Chapitre 1
Mitch
Lumière blafarde et bruit strident sur silence pesant, les portes du métro s’ouvrent. Je monte, sans empressement, et prends place. Il est trop tôt, comme chaque jour, je me sens fatigué et même las. Toujours ce même fauteuil inconfortable, toujours ce même trajet, toujours ce même lieu, ce même espace… J’observe le sol, un revêtement plastifié gris où je distingue, sans peine, de nombreuses aspérités, quelques traces de gomme de chaussures et beaucoup de saleté. Je me sens crade. Je passe une main dans mes cheveux. Il faudrait vraiment que je prenne une douche. Mon regard croise celui de l’homme qui s’est assis face à moi. Qu’est-ce qu’il a à me fixer ? L’autre me dévisage. Prostré sur son siège, les bras croisés, les genoux joints, le cou rentré dans son col : il est mal à l’aise. Son inquiétude me renvoie à moi-même. Je jette un rapide coup d’œil à mon reflet dans la vitre. C’est vrai que j’ai une sale mine. À vingt-trois ans, les yeux cernés, les traits tirés, une barbe de trois jours qui mange mes joues creuses, je fais plus vieux que mon âge. Je n’aurais, sans doute, pas dû faire une seconde nuit blanche. L’autre me fixe toujours. Je réprime un bâillement, car je suis sûr que si j’ouvre la bouche il va partir en courant. Je ne vais pourtant pas le manger, et ce, bien que je commence à avoir très faim. Je baisse mon regard vers mon ventre creux et avise mon jean troué. Il me donne un certain style, finalement, et le mieux c’est que je n’ai rien déboursé, pas un centime, j’ai juste vécu et mon pantalon aussi.
Je soupire. Le métro s’arrête, l’autre se lève et descend rapidement. Ce n’est certainement pas là qu’il souhaite se rendre, mais il a trop peur, une peur palpable. Tant pis. Je tourne la tête et examine le reste des passagers. Il n’y a pas foule ce matin : quelques habitués et deux femmes qui parlent entre elles. L’une d’elles est encore plus maigre que moi, on ne voit que ses os. L’autre, ma foi, est plutôt jolie. Elle serait aussi dans la catégorie poids plume, mais en mieux proportionnée. Son pantalon est sombre, son haut, simple. Tiens, elle pose son regard sur moi. Je n’ai pas peur, moi, mademoiselle, je vous regarde dans les yeux. Ça y est, je l’ai troublée. Elle se concentre à nouveau sur son amie. Je ne vais pas vous lâcher du regard pourtant, de si jolis yeux bleus ! Elle feint de m’ignorer, mais je sais bien qu’elle meurt d’envie de savoir si je la regarde encore. Je compte jusqu’à trois et elle m’observe à nouveau. Allez, un, deux, regarde-moi, trois. Bingo ! Et deuxième regard en coin. Soit je lui plais, soit je suis tellement repoussant que j’en deviens intéressant. Ah, son amie jette un œil sur moi aussi. Enchanté, Mesdames. Mine de rien, elles reprennent leur conversation, mais j’en suis le sujet, cette fois. J’en entends, d’ailleurs, quelques bribes.
— Il est un peu effrayant, il n’a pas l’air en très bonne santé.
C’est le sac d’os qui ose dire ça ! Machinalement, je secoue la tête.
— Je ne sais pas, il a quelque chose.
J’esquisse un sourire, jolis yeux bleus a parlé. J’ai quelque chose, tiens donc, et quoi ? Je n’aurai pas l’occasion d’en savoir plus, je dois descendre.
Le quai grouille de monde et cette soudaine agitation rompt avec le calme dans lequel je me complaisais. J’aurais envie de leur crier silence ou stop, arrêtez mais, comme tout le monde, je finis par me fondre dans la masse. Une fourmi parmi les fourmis. Un homme parmi d’autres hommes, agité à mon tour par cette même fièvre, cette frénésie d’aller travailler et de faire passer, le plus rapidement possible, une journée supplémentaire dans cet enfer. Ma condition va changer, un jour, notre condition va changer. Je ne suis pas très doué pour l’auto-persuasion, mais je garde espoir. Mon père, avant de décéder, me disait toujours qu’il ne faut pas abandonner. Le vieux Louis qui traîne sur le quai en est la preuve vivante. Cet homme n’a plus de travail, plus de chez lui, il reste là, dans le boyau, mais il vit. Il est le seul à ne pas courir, il est celui qui attend. J’aurais envie de me poser parfois, moi aussi, de ne pas me faire absorber par la machine de la vie, mais je n’ai pas le temps. Je regarde Louis un instant. Il est assis, contre la paroi, sur un vieux tissu, dans des vêtements trop grands, une longue barbe frisée lui descend sur le torse et laisse parfois apparaître un sourire édenté. Il est intemporel. Il pourrait faire pitié, mais non, il dégage une certaine joie de vivre et les gens le lui rendent bien. Tout le monde le connaît, tout le monde lui parle et tout le monde l’aide à survivre. Je vais d’ailleurs faire ma bonne action de la journée, mais, pour ça, il faut d’abord que je nous trouve à manger. Madame Pomsfeyce tient son restaurant roulant un peu plus loin. Une odeur de ragout embaume l’air. Il fait très lourd sous terre, chaud, trop chaud et l’odeur de la viande est entêtante. Je m’approche. À demi cachée derrière une large marmite, la cuisinière touille la viande en sauce, à deux mains. La mixture est marron, épaisse, mais faite maison.
— Bonjour ! Que vas-tu prendre aujourd’hui ? me demande-t-elle, tout en lâchant la large cuillère en bois, avant de s’essuyer les mains sur son tablier déjà tâché de gras.
— Qu’est-ce que vous proposez ?
— Toujours la même chose.
Elle incline sa grosse tête ronde sur le côté et me regarde de ses petits yeux noirs. Je jette un coup d’œil à l’étalage. Quand on n’a pas les moyens, le choix est vite fait.
— Ce sandwich, dis-je en pointant du doigt un pain un peu trop cuit.
Elle rajuste rapidement une mèche rousse qui dépasse de son bonnet gris. Les joues rouges, elle plisse le nez avant de me demander, méfiante :
— T’as de quoi payer ?
— Evidemment !
Pour qui me prend-elle ? Comme si je l’avais déjà volée ! Sans plus attendre, elle saisit le pain de sa main potelée et me le tend.
Je lui donne la monnaie rapidement puis me dirige vers Louis pour lui offrir la moitié de mon repas.
— Merci p’tit !
— Ce n’est pas grand-chose…
— C’est bien assez pour moi !
Je ne suis pas d’accord surtout quand on sait dans quel luxe certaines personnes vivent. « Mitch, tu ne pourras pas changer le monde. » Combien de fois ma mère a pu me répéter cette phrase ? Je frotte ma jeune barbe du bout des doigts ce qui la fait crisser. Le calme est revenu dans le métro, mais ceci est temporaire, juste le temps que les autres wagons arrivent pour déverser leur flot continu d’individus. Je m’arrête quelques secondes pour tout observer ; mais non, rien n’a changé depuis hier. Le mur en béton de part et d’autre du conduit présente ses mêmes affreuses fissures verticales, le sol ses mêmes creux et ses mêmes bosses. Un univers meurtri. Je m’arrache à ma triste contemplation, les gars, au travail, vont finir par râler.
Je franchis la porte du local et les remarques ne se font, effectivement, pas attendre.
— Seulement cinq minutes de retard ! Mitch, tu t’es surpassé !!
Barry est accoudé sur l’une des tables de l’atelier, sa casquette bleu pétrole bien enfoncée sur la tête et un sourire goguenard aux lèvres. Je lui réponds poliment, en souriant, à mon tour, de toutes mes dents. Ce n’est pas un mauvais bougre, Barry, mais, comme tout employeur, il veut que le travail soit bien fait, et ce, en temps et en heure. Il faut que la ligne du métro fonctionne à tout moment et c’est nous qui en sommes responsables. Le métro c’est la vie, le moyen de circuler le plus efficace, la dynamique de notre monde. Je réalise soudain qu’avec le temps je suis devenu un employé modèle ou presque. Barry m’a recruté quand j’avais dix-sept ans, un bon âge pour commencer à travailler. Comme tout le monde, avant ça, j’ai fait des petits boulots ingrats, mais maintenant c’est différent.
— C’est vrai ça ! T’as pas donné à manger à Louis, aujourd’hui, ou quoi ?
Le ton ironique, la voix grave, ça ne peut être que Viny. La porte, au fond de l’atelier, s’ouvre sur un jeune homme de vingt-quatre ans, au torse robuste, aux cheveux bruns bouclés et aux yeux bleu vif enfoncés. C’est mon collègue et même mon meilleur pote depuis que je travaille ici.
— Si, si, je lui ai donné un morceau de mon sandwich.
En guise de preuve, je lui présente le morceau de pain farci qu’il me reste. Vin affiche une moue dégoûtée.
— Tu l’as acheté à Mme Pomsfeyce ?
— Evidemment…
Comme si j’avais les moyens de faire autrement.
— Eh ben, ça ne s’arrange pas, conclut-il, tout en nettoyant le cambouis qui lui colle sur le visage.
— Merci, Vin.
— Tu veux tuer Louis ou quoi ?
Barry, resté là à nous écouter, part dans un grand rire.
— J’ai dit merci, Vin.
— Roooh ça va, je plaisante ! Bon, dis-nous tout, il est à quoi ce sandwich ?
Je n’avais pas demandé, mais j’avais déjà mon idée. Le moins cher, ça laisse peu de possibilités. Afin de m’en assurer je mords dedans à pleines dents. Plus de doute à avoir. Ce goût, c’est le goût du….
— Rat.
Vin fouille dans sa poche.
— Je fais le malin, je fais le malin mais j’ai le même ! Il sort son sandwich de chez Pomsfeyce, à son tour, dépité.
— Au travail !! La pause repas ce n’est pas maintenant !!
Braille soudainement Barry comme s’il venait de reprendre ses esprits. Sans plus tarder, je pose mon pain et suis Viny au fond de l’atelier, je passe de l’autre côté.
Chapitre 2
Lanie
Le soleil matinal perle à travers les vitres impeccablement nettoyées, illuminant la pile de dossiers qui attend d’être traitée. Il n’est pas rare que mon bureau brille dès l’aurore, celui-ci étant exposé à l’Est. C’est d’ailleurs un moindre mal, car cela m’épargne souvent la chaleur étouffante des longs après-midis d’été.
D’ordinaire ce bureau du centre-ville gagne en température à mesure que les heures avancent et que les inspecteurs de terrain perpétuent leur sempiternel défilé pour remettre leurs rapports à mon assistant, Aurélian. Bien entendu, les employés ne m’importunent pas directement, mais cet important va-et-vient routinier devant ma porte vitrée rythme mes journées et les ponctue d’un délicieux parfum de panique et de précipitation. Ambitieuse, je dirige mes neuf agents avec une poigne de fer. J’examine scrupuleusement chacun de leurs dossiers et n’hésite jamais à mettre en exergue d’éventuelles erreurs. Je ne peux tout de même pas risquer que mes subalternes compromettent ma carrière déjà bien engagée. Mon zèle et ma méticulosité font de moi un responsable avec un rendement conséquent et je n’en suis pas peu fière. Unique femme parmi sept superviseurs, je m’avère également être la plus jeune et je mets un point d’honneur à me démarquer.
À l’heure du déjeuner, je rejoins Harry, mon collègue, le seul cadre à avoir un rendement supérieur au mien.
Âgé d’une petite trentaine d’années, Harry est le gendre idéal d’après mes collègues. Tous nous marient déjà, lui ce dominateur grand et longiligne, et moi, la belle blonde bronzée aussi gracile que teigneuse. Les deux molosses du bâtiment, comme ils nous appellent… Nous formerions un couple détonnant, je le sais bien. Ainsi entourés de nos autres confrères, nous filons au réfectoire. L’Institut fait partie des rares édifices où la demi-pension existe encore. Le repas se déroule dans une ambiance légère. Harry amuse la galerie pendant que je ris sous toge. Je ne veux pas qu’il remarque que ses blagues m’atteignent. Ce serait un signe de faiblesse et je déteste tout ce qui a trait à ça. Tout se passe pour le mieux aujourd’hui.
Le soleil choisit soudain de se cacher derrière de gros nuages noirs. La pluie s’annonce. Voilà bien une chose qui m’ennuie. J’ai une réunion de prévue avec la Direction et cette dernière est généralement maussade lorsque le temps s’assombrit. À croire qu’ils sont liés l’un à l’autre. En attendant, je regagne mon bureau et consulte le dossier qui trône sur la pile. Une tasse de thé à la main, je l’étudie point par point. La démarche semble bonne, mais les résultats sont surfaits et les conclusions trop hâtives. Je jette la chemise dans le tas des cas à reprendre tout en sachant que, même revue, cette étude finira tôt ou tard aux oubliettes. Sans transition, je passe au suivant et le recale aussi sec, car complètement inintéressant. C’est le côté fastidieux de mon travail : contrôler celui des autres, vérifier les candidatures, les trier, les hiérarchiser. Pourtant, je ne quitterais ce poste pour rien au monde. J’aime trop ce sentiment de pouvoir et de contrôle, et je sais que les hommes ne me respectent que parce que j’occupe un poste à responsabilités.
Avant ma réunion, j’ai le temps de superviser huit dossiers, d’en renvoyer deux et d’en recaler cinq. Seul celui rapporté par Canôn, un chercheur très prometteur, m’inspire quelque peu confiance. Aussi je le garde sur mon bureau.
Aurélian frappe doucement à la porte et m’annonce qu’on m’attend. Je m’y rends donc. Le bilan est le même qu’à l’accoutumée. Les résultats d’Harry surpassent les autres et j’arrive juste après. Je lui ai d’ailleurs rongé quelques points, mais je tâche de ne pas afficher la satisfaction que cette nouvelle me procure. On évoque ensuite la meilleure stratégie à adopter pour redresser les affaires de l’Institut. D’aucuns suggèrent d’augmenter les marges, d’autres de réduire les coûts des services extérieurs. J’exprime mon scepticisme quant à cette dernière solution, car le point fort de l’Institut réside justement dans sa finesse et dans la qualité de ses prestations. Réduire le coût des intermédiaires risquerait de compromettre ce degré de compétence et ternir notre rayonnement. Harry se range à mon avis et nous décidons de reporter le débat à la prochaine réunion afin de pouvoir évoquer un plan viable lors du conseil d’administration qui se tiendra le mois prochain.
Harry et moi, les molosses que nous sommes (j’adore cette expression qui nous va si bien !), quittons la salle de réunion. Il est dix-sept heures passées et il est temps de rentrer. Nous partons ensemble, ignorant la main d’œuvre qui nous interpelle. Nous marchons un petit moment, côte à côte, le long de la grande route où des véhicules avancent au ralenti. Puis nous nous séparons à l’entrée du parking réservé aux employés de l’Institut. Harry y a sa voiture personnelle tandis que j’emprunte toujours les transports en commun. Comme d’habitude, il propose de me raccompagner et comme d’habitude, je refuse en souriant avant d’emprunter la vieille ruelle délabrée : des pans de murs entiers ont disparu pendant que d’autres obstruent encore la chaussée mal entretenue. On nettoie la ville depuis près de vingt ans maintenant, mais Papillon a laissé une empreinte indélébile. La misère est le lot du monde à présent.
