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Livre I L’Optimus + 1Elias

Que feriez-vous pour être heureux ? Et que seriez-vous prêt à faire pour conserver ce bonheur si inaccessible ? Ces questions avaient hanté Elias au cours des semaines passées, précédant l’échéance inéluctable du lendemain. Il voyait s’égrener les précieuses minutes de la dernière journée ayant pour lui un quelconque intérêt. Une fois achevée, seul demeurerait l’ennui pesant jusqu’au jour de ses dix-huit ans. Les jours au Pensionnat défileraient, monotones et identiques les uns aux autres.

Affalé à côté de lui, Tom s’esclaffait sur une réplique idiote d’un vieux film du XXIe siècle. D’un œil distrait, Elias regardait avec fascination les humains de l’époque : les Homo sapiens. Renommé actuellement, à plus juste titre, Homo perniciosus, l’Homme dévastateur, dont l’orgueil démesuré avait failli provoquer sa propre fin deux cents ans auparavant. Pourtant en apparence si similaires à eux, ils étaient décrits dans les livres d’histoire comme une espèce égoïste et autodestructrice. Presque déshumanisée. L’Utopie dirait que c’est pour le mieux, maintenant. Sans le Cataclysme, l’espèce humaine n’aurait pas pu autant évoluer et atteindre les mêmes sommets. Ni fonder Élysia.

Durant les dix-huit premières années de leur vie, les jeunes Élyséens étaient élevés au Pensionnat. Plus précisément, dans l’un des douze Pensionnats, tous isolés en périphérie, où ils étaient envoyés au hasard à la naissance. L’enceinte de la ville leur était interdite jusqu’au jour de leurs dix-huit ans. Une règle parmi tant d’autres, mais, peut-être, la plus inviolable. Une qu’Elias et Tom, comme tout pensionnaire, avaient toujours respectée. Ce qui ne les avait jamais empêchés de repousser chaque limite qui pouvait l’être, et inévitablement, d’être enfermé la moitié de leur vie en salle de détention. Des après-midi à gravir les monts dorés d’Estragor, à ceux cachés dans les crevasses géantes des dunes écarlates ou à rire au nez des vagues ombrageuses de l’océan. Chacun de ces instants, du plus infime au plus grandiose, avait forgé leur amitié. Deux frères, simplement de sang différent.

Quelques mois plus tôt, ils avaient découvert à l’extrême limite de la ville les vestiges d’un disque dur du XXIe siècle, une relique dans un état de dégradation tellement avancé qui, sans leur talent inné en informatique, aurait été bonne à recycler. Après plusieurs semaines acharnées à travailler dessus, assistés par la technologie du XXIIIe siècle, ils avaient pu récupérer une partie des données. Elles comprenaient une vaste collection de films d’époque ainsi qu’une large bibliothèque musicale. S’étaient ensuivies des heures passées ensemble sur leur HoloPad à observer, entre documentaire et voyeurisme, ces visions d’une civilisation à la fois si proche et si différente de la leur. C’était dans l’immense recueil musical qu’Elias avait trouvé le plus de plaisir, à écouter des genres plus variés les uns que les autres. Certains morceaux étaient même si marquants qu’il les associait à ce qu’il vivait, chacun comme assimilé à un chapitre de sa vie.

Et, le lendemain, tout prenait fin. Du moins, dans l’immédiat. Tom allait avoir dix-huit ans. Et Elias, de trois mois son cadet, allait passer le temps qui le séparait de son anniversaire, seul, au Pensionnat.

— Tu leur ressembles, à ruminer comme ça, El, se moqua Tom.

Elias trouva sa remarque ironique, compte tenu de l’air de famille frappant entre Tom et un des acteurs à l’écran. Les mêmes yeux noisette enjoués sur lesquels tombaient des cheveux châtains. Le même visage fin où se creusaient deux fossettes à chaque éclat de rire. À la différence près que l’acteur était plus grand que Tom et beaucoup moins maigre.

