quoi il avait affaire. Des arbres. Des saules. Sept ou huit saules clairsemés

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   JOURNAL D’OCTAVE

    Vous qui lirez ces lignes d’ici deux cents ou trois cents ans, vous voudrez savoir quels motifs m’ont jeté dans cette invraisemblable entreprise. Vous voudrez connaître l’histoire derrière l’histoire, les anguilles sous la roche de légende, et les passages secrets de l’édifice. Alors, vous me traiterez d’illuminé, de mythomane, ou de bienfaiteur universel. Si mes calculs ne m’ont pas trompé, je serai encore là pour vous répondre. Je n’écris pas ces mots pour qu’ils me survivent, car j’ai bon espoir de leur faire concurrence. Je les écris simplement pour laisser une empreinte de mon départ, à l’aune de laquelle on pourra plus tard juger de mes foulées. L’origine de ma quête est des plus banales. J’avais un frère, mon cadet de deux ans, qui partageait mes jeux, me suivait comme mon ombre, et avait en moi une confiance sans bornes. Nos après-midi se perdaient en longues parties de cache-cache derrière les meubles innombrables du Château, en courses et

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LES AMPHORES

    Souvent, dans ses lancinants après-midis au Château d’Urgis, dilapidées à remâcher les mêmes épisodes de sa jeunesse, il avait été frappé par la différence de couleur entre passé et présent. Les tableaux que lui présentait sa mémoire, même les plus lointains et les plus insipides, lui apparaissaient dans un foisonnement de détails précis dont chacun avait sa saveur particulière. Les voix y sonnaient claires et fortes, les disparus y étaient vifs, riches de présence et de personnalité. En comparaison, son quotidien rhumatisant lui semblait fade et creux, son entourage fantomatique. Même René,qu’il estimait pourtant sincèrement, ne figurait jamais à ses yeux qu’un pantin gris et superficiel par rapport à ses compagnons perdus. Le présent n’était rien d’autre que le squelette du passé.Et maintenant, tandis qu’il montait les escaliers de son école, à quelques centimètres de Cécile, vers huit heures du matin, c’était le passé qui devenait famélique: en gravissant les

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LE PRINCE DANS LE DÉSERT

    La porte, quoique fort vermoulue, avait été solidement verrouillée par ceux qui avaient quitté les lieux plusieurs décennies auparavant, si bien qu’il fallut entrer par une fenêtre. Luron passa le premier. Comme il s’engouffrait à sa suite dans les intérieurs ténébreux de la masure, Lucien eut comme une impression de déjà-vécu (fait dont il était de plus en plus coutumier), réminiscence de ses déambulations clandestines dans les ailes en ruines avec Argus. Il se revoyait sortant d’un portique fissuré, la canne à la main, et s’éloignant lentement, l’air coupable, sous le regard absent des cariatides décapitées.La première pièce qu’ils découvrirent pouvait avoir été un salon, une chambre ou un débarras. L’amoncellement de débris et les quelques résidus de mobilier qui s’y résolvaient graduellement en poussière ne permettaient guère de suppositions plus précises. La désolation ambiante ne lui rappelait pas tant les régions abandonnées du Château que sa visite chez madame Degon

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LES ÉTERNELS -FIGURANTS

    «Pourquoi les montres?» avait-il un jour demandé à son père pendant qu’il lisait au salon. Il avait toujours voulu lui poser cette question, surtout après sa mort.«Pourquoi les romans de Gilles Berne?» lui avait demandé son père en retour, car Lucien, dès son plus jeune âge, avait insisté pour en acquérir toute la collection.«Parce que ce sont de beaux rêves, tout simplement. Lorsque tu lis tes romans, tu aimes leurs personnages, tu t’impliques dans leurs aventures, comme dans la vie. Mais quand tout est fini, tu peux revenir au début, les faire repartir à zéro, et revivre toute l’histoire. C’est pour ça que les romans sont si importants à tes yeux: ce sont des vies qui ne se terminent jamais définitivement, qui peuvent toujours être recommencées. Et dans notre pauvre petite vie à sens unique qui s’achève si vite, nous avons bien besoin de ça, non?—Oui, peut-être, mais… et les montres?

    Last Updated : 2021-08-26
  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LE RÊVE DE -L’ALECTON

    Cette nuit-là, je m’éveillai allongé sur les dalles froides d’un grand couloir obscur. En prenant appui sur le carrelage pour me redresser, je vis sur mes mains des taches ocre et des veines enflées que j’avais oubliées. Mon dos et mes jambes étaient comme gainés de plomb, et il me fallut plusieurs minutes pour me mettre debout. Le constat était évident: j’étais redevenu vieux.À mes pieds gisait ma bonne vieille canne, à laquelle je n’avais plus repensé depuis des mois. Brisée en deux.«Argus!» criai-je en m’adossant à un mur pour scruter le corridor des deux côtés. «Argus!»Un grondement sourd me répondit. Ce n’était pas celui d’un chien.Quelque part dans les profondeurs du corridor apparut une minuscule escarbille de lumière qui se mit à grossir, à grossir. Je plissai les yeux pour mieux la voir. Le grondement s’amplifiait. Instinctivement, je reculai. Une ombre gigantesque commençait à se profiler, là-bas, l