Mon tramway approchant, j’enjambe un gros morceau de plâtre qui avait jadis appartenu à un monument public et me rue à l’intérieur. C’est l’une des rares lignes que l’on a réussi à rénover contrairement à celles que nous avons crées et, comme elle traverse presque toute la ville, elle est constamment bondée. Ainsi, serrée comme une sardine dans sa boîte, je me laisse emmener avec le contentement du devoir accompli.
Chapitre 3
Out
Fini. Je quitte mon bleu avec empressement et l’utilise pour nettoyer mes mains noires de crasse. Nous n’avons pas de vestiaires à proprement parler. Le local principal qui nous accueille chaque matin, est notre vestiaire. C’est aussi notre bureau et notre cuisine quand nous ne mangeons pas au milieu des machines. Je réalise brusquement que Barry est déjà parti. Généralement, il attend que Vin et moi soyons sortis des locaux internes, mais il devait être pressé ce soir. De toutes les manières, Borderno ne ferme jamais. Il y a toujours des employés pour faire fonctionner les transports. Actuellement, Tom, Jeff, Garry et While doivent être dans les espaces internes, à leur tour ils surveillent les machines. L’équipe de nuit va bientôt se mettre en place dans les points relais et les nouveaux chauffeurs vont prendre leur poste. Je suis heureux d’avoir terminé ma journée, travailler pour le réseau souterrain est un métier physique et mon corps me le rappelle sans cesse. Sans ménagement, j’agrippe mon bras droit et le masse fermement puis répète les mêmes mouvements sur le gauche. Je ressens une lancinante douleur dans mes muscles, qui, bien que je sois au repos, restent contractés. Mes jambes et mes paupières sont lourdes, mon esprit est comme embrumé. La journée a vraiment été rude : deux pannes de métro en simultané et une bonne partie du réseau bloqué. Cela fait trois jours que nous rencontrons ce type de problèmes. La rumeur commence à faire son chemin, elle se faufile, tel un serpent visqueux, d’un individu à l’autre, et propage ce sentiment d’angoisse dans le cœur de notre peuple.
Personnellement, j’en ai marre d’avoir peur et j’en ai marre de faire des nuits blanches.
— Allez, viens ce soir ! insiste Viny, ce qui me tire de mes pensées. Ces pannes, tu le vois aussi bien que moi, elles arrivent sans aucune raison apparente. Le réseau est entretenu et surveillé en permanence, tu y veilles, j’y veille, Barry y veille ainsi que tous les autres membres de Borderno, l’équipe de nuit comprise.
— Justement, je laisserais bien l’équipe de nuit travailler pendant que moi je vais dormir.
Il lève les yeux au ciel sans même me prêter attention. Il est trop occupé à quitter son bleu de travail à son tour.
— Je suis crevé, je sais bien que toi tu tiens le rythme, mais moi, là, il faut que je dorme.
— T’es qu’une chiffe molle.
Afin d’illustrer son propos il me gratifie d’une grande claque sur l’omoplate. Comme si ça allait arranger les choses que j’aie l’épaule démise !
— Tu n’as pas envie de trouver qui est le responsable de ce sabotage ?
Attiser ma curiosité est son unique moyen de me convaincre.
— Non. Je veux comprendre d’où viennent ces pannes, c’est tout.
Je n’ai pas envie d’entrer à mon tour dans la psychose. Viny lâche un long soupir.
— Il y a une taupe dans nos sous-sols. Ces pannes, elles n’apparaissent pas toutes seules, que tu le veuilles ou non.
— Si je ne dors pas, c’est moi qu’on accusera de sabotage demain.
Viny s’arrête et me fixe gravement.
— C’est vrai que t’as une sale mine.
J’essaye d’analyser ce qu’il pense, ma gorge se serre, il ne va quand même pas me suspecter d’être des leurs ? Ses yeux s’agrandissent tandis qu’il m’observe.
— Et tu pues, plus que d’habitude et plus que le ragout de Pomsfeyce, c’est dire ! Faudra que tu prennes une douche aussi.
Il balance son baluchon sur son épaule tout en prenant la direction de la sortie. Je lui emboîte le pas.
À l’extérieur de Borderno, l’agitation du monde souterrain est palpable. Les gens se dévisagent plus qu’à l’accoutumée, gardent leurs distances les uns des autres et, on peut le dire, le quai est noir de monde. Viny se mêle à la foule. Sa carrure importante lui permet de s’imposer. Je le suis tandis qu’il poursuit :
— On a besoin de toi. Tu sais bien comment sont les autres ! Toi t’es plus futé que la moyenne. Tu ne peux pas nous laisser tomber. Au pire, tu viens juste quelques heures et après tu rentres ?
Il ne lâche vraiment rien. Je soupire.
— C’est déjà ce que tu m’as dit hier et avant-hier…
— Promis ! Ce soir c’est moi qui te mets dehors si à minuit t’es encore avec nous.
Faible, je l’accompagne donc chez Renaud. Ce mec, à la base, c’est un ami de Viny puis, par la force des choses, c’est devenu un ami à moi aussi. Nous, et d’autres Outiens, nous retrouvons régulièrement chez lui et JC puisqu’ils y vivent seuls depuis que leur grand-mère leur a légué son logement. L’autre avantage de tenir les réunions chez Renaud c’est qu’il habite dans le centre 1, le plus important des sept. Il est construit de manière circulaire et relié aux autres centres par les lignes de métro. C’est là que la vie fourmille. On y trouve les commodités élémentaires, plusieurs stations pour pouvoir naviguer, quelques vendeurs de biens et de denrées alimentaires, des habitations troglodytes et des nappes phréatiques. La majorité de notre population se trouve concentrée dans ces lieux d’effervescence tandis qu’une minorité, plus pauvre encore, vit le long des différents conduits de métro. Au-delà de ce périmètre, il n’y a que pierres, terres et macchabés… Moi, je vis à trois arrêts du centre 1, en périphérie donc, il y a mieux, il y a pire.
— Hola les amis ! s’exclame Renaud en nous voyant entrer.
Le jeune homme roux se dresse d’un bond pour nous inviter à prendre place. Alors qu’il s’approche de moi, il fronce ses épais sourcils broussailleux et plisse ses petits yeux bleus.
— Mais qu’est-ce que c’est que cette odeur ?
Viny me jette un regard en biais. Heureusement, Blade choisit cet instant pour entrer à son tour.
— Ça parle dans le centre. Tout le monde dit qu’autant de pannes, en si peu de jours, ça ne peut pas être une coïncidence ou une question de malchance. Vous avez du nouveau ?
Il se tourne vers Vin et moi.
— Non, nous n’avons rien vu jusqu’à ce que la machine tombe en panne. Il semblerait qu’un câble externe du M1 ait été scié et qu’un bloc de pierre ait bloqué la voie d’accès du M4.
— Barry dit que le câble était ancien et que des éboulements ça arrive fréquemment, je leur explique à mon tour.
— Barry, il dit ça parce qu’il n’a pas le choix. Il ne faut pas inquiéter la population, mais tu sais comme moi, que les éboulements, normalement, on les voit à la caméra et que là, étrangement, ce n’est pas le cas, ajoute Vin d’une voix forte.
Il est convaincu qu’on a subi une nouvelle attaque de l’ennemi et que la direction a censuré la vérité.
— Le problème c’est qu’hier et avant-hier on n’a trouvé aucune preuve…
Renaud est quelqu’un de plus modéré. Il vient de s’asseoir et semble, lui aussi, las de toute cette histoire. La guerre ne s’arrêtera donc jamais ? C’est elle qui nous a enfermés sous terre quand, un siècle plus tôt, les dirigeants, suite à plusieurs conflits, ont fini par commettre l’irréparable. Ils ont fait exploser successivement leurs bombes nucléaires nous plongeant tous dans le chaos. L’effet Papillon, comme on l’appelle, cet énorme insecte aérien qui a refermé ses ailes nocives sur nous pour nous obliger à vivre comme des cloportes. Heureusement, la Terre, telle une mère aimante, nous a recueillis en son cœur. Quelques individus de la race humaine ont, en effet, réussi à survivre. Les bunkers et les sillons des métros sont devenus les nouveaux espaces de vie quand tout, à la surface, n’était plus que radiation et mort. Petit à petit, une nouvelle forme de civilisation s’est formée, ça a été long, mais nous y sommes parvenus. Comme on le dit si bien, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir !
— Le meilleur moyen de se faire une idée c’est d’aller voir ce qui s’est passé, tranche finalement Blade, rompant le court silence qui s’était installé.
Renaud semble brusquement sortir de sa torpeur.
— Oui, on va y aller, mais nous devons d’abord attendre.
Il n’a pas le temps de finir sa phrase. La porte s’ouvre sur un homme de notre âge, très maigre, les cheveux sombres et le teint aussi pâle que le mien. C’est JC, un habitué, le bras droit de Renaud pourrait-on dire. Une jeune femme l’accompagne, ce qui n’est pas courant. J’observe, tour à tour, mes camarades : Viny a l’air surpris, Blade fait une grimace à s’en décrocher la mâchoire et Renaud affiche un petit sourire de circonstance.
— Je vous présente Jessica, elle va rejoindre notre groupe et nous aider à patrouiller.
Nullement stressée d’être parmi nous, la jeune femme aux cheveux de feu prend la parole à son tour.
— Je ne peux pas me contenter d’observer, de voir qu’ils s’en prennent à nous et ne rien faire. Je veux agir. Je veux aider et j’espère y parvenir avec votre aide !
— Elle me plait, approuve Viny sans grande discrétion.
Blade, lui, n’a toujours pas l’air convaincu par la nouvelle recrue.
— Tu vas nous montrer ce dont tu es capable sur le terrain. Tu es plus une personne physique ou mentale ?
Personnellement je ne me pose pas la question. Dès son entrée dans la pièce, j’ai remarqué l’épaisseur de ses bras, ses épaules carrées et j’ai compris.
— Tout dans les muscles, dit-elle en faisant ressortir un biceps qui aurait pu faire rougir JC.
— Elle me plait, confirme Viny.
Blade laisse échapper un sifflement entre ses dents. Il lui faut des preuves. Renaud qui observait la scène jusque-là en devient à nouveau acteur.
— Ce que je vous propose, c’est qu’on aille, dès maintenant, dans les conduits du métro. Comme d’habitude, Vin et Mitch vous restez ensemble. Allez du côté du 4, Blade…
Ce dernier l’interrompt.
— Moi, je veux y aller avec la nouvelle recrue, je veux voir ce qu’elle donne !
Renaud paraît surpris, mais obtempère.
— Bien, dirigez-vous sur le conduit principal, peut être que vous y croiserez des fuyards. Avec JC nous allons observer le quartier du métro 1. On se retrouve ici à 2h pour le débriefing.
L’heure annoncée me fait pâlir, mais nous nous étions mis d’accord avec Vin, je partirai avant.
— Ça a l’air d’être une sacrée nana, m’indique ce dernier tandis que nous prenons la direction du conduit numéro 4.
— Pour sûr.
— Je me demande où Renaud l’a trouvée ?
C’est souvent, pour ne pas dire toujours, Renaud qui amène de nouvelles recrues. Il y a de rares exceptions, moi, c’est Vin qui m’a fait entrer dans le groupe.
— Je trouve bizarre aussi que ce soit une femme, poursuit-il.
— C’est vrai que Renaud préfère s’entourer d’hommes d’habitude.
— C’est que ce doit être une femme vraiment spéciale.
— T’es amoureux ou quoi ? plaisanté-je finalement.
Il hausse les épaules tout en secouant la tête.
— Moi, amoureux ? Ne sois pas stupide !
Je l’interromps rapidement.
— Chut, on y est !
Je distingue, en effet, le lieu de l’éboulement et, par-dessus tout, je sens une fraicheur inhabituelle. Il y a un appel d’air. Nous nous rapprochons en silence. Personne à l’horizon. Comme on pouvait s’y attendre, le métro n’est pas là non plus. Un monticule de gravats, assez conséquent, s’est formé le long de la paroi Est. Nos collègues ont fait le ménage. Les traînées de poussière au sol sont nombreuses tout comme les empreintes de Rangers.
— À en croire tous ces gravats, c’est bien un éboulement.
— C’est un coup monté, ils font croire à un éboulement naturel.
Comment identifier si cet incident est de cause humaine ou non ? À la caméra on n’a pas vu les pierres glisser, on n’a rien vu du tout en fait.
— C’est vraiment dommage qu’on ne puisse pas se rendre sur place dès qu’il y a un incident, conclus-je finalement.
— Je te dis que c’est pour garder le secret, pour ne pas dévoiler la vérité, elle fait trop peur. Les gars qui y vont, au cas où tu n’aurais pas remarqué, ce sont toujours les mêmes, ils sont payés beaucoup plus pour garder le silence, une sorte de prime. Mais nous on ne nous achète pas !
Bien, observons tout cela de plus près : des traces de Rangers et des trainées de poussière. Jusque-là rien d’anormal.
— Alors, tu trouves quelque chose ? me demande Vin impatient.
Si on suit la trainée de poussière, on voit que l’éboulement provient du sommet Est. Il faut que je m’avance pour mieux voir.
— Ah ouais, quand même ! dis-je à haute voix, sans le vouloir.
Viny, qui contemplait jusque-là la pile de gravats et les rails réparés, lève la tête à son tour. Tout en haut, il y a un trou d’au moins trois mètres de diamètre. Ce n’est pas un simple éboulement, c’est carrément un effondrement du toit. Pas étonnant qu’une énorme roche ait bloqué les voies, c’est une partie du plafond qui s’est affaissée. Heureusement que ce n’est pas tombé sur le métro quand il passait par là.
— C’est une attaque, j’ai raison ! s’exclame Vin.
— Peut-être pas, la ligne du métro 4 va croiser celle du métro 7, en cours de construction.
Les travaux ont pu fragiliser le tunnel.
Viny observe le plafond d’un peu plus près.
— Non, on voit bien, aux fissures, que c’est une charge trop lourde qui a créé cet affaissement, une charge qui provenait d’au-dessus.
Je ne l’écoute plus, je suis trop absorbé par le spectacle des étoiles que l’énorme brèche dans le plafond me permet de voir. Je n’en ai vu qu’en de rares occasions. Ça doit être la deuxième fois. J’espère secrètement qu’un jour je verrai même une étoile filante.
— C’est sacrement chouette hein ? me dit Viny qui s’est arrêté pour regarder lui aussi.
— Ce que je préfère c’est cet air frais qui s’en échappe.
Une brise légère nous parvient ce qui contraste avec la chaleur ambiante habituelle. Certains anciens penseraient que nous prenons des risques à nous exposer à cet air radioactif. Moi, je pense que cette histoire est finie puisque eux, vivent à l’extérieur.
— Ceux qui ont fait ce trou ont dû vouloir s’infiltrer, ils sont peut-être encore dans les conduits.
— Ils ont peut-être juste voulu abîmer le réseau.
Viny marque un temps d’arrêt.
— Dans le doute, je vais patrouiller dans le conduit 4 puis après j’irai voir le 7. Rentre chez toi !
Je ne sens plus vraiment la fatigue, l’air est vivifiant, pourtant il a raison, je ne tiendrai pas une journée de plus dans cet état. Finalement, j’obtempère.
— D’accord, je te laisse raconter ça aux autres.