— Je ne rumine pas, répondit Elias en haussant les épaules.

— C’est ça, ouais, prends-moi pour une quiche ! Tu sais ce qu’on dit toujours des sapiens !

Il désigna les silhouettes d’un passé révolu qui s’animaient sous leurs yeux.

— Ils ne savaient pas savourer l’instant présent. Et toi non plus !

— On a déjà eu cette discussion, Tom, éluda distraitement Elias, en suivant du regard les circonvolutions erratiques des flocons de neige par la fenêtre.

— Et tu en oublies toujours la conclusion. Écoute, les prochaines semaines n’ont pas d’importance, elles passeront vite. Dans trois mois, nous serons tous les deux à Élysia à fêter ton arrivée. D’ici là, je nous aurai trouvé les meilleurs coins de la ville !

Considérés comme inutiles tant qu’ils n’étaient pas correctement éduqués, ils apprenaient les arcanes de la vie élyséenne en regard de la société. C’était au Pensionnat qu’ils apprenaient tout ce qu’il y avait à savoir pour faire d’eux des citoyens modèles et, surtout, utiles. L’étude de l’Érosien, des mathématiques, de l’écologie et la protection des ressources, les sciences du vivant et de la radioactivité, l’histoire du premier cycle antérieur à la Résolution. Mais ce qui les fascinait le plus, c’était les innombrables bruits de couloirs et autres ragots transmis de génération en génération de pensionnaires. Beaucoup se basaient simplement sur les feux d’artifice entre-aperçus des fenêtres du Pensionnat, les dirigeables survolant la ville ou les éclats des fêtes résonnant dans la nuit.

Et, enfin, le jour de leurs dix-huit ans, les pensionnaires étaient confrontés à l’Optimus. Ils ignoraient exactement en quoi ce test d’aptitude consistait, mais les rumeurs qui courraient se recoupaient sur un point. L’Optimus demandait aux pensionnaires de puiser dans chaque ressource intellectuelle, physique, et psychologique à leur disposition. Au terme, ils étaient séparés en trois factions : les Lambdas, les Thêtas et les Psys. Elias avait toujours été fasciné par les mécanismes qui régissaient l’Utopie. Mais les Psys étaient tellement rares qu’il les imaginait comme des êtres étranges, à part. Tom, quant à lui, aspirait plutôt à une existence paisible, à profiter de la vie, quel que soit l’ordre auquel il appartiendrait. La caste dans laquelle ils seraient envoyés n’avait finalement que peu d’importance comparée à la perspective de se retrouver tous les deux de l’autre côté.

Sans surprise, le jeu favori des pensionnaires était d’imaginer dans quelle faction de la société ils vivraient et quelles seraient leurs activités de jour. En attendant de rejoindre, une fois la nuit tombée, les innombrables soirées – appelées Vespers – ayant lieu dans toute la ville.

Les murmures des fêtes replongèrent Elias trois mois plus tôt. Eux qui s’imaginaient comme d’« intrépides aventuriers », selon la propre expression de Tom, les archives du vingt et unième siècle avaient bouleversé leur vision du monde. Auparavant, ils n’avaient vu, exposés en cours, que quelques extraits de la vie de cette époque. Et ils dépeignaient seulement les instants les plus graves de l’Histoire. En les observant de plus près dans leur environnement naturel, loin des drames, ils s’étaient sentis d’humeur de plus en plus audacieuse. Et d’autant plus curieux quant au futur qui pointait son nez à seulement quelque mois devant eux.

*

— Et si on allait voir par nous-mêmes ? suggéra Tom un soir, tout à coup. La ville, je veux dire. J’en ai marre d’entendre toujours les mêmes rumeurs. Il suffit de faire le mur une nuit et Élysia, nous voilà !

Adossé à un mur de tuiles, sur le toit du dernier étage, Elias regardait pendre ses jambes dans le vide. Même venant de Tom – c’était dire – l’idée lui avait tout d’abord semblé absurde. Et pourtant il avait l’étrange sensation qu’elle avait déjà germé à plusieurs reprises dans leur esprit avant de s’évaporer tout aussi brutalement. Son origine ce jour n’était pas difficile à deviner, tant cela semblait être une pratique courante au XXIe siècle de vouloir quitter sa chambre de nuit.