    Last Updated : 2021-08-26

Latest chapter

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LES ALECTONAUTES + REMERCIEMENTS

    Un claquement sourd. Silence. Puis un autre.Encore. Dans la confusion de ce réveil inopiné, il crut d’abord que les coups étaient frappés par quelque main obscure de son rêve. Lorsqu’il s’aperçut qu’il s’agissait d’une main bien tangible qui tambourinait de l’extérieur contre la vitre à sa droite, le verre vola brusquement en éclats, engouffrant dans le compartiment un véritable cyclone. L’Alecton allait vite, très vite, et les bourrasques qui entraient par la fenêtre secouaient les passagers comme de simples brindilles.À peine avait-il senti le souffle glacial sur ses joues qu’un poing l’agrippa et, avec une force colossale, le souleva de son siège pour l’emporter dehors. En un clin d’œil il fut sur le toit du compartiment, s’accrochant à tout ce qu’il pouvait trouver pour ne pas être propulsé dans l’espace, mais on le tenait encore solidement. Le vent gênait sa respiration, et l’effort qu’il lui falla

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   RETOUR À -TRÉVANDES

    La mer montait. Il fut surpris de se retrouver les pieds dans l’eau. Derrière lui, naturellement, tout avait disparu: Fée, horloges, caverne. Il ne restait plus qu’un énorme soleil orangeâtre occupé à se noyer sur fond de ciel mauve. Devant lui, à cent mètres environ, l’ancienne église, qui se drapait d’ombres. Mieux valait ne pas tarder: l’eau lui montait déjà jusqu’aux genoux. C’était l’une de ces grandes marées où le flot submergeait la dune et entrait dans la nef. Il ne restait que peu de temps avant que l’église ne fût inondée.Il se mit à patauger aussi rapidement que le courant le lui permettait vers l’église et les lumières de Trévandes qui s’éveillaient derrière elles. L’horloge l’avait fait sortir du côté du large. Il ne lui fallut pas longtemps pour se mettre à nager, tant le niveau s’élevait. Parvenu à une trentaine de mètres, il aperçut une silhouette debout près du portail. Elle était là. Plus que quelques brasses…Lorsqu’il toucha enfin la d

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   PASSAGES -SECRETS

    Un clapotis irrégulier l’entourait lorsqu’il revint à lui. Derrière lui rugissait encore le déferlement de la cascade, comme assourdi, et partout ailleurs ce goutte-à-goutte sonore emplissait l’obscurité. Il lui fallut quelques instants pour reprendre ses esprits. Il était trempé de la tête aux pieds. Un arrière-goût de sang dans la bouche, une coupure à la lèvre inférieure, quelques sérieuses courbatures: il s’en tirait à bon compte, lui qui avait cru périr noyé. Péniblement, il se leva de la flaque glaciale dans laquelle il avait repris conscience. Une faible lumière baignait l’endroit où il se trouvait, probablement une cavité située de l’autre côté de la chute, dans un renfoncement de la montagne. Çà et là, dans la caverne, flottaient encore quelques étincelles, vestiges du passage de l’Alecton. La lumière provenait d’un point plus reculé, vers l’intérieur.Comme il n’y avait pas d’autre perspective de sortie en vue, il s’avança dans cette direction. La pénombre et

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   DANS L’ÎLE

    Un jour radieux se leva sur le rivage. Ils avaient parlé toute la nuit, et se trouvaient encore assis sur la plage quand l’aurore les surprit. L’idée d’un séjour indéterminé sur l’île semblait maintenant à Lucien un peu moins intolérable. Des heures durant, il avait interrogé son vieil ami sur les événements de ces derniers jours, et avait appris presque tout ce qu’il voulait savoir.«C’est vraiment dommage, lui avait dit Luron, que tu n’aies pas réussi à tirer ta révérence en temps voulu. Te voilà coincé sur ce caillou avec moi. Dommage aussi d’avoir été obligé de tuer le commandant, mais il nous aurait abattus tous les deux. Il avait l’air particulièrement furieux.»Bientôt, il faudrait ensevelir le cadavre. Lucien s’était attendu à voir s’échouer des milliers d’autres corps sur le littoral avec le reflux de la marée, mais une fois le soleil levé, il constata qu’il n’en était rien.«Ils font ce qu’ils veulent des courants marins, comme tu as

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   LA BATAILLE DES -AMPHORES