Une bonne poignée de main et je vois Vin s’éloigner dans le conduit 4. Si j’emprunte une partie du nouveau conduit 7, j’irai peut-être plus vite, sauf si le ciel me tombe sur la tête. Ce qui s’est passé dans le 4 n’a rien de rassurant. Alors que je progresse dans cette direction, je remarque des traces de pas au sol. Il ne s’agit pas d’empreintes de Rangers. Je m’accroupis. Et si Vin avait raison ? S’il s’agissait d’une attaque ou d’une infiltration ? Je relève la tête, les traces mènent droit à l’espace de stockage du métro 7. C’est une grande pièce, aussi longue que large, dans laquelle on stocke le matériel pour créer la nouvelle rame et les rails. C’est également un cul-de-sac. Les lumières sont éteintes, ma gorge se serre. Se pourrait-il qu’un Inite s’y soit caché ?
Chapitre 4
In
Je suis dans un état second quand les portes du tram s’ouvrent. La cohue des petits travailleurs m’entraîne à l’extérieur. Je ne sais combien de personnes empruntent cette rame tous les jours et honnêtement je ne veux pas le savoir. Les voitures sont devenues un luxe que peu de monde peut s’offrir. Je fais certes partie de ceux-là, mais je n’en vois pas l’utilité. Ma maison et mon lieu de travail se trouvent tous les deux à proximité d’un arrêt de tram, alors à quoi bon ? La ligne est directe en plus. Certes je suis sans doute la plus riche de la rame et il y en a plus d’un qui me jalouse, mais je ne vais quand même pas m’excuser de m’en sortir, si ?
— Bouh !
Je fais un bond prodigieux puis grogne en reconnaissant Mag. Mag, ou plutôt Magdalena de son vrai nom, est mon amie d’enfance. Elle est aussi brune que je suis blonde et elle a un bon tour de poitrine. Je n’irai pas jusqu’à le lui envier, mais celui-ci fait fureur auprès de la gente masculine. De plus, son sourire ravageur sous ses allures de petite fille termine d’achever ses prétendants. Oh oui, elle en a des prétendants, la saleté… et elle s’amuse à les classer selon leur physique et leur personnalité. Quand l’envie lui en prend, elle en invite un ou deux à passer du temps avec elle puis elle me fait son rapport… jamais très élogieux, d’ailleurs. Mag travaille dans une galerie d’art moderne – ou de récupération, cela dépend de quel point de vue l’on se place. Elle respire la joie de vivre et ne baisse jamais les bras. Un point que j’apprécie et que je partage avec elle.
— Pourquoi t’obstines-tu à me faire sursauter ? râlé-je.
— Parce que c’est amusant, répond-elle le plus naturellement du monde.
Nous marchons côte à côte un moment en silence jusqu’à ce qu’un miséreux nous accoste et nous réclame de quoi vivre. Je le foudroie du regard et m’écarte aussi sec tandis que Mag laisse tomber quelques pièces dans sa main crasseuse. Il la remercie, lui adresse ses sempiternelles et stupides bénédictions puis se dirige vers un autre pigeon à harceler. Mag s’arrête et me prend par le bras.
— Ça t’ennuierait tellement de te montrer sympa une fois dans ta vie ?
— Ta bonté te perdra, tu sais. Tu n’as pas à travailler pour les autres. S’ils veulent de quoi vivre, qu’ils fassent comme tout le monde et qu’ils aillent au charbon. Ce n’est pas à nous de les rincer.
— Tu t’entends des fois ? Tout le monde n’a pas ta chance, tu sais. La vie est simple pour toi. Tu as un méga poste, un méga salaire, une méga maison, une méga famille. Méga tout, mais ce n’est pas comme ça pour le commun des mortels.
— Nous occupons le poste que nous méritons.
Mag ouvre la bouche puis se ravise. Je sais bien que je l’ai froissée, mais elle me pardonnera, comme toujours. Elle est trop idéaliste, c’est son défaut. Elle veut voir le monde tel qu’il devrait être et refuse de le voir tel qu’il est en réalité. Papillon a commencé parce qu’un pays puissant a voulu aider un faible dans sa guerre contre le terrorisme. L’idée était louable, oui, mais sur quoi cela a-t-il débouché ? Trente ans de bombardements et un monde en ruine. Cela fait des années que nous tentons de reconstruire notre monde, mais il faut se rendre à l’évidence, un tel massacre ne s’effacera jamais. Même dans dix siècles, après que tout aura été réparé, nous serons toujours marqués. Il faut l’accepter et agir en conséquence. Les faibles ne doivent plus déranger le bon équilibre des choses. Il est nécessaire qu’ils restent à leur place, c’est pourquoi le gouvernement ne revient qu’à ceux qui sont capables de le diriger. D’aucuns pensent qu’interdire l’éligibilité pour tous est tyrannique, mais c’est faux, c’est vital. La Nature a compris la leçon du passé et a sélectionné ceux qui pouvaient réparer le monde. Depuis cinquante ans que le peuple est retourné à la surface, cela marche comme ça et cela marche bien. Il n’y a plus de conflits. Tout le monde mange à peu près à sa faim, tout le monde a une chance. Chacun a une place définie et chacun l’occupe à la mesure de ses capacités. Mag le comprendra un jour. Pour l’instant, elle préfère changer de sujet.
— Tu as senti le tremblement de terre aujourd’hui ?
Je la dévisage, totalement surprise. Les tremblements de terre sont aujourd’hui notre lot commun, mais je n’ai pas senti celui-ci. Elle le devine, car elle ajoute :
— Bien sûr que non. Dans ta tour d’argent, tu étais bien trop loin. Eh bien, sache qu’à l’Ouest de la ville, le sol a encore bougé. Ce n’était pas bien méchant, mais ça a fait flipper les étudiants du campus voisin.
— L’Institut ira vérifier les sols pour comprendre le phénomène, dis-je.
— Il faut toujours que tu ramènes tout au boulot, c’est incroyable.
— Que pouvais-je répondre d’autre ? La toxicité de l’air, la fragilité de la terre et le bien-être des citoyens relèvent de l’Institut.
— Tout relève de l’Institut, je te signale. Tu travailles pour Big Brother, Lanie.
Je tique. Je n’aime pas quand on emploie des expressions d’avant Papillon, d’autant que celle-ci sous-entend que je travaille pour je-ne-sais-quelle mafia. Malheureusement, c’est mon lot quotidien. Il y a tellement de jaloux de ma situation et de celle de mes collègues que nous sommes sans cesse victimes de colportages de la sorte.
— Sur quoi travailles-tu en ce moment ?
Je lève les yeux au ciel comme chaque fois qu’elle veut m’interroger.
— Allez ! Un indice ! Sois sympa, quoi !
— Je travaille à l’Institut, je fais mes heures comme tout le monde, c’est tout. Il n’y a pas de quoi en faire tout un plat.
Mag grommelle mais elle n’insiste pas. Elle me connaît suffisamment pour savoir que c’est inutile.
— Mais dans ton boulot, y aurait-il de la place pour un ami super motivé ?
Une fois encore, je lève les yeux au ciel. Aujourd’hui, Mag a envie d’être particulièrement agaçante.
— Tu le connais, c’est Pierre, mon ami du Liberty Pub. Il cherche du boulot.
— Ce n’est pas le videur du Liberty Pub justement ?
— Si, mais il cherche un travail de jour. Pour pouvoir s’occuper de son fils, tu comprends ?
— Il ne peut pas demander de nouveaux horaires à son patron ?
— Lanie ! Tu es DRH ! Tu sais bien s’il y a un poste vacant à l’Institut !
— Je ne suis pas DRH, mais responsable du secteur quatre.
— Ouais, ouais… En attendant, tu contrôles tout ce qui se passe dans ton « secteur » et tu as un droit de regard sur le recrutement.
— Tu n’en sais rien.
— Parce que tu ne veux pas me le confirmer officiellement, mais j’en suis certaine. S’il te plait, Ninie, dis-moi que tu feras quelque chose pour lui.
Je soupire, ouvertement lasse.
— La semaine dernière, j’ai viré un ouvrier pour faute grave. Dis-lui d’envoyer son CV à mon bureau au cas où le poste serait toujours vacant.
Mag déglutit.
— L’usine ?
— Tu ne veux pas non plus que je lui offre mon poste ? Tu sais déjà ce que je pense du piston alors si ça ne te plaît pas, trouve-lui un autre job !
— Pardon… C’est juste que l’usine de l’Institut a une sinistre réputation. Le mode de vie y est dur… C’est gentil de lui proposer ça. Je lui dirai. Merci pour lui en tout cas.
J’acquiesce puis je l’embrasse. Je suis fatiguée et je ne veux plus qu’elle m’importune aujourd’hui. Elle semble le deviner, car elle me sourit avant d’emprunter l’allée qui mène jusqu’à son appartement. Elle m’adresse un dernier signe de la main et je tâche de lui répondre sans paraître agacée puis je file chez moi.
Plus je me rapproche, plus la population change. J’habite un quartier aisé. Mes voisins sont polis et propres sur eux, pas comme les gens avec qui je prends le tram. Ici, ils ont tous leur voiture, mais ils travaillent loin et ils aiment frimer. Je n’ai pas besoin de ça pour savoir ce que je vaux. Je salue d’un hochement de tête le couple qui loge en face de chez moi puis je claque la porte derrière moi. Je ne respire librement qu’à partir de cet instant. Je retire ma veste haut de gamme et la suspends au porte-manteau à côté de deux autres, un grand manteau lourd et sombre et un tout petit rose foncé. Je fais de même avec mon tailleur et je le remplace par mon vieux gilet. À la maison, j’aime être à l’aise.
— Comment s’est passée ta journée ?
La voix virile provient, comme d’habitude, de la pièce adjacente, la cuisine. Spencer est en train de préparer le repas du soir. Je les rejoins tous les deux et dépose deux baisers, le premier sur le front de Zoé, assise à la table en train de dessiner, la bavette de son goûter encore autour du cou, le second sur la joue de Spencer, puis je m’éclipse sans un mot. Il me pose la question tous les jours, mais je ne réponds jamais. Il n’attend pas de réponse d’ailleurs. C’est une sorte de routine entre nous pour montrer qu’il fait attention à moi. Spencer est professeur de CP doublé de directeur d’école. Il a toujours su faire avec les mômes et avec les choses qui leur servent de parents. Il veille sur Zoé qui a fait sa rentrée en grande section et qui a déjà tout pour réussir : un sourire d’ange ainsi qu’un caractère vif et aussi solide que l’acier. Je gagne mon bureau et m’y enferme. Je sors les quelques dossiers que je n’ai pas eu le temps d’examiner tout à l’heure. Je dois redoubler d’efforts si je veux battre Harry. Je scrute les pages de mes inspecteurs très rapidement. Je les recale tous en moins de deux heures. Neuf collaborateurs et une seule piste fiable ! Soit la Nature a mis un frein à sa propre évolution, soit je suis entourée d’incapables. Étrangement, j’opte plus pour la seconde solution. J’envoie un message sec à Aurélian qui leur passera un savon. Spencer m’appelle pour le dîner. Ce soir, on mange du saumon avec des haricots verts. Zoé rechigne, mais il lui explique que sous terre de pauvres personnes n’ont pas ça à manger. Je lui fais remarquer que c’est de leur faute et qu’ils ont choisi leur vie. Il s’essuie la bouche avant de me répondre très posément :
— Ils n’ont pas plus choisi leur sort que toi. Nos ancêtres ont choisi pour nous et nous avons la chance d’être nés du bon côté de la station de métro.
— Ils ne se sont jamais empressés de remonter. Ne compte pas sur moi pour les plaindre.
— Crois-tu vraiment que c’est si simple ?
— VEUX PAS DE POISSON !
La vive protestation de Zoé ponctuée d’un magnifique jet d’assiette clôt notre débat stérile. Je la punis et elle pleure tout en se tournant vers Spencer qui se montre inflexible. C’est bien l’un des rares points sur lesquels nous sommes toujours d’accord : l’éduquer correctement. Vaincue, Zoé récupère son assiette en plastique et nous nettoyons son remue-ménage. Je quitte la table en silence pour retourner travailler. Zoé veut m’accompagner, mais Spencer l’attrape et l’emmène prendre son bain en la faisant voler. Leurs rires sont les dernières choses que j’entends avant de refermer la porte. Contrariée, j’ouvre la fenêtre pour respirer un peu d’air frais et contempler un moment les étoiles. On peut bien les voir ce soir. Ça changera dans quelques semaines quand le brouillard va recommencer à nous envahir et avec lui, le froid et les pitoyables suppliques des manifestants en quête d’une vie meilleure…
Je reste ainsi jusqu’à ce que je me mette à frissonner. À ce moment, je ferme les volets. Je repense au dossier qui trône sur mon bureau à l’Institut. Les résultats étaient prometteurs, mais les analyses étaient loin d’être parfaites. La photographie du sujet se matérialise dans mon esprit ainsi que son identité: brune, frisée, pâle avec des petits yeux bleus et des cernes sombres.
— Alors, que nous caches-tu donc Mila Roscouvitcha ? Es-tu vraiment une Ultra ou me fais-tu perdre mon temps ?
Chapitre 5
L’autre
Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je dois faire ? Depuis que j’ai vu ces traces au sol, je suis comme paralysé. Je sais bien qu’ils existent, qu’ils vivent juste au-dessus de nous, mais je n’en ai croisé que rarement. Des légendes urbaines circulent à leur sujet. On dit que certains ont des malformations dues à la radioactivité et qu’ils sont répugnants, dégénérés, proches du monstre. Je n’y crois pas vraiment. C’est une histoire pour impressionner les enfants. Les Inites que je connais, ceux qui sont venus se réfugier sous terre, sont bien comme nous. Non, ce n’est pas cette peur qui m’envahit, là, tout de suite, c’est seulement que j’ignore leurs intentions, combien ils sont, pourquoi ils sont là. Je devrais peut être aller chercher Viny ? Ou peut-être pas. Vin ne ferait pas dans la dentelle. Allez, un peu de courage, Mitch ! On va voir. Si ça se trouve c’est juste un collègue qui fait son taf. La lumière serait allumée. Chasse cette idée, il faut aller voir. Je sens mon sang quitter mes joues et mes jambes se ramollir. Je ne tiens plus que grâce à la nervosité. Je m’avance doucement et lève la tête. Il n’y a pas de caméras dans ce coin-ci, pas encore, s’il m’arrive quelque chose personne ne le verra. Plus que deux pas et je suis dans le local. Un, deux…
Je cherche à tâtons le bouton du générateur d’électricité. Il n’y pas un bruit, mais je sens une présence. L’autre a dû m’entendre arriver. Sous mes doigts je caresse la paroi humide, à moins que ce ne soit ma propre main qui le soit. Là, ça y est, une partie lisse, puis cette grosse aspérité. Je la presse.