— Je te rappelle que si on se base sur ces films d’ados qu’on a vus, ça ne finit jamais bien pour eux !

— Allez, El ! C’est quelque chose qu’aucun pensionnaire n’a jamais tenté ! On deviendrait des légendes !

— Si on ne se fait pas attraper sur le retour, rétorqua Elias. Ou dès le départ.

Elias protestait plus pour la forme, l’idée lui semblant chaque seconde plus séduisante. Enfin, ils sauraient ce qui les attendait après l’Optimus. Plus tentant encore, cela enfreignait tous les codes. Les Lambdas étaient souples avec les pensionnaires et leur pardonnaient leurs petites virées ou leurs bêtises. Une journée de cours séchée pour aller chahuter avec les jeunes filles au Pensionnat voisin valait bien un sermon de la Mère Irène. Et, au fur et à mesure que l’Optimus approchait, les Lambdas étaient de moins en moins regardants. Elias ressentait l’envie grandissante de tester leurs limites, voir jusqu’où ils pourraient pousser leurs exploits avant de reprendre leur vie à zéro à Élysia.

— Il va nous falloir nous déplacer hors du radar d’ORGANA, évoqua Elias.

Un éclat d’excitation brillait dans ses yeux émeraude. Un grand sourire éclaira le visage de Tom. Il se redressa sur son siège et se frotta les mains.

— J’ai entendu parler d’un chemin vers le fleuve où la fibre magnétique a été endommagée par les orages de la semaine dernière. Il n’est pas beaucoup emprunté, ça n’a pas dû être déjà réparé. On pourra probablement y passer !

— Ce qui nous amène au fleuve. Et considérons qu’on trouve un moyen pour le franchir, on reste quand même exposés une fois arrivés en ville.

— Dès l’instant où on retirera notre montre d’interface, ORGANA ne pourra suivre notre signature qu’à travers nos circuits magnétiques. C’est-à-dire, principalement, notre empreinte thermique. Si on traverse le fleuve à la nage, le froid l’effacera !

Elias grimaça à l’idée, mais approuva d’un signe de tête. Si l’intelligence artificielle qui régissait chacune des activités quotidiennes d’Élysia, ORGANA, perdait leur trace, ça devenait vraiment possible.

Elias activa l’HoloPad central de la chambre qu’il partageait avec Tom. Deux rayons lumineux sortirent du petit appareil encastré dans le plafond, se croisèrent et s’entremêlèrent pour prendre la forme d’un tableau numérique. Leur plan s’élabora sans effort, presque instinctivement, leur duo rodé par des années d’entraînement. Des deux, Tom était l’hyperactif, crachant des dizaines d’idées à la seconde sans leur donner le moindre sens. Elias, quant à lui, avait le don pour trier et organiser tous ces concepts hasardeux pour en faire un plan tangible. Leur force s’appuyait sur les faiblesses de l’autre.

Les jours suivants furent entièrement consacrés à leur nouveau projet. Le frisson du risque leur tendait les bras. À vrai dire, Elias se demandait souvent si toute la liberté offerte aux pensionnaires n’avait pas un motif caché. Repérer ceux qui sortaient du lot en montrant les ressources nécessaires à la classe des Psys. De ce point de vue, leurs nombreuses aventures ne jouaient pas en leur défaveur, bien au contraire. D’aucuns diraient que dans une société aspirant à l’ordre, il serait illogique de placer à sa tête les individus les plus indisciplinés. Mais, toujours selon Elias, cela montrait surtout une capacité à sortir des sentiers battus, indispensable pour bien administrer Élysia et gérer avec réactivité tous les incidents susceptibles de se produire.