    Il faisait encore nuit lorsque le grondement commença. La forteresse entière se mit progressivement à vibrer de tous ses murs, jusqu’à ce que ses échos assourdis parvinssent à la cellule de Lucien. Il se posta à la petite fenêtre et observa les préparatifs en contrebas. L’immense machine s’ébranlait: partout, des silhouettes s’engageaient sur des passerelles à la lueur des lampadaires, les navires parés pour l’assaut se remplissaient inexorablement, scellant le destin de leurs passagers. La seule inconnue, désormais, c’était quand. Quel moment les Solymes choisiraient-ils pour riposter? Attendraient-ils l’arrivée des troupes aux abords de leur île? Viendraient-ils directement s’en prendre aux vaisseaux et à la forteresse? Il ne lui restait plus qu’à attendre patiemment le dénouement de la bataille, depuis son poste d’observation forcée, avec en prime la perspective tout à fait envisageable de sombrer bientôt avec l’ensemble des bâtiments. Au moins, Luron éch

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   L’OURAGAN

    «Vous n’espérez pas remettre en question l’effort concerté de sept nations différentes avec vos appréhensions personnelles, monsieur Agravelle?»Il n’avait pas réellement compté sur un revirement de la hiérarchie, mais par acquit de conscience, il avait tout de même tenu à demander un entretien avec le commandant de la forteresse dans les jours qui avaient suivi son arrivée.«Non, mon Commandant. Sans présomption aucune, je voulais vous mettre en garde. Nous allons faire face à un adversaire comme nous n’en avons jamais rencontré, et nous n’aurons pas l’avantage, contrairement à ce que laissent penser les apparences. Je souhaitais simplement m’assurer que tout serait fait…—Vous pouvez être tranquille, et remiser votre sollicitude. Nous avons étudié cette île sous toutes les coutures, et avons suffisamment de patrouilles et de guetteurs dans les parages pour voir venir le danger. Je vous suggère de vous

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   PASSAGERS DES -AMPHORES

    D’abord obscure supposition, puis rumeur rapidement propagée, la guerre était devenue imminence partagée par tous. Présentée comme inévitable par bon nombre de journaux et de personnalités politiques, l’invasion des Amphores se profilait de jour en jour comme condition indispensable à la survie à long terme de l’humanité. Les écrits du comte d’Urgis, longtemps considérés comme un piètre échantillon de littérature pour adolescents, étaient maintenant disséqués avec une inquiétante ferveur, depuis que des photographies prises lors d’expéditions aériennes dans le ciel de l’île avaient révélé la présence ponctuelle de créatures correspondant d’assez près à la description qu’il avait faite des Solymes. La carte de l’île, qu’il avait dessinée au jugé et incluse dans les pages de son journal, avait été reprise et corrigée suite à de nombreuses heures de survol. On en connaissait désormais l’emplacement et la configuration exacts, et l’organisation d’une coalition internationale pour inves

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   SECOND JOURNAL D’OCTAVE

    Voici des lustres que le monde me relègue parmi les fous. La publication des pages qui vont suivre, si tel était mon projet, n’y changerait pas grand-chose. Tout au plus m’enfermerait-on plus tôt que prévu. Qu’importe. J’ai maintenant le moyen de me dérober. Dire qu’il m’a fallu tout ce temps. L’échec de mon expérience sur l’eau a bien fait rire mes détracteurs. On se régalait de guetter l’apparition de nouvelles rides sur mon visage, de voir mon dos se courber un peu plus, année après année. On attendait la prochaine expédition, histoire de voir jusqu’où la démence me pousserait. Je suis content de les avoir déçus. Après tant d’années, si nul effet ne se produisait, retourner en chercher n’aurait rimé à rien. J’étais sur une fausse piste, je le sais à présent. Pourtant, il y a par ailleurs des gens qui persistent à croire que j’étais sur la bonne voie, et viennent parfois de très loin sur le pas de ma porte pour me poser des questions. De nouvelles exp

  • Agravelle ou l'Envers du Temps   RETOUR AU CHÂTEAU

    Quand je me suis réveillé, je pouvais à peine parler. Dès que j’essayais de dire un mot, un paquet immonde remontait de mes bronches jusque dans ma gorge et m’étouffait. Les aides-soignants me veillaient jour et nuit, m’administrant sirops et sédatifs, et je flottais entre deux mondes, sans parvenir à faire le bond décisif qui me jetterait d’un côté ou de l’autre. Au début, les balayeurs étaient régulièrement à mon chevet. Ils appuyaient sur ma poitrine, me tordaient les bras et les jambes, le plus souvent maladroitement grimés en aides-soignants. Puis, à mesure que la fièvre retombait, leurs visites se sont espacées. Il semble que ce cirque ait duré un peu plus d’une semaine.On m’aurait apparemment retrouvé inanimé sous une pluie battante, au bord de la fontaine, et j’étais en conséquence passé à un cheveu d’une belle pneumonie qui m’aurait emporté à brève échéance. J’en ai été quitte pour quelques sermons carabinés et des élancements persistants dans la poitrine et les ar

Scan code to read on App
DMCA.com Protection Status