Un bruit sourd, des grésillements et la lumière se fait. Je balaye rapidement l’espace du regard. Rien. Est-ce que la fatigue me jouerait des tours ? Je devrais peut-être rentrer. Par acquis de conscience je regarde de nouveau, attentivement, cette fois, chaque partie du local. A gauche, le long de la paroi, ce n’est qu’une succession d’amas en tous genres : pierres, terre, fer, déchets. Au fond, face à moi, il y a deux pelleteuses ainsi qu’un boîtier de commandes pas encore câblé. Enfin, sur la droite, il y a quelques seaux, des pelles, des pioches, des bleus de travail, laissés là, à même le sol et un enchevêtrement de cylindres métalliques et de rails. Mon regard est accroché par un détail. Mon sang ne fait qu’un tour et mon cœur se fige. Là - bas, derrière un stock de fer, une mèche brune dépasse. Il y a quelqu’un. On nous dit tout le temps que l’on est susceptible de croiser un Inite, mais jamais ce qu’on doit faire concrètement. Renaud, un jour, m’a expliqué qu’il fallait rester le plus calme possible. Respire, c’est le moment de donner l’alerte. Mes idées se brouillent. Ne sois pas stupide, Mitch, si tu pars l’autre aura le temps de s’enfuir. N’oublie pas que tu ne sais pas ce qu’il veut, il n’est peut-être pas foncièrement mauvais. Je m’approche. Il faut qu’il sorte de sa cachette. Involontairement, l’image d’un visage horrible, déformé, me saute à l’esprit. Il peut rester planqué finalement ! J’hésite. Parle !
— Qui es-tu ? Qu’est-ce que tu veux ? Tu n’es pas le bienvenu ici !
Des tremblements dans ma voix trahissent ma peur. La mèche de cheveux a disparu. Il va bondir. Et s’ils étaient plusieurs ? Je m’arrête net.
— Je ne plaisante pas ! Qui es-tu ? Pourquoi tu te caches ?
A ce moment-là une silhouette se redresse, l’individu apparaît enfin : c’est une femme, un peu plus jeune que moi, il me semble. J’en reste sans voix.
— Ne, ne me faites pas de mal ! Je m’excuse, je…
Elle semble encore davantage effrayée. Elle tremble et ses vêtements, témoins d’un autre monde, sont aussi sales que les miens. Soudain elle fond en larmes. Encore une fois, comment suis-je censé agir ? Elle paraît inoffensive, mais si c’était une stratégie ?
— Je ne te ferai pas de mal. Ça ne sert à rien de pleurer. Que fais-tu là ? Ma voix est plus forte, je reprends de l’aplomb.
— Je fuis le IN.
Je l’observe minutieusement, mes yeux se plantent dans les siens. Elle semble dire vrai.
— Tu es au bon endroit dans ce cas.
Ses tremblements sont moins violents. Je m’approche doucement.
— Comment t’as fait pour venir ici ?
Ses muscles sont bandés, elle est sur la défensive.
— Je cherchais un moyen d’entrer en contact avec vous et on m’a dit que par ici, enfin au - dessus, un passeur pourrait créer une brèche. Cela fait trois fois que l’on essaye, mais ce n’est qu’aujourd’hui que ça a fonctionné. Vos conduits sont profonds et solides, d’après le passeur. Pourtant il a dynamité sur d’anciennes brèches !
Je soupire, des bombes toujours des bombes…
— Aujourd’hui il a réussi, l’espace était assez grand pour que je passe et je suis descendue. Il pensait qu’en arrivant là je ne serais pas loin d’un centre. J’ai suivi une ligne de métro en me disant que je rejoindrais une ville et puis je suis arrivée dans ce cul-de-sac. D’ici, j’ai entendu beaucoup de bruit et je n’ai pas osé ressortir. Je suis restée terrée.
Ça en fait du chemin ! Elle a cessé de pleurer.
— Ecoute, si tes intentions sont bonnes envers notre peuple, tu n’as aucune raison d’avoir peur. Elle hoche la tête. Je me rapproche encore.
— Pourquoi… Je ne finis pas ma question.
J’entends que des personnes arrivent. Les gars de Borderno, ils reviennent, ils vont colmater la brèche. S’ils la voient, je ne sais pas comment ils vont réagir ? Je sens la panique monter en moi. Les réactions de certains sont violentes. Je regarde aux alentours. Plusieurs bleus avec les casques ont été abandonnés là.
— Enfile ça ! lui dis-je en lui tendant un uniforme. Non… Je suis stupide, on se connait tous, ils verront tout de suite qu’elle n’est pas d’ici.
Sans plus attendre je quitte mon t-shirt et lui lance. Ses yeux clairs s’agrandissent.
— Enfile ça, dépêche-toi !
Je lui jette, également, mon pantalon et mes chaussures puis j’enfile un bleu et une paire de Rangers. J’entends les bruits de pas se rapprocher.
— C’est allumé, ce n’est pas normal !
Ils seront bientôt là. J’essaye de boutonner ce foutu bleu. Trop tard, les gars entrent dans le local. Fuentos accompagné de Lilian me regardent l’air plus surpris l’un que l’autre. Ils partent soudain dans un grand rire.
— Eh ben, Mitch, on s’en fait pas ! commence Fuentos.
— On comprend pourquoi t’es fatigué ces derniers temps. Raille Lilian.
Je jette un rapide coup d’œil à l’Inite, elle a eu le temps d’enfiler mes vêtements par-dessus les siens. Moi par contre je suis torse nu.
— C’est pas le lieu pour faire ça !
Je comprends alors leurs pensées, ils sont bien loin de la vérité, mais je joue le jeu.
— Je cherche un endroit pour être tranquille avec ma copine, comme je vis chez ma mère… mais il n’y a pas moyen, hein !
— Pour sûr, les gars de Borderno toujours sur le qui-vive ! me répond Lilian.
— Oui, toujours prêts, toujours actifs, me dit Fuentos tout en me faisant un clin d’œil lourd de sous-entendus.
— Tout est dans l’uniforme, renchérit Lilian. Je ris jaune.
— Tu ne devrais pas rester là, avec les éboulements c’est dangereux, me réprimande Fuentos qui a repris son sérieux.
— T’as raison, on va y aller.
J’attrape l’Inite par l’épaule et la tire vers moi. Tout en avançant, je finis de boutonner mon vêtement.
— Pfiuu on a eu chaud, soufflé-je une fois éloignés.
— Je croyais que je n’avais rien à craindre, pourquoi il a fallu se cacher ?
Sa question me déstabilise.
— Certains ont peur et peuvent mal réagir.
— Toi, tu n’as pas peur ?
— Je n’ai pas envie de croire que les Inites sont tous mauvais. Il y en a parmi eux, comme toi, qui n’ont pas choisi de naître dans le IN. Ils subissent tout ça… Et puis tu n’es pas très effrayante.
Je laisse échapper un petit rire, si elle savait que j’ai pensé qu’elle pouvait être un monstre.
— Qu’est-ce qu’on va faire, alors ?
Elle est toujours aussi sérieuse. Plusieurs idées me traversent l’esprit. Où sera-t-elle en sécurité ?
— Déjà, on va rentrer chez moi et je vais te donner d’autres vêtements.
Elle me coupe la parole.
— Je veux bien parce que, franchement, ceux-là, excuse-moi, mais ils puent. Ça me donne des hauts le cœur.
Je sens le rouge me monter aux joues.
— On m’a toujours dit que les Outiens vivaient dans la crasse et la poussière, mais je ne pensais pas que c’était à ce point.
Je laisse échapper un soupir. Pourquoi fallait-il que ce soit la fois où je n’ai pas pris de douche pendant trois jours pour qu’une Inite débarque et me prenne mes habits ? L’improbabilité de la situation m’arrache un sourire.
Nous remontons la ligne 7 rapidement et arrivons bientôt sur le croisement avec la ligne 6.
— On va prendre le métro, on ira plus vite.
Elle incline la tête puis retire mon t-shirt ce qui laisse apparaître son vêtement et un sac à dos ultra plat. Je ne l’avais, jusqu’alors, pas remarqué.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je sors de quoi payer.
Elle quitte son sac et fouille dedans frénétiquement.
— Payer ?
— Oui, le métro.
— Quelle drôle d’idée ! Personne ne paye, c’est le seul moyen de transport, il fait partie des indispensables à notre survie.
Elle ferme son sac rapidement. Je n’en ai jamais vu de pareil, la fermeture qui glisse est particulière. Je m’approche, méfiant.
— Qu’est-ce que tu as dedans ?
Elle me regarde, surprise, mais l’ouvre et me montre.
— Une gourde, des barres de céréales, de quoi écrire, une trousse de santé et un pull.
Les Inites se promènent avec de drôles d’objets. La dernière barre de céréales que j’ai vue était un vestige dans un distributeur de nourriture abandonné. Elle renfile mon vêtement et nous reprenons notre marche. Nous parvenons au quai, les gens nous dévisagent. C’est rare de voir quelqu’un en bleu au milieu des civils, surtout à cette heure. Je fais comme si de rien n’était et l’entraîne dans la première rame qui passe. Nous effectuons le trajet sans échanger un mot.
Une correspondance et quelques arrêts plus tard, nous arrivons chez moi. C’est modeste. L’habitation est creusée dans la roche. Pendant quelques instants, j’ai une appréhension : si je faisais entrer l’ennemi dans mon domicile ? Si je m’étais trompé et qu’elle soit dangereuse ? Si, comme dans le mythe de Troie, je courais à ma propre perte ? Il faut que je sonde son esprit. Je me concentre puis je la regarde : ses yeux bleus, ses cheveux bruns bouclés qui lui tombent en cascade sur les épaules, elle a tout d’une poupée. Elle n’est pas dangereuse.
— Entre, lui-dis-je, en poussant la porte en fer.
Elle marque un temps d’arrêt. Le coulissement des gonds laisse échapper un bruit sourd. Il faudra que j’huile tout ça. Ma mère a le sommeil léger, déjà je l’entends se lever.
— Où étais-tu passé ? C’est une heure du matin ! Trois jours que tu as disparu ! Je me faisais un sang de boue !! Tu le sais ça ? Avec tous ces évènements en plus, ces attaques qu’on ne dit qu’à demi-mot, j’ai cru qu’il t’était arrivé du mal. Travailler pour Borderno est devenu dangereux et… Sa tirade n’en finit pas.
Je vois que le comportement de ma mère rassure l’Inite. Elle doit se dire que, partout, les parents sont les mêmes. Quand elle a fini de me faire la leçon, ma mère remarque enfin l’étrangère. Je distingue une certaine joie dans son regard, car je ne lui présente jamais mes amis.
— Ah, bonsoir, pardon je n’ai pas été très polie. Gaja, enchantée, tu es une amie de Mitch ?
Celle-ci me regarde rapidement.
— Oui, bonsoir, je suis Mila, ce n’est pas une heure pour vous déranger, je m’excuse.
Je découvre enfin son prénom. Avec tout ce qui s’est passé je n’ai même pas pensé à le lui demander.
— Ce n’est pas grave, c’est de sa faute, dit ma mère en me désignant de la main. Pourtant, vous savez, j’ai tout fait pour qu’il soit bien éduqué !
Je lève les yeux au ciel. Mais cette remarque fait sourire Mila.
— Par contre mes enfants vous feriez bien de prendre un bain, dit ma mère sans ménagement.
Elle disparaît un instant puis réapparaît avec quelques vêtements propres.
— Je te laisse lui donner tout ce qu’il faut, je vais retourner dormir, explique-t-elle avant de regagner sa couche.
Notre logement se compose de trois pièces : une chambre que nous nous partageons, une cuisine qui nous sert également de salle de bain et une salle de vie. Gaja a suspendu des rideaux composés de boules en terre cuite afin de délimiter les espaces et de nous créer un peu d’intimité. Les murs sont en terre, creusés par endroits pour permettre de ranger les objets, seule la chambre dispose d’un pan en pierre ce qui en fait la pièce la plus humide et la plus froide. J’attire Mila dans la cuisine.
— Tu veux manger quelque chose ? demandé-je tout en avisant un maigre bouillon sur le feu et la moitié d’une miche de pain.
Celle-ci agite la tête en guise d’approbation. Je lui sers un bol et lui tends la moitié de mon repas. Tandis qu’elle commence à manger, je vérifie le conteneur d’eau, il est presque vide. Il faudra pourtant que nous tenions jusqu’à la fin de la semaine. Je remplis une petite bassine et la mets à chauffer à la place du dîner. La chaleur se répand rapidement dans la petite pièce. Je quitte mon bleu. Mila est gênée, elle n’ose plus lever les yeux de son bol déjà vide. Je m’approche du feu, il est important de transpirer pour bien se laver. Le reflet des flammes danse sur mon torse nu. Je saisis une boule pourpre, mélange d’argile et de graisse que je tends à Mila. Ses yeux se posent sur le savon puis sur moi. Ses joues sont roses, j’ignore si la soudaine chaleur en est l’unique cause.
— Sur l’étagère tu trouveras un strigile.
Elle ouvre de plus grands yeux encore.
— Un quoi ?
Je désigne le petit bout de fer recourbé.
— Un strigile.
— Qu’est-ce que c’est ?
C’est moi qui suis surpris, à présent.
— C’est pour te laver. Tu humidifies la boule d’argile et tu te frictionnes avec puis tu racles ta peau avec le strigile.
Un silence pesant s’instaure.
— Excuse-moi, on ne fait pas comme ça chez moi.
Je chuchote un peu plus.
— Nous n’avons pas beaucoup d’eau ici, mais tu pourras te rincer avec un linge détrempé.
Elle semble perplexe. Je prends, à mon tour, le savon que je trempe doucement dans la bassine que j’ai mise à chauffer et je frictionne mon torse.
— Tu vois la chaleur fait sortir les impuretés, le savon graisse la peau et le strigile permet d’enlever toute la saleté…
Je m’empare d’un linge propre et le trempe brièvement dans la bassine. Je parcours l’ensemble de mon torse.
— Je finirai ma douche après. Je te laisse prendre la tienne tant qu’il reste de l’eau, dis-je en quittant la pièce, mon bol de bouillon froid à la main.
Je n’arrive pas à y croire. Une Inite se trouve juste à côté ! C’est irréel. J’ai tellement de questions à lui poser, sur son monde, sur l’extérieur, sur elle. Je ne sais même pas par quoi commencer. Soudain Mila apparaît derrière le rideau.
— Ça a été ? Elle agite la tête.
— Je pense que tu es fatiguée, je te propose de dormir sur notre banquette.
Je désigne, de la main, le fauteuil sur lequel je suis assis. J’en suis fier, je l’ai récupéré, grâce à Borderno, dans une rame de métro abandonnée. Mila prend ma place.
— Ton sac, dis-je, en désignant l’objet du doigt. On va le cacher, personne n’en a de pareil ici.
Je m’approche pour le saisir, mais Mila affirme sa prise dessus.
— Je vais le dissimuler sous la banquette.
J’acquiesce tandis que je regagne la cuisine. Alors que je passe le rideau, je l’entends me dire de sa voix frêle.
— Merci, Mitch. Je me retourne brusquement, inquiet.
— Comment sais-tu mon nom ?
Mais elle, tout naturellement, me répond.
— Les gars dans le conduit tout à l’heure, ta mère, c’est comme ça qu’ils t’ont appelé.
Effectivement. Je la regarde réprimer un baillement et vais me coucher.
— Mitch, debout.
Je laisse échapper un murmure.
— Mitch !
La voix se fait plus forte. Péniblement, j’ouvre les yeux et je vois ma mère. Soudain tout me revient à l’esprit : le conduit 7, Mila, l’Inite dans notre salon. Je me redresse précipitamment et retiens une plainte. Mes muscles refroidis sont encore plus douloureux que la veille.
— Tu vas être en retard au travail, c’est 6h40 et il y a ton amie qui t’attend, elle est réveillée.