Dix jours après, Elias se laissa tomber sur son lit. Il fixait le tableau, désormais entièrement recouvert d’annotations. Leur plan était fin prêt. Il jeta un coup d’œil à la minuscule fenêtre dans son dos. C’était une nuit claire et douce de début d’automne, propice aux promenades nocturnes. Le matin même, Tom avait soulevé un « détail », alors qu’Elias divaguait sur leur programme.

— Ça suffit, El ! Tu ne réussiras pas à tout prévoir.

— Si tu me laisses encore quelques jours…, rétorqua-t-il en haussant les épaules.

— Si je te laisse une journée, tu en voudras deux et ainsi de suite. Et dans une semaine, avec l’équinoxe…

Tom avait raison. L’équinoxe dépassé, ils s’exposeraient au risque de chutes de neige isotopique. Et les premières tombées de l’année étaient les plus violentes, dues à la baisse très brutale de température. Elias avait fini par acquiescer.

— Allons-y. Ce soir.

La nuit tombée, ils se levèrent. Leur cœur battait la chamade. Ils saisirent leurs sacs à dos, fin prêts depuis quelques jours et rangés en dessous de leurs lits respectifs. Ils avaient désactivé leurs montres d’interface, laissées bien au chaud sur leurs matelas. La latence de rafraîchissement entre ORGANA et les serveurs du Pensionnat leur offrait quelques minutes précieuses. Car tant que leur position n’était pas actualisée par ORGANA, personne ne pouvait se douter qu’il manquait deux élèves. Ou que leur signature indiquait leur présence à deux endroits différents, au même moment. Et s’ils arrivaient à leurs fins, ils ne le soupçonneraient pas du tout.

— Tu as bien le tracé holographique ? demanda Tom, pour la troisième fois.

— Oui…, répondit Elias en soupirant. Respire, Tom, ton cœur bat si fort que je l’entends d’ici.

Des deux, Elias était toujours le plus réticent au début, mais une fois lancé, il éprouvait un sentiment de sérénité qui contrastait avec l’état de nervosité actuel de Tom.

Ils basculèrent la teinte de leur uniforme monochromatique en noir et sortirent discrètement de la chambre. Le Pensionnat était une vieille bâtisse datant du siècle dernier à tel point que certaines zones, bien connues d’eux deux, n’étaient même pas câblées par les fibres magnétiques. Longeant les murs jusqu’au réfectoire, ils se glissèrent par une petite porte de service réservée au personnel de cuisine, une des pièces les plus anciennes de l’édifice. Si elle était peu utilisée pour sortir en douce de l’école, c’était à cause de l’animation presque continue qui y régnait. Mais ils s’étaient aperçus que, juste avant vingt-deux heures, entre le dernier service des élèves et le début de la plonge, ces quartiers étaient désertés durant un petit laps de temps pour laisser l’occasion aux Lambdas y travaillant de se restaurer. Elias traversa en hâte la cuisine d’un blanc éclatant et se retourna pour se retrouver… seul.

— Tom ?! souffla-t-il. Mais qu’est-ce que tu fous ?!

Tom le rattrapa, les bras chargés de pâtisseries et les lèvres brillantes de sucre.

— Tu y crois, toi ? Ils allaient les jeter ! s’indigna-t-il.

— Dire qu’on est sorti de table il y a seulement deux heures…, soupira Elias, les yeux au ciel.

— Je n’y peux rien, j’ai faim quand je suis stressé. Allez, arrête de traîner !

Elias se demandait comment un ventre sur pattes pareil pouvait être aussi mince. Il pouvait comprendre la petite taille de Tom par son engouement pour les pâtisseries qui n’avaient jamais fait grandir personne, mais sa ligne parfaite restait un mystère. Le gabarit de Tom leur avait pourtant été fort utile à de nombreuses occasions. Il était arrivé une fois où Elias, plus grand et un peu plus enrobé, n’avait pu se glisser dans la crevasse d’une grotte où ils avaient atterri. Tom ne lui avait jamais laissé oublier cette histoire…