Je hoche la tête. La veille j’avais eu du mal à m’endormir avec tout ça, mais mon extrême fatigue avait fini par l’emporter.
— Je vais à l’atelier, poursuit Gaja en passant le rideau de perles. À ce soir.
Je me frotte les yeux. Il fait toujours très sombre chez nous et il me faut un petit temps pour parvenir à tout distinguer. Je me lève, déjà habillé, et apparais dans l’autre pièce. Effectivement, Mila est là, assise sur le canapé, réveillée. Je pense que j’aurais trouvé ça charmant de la surprendre endormie.
— Bonjour.
Elle affiche un timide sourire.
— Tu as bien dormi ?
Je comprends à ses yeux encore rouges qu’elle n’a pas passé une très bonne nuit.
— J’ai eu du mal à trouver le sommeil.
Je grimace.
— Mais la banquette était confortable, c’est juste qu’il y a beaucoup de nouveautés.
Elle semble avoir peur de me vexer.
— Je comprends, tu veux peut-être manger quelque chose ?
— Oui, je veux bien.
Je passe dans la cuisine, elle me suit. Ma mère a préparé une bouillie de racines. Je lui en tends un bol.
— C’est joli !
— C’est de la céramique faite par Gaja. Elle est potière. Moi, je pense qu’elle devrait se mettre à son compte, elle a du talent et pourrait faire ses propres modèles, mais elle a peur de se lancer.
Je me sers un bol à mon tour.
— Je ne vais pas avoir beaucoup de temps à t’accorder. Je dois filer au taf.
Elle affiche une moue contrariée.
— Je ne peux pas me permettre d’être trop en retard. Par contre, j’essayerai de partir plus tôt ce soir.
Elle secoue la tête en signe d’approbation. Elle n’est pas très bavarde.
— Bien, dis-moi, pourquoi es-tu venue ici ?
Elle ouvre de grands yeux.
— Je, je… je voulais fuir… l’Institut.
— C’est donc vrai tout ce que l’on dit sur cette autorité tyrannique ! Pourquoi tu les fuis exactement ?
— Je ne sais pas, il y a des personnes qui ont commencé à me suivre, j’ai peur qu’ils veuillent faire des tests sur moi.
Cette fois, c’est moi qui ouvre de grands yeux.
— Sous terre, on dit que les Inites sont gouvernés par une seule entité et que seuls ceux qui sont au pouvoir ont une vie en or. Elle acquiesce. On dit aussi qu’ils font des tests sur une partie de la population, que pour eux ce n’est que du bétail.
— C’est ce dont j’ai peur.
J’avale la dernière bouchée de ma bouillie que j’ai globalement gobée tout rond.
— On dit aussi que, à cause de la radioactivité, certaines personnes ressemblent à des monstres.
Elle se redresse vivement. Je n’aurais peut-être pas dû dire ça.
— Non. Il y a des personnes qui sont malades, mais ce ne sont pas des monstres.
Ses yeux se parent d’un voile de tristesse. Il faut que je me rattrape.
— Ce sont des mythes que l’on raconte. Tu sais, je n’y connais rien, j’ai toujours vécu sous terre.
Elle agite la tête ce qui fait danser les boucles brunes qui encadrent son visage. C’est assez adorable.
— Moi non plus, je ne connais rien à ton monde. On le décrit comme un lieu où il fait chaud, où les gens vivent dans la poussière et la saleté. Je dois dire que ce que j’ai vu hier vient confirmer ceci.
J’émets un soupir, tout en me levant. Essaie-t-elle de me blesser à son tour ?
— Hier, c’était, comment dire, particulier. On vit sous terre, c’est un fait, après, tu as pu le constater, nous savons nous laver.
Elle sourit.
— Il faut vraiment que j’y aille. Je te propose de rester ici.
Je regarde rapidement autour de moi.
— Je suis désolé, il n’y a pas grand-chose à faire. Nous avons quelques vieux livres dans le salon… Je reviens le plus vite possible.
— Merci.
Je quitte la maison précipitamment. Je suis vraiment très en retard, plus que d’habitude, c’est dire ! Je ne sais pas si j’ai raison de la laisser chez moi, mais je ne vois pas de lieu où elle serait plus en sécurité. Et puis on ne peut pas dire qu’il y ait beaucoup de biens à voler. Je remonte la rue et j’aperçois le métro qui arrive au loin. Si je me dépêche, je pourrai l’avoir. Il est plein. D’où vient tout ce monde ? Est-ce parce qu’il est plus tard que d’habitude ? Je le regarde partir sans pouvoir monter. Il n’en sera pas de même pour la prochaine rame. Une dizaine de minutes plus tard le second métro apparaît. Les wagons sont également pleins à craquer. Je joue des coudes et finis par me frayer un chemin. Il faut dire que je ne suis pas bien épais. La chaleur est insoutenable. Je repense à ce que me disait Mila et à cette histoire de propreté. Il fait toujours très chaud, on transpire, la poussière nous colle à la peau… mais on se douche tout de même ! Je crois que sa réflexion m’a blessé. C’est donc ça, l’image qu’ils ont de nous ! Les portes s’ouvrent à nouveau ce qui laisse entrer une bouffée d’air tiède. Dans un arrêt, ce sera à moi de descendre.
— Pardon, pardon.
Je me glisse jusqu’à la sortie. Là, je regagne Borderno à grandes enjambées. Je n’ai pas besoin d’acheter à manger pour ce midi puisque j’ai pris un petit-déjeuner. Cela me fait gagner du temps. Je salue rapidement Louis de la main.
— Dépêche-toi, petit !
Ça y est, j’y suis. Je pousse l’épaisse porte en taule du local. Il est vide. Les gars doivent être dans les conduits. J’enfile mon bleu et passe la porte du fond. J’entre dans la salle des machines. Barry est là, ainsi que toute l’équipe. Il se passe quelque chose de grave. Viny m’aperçoit et me fait signe discrètement de les rejoindre. Sur la pointe des pieds, je me rapproche. Peut-être qu’avec un peu de chance le chef ne se rendra pas compte de mon retard.
— Comme je viens de vous l’expliquer, ils s’infiltrent. Il y a des Inites dans nos sous-sols. Et nous pensons même qu’il y a une taupe. Nous vous demandons, donc, d’être particulièrement vigilants.
Son intonation est grave et lasse, il semble épuisé. La nuit a dû être longue. Vin, lui, a les yeux qui brillent comme en enfant devant un fruit frais. Nous n’en mangeons qu’exceptionnellement, quand les passeurs nous en livrent. C’est très rare et ça en fait une denrée précieuse. Il n’y en a jamais assez pour toute la population alors on les donne, en priorité, aux enfants. J’ai eu la chance de manger une pomme, une fois, ce qu’elle était juteuse !
— Reprenez votre travail et soyez vigilants.
Barry me tire de ma rêverie. Il s’éloigne puis soudain se retourne.
— Mitch, que ce soit la dernière fois. Je t’attends dans le local.
Mon retard n’est pas passé inaperçu. Je prends une moue résignée. Vin, lui, a le sourire.
— Mais t’étais où ?
— Je ne me suis pas réveillé, c’est à cause de toutes ces patrouilles et puis les métros étaient pleins ce matin.
— Oui, c’est normal, il y a encore eu des pannes.
Je le regarde surpris.
— Dès 5h, tout le circuit était bouché… et Barry a enfin reconnu que nous étions attaqués. Il n’a pas eu le choix en même temps, il y avait une énorme roche sur les rails, à la station Jewel-S, au croisement du M2 et M4 et personne ne sait comment elle a fait pour arriver là. Ce n’est pas dû à un éboulement et sur les vidéos on ne voit rien.
— Comment c’est possible ?
— La taupe.
— Tu crois vraiment que quelqu’un de chez nous…
— Oui, c’est sûr, il y a un traître.
Je déglutis, Viny poursuit.
— Moi non plus, je ne comprends pas comment on peut seulement envisager d’aider des Inites. Ils sont l’oppression, nous, nous sommes la liberté !
Je ne l’entends que d’une oreille. Je me sens mal. Est-ce que le fait d’aider Mila fait de moi un traître ? Je détourne légèrement la conversation.
— T’as trouvé quelque chose, hier, dans les conduits ?
— Non, rien et crois-moi que je suis déçu. Je n’attends que ça de tomber sur un Inite pour leur montrer ce qu’on en pense de leur régime totalitaire.
Je ris jaune. Heureusement que Mila m’a rencontrée, moi.
— Ce n’est pas tout, Mitch, mais il faut qu’on se remette au travail… enfin que tu te mettes au travail, dit-il en s’esclaffant.
Il me donne une grosse tape sur l’épaule, ce qui me propulse jusqu’à la porte du local. Il me fait un signe du pouce, l’air serein. J’entre, Barry est derrière le guichet de la banque. Il a les traits tirés et les yeux cernés. J’espère que ça ne va pas influencer son humeur.
— Mitch, tu sais que je te considère comme mon fils, mais ça ne peut pas durer. Tu ne peux pas être constamment en retard.
Je baisse les yeux. D’habitude je n’ai que quelques minutes de retard, mais aujourd’hui plus d’une demi-heure, je reconnais que ça fait beaucoup. Pourtant, pour une fois, j’ai une bonne excuse, mais c’est la fois de trop, justement. Il poursuit.
— Quand tu étais mécanicien, cinq minutes de retard, et pas une de plus, ça pouvait passer, mais maintenant que tu es coordinateur des voies…
Barry ne termine pas sa phrase, il me regarde les yeux brillants. J’ai du mal à réaliser ce qu’il est en train de me dire.
— Suite aux problèmes qu’il y a eu ces derniers jours, l’entreprise a jugé qu’il nous fallait un coordinateur supplémentaire. Nous avons discuté toute la nuit, au Siège, des mesures à adopter. Nous savons que tu as des capacités psychiques particulières, que tu es un Ultra mais, comme tu le sais, dans notre monde on gravit les échelons. Personne n’a de privilèges. Il faut prouver qu’on mérite sa chance.
J’ai les oreilles qui me bourdonnent et le sang qui afflue à mes joues. Je suis promu !
— Tu commences dès aujourd’hui et tu comprends bien qu’avec ces nouvelles responsabilités, tu ne peux pas te permettre d’être en retard.
Je hoche la tête en signe d’approbation.
— Oui, évidemment. Barry, je te remercie, je ne sais vraiment pas quoi dire.
Je me sens soudainement bête.
— Tu n’as pas à me remercier, tu es le seul responsable de ta destinée. Bon, file bosser maintenant ! T’as suffisamment de retard pour la journée. James est dans la salle 027, il va te montrer comment ça fonctionne, mais, je ne me fais pas de souci, tu comprendras vite.
Un clin d’œil vient appuyer sa dernière phrase. Promu, je suis promu, j’aurai un plus gros salaire et des tâches plus intéressantes ! Je me retiens de sauter de joie. Je n’ai jamais caché mes dons et j’ai eu raison. Ma mère au début avait peur. Dans notre société, il y a deux types de personnes, les normales et celles pourvues de capacités hors normes.
Les conditions de vie difficiles ont permis à certaines personnes de développer de nouvelles aptitudes. Généralement, on distingue trois types d’évolution :
* physique : cela passe par une meilleure résistance aux évènements extérieurs, une plus grande force et une endurance accrue.
* mentale : les individus analysent les problèmes et les personnes plus vites, trouvent donc rapidement des solutions et sont plus attentifs à leur environnement. Ils ont aussi une meilleure mémoire et, selon certaines rumeurs, peuvent faire de la télépathie ou de la télékinésie.
* émotionnelle : ces personnes développent une forte empathie, ils ont une meilleure maîtrise de leurs sensations et de leurs sentiments. On raconte qu’ils parviennent aussi à maîtriser l’énergie de l’âme des autres.
Les personnes qui se trouvent dépourvues de ces capacités ont parfois peur, et ce, à cause des Inites. Dans leur monde, seuls les Ultras ont le pouvoir et ils asservissent le reste de la population, font des tests sur eux, les utilisent et les manipulent. C’est contre ça que nous nous battons ! Mila. Ma joie s’efface. Avec ces nouvelles responsabilités je ne pourrai pas partir plus tôt.
Pris dans mes pensées, je remarque, qu’instinctivement, je me suis dirigé jusqu’à la salle 027. Je pousse la porte, James est en train de s’afférer sur un grand écran. Plusieurs autres sont allumés, on y voit les différents circuits traduits par des signaux électriques. Sur les caméras du fond, ce sont carrément les images, en temps réel, des conduits qui sont retransmises. C’est la connexion caméra. Je comprends rapidement, le clin d’œil de Barry prend tout son sens. On ne m’a pas promu uniquement pour aider l’équipe de coordination. On attend de moi que je démasque la taupe ! James me coupe dans ma réflexion.
— Salut, Mitch, je ne t’avais pas entendu entrer. Je suis content que tu sois là ! C’est la folie aujourd’hui. Prends un siège. Il faut re-coordonner toutes les lignes de métro, ils nous ont mis un sacré bazar.
Tandis qu’il me parle, il actionne différentes commandes, appuie sur des boutons, se lance dans des calculs, panique, reprend son calme. Des voyants s’allument puis s’éteignent. Je remarque, alors, certaines cohérences entre ses actions et les répercutions qu’elles ont à l’extérieur. Ainsi commence mon apprentissage.
Chapitre 6
L’Institut
Je me lève avant la sonnerie de mon réveil et le coupe afin de n’embêter personne. Il fait encore sombre dehors. Je me prépare soigneusement, enfilant un élégant tailleur noir. J’aime paraître sérieuse lorsque je rencontre un Potentiel… ou un Ultra en puissance comme le dit Spencer. Sérieuse et intimidante. La première impression est toujours primordiale et les Potentiels sont nettement plus coopératifs quand ils te respectent tout de suite.
Dans la cuisine, je me prépare un thé et je grignote rapidement une galette de riz avant de prendre ma veste sur le porte-manteau. À l’étage j’entends enfin le réveil de Spencer qui est censé retentir quinze minutes avant le mien. Je souris et attends un instant sur le seuil. Je perçois un « bonne journée » étouffé. Je lui réponds un « bisous » d’une voix forte et je claque la porte. Je ne lui avouerai jamais, mais j’aime l’entendre avant de partir. La fraicheur matinale m’assaille sitôt le pied dehors. Je relève le col de ma veste, salue poliment mon voisin au volant de son stupide bolide et prends la direction du tramway. Je retrouve Mag au croisement et elle me gratifie d’un grand sourire. J’essaie de lui répondre du mieux que je peux sans ralentir l’allure. Aujourd’hui, une journée particulièrement pénible s’annonce.
— J’ai parlé à Pierre. Il souhaiterait t’inviter à prendre un verre pour te remercier.
Je lève un sourcil, surprise. Je n’ai pas oublié la promesse que m’avait extirpée Mag hier, mais quand même, je suis surprise.
— Je regarde mon emploi du temps et je réfléchis à sa proposition, dis-je.