Sortis des cuisines, ils tombèrent sur une arrière-cour menant à une partie reculée du parc où ils pourraient se fondre plus facilement dans la pénombre. Ils la traversèrent hâtivement, courant à moitié, louvoyant pour éviter toute zone découverte. En activant les circuits magnétiques insérés dans leurs iris – leur EyePad –, un tracé du chemin rejoignant le fleuve dépourvu de fibres magnétiques rejoignant le fleuve se superposa à leur vision. Il passait par la forêt au sud du Pensionnat, où de grands chênes projetaient leurs ombres menaçantes. De nombreuses rumeurs, destinées à effrayer les jeunes pensionnaires, couraient sur cet endroit. Certains disaient que ceux qui rentraient, passée l’ascension de la lune, servaient de compost naturel, s’ils ne finissaient pas avant dans le ventre d’une bête sauvage. Bien sûr, la direction n’avait jamais pris la peine de démentir ces rumeurs. Moins les élèves étaient enclins à vagabonder, mieux elle se portait. Elias et Tom, en vétérans du Pensionnat, connaissaient sur le bout des doigts cette forêt. Ils étaient bien conscients de l’absence de monstres, et ce pour la bonne raison qu’ils avaient passé tout l’été de leur dixième année à les rechercher.

La rivière en vue, ils écartèrent doucement les branches des peupliers tombant sur une parcelle du cours d’eau.

— Vingt-deux heures quarante. Impeccable. Ça nous laisse le temps de nous préparer avant le spectacle, lança Elias en reprenant son souffle.

— Activation « imperméabilité », chuchotèrent-ils en chœur.

Le tissu de leur uniforme se modifia, ses fibres gagnant en densité pour prendre la caractéristique demandée.

— Maintenant, il ne reste qu’à désactiver le régulateur de température…, soupira Elias, soudain peu déterminé.

— Tiens, tu fais moins le fier, d’un coup !

Tom plongea un doigt dans l’eau et son expression moqueuse s’évanouit.

— Fin d’été ou pas, elle est bien fraîche…

— C’est le but…, dit Elias en jetant un regard à l’eau sombre.

— Tant que tout se déroule comme prévu et qu’on ne se retrouve pas coincés dans la rivière, on s’en remettra. Je crois.

À quelques dizaines de mètres de la berge, un grillage opaque bloquait la vue. Entre deux peupliers – dont l’un aux branches un peu tordues rappelait à Tom les doigts de la Mère Irène –, ils avaient coupé quelques mailles de barbelés grâce à une torche magnétique, détournée lors de leurs préparatifs. Décider où faire l’incision avait été plus difficile que l’acte en lui-même. Il fallait la faire assez profondément pour qu’elle ne soit pas repérée, mais suffisamment peu pour ne pas mourir noyé en tentant de la retrouver. Les yeux rivés sur l’horloge intégrée à leur EyePad, les deux garçons frémissaient d’impatience. La montre afficha à peine vingt-deux heures quarante-cinq qu’une énorme détonation retentit à l’autre bout du Pensionnat.

— C’est le signal ! s’exclama Tom en s’activant immédiatement.

— Ils sont bons, les sixième-année ! fit Elias, une moue satisfaite sur le visage.

Un grand flash lumineux illumina la nuit au loin, vite suivi par de nombreux cris. Pendant une seconde le Pensionnat, plongé dans le noir, se retrouva éclairé comme en plein jour. La partie sud du domaine se remplissait d’élèves tout excités et de professeurs à moitié endormis et affolés qui n’avaient même pas pris la peine d’enlever leur bonnet ou leur robe de nuit.