À vrai dire, je n’ai pas du tout envie d’accepter cette invitation, mais il est encore trop tôt pour froisser Mag. Je lui ferai part de mon refus plus tard. En attendant, on se tasse sur le quai. Il y a plus de monde que d’habitude et je sais pourquoi : c’est l’Approvisionnement. Tous les trimestres, les grands malades se rendent à l’Institut pour chercher le nouveau sérum. En effet, ce dernier est constamment retravaillé et adapté aux besoins de chaque patient. L’irradiation est un mal que l’Institut traite avec le plus grand sérieux et la plus grande méticulosité. J’ai, pour ma part, supervisé de nombreux dossiers. Ce n’est pas mon domaine d’expertise à proprement parler, mais la demande est si forte que tous les référents mettent la main à la pâte. Les derniers examens n’avaient pas permis de baisser le nombre de nécessiteux. La toxicité de l’air ayant stagné, le résultat était prévisible, mais les laborantins voient ceci comme un échec et cherchent un moyen de redresser la barre au prochain trimestre.
Beaucoup de personnes nous lancent des regards de travers, à Mag et à moi – plus à moi d’ailleurs. Ils ont vu mon badge de l’Institut et ça ne leur plaît pas. Pour changer. Je les entends murmurer mais je n’y prête pas attention. Ils n’en valent pas la peine. Finalement le tramway arrive et ses portes s’ouvrent. Mag m’enlace brièvement et file. Elle travaille dans le quartier et n’a donc pas besoin de se serrer dans ce tube métallique nauséabond. Il y a déjà énormément de monde à l’intérieur. La ligne provient de la périphérie, là où les gens les plus démunis résident. Je me glisse tant bien que mal contre une vitre tandis que les portes se referment alors que les deux tiers n’ont pas eu de place pour monter. Je les entends protester avec virulence, frapper contre le tramway. Ces ignares craignent de ne pas arriver à temps pour récupérer leur traitement. Ils insistent donc pour monter eux aussi. Heureusement, les agents de la sécurité urbaine, sur le qui-vive à la demande de l’Institut, remettent de l’ordre et le tramway se met enfin en branle. Le trajet est particulièrement inconfortable. Un maçon puant est collé contre moi et m’offre le spectacle de sa mâchoire jaunâtre et édentée en guise d’excuse. Je crois qu’il essaie de se montrer agréable. C’est raté. Au fil des arrêts, quelques personnes sortent, mais il y en a toujours plus qui tentent de monter, sans succès la plupart du temps, et au bout de treize minutes, je suis recrachée avec les autres dans un mouvement de foule. Nous sommes à une rue de l’Institut, et comme un seul homme, nous empruntons tous le chemin pour nous y rendre. Toutefois au premier angle, j’aperçois les barrières qui tracent la file d’attente. Les autres voyageurs la remarquent aussi et grommellent. Ils savent qu’ils vont devoir patienter plus d’une heure. Mécontents, je les vois se ranger dans la queue et chose surprenante, ils le font de manière à peu près civilisée. Je me décale sur la gauche et me mets à longer la longue rangée d’hommes et de femmes. Elle fait plus de deux cents mètres. Pour l’occasion, les portes à double battant de l’Institut sont obstruées. On ne peut rentrer que par la porte de droite, celle qui débouche sur la file. Cinq marches d’escalier permettent d’y accéder. Je les grimpe et présente mon badge au vigile qui m’ouvre la porte de gauche, normalement verrouillée. Les irradiés protestent devant cette injustice, mais je les ignore magistralement. À l’intérieur, je grimace. Dans le vaste hall, la file continue jusqu’aux sept tables placées les unes à côtés des autres, sur lesquelles trônent des ordinateurs portables. Derrière elles, des centaines de cartons étiquetés de la taille de petits colis sont soigneusement rangés et classés par ordre alphabétique. Sept tables. Sept responsables de secteur. Ce trimestre encore, on est chargé de remettre personnellement les sérums. Depuis qu’il y a eu une grosse et regrettable erreur qui a failli coûter la vie à trois patients, on nous a confié cette tâche pénible et monotone. J’ai cru – ou plutôt espéré – qu’un an après, ils confieraient à nouveau cette mission aux commis comme avant. Raté. Je salue quelques collègues qui se rendent au laboratoire. Aurélian arrive à ma rencontre. Il descend tout droit de son bureau et me tend un thermos rempli de thé. Je le remercie, car je vais en avoir besoin.
— J’ai convoqué les pisteurs à dix heures pour leur faire part de votre mécontentement.
Parsson sait qu’il doit présenter Mila Rouscovitcha à seize heures.
J’acquiesce puis jette un regard dégoûté à la table qui m’attend.
— Ce n’est que pour une matinée, me réconforte-il.
— Posez le dossier Rouscovitcha sur mon bureau, déclaré-je en l’extirpant de ma chemise.
Je veux pouvoir l’examiner dès ça terminé.
J’ai mis tellement d’animosité dans mon « ça » qu’Aurélian n’a pas pu s’empêcher de sourire. Il sait combien je déteste le contact avec autrui. Il acquiesce et s’éloigne. De mon côté, je prends place à la table du fond, ouvre l’ordinateur portable et l’allume avec mes identifiants. Je sens des yeux furieux et impatients fixés sur moi. Je consulte l’heure sur mon ordinateur. L’Approvisionnement ne commence pas avant dix minutes. Très vite, je jette un coup d’œil à la montagne de stock. Deux commis se tiennent debout derrière moi. Ils auront pour tâche de récupérer le carton de sérum pendant que je m’occupe de la partie administrative. Je me connecte à la liste interactive et les noms de tous les grands malades s’affichent par ordre alphabétique. Harry arrive et me salue. Mes cinq autres collègues, Jules, Esteban, Irvin, Dorian et Timothée ne tardent pas à faire de même. La foule s’agite, mais ça ne perturbe nullement mes collègues. Je peux sentir la faiblesse des irradiés et cela m’irrite. Sur la liste interactive, je vois apparaître mes collègues. Ainsi, dès que l’un d’entre nous prendra un patient pour son approvisionnement, les autres le verront. Nous sommes en place. Je regarde une nouvelle fois ma montre. Il est l’heure. Ni plus ni moins, je fais signe au premier malade d’avancer vers moi. C’est un quinquagénaire chétif à la mine hâve. Il me donne ses papiers d’identité si bien que je le retrouve aisément dans la base de données et double-clique dessus. Son nom passe en surbrillance. La liste commence à s’éclairer de toutes parts ce qui m’indique que les autres ont commencé eux aussi. Le malade me donne tous les documents dont j’ai besoin : ordonnance, résultats des derniers examens, carte vitale, RIB. Lauren, l’une des commis, me tend un paquet. Je vérifie qu’il contient bien ce qui a été prescrit au malade puis lui tends. Je fais signe à une nouvelle personne d’approcher pendant que le précédent s’en va par la porte de gauche à présent ouverte et surveillée par un vigile. Je tâche de ne pas soupirer quand une vieille femme se plante devant moi et me tend ses documents. Je suis rapide et efficace, mais c’est une routine qui m’ennuie déjà…
À l’heure du déjeuner, j’ai fait passer près d’une cinquantaine de personnes à l’instar de mes autres collègues. Les visages ont défilé, mais je n’ai jamais pris le temps de les retenir. Je reconnaissais leur mal et c’était déjà bien assez. Quand la dernière, une certaine Rolande Bird, part avec son paquet vital, Harry se tourne vers moi et me sourit. Dans mon dos, une douzaine de cartons n’ont pas trouvé de propriétaire, plus qu’au dernier trimestre.
— Voilà qui est fait.
J’acquiesce silencieusement et le suis jusqu’au réfectoire. Il n’y a eu que quatre débordements ce matin. Un record ! D’habitude, on en essuie le triple.
— Bon, à ton avis, il y aura combien de vols et combien d’arnaques à l’assurance ce trimestre ?
Je ne réponds pas. Chaque trimestre, des malades se font cambrioler voire braquer sur le chemin du retour. D’autres qui se croyaient malins le font seulement croire. Dans les deux cas, ces gens-là reviennent dans l’espoir d’obtenir un nouveau stock. Le marché noir grouille de sérums, car en fonction des résultats des examens des malades, l’Institut ne prend pas en charge le traitement à la même hauteur : les plus atteints sont couverts à 100 % jusqu’à 10 % pour les moins frappés. Or comme le traitement est très coûteux, beaucoup de personnes peu couvertes éprouvent des difficultés à payer, ainsi que le montre le nombre de cartons encore présents. Ces gens-là préfèrent prendre le risque d’acheter un sérum inapproprié à leurs besoins au marché noir mais à un prix plus modéré. Allez comprendre… Timothée me regarde avec insistance. Je réponds donc :
— Pour le nombre de vols, je l’ignore. Pour le nombre d’arnaques, cela dépendra du nombre de suicidaires.
En effet, un fraudeur démasqué est banni à vie du programme de l’Institut ce qui équivaut à une condamnation à mort pure et simple. Même le marché noir rechigne à fournir convenablement les parias de l’Institut. Timothée me dévisage gravement.
Il n’a pas apprécié ma réponse.
— Sait-on au moins combien de vols il y a eu le trimestre dernier ?
— Non. Ce qui se passe entre la livraison et les examens de contrôle ne me concerne pas.
— Tu as tort, me répond-il. La santé des grands malades nous concerne. Si leur provision est dérobée, ils ne guériront pas. Or si l’Institut ne guérit plus personne, les patients n’auront plus confiance en nous.
— Ce n’est pas l’impression qu’ils m’ont donnée ce matin, rétorqué-je aussitôt.
Cela fait rire Harry qui m’approuve. Timothée n’ajoute rien mais il est sévère. Il a toujours été intéressé par les malades et je le soupçonne d’espérer secrètement qu’ils guérissent tous complètement. Je ne dis pas que je ne le souhaite pas, mais il y a des limites. Timothée s’attache trop à eux ce qui altère son jugement. Je me restaure rapidement et prends congé.
Le dossier Rouscovitcha m’attend tranquillement sur mon bureau ainsi que le rapport de l’entretien avec les inspecteurs de terrain. Aurélian leur a passé le savon que je voulais. Je suis contente et reporte mon attention sur les informations qui m’intéressent : Mila est une gamine de dix-huit ans. D’après le rapport, elle est capable de soulever des charges douze pour cent plus lourdes que la moyenne. Ce n’est pas particulièrement spectaculaire. En revanche, ses analyses sanguines affichent un taux de globules rouges trois fois supérieur à celui d’un sujet lambda. L’air circule donc beaucoup plus facilement ce qui se traduit par une capacité à rester longtemps en apnée. Le corps de cette fille apparaît comme plus endurant, comme celui d’un Ultra – un être qui exploite une plus grande partie de son cerveau, lui ouvrant, de ce fait, des capacités hors normes. Sa naissance et ses anticorps pourraient d’ailleurs permettre d’aider son frère, Aleksei, de six ans son aîné, irradié de longue date. Les mutations sont fréquentes dans les familles touchées, même si l’Institut n’a pas encore expliqué pourquoi. Dans la même veine, le dernier détail qui m’interpelle, c’est que le rapport ne mentionne que très peu de passages chez le médecin. Mila n’y est presque jamais allée alors soit ses proches sont trop accaparés par les maux de son frère pour s’occuper de ses rhumes, soit elle dispose d’un système immunitaire très performant. Le fait que ses visites aient commencé à se raréfier à partir de ses dix ans, c’est-à-dire à partir de la période où les premières mutations Ultra commencent à poindre chez un sujet, laisse plus tendre vers la seconde hypothèse.
Aurélian frappe à la porte. Je lui fais signe d’entrer quand je constate qu’il est mal à l’aise. Je n’aime pas ça.
— Qu’y a-t-il ?
— Parsson a perdu la trace de Mila Roscouvitcha. Il vient de m’en informer.
— Pardon ? sifflé-je.
— Elle n’est pas venue au rendez-vous qu’il lui a fixé et quand il est allé chez elle, il s’est rendu compte que sa famille ne l’a pas vue depuis deux jours, autrement dit depuis qu’il a constitué le dossier pour vous.
Je me suis tellement renfrognée qu’Aurélian s’est liquéfié sur place.
— Où habite-elle ?
— Dans un quartier ouvrier à l’Ouest de la ville.
— À l’Ouest, dis-tu ?
Je me suis rappelé les paroles de Mag : le sol avait tremblé dans cette région. Je me suis levée d’un bond et suis sortie. J’ai rejoint le bureau de Dorian à toute allure, ai frappé et suis entrée sans attendre sa réponse. Il m’a dévisagée, étonné.
— C’est toi qui as pris en charge le tremblement de terre d’hier ?
— Exact. Comme souvent.
— En connais-tu la cause ?
— Bien entendu. Des Pesticides ont fait sauter de vieilles fondations. Un travail grossier à la dynamite.
— Des désertions ?
— Encore aucune preuve. Pourquoi ?
— Pour rien. Merci. Tiens-moi au courant, s’il te plaît.
Et je suis sortie. Aurélian m’a rejointe dans le couloir.
— Annulez mes rendez-vous. Je vais sur le terrain.
Il reste pantois. Il sait à quel point je déteste ça. Seulement, je déteste encore plus apprendre que mes pisteurs ont perdu mes Ultras Potentiels ou pire qu’ils les ont laissés filer pour devenir un Pesticide, c’est-à-dire un être fuyant le IN pour se réfugier sous terre. Aurélian opine et se saisit de son téléphone. Je quitte aussitôt l’Institut et me rends vers le T7, un tramway que je n’ai pris que dans de rares occasions… jamais agréables. Cette fois ne fait pas exception à la règle. La rame est presque vide ce qui me permet de réfléchir. Si Mila Rouscovitcha est vraiment descendue, je dois la récupérer.
Le tramway s’est arrêté. Je sors en toute hâte. Le paysage est nettement différent de celui que je côtoie d’habitude. Beaucoup plus délabré. Comme abandonné depuis des années ; un quartier ouvrier où les moyens sont très limités. Ce secteur fait partie de ce que certains appellent « les bas quartiers ». Il ne m’a pas fallu longtemps pour retrouver le lieu de l’explosion. J’ai suivi les panneaux annonçant des travaux et suis allée à la rencontre du chef de chantier. J’ai exigé qu’il me conduise au précipice le plus récent. De prime abord, il m’a prise de haut et a affiché un sourire goguenard. Son regard est ensuite tombé sur mon badge et il a ravalé ses railleries. Il m’a conduite sans rechigner. J’ai observé la crevasse : elle mène directement dans un tube en sous-sol. Mila est descendue.
— Madame, si je puis me permettre, pourquoi vous êtes-vous déplacée en personne ? Pour des cas aussi simples, nous envoyons directement nos rapports à l’Institut. Nous l’avons d’ailleurs fait parvenir ce matin.
— Je n’ai plus besoin de vous, merci, répliqué-je sèchement. Je vais me débrouiller seule à présent.
Je l’ai gratifié de mon regard le plus froid et il est parti sans rien ajouter. Personne ne me contredit quand je parle sur ce ton. Je regarde le trou par lequel Mila, j’en suis certaine, a essayé d’échapper à la société. Je peux déjà sentir le relent des effluves souterraines et cela m’écœure. Je contemple mon tailleur impeccable avec une pointe de regret puis me lance à mon tour dans cette descente aux Enfers.
Chapitre 7
Mila ne peut pas rester
La matinée, avec mon retard et toutes ces nouvelles informations à assimiler, passe très rapidement. En fin de journée, le réseau est rétabli et a repris un fonctionnement normal. James dit que je suis autonome pour certaines tâches mais qu’il doit encore me former pour d’autres manipulations. Nous verrons ça demain, car l’équipe de nuit arrive pour nous relayer. Nous quittons donc la salle 027.
— Je ne sais pas si Barry te l’a dit mais nos horaires changent. Cette semaine nous sommes de jour mais la semaine prochaine nous serons peut-être de nuit.
Non effectivement, je l’ignorais. Jusqu’à présent mes connaissances sur les coordinateurs se résumaient à savoir qu’ils étaient trois : Pilate, Adela et James.
— T’as bien bossé aujourd’hui. Je te dis à demain, sept heures tapantes !
James s’éloigne. Je quitte avec empressement mon bleu que j’avais gardé jusque-là. Je me demande si j’aurai l’uniforme des coordinateurs. Un bleu amélioré qui se distingue par sa couleur verte. Il faut que je me dépêche, j’avais promis à Mila que je ne rentrerais pas trop tard et il est déjà 20h.
— Ça s’est bien passé ? me demande Barry de derrière le comptoir.
— Oui, super.
Viny apparaît à son tour dans le local.
— Alors comme ça on laisse les copains ?
— Tout de suite les grands mots !
Viny part dans un rire tonitruant.
— Je plaisante, je suis content pour toi ! Ça te conviendra mieux, ces derniers temps j’avais peur que tu ne tiennes pas le coup physiquement.
Il me montre, fièrement, un bras musclé qui fait deux fois le mien. Vin est un Ultra physique, il n’a aucun mérite.
— Bon, je dois y aller, dis-je brusquement.
— Tu ne viens pas avec nous ce soir ? s’inquiète-t-il.
— Laisse-le respirer, il veut annoncer la bonne nouvelle à sa mère. Tu lui passeras le bonjour d’ailleurs, Mitch ! intervient Barry.
— Oui, chef !
— Non, mais il faut vraiment que tu viennes, il faut qu’on fête ça ! insiste mon ami.
— Tu ne comprends pas qu’il en pince pour toi, explique Barry, soudainement d’excellente humeur.
Je vois Viny fondre sur moi pour me serrer dans ses bras.
— Il faut vraiment que j’y aille.
Vin me soulève du sol et m’emmène hors de Borderno sous les encouragements amusés de Barry. Il ne me lâche qu’une fois que nous sommes dans le métro 1, en direction de chez Renaud.
— Vin, ça ne me fait pas rire. Il faut que je rentre tôt, ce soir, c’est pour ma mère… Je suis énervé.
— Excuse-moi, je ne pensais pas que c’était si important. Je voulais juste que tu passes. T’es distant ces derniers temps.
Me suspecterait-il de quelque chose ? Déjà ? C’est impossible. Et si ma promotion c’était pour mieux me surveiller ? Non, tout cela est irrationnel. Il faut que je leur parle de Mila, je ne vais pas tout garder pour moi. Peut-être qu’ils le prendront mieux que je le crois ? Les portes du métro s’ouvrent. Nous sommes presque arrivés.
Mon stress doit être visible ou plutôt palpable pour Renaud, rien d’étonnant puisqu’il est un Ultra émotionnel. Ce dernier s’inquiète dès mon entrée dans la pièce.
— Qu’est ce qui t’arrive, Mitch ? Quelque chose ne va pas ?
— Je l’ai forcé à venir, répond Viny à ma place.
Ce n’est pas le moment de dire ça, je vais paraître suspect !
— Je devais rentrer tôt ce soir.
— Il a une bonne nouvelle à annoncer. Il a été promu coordinateur ! poursuit Viny, ce qui fait diversion.
— Mais c’est super ! s’exclame notre ami.
— Bien joué mec, me lance Blade de l’autre bout de la pièce.
JC me fait un faible sourire. Ce gars a toujours l’air constipé.
— Tu vas pouvoir espionner maintenant, on saura tout !
La voix me fait sursauter. C’est Jessica, je ne me suis pas encore habitué à sa présence.
— Oui, surtout que Barry l’a enfin admis, nous sommes attaqués ! Il pense qu’il y a une taupe, explique Viny.
— Depuis le temps qu’on le dit ! s’exclame Blade.
— Nous aussi on a du nouveau, enchaîne Jessica
— On sait qu’un individu Inite, de sexe féminin, s’est infiltré dans nos conduits. Certains l’ont vu.
L’image de Mila s’impose immédiatement à moi.
— Ce doit être elle qui crée toutes ces pannes, elle veut bloquer le système pour nous affaiblir, explique Blade.
— Il faut qu’on la trouve et qu’on lui fasse comprendre qu’elle n’est pas la bienvenue ici, renchérit Vin.
Je sens l’angoisse monter en moi.
— Peut-être qu’elle cherche à fuir le IN ?
Un grand silence s’installe. Tout le monde me fixe et Vin part d’un grand rire rapidement rejoint par tous les autres. Renaud rétablit le silence.
— Nous ne savons pas ce qu’elle nous veut, Mitch a raison.
Il est toujours plus modéré que les autres membres de notre groupe.
— Elle crée le chaos dans notre ville, c’est évident qu’elle ne nous veut pas du bien, poursuit Jessica.
— Allons patrouiller ! s’exclame Blade qui visiblement apprécie, finalement, la nouvelle recrue.
Ce n’est pas le moment de leur parler de Mila, les esprits sont trop échauffés.
— Je m’excuse mais je ne vous accompagne pas ce soir, dis-je rapidement.
— Oui, c’était le deal, confirme Vin.
— Ok, eh bien à demain ! me répond Blade.
— N’hésite pas si tu as besoin d’une quelconque aide, renchérit Renaud.
Je le regarde surpris. Il m’affiche un franc sourire. Aurait-il compris que je cachais quelque chose ou quelqu’un ? Sans plus attendre, je prends la direction de chez moi. Plusieurs idées se bousculent dans ma tête : Mila, la grosse roche, elle ne peut pas être responsable, elle était avec moi. La promotion, mon rôle d’espion, ma traitrise… Et s’ils m’avaient trouvé suspect ? Et s’ils débarquaient chez moi ? Mila ne doit pas rester avec moi, elle ne doit pas rester chez les Outiens, pour le moment.
De retour à la maison, j’ai la surprise de trouver Mila et ma mère dans la cuisine. Elles font cuire des vers de terre pour le repas. C’est une source de protéine facile mais la préparation est fastidieuse, car il faut les faire dégorger. Mila affiche une moue de dégoût mais essaie, tant bien que mal, de faire bonne figure devant ma mère. Cette dernière ne comprendrait d’ailleurs pas qu’une jeune femme de notre peuple rechigne à cuisiner des lombrics.
— Où étais-tu passé encore ? Même quand tu as une invitée tu ne parviens pas à rentrer à l’heure !
Généralement, je mène ma vie comme je veux mais, avec les dernières attaques, ma mère est beaucoup plus inquiète. Je coupe court à ses reproches.
— J’ai été promu coordinateur.
Son expression change du tout au tout.
— Mitch ! C’est formidable, je suis tellement fière !
Gaja se lève pour me serrer dans ses bras. Mila, elle, me regarde perplexe. Elle doit, de plus, m’en vouloir de rentrer si tard. Elle se contente donc de me gratifier d’un — Félicitations ! — de circonstance.
— J’ai été bien occupé, il a fallu que je prenne connaissance de mes nouvelles missions et que je me mette au point avec James sur les horaires, les modalités… Ma mère agite la tête en guise d’approbation. Je ne développe pas plus, il faut que je m’entretienne rapidement avec la Inite.
— Tu ne m’en veux pas mais j’ai besoin de parler à Mila.
Celle dernière me remercie du regard. Elle va échapper aux vers quelques instants. Si elle savait qu’il faut qu’elle échappe à bien pire… Je l’entraîne dehors, il y a trop de risques que ma mère entende des bribes de notre conversation si nous restons à l’intérieur.
— Je suis vraiment, vraiment désolé de ne pas être revenu avant. Tu as pu t’occuper ?
— J’ai lu un passage de l’Iliade puis ta mère est rentrée, elle m’a posé quelques questions sur ce que je faisais et d’où je venais.
— Mince.
— J’étais gênée mais j’ai préféré lui mentir. Je lui ai dit que je venais du Centre 2 et que je cherchais un emploi.
— T’as bien fait. Par contre j’ai de mauvaises nouvelles : il y a eu des actions contre nous ce matin, les voies des métros ont été paralysées pendant plus d’une heure. Certaines personnes disent avoir vu une fille, une Inite.
Elle me regarde de ses grands yeux bleus.
— J’ai peur que l’on te suspecte. Les gens sont en colère, la haine contre les Inites ressort.
Je marque un temps avant de reprendre doucement.
— Je préfère que tu ne restes pas dans notre monde pour le moment.
— Mitch, c’est impossible !
Elle vient de crier. Les gens qui passent au loin dans la rue, nous observent, inquiets.
— Je suis désolé mais il nous faut faire une pause.
J’essaie de parler assez fort pour déguiser notre conversation et transformer ça en une simple querelle d’amoureux. Contre toute attente, elle se blottit dans mes bras. Les passants reprennent leur route en fixant de nouveau le macadam.
— Mitch, je ne sais pas où aller, j’ai peur. Elle sanglote, à présent.
— Je te demande juste un ou deux jours.
Je me sens extrêmement triste et énervé. Il faut que je trouve une solution, je poursuis.
— Pour l’instant, c’est trop dangereux. Il faut attendre que cela se calme mais je te promets qu’il y aura une place pour toi, ici.
— Auprès de toi ?
Sa question me désarçonne. Je me sens bizarre, j’ai un pincement au cœur, comme si une nouvelle sensibilité était en train de naître en moi. Je ne sais que répondre et me contente de la serrer contre moi. Elle semble si fragile.
— Mila, tu remontes juste quelques jours, le temps que ça se tasse et que je puisse en parler.
— Je ne sais pas où aller dans le monde extérieur ! Si je rentre chez moi, ils me trouveront, ils doivent surveiller mon habitation !
Sa tristesse laisse de plus en plus place à la colère. Une colère qui me consume également.
— Je ne peux rien faire d’autre. C’est pour ton bien ! On va essayer de regagner le conduit du métro 7, discrètement. J’espère qu’ils n’ont pas fini de réparer la brèche...
Mila s’écarte de moi violemment.
— C’est partout pareil ! Il n’y a pas un peuple pour rattraper l’autre.
Son ton monte, j’ai peur qu’on nous entende. Sans plus attendre, je la tire par le bras et nous grimpons dans le premier métro qui passe.
Quelques arrêts plus tard, nous descendons, car nous devons prendre le métro 4. Mila ne dit plus un mot. Elle fixe, de ses yeux rougis, le sol. Je ne sais pas quoi lui dire, je me sens vide, triste, perdu. Je crois que je n’avais jamais ressenti ça. Arrêt Éclat, les portes s’ouvrent.
— Bien, maintenant nous allons nous infiltrer dans le couloir numéro 7. Il n’y a pas encore de caméras donc personne ne nous verra.
Nous quittons la foule pour rejoindre discrètement le conduit du métro encore en travaux. Il y fait très sombre, encore plus sombre que d’habitude. Les lumières de fonction sont éteintes, seules quelques lampes de sécurité, fixées çà et là, guident notre chemin. Régulièrement, Mila, qui n’est pas habituée à cette obscurité, bute sur un caillou ou une motte de terre.
Je trouve que l’air se rafraîchit et que l’atmosphère est de plus en plus humide. Bientôt, je sens une brise, la même que celle que j’avais ressentie quand j’étais venu avec Vin. J’entends également du bruit. Les employés de Borderno sont là.
— Il faut se dépêcher de finir de refermer cette faille.
Je reconnais la voix de Fuentos puis celle de Lilian.
— Oui, une faille pour notre système.
— Oh joli ! Je n’aurais pas dit mieux. Un trou pareil, tu penses que les vipères s’infiltrent !
— Les taupes.
— C’est pareil, c’est de la vermine qui veut nous nuire !
Je me retourne vers Mila. Elle a cessé de pleurer et ses yeux n’expriment que colère. Je chuchote :
— Je vais essayer de les éloigner. Pendant ce temps, il faudra que tu grimpes sur l’échafaudage et que tu montes.
Elle ne me répond pas.
— Tu as compris ? Mila, s’il te plaît... Dans deux jours tu reviens. Juste le temps que je parle avec les bonnes personnes. Ce n’est pas long deux jours.
— Tu ne comprends pas ! Peut-être que d’ici tes deux jours l’Institut m’aura retrouvée et peut être qu’on sera en train de faire des essais cliniques sur moi ! Et puis la brèche sera colmatée, il faudra que je retrouve un passeur. Je n’y arriverai pas.
Je reste silencieux un instant.
— J’ouvrirai cette brèche moi-même et je t’attendrai, juste en dessous, pour te réceptionner.
Son visage s’adoucit mais son ton reste amer.
— Nous verrons bien.
C’est le moment de se séparer. Notre rencontre a été brève mais je me sens bouleversé. Je ne sais pas précisément ce que je dois dire ou faire.
— Je te donne rendez-vous après-demain, minuit, dans ce conduit.
Je m’efforce de lui faire un clin d’œil et de lui donner l’impression que je suis confiant. A son regard, je comprends qu’elle n’est pas dupe. Tant pis, je me dirige d’un bon pas vers mes collègues.
— Hé, regardez qui voilà ? Mitch ! Mais qu’est-ce que tu fais ici ?
Fuentos lui donne un coup de coude.
— Ben tu sais bien ! Elle n’est pas là, ta copine ?
— Justement, on s’était donné rendez-vous mais je ne la vois pas.
— Mitch se serait fait poser un lapin ? ricane Lilian.
— Un beau gosse pareil, ce n’est pas possible ! renchérit Fuentos.
Je soupire.
— Soyons sérieux les gars, avec tout ce qu’on entend en ce moment, j’ai peur qu’elle soit tombée sur un Inite qui se serait infiltré dans la brèche.
Mes deux collègues cessent de rire subitement.
— Effectivement, je n’y avais pas pensé… Ce n’est pas une bonne idée de rôder dans les conduits, en ce moment, confirme Lilian.
— Je viens du conduit 4, je n’ai vu personne, vous ne l’auriez pas croisée dans le conduit 7 ? Ou dans l’espace de stockage ?
— Non, désolé, petit, me répond Fuentos.
— Ce n’est pas grave, merci.
Je remonte alors le conduit 7. Une fois que j’ai disparu de leur champ de vision, je les appelle, paniqué.
— Venez vite !! ma voix résonne.
— Mitch ?!
A son intonation je comprends que Fuentos est inquiet. Ça a marché. Je ne réponds pas.
— Si ça se trouve, il a un problème !
J’entends l’échafaudage tanguer et leurs bruits de pas se rapprocher rapidement. Je les vois arriver en courant.
— Qu’est-ce qu’il y a ? me demande Lilian, tandis que Fuentos reprend sa respiration. Je les regarde un instant, comme effrayé, puis lâche, goguenard.
— Rien, c’était juste pour tester votre efficacité en cas de problème. Lilian me regarde interloqué tandis que Fuentos part dans un grand rire.
— Il nous a bien eus !!
— Alors t’en penses quoi ? On est efficaces ? me demande Lilian qui se prête finalement au jeu.
— Ça va, mais je pense que vous pouvez mieux faire.
— Tu n’as pas intérêt à recommencer, me gronde Fuentos.
— Vous vous êtes bien moqués de moi, ces derniers jours ! On dit qu’on est quittes ?
— On dit ça, me répond Lilian.
Soudain, nous entendons du bruit provenir du conduit, un peu plus haut.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Fuentos a l’air paniqué.