C’était le seul souci de leur plan. Malgré leurs précautions, si les signatures de deux pensionnaires se dédoublaient subitement, ils doutaient que le Pensionnat les laisse aller loin. Il leur fallait une distraction. Alors, l’idée d’un final digne de leurs dix-sept années passées à l’école leur était venue. Une sortie à la hauteur de ce qui serait sûrement leur dernier et leur plus grand coup. C’était lors du rassemblement du nécessaire à leur plan que l’idée parfaite s’était dessinée. Plus précisément, dans la réserve de l’école, en fouillant dans le désordre « organisé » des intendants, ils avaient découvert le programme de la fête de fin d’année. Et si elle se voulait moins impressionnante que les festivités urbaines, elle n’en restait pas moins imposante. Des dizaines de fusées étaient entreposées aux côtés de banderoles lumineuses et de projecteurs holographiques à champs élargis.

Ajoutez-y des élèves de sixième année hyperactifs prêts à prendre part à n’importe quel exploit tant qu’ils avaient une chance de se faire remarquer – et a fortiori par des filles – et vous avez tous les ingrédients pour une nuit mémorable.

Tom et Elias ne leur avaient donné qu’une seule instruction. « Attendez vingt-deux heures quarante-cinq précises. Puis lâchez-vous. »

Ils s’exécutèrent en lançant les festivités avec la plus grosse des fusées, une plus bruyante que lumineuse. Au même moment, pour parfaire le chaos, trois autres agitateurs activèrent l’ensemble des alarmes du Pensionnat.

Le désordre était total, les élèves en liesse applaudissaient à tout rompre, les professeurs couraient dans tous les sens, complètement dépassés, et les intendants regardaient le spectacle où l’effarement à l’idée de devoir tout nettoyer le lendemain se mêlait à l’émerveillement. C’est au moment où les professeurs décidèrent de rétablir l’ordre en obligeant les pensionnaires à rentrer qu’ils découvrirent que les portes étaient scellées avec les banderoles de la fête de fin d’année. Et tandis que la nuit s’embrasait derrière eux et que les vivats des élèves montaient jusqu’au ciel, les professeurs faisaient face à leur reflet dépité auréolé de banderoles leur souhaitant de « Joyeuses Fêtes ! ».

— Ça risque de les occuper un moment ! s’écria Tom, hilare.

— J’imagine la tête de la Mère Irène, elle doit être sur le point de faire un infarctus !

Tom se tenait les côtes, plié de rire. Il se redressa, prenant une grande inspiration.

— Profite bien de l’air frais, nous ne sommes pas près d’en respirer à nouveau en rentrant.

Elias retrouva son sérieux.

— Pas question de traîner maintenant, on a notre diversion, faisons en sorte de ne pas passer nos prochains mois en détention pour rien !

Et, joignant la parole à l’acte, il sauta dans la rivière. Elle n’était pas glaciale, même si la température avait baissé au cours des dernières semaines, elle conservait une partie de la chaleur accumulée lors de l’été. Mais c’était suffisant pour saisir Elias et lui couper le souffle. Puis, passé une seconde d’adaptation, il ouvrit les yeux.

L’adrénaline produite par l’excitation ajoutée au froid lui offrait une lucidité inédite. Il entendit le son provoqué par le saut de Tom le rejoignant. Ils se dirigèrent tant bien que mal vers l’ouverture qu’ils avaient faite dans le grillage, guidés seulement par la mince lueur de leur EyePad. Dès l’instant où ils avaient touché l’eau, un chronomètre s’était enclenché, décomptant le temps nécessaire à l’inactivation de leurs circuits. Tom avait estimé cela à dix-huit minutes. Le compteur affichait donc vingt minutes au lancement, par mesure de sécurité. Une fois le grillage franchi, ils nagèrent d’une brasse lente la distance les séparant de la berge. Le cours d’eau était indolent, bien que boueux, et la traversée ne leur posa aucune difficulté.

Arrivés de l’autre côté, ils patientèrent encore cinq minutes jusqu’à ce que le chronomètre s’éteigne, puis sortirent enfin de l’eau. Grelottants, ils continuèrent leur chemin à travers la forêt et s’arrêtèrent au sommet d’une falaise escarpée surplombant la ville.

Cris, rires et lumières se mêlaient aux tours d’ivoire. Sous leurs yeux s’étalait l’Utopie née des rêves de l’Humanité.

Élysia.

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