— Ça pourrait être ta copine ? hasarde Lilian.
— Non, on dirait que quelqu’un est en train d’utiliser notre échafaudage.
Fuentos ne plaisante plus du tout. Il affiche un air grave.
— Un Inite est en train d’essayer d’entrer dans nos conduits !
Il va pour se précipiter en direction du croisement avec le métro 4.
— Attends !
J’essaye de gagner du temps.
— Peut-être qu’ils sont plusieurs ou armés… Qu’est-ce qu’on fait ?
Lilian et Fuentos me dévisagent.
— On ne peut pas rester sans rien faire, on ne peut pas laisser l’ennemi s’infiltrer.
Lilian semble prêt à en découdre.
— Je suis d’accord mais on devrait essayer de les avoir par surprise.
D’un pas rapide, mais sans courir, nous regagnons le site où se trouve la brèche. Le lieu est vide. Personne, Mila n’est pas là. Je soupire de soulagement. Lilian s’enfonce dans le conduit du métro 7.
— Je ne vois rien ! crie-t-il.
— Est-ce que ça ne serait pas le vent ? Un appel d’air dû à la faille ?
Fuentos hausse les épaules en réponse à ma proposition.
— Dans tous les cas, nous ne pouvons pas continuer à travailler dans ces conditions, nous prenons des risques. Il faut qu’on soit armés ! On ne peut pas se balader près des brèches, de nuit, juste à deux comme ça, alors qu’il n’y a même pas de caméras de surveillance !
— Je suis d’accord avec toi, répondis-je.
Je pense tout l’inverse.
Chapitre 8
Dans les égouts
Une fois n’est pas coutume, je reconnais que l’agent de maintenance a eu raison de me désobéir. Il m’a suivie et m’a empêchée d’emprunter le même chemin que Mila Rouscovitcha, car les Outiens surveillent la zone depuis l’explosion. Il en a aperçu un certain nombre sous la surface qui nous guettaient dans l’ombre. Je dois avouer que je n’ai pas été maline. Foncer tête baissée à la recherche d’une fugueuse… Le mal est fait maintenant. Je ne peux pas revenir en arrière mais je peux éviter de me faire pincer comme un âne en suivant stupidement ses pas. Contrariée, j’ai donc écouté son plan et accepté de descendre par une voie d’accès deux cents mètres plus loin pendant qu’il ferait diversion avec ses hommes.
L’échelle que j’ai empruntée était grasse et couverte de charbon. Même pas deux minutes que je suis dans l’autre monde et je suis déjà noire. Je lève une ultime fois la tête pour profiter de la lumière bienfaitrice du soleil de même que l’air pur puis je m’engouffre dans ce canal sombre et hostile. De toute évidence, je me trouve dans une bouche de métro désaffectée. Je passe rapidement devant un panneau expliquant que le secteur est en travaux et je poursuis mon avancée. Des fils de cuivre jonchent le sol ainsi qu’un casque de chantier ébréché. Peu à peu le courant d’air s’éteint pour laisser place à une opacité étouffante. L’odeur rance complète ce tableau et conditionne en moi un sentiment de claustrophobie que je m’évertue à chasser. L’air donne l’impression d’être saturé et de n’avoir pas été renouvelé depuis des siècles… ce qui est sans doute le cas.
À mesure que je m’enfonce dans ce tube nauséabond, j’ai l’impression de m’éloigner de la civilisation pour pénétrer dans un monde sauvage et misérable. Les premières émotions humaines me parviennent après un bon kilomètre parcouru dans la poussière. Il s’agit de frustrations mêlées à des craintes agressives. La vétusté des éclairages m’indique pourtant que je suis toujours dans un espace laissé à l’abandon. Tous mes sens en alerte, je balaye le corridor du regard et entrevois une grosse porte métallique. Je me concentre sur celle-ci : les sentiments que je perçois s’accroissent. Ils proviennent bien de là. Il doit y avoir deux hommes à l’intérieur et d’après leur différence de véhémence, l’un des deux est beaucoup plus jeune. Je fais taire mon angoisse et respire calmement. Déjà les battements de mon cœur ralentissent. Se contrôler, toujours se contrôler. Plus les sensations et plus les sentiments sont forts, plus un Emotionnel peut les saisir et les maîtriser. Certes, les Ultras Émotionnels comme moi sont rares dans cette partie du monde mais cette précaution n’est pas inutile. Mon angoisse finit par s’évanouir. Il faut dire qu’elle n’était pas intense. En même temps, je ne crois pas avoir jamais éprouvé quoi que ce soit intensément. C’est ce qui me rend particulière et j’en suis fière. Je ne suis pas contrôlable – ce n’est pas faute de l’Institut d’avoir essayé. De nouveau pleinement sereine, je reprends mon examen des alentours. Un bulldozer abandonné repose à une quinzaine de mètres. Je choisis de me cacher derrière, sa masse et l’absence de lumière pouvant aisément me dissimuler si je reste silencieuse. Tout ce qu’il me reste à faire c’est de prendre patience et attendre que les deux hommes s’éloignent.
— Il n’y a personne, grogna un premier homme.
— Nos sources indiquaient pourtant qu’un intrus squattait ici, répondit un deuxième d’une voix plus véhémente.
J’en conclus que Voix n° 2 est celui que j’ai identifié comme étant le gamin du binôme.
— Il est reparti, reprend l’ancien.
— J’y crois pas une seconde. On l’aurait vu sur les caméras des métros 4 ou 6.
— Sauf si l’intrus a reçu de l’aide.
— La taupe ?
— Peut-être… Allez viens avant que Barry ne remarque qu’on a quitté notre poste.
Les bruits de pas s’éloignent mais je ne bouge que lorsque je ne peux plus sentir leur présence. Je peste intérieurement : des caméras. Comment ai-je pu être si bête ? Ils ont dû me repérer tout de suite après ma descente et maintenant, ils me traquent. Bravo, Lanie, tu es un génie aujourd’hui ! Prudemment, je quitte ma cachette et lève la tête. Pas de caméra en vue mais cela ne signifie absolument rien. Je me hâte vers la porte que mes traqueurs ont laissée sans surveillance. L’intérieur est encore plus sombre que le couloir mais il me semble dangereux d’éclairer. Qui sait qui peut encore traîner dans le coin. Ma vision s’est adaptée de toute façon. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’y vois clair mais je distingue l’essentiel. A priori rien d’intéressant : ce n’est qu’un espace de stockage avec des grosses machines éteintes et poussiéreuses. Pourtant les deux agents étaient frustrés et n’avaient rien à faire là. Ils cherchaient quelque chose… mais pas moi. Cette hypothèse à peine formulée, je sais que c’est la vérité. Mieux encore, je sais ce qu’ils cherchaient. Ou plutôt qui. J’ai marché un bon kilomètre et cet endroit est le seul qu’une gamine perdue aurait pu trouver rassurant. Ces hommes et moi avons donc le même objectif : la souris planquée au milieu des rats. J’inspecte le sol. Les pas des Outiens ont laissé des traces désordonnées. Ces deux personnes n’ont aucune méthode. Heureusement qu’ils ne travaillent pas pour moi. Je m’accroupis pour mieux scruter le sol. J’espère que la grossièreté de ces hommes n’aura pas englouti ma seule piste. Finalement, ce n’est pas par terre que je trouve mon graal : tout au bout de la pièce, je déniche une empreinte de main contre le mur. Elle est très mince et difficile à percevoir dans cette obscurité ambiante, mais ça suffit pour me convaincre. Mila est venue ici. Qu’est-ce qui l’a poussée à sortir ? De toute évidence, pas les Outiens. Le Pesticide ? Possible, mais peu probable. La Fleur les surveille tous et nous aurait fait remonter l’info s’il y en avait un qui traînait par ici. La Fleur… Je sers les poings. Bien que l’idée ne me plaise guère, je dois reconnaître qu’il est le seul à pouvoir me renseigner. Je suis agacée.
La Fleur est un ancien habitant du IN qui a l’instar de beaucoup d’imbéciles a voulu descendre. Seulement lui a eu l’honnêteté de demander son déménagement. Le gouvernement le lui a accordé à condition qu’il nous aide à canaliser le problème « pesticide » et il a accepté dans la mesure où les passeurs mettent en péril sa nouvelle patrie. Nous ne le connaissons que sous ce pseudonyme au cas où nos conversations seraient interceptées. Avec son aide, les douanes ont pu arrêter plusieurs pesticides mais je reste frileuse à le contacter. Comment faire confiance à un traître ?
Des émotions contradictoires arrivent de nouveau jusqu’à moi : de la fatigue, de la frustration, de l’excitation. Sensation et sentiment me submergent pêle-mêle comme d’habitude. Les Normaux n’ont aucun contrôle d’eux-mêmes, c’est affligeant. On peut lire en eux comme dans un livre ouvert particulièrement grossier et inintéressant. Au quotidien, je m’évertue à bloquer ces parasites qui me fatiguent mais aujourd’hui cela me permet de localiser mes ennemis. Ces gens vivent dans la misère. Qui sait ce qu’ils seraient capables de faire par jalousie à mon égard. Je différencie quatre âmes distinctes qui avancent posément. Ceux-là sont donc en poste. Merveilleux ! Je suis à présent coincée dans un placard sec, chaud et puant. Je commence à transpirer et à m’impatienter. Je ne sais pas quelle heure il est. Je porte rarement de montre, car d’ordinaire Aurélian est toujours là pour m’annoncer mes rendez-vous. J’ai perdu la notion du temps mais mon ventre qui commence à gargouiller m’indique que les heures ont dû défiler. Les quatre travailleurs aux âmes faibles reviennent dans les parages au bout d’un moment puis passent devant ma porte en parlant bruyamment. Ils braillent plus qu’ils ne discutent. L’un des leurs a eu une promotion. Waouh ! Il va pouvoir quitter son carton pour une poubelle ? Les travailleurs repartent. Je ferme les yeux et inspire. Il faut que je contacte la Fleur : m’aventurer dans ce bourbier au parfum d’égouts sans plus d’informations relève du suicide. Mais comment le contacter ? La gestion des sols relève du domaine de Dorian. C’est donc lui qui s’en occupe. Moi-même n’ai envoyé un message à la Fleur qu’une seule fois et c’était déjà Dorian qui avait établi la communication. Je garde les yeux fermés et cherche à visualiser mentalement le bureau de mon collègue. Tel que je le connais, la réponse à ma question doit être en évidence dans son fouillis : dans le bordel constant qu’il nomme « bureau », il y a beaucoup de gris-gris, de gadgets usés rapportés de ses différents voyages. Soudain, je rouvre les yeux : son horrible téléphone mural dans le coin gauche de la pièce ! Il m’a dit que c’était un héritage familial mais en chemin, j’ai vu le même ! Sacré Dorian ! Il l’appelle avec cette antiquité. Je quitte cette cage abjecte et regagne l’extérieur étouffant. Je me hâte jusqu’au corridor et reviens sur mes pas. Je ne tarde pas à le retrouver : cela ressemble à ces cabines téléphoniques que nos ancêtres utilisaient bien avant Papillon.
Maintenant que je suis devant, je me demande comment je vais faire. C’est bien beau d’avoir un moyen de communication mais il faut pouvoir s’en servir. En désespoir de cause, je dépoussière l’appareil. Sur le flanc, je sens des lignes gravées dans le métal. En me concentrant, je reconnais le dessin d’une marguerite. Je souris. Sous cette fleur, je peux sentir un premier trait bref suivi d’un espace d’un centimètre puis trois petits traits rapprochés. Il y a un nouvel espace d’un centimètre et de nouveau deux petits traits. Jamais le même nombre de traits. Mon sourire s’élargit : le numéro. Je le compose et attends.
— Allô ? répond nerveusement une voix masculine.
— Nous devons nous voir, dis-je sans détour.
La voix s’étrangle au bout du fil.
— Je… je ne peux pas monter, c’est… c’est trop dangereux.
— Ça tombe bien, je suis en bas.
J’aperçois un grand chiffre « 7 » peint sur la paroi en face de moi.
— Retrouvez-moi dans le corridor numéro sept. Dépêchez-vous.
Puis je raccroche. Je grogne. Je pouvais deviner sa peur dans ses intonations et cela m’écœure. J’inspire profondément et je le regrette aussitôt. Ça me brûle la gorge. Je jette un nouveau coup d’œil aux alentours. Je ne peux pas rester ici ainsi à découvert. Je me remets à marcher jusqu’à découvrir un petit soubassement à ma gauche. Ce n’est pas très confortable mais cela a au moins le mérite d’être discret.
Je commence à fatiguer, la faim me ronge, mes paupières sont lourdes. J’ai appelé la Fleur il y a un bon bout de temps et je commence sérieusement à douter de sa venue. Je sens que je vais m’assoupir… Soudain, j’entends du bruit. Je me ressaisis et me concentre : des émotions à peu près contrôlées. Je sors de mon trou. Un homme d’une petite trentaine se tient à une dizaine de mètres. Je ne discerne pas son visage à cause de l’obscurité. J’en conclus que c’est pareil pour lui et ça me va bien.
— C’est ça que vous appelez vous dépêcher ?
— Je ne pouvais pas faire plus vite. Cela aurait attiré l’attention et cela n’aurait pas fait nos affaires. Je vous rappelle que c’est vous qui vouliez que je bosse de nuit pour surveiller les pesticides. Si d’un coup je me mets à débarquer en plein jour, ça va jaser.
— Donc vous avez attendu d’être en poste pour me rejoindre, ça se tient. Vous jouez bien votre rôle.
— Je ne joue aucun rôle, je suis bien ici.
— Ni vous ni moi n’avons le temps pour les futilités, le coupé-je.
— Vous êtes là pour la fille ?
— Si vous l’avez vue, pourquoi ne pas l’avoir signalée ?
— Je n’en étais pas sûr. Mitch est quelqu’un de réglo d’habitude.
— Où est-elle maintenant ?
— Depuis quand l’Institut envoie ses molosses pour une gamine qui finira par remonter d’elle-même ?
Je ne prends pas la peine de répondre. Dans la pénombre, je le vois esquisser un sourire.
— Elle a des pouvoirs, hein ?
— Vous autres confondez toujours magie et évolution, c’est désespérant. Où est-elle ?
— À la surface. Elle est remontée, il y a moins d'une heure.
Je sens mon sang se glacer.
— Vous êtes sûr ?
— Plutôt oui. Elle est passée par un échafaudage plus loin. Vous pouvez l’emprunter aussi, c’est sécurisé.
Je le jauge un instant. Son pouls est régulier, il ne manifeste aucun stress. Il dit la vérité.
— Prévenez-moi si elle redescend.
Puis je me détourne. Je le sens qui m’observe. Au bout d’un moment, il me dit :
— J’espère que vous ne la retrouverez pas.
Alors je me tourne, le gratifie de mon plus beau sourire et lui rétorque :
— Personne ne m’échappe. Jamais.
Chapitre 9
La taupe
Fuentos est déterminé à ce que la protection des agents soit augmentée et je ne crois pas être en mesure de l’en empêcher.
— Je vais me rendre, de ce pas, à Borderno et réclamer une arme. Je ne veux pas continuer à travailler dans ces conditions. Lilian, tu viens avec moi ?
Ce dernier ne répond pas. Il doit être trop enfoncé dans le conduit. Fuentos a l’air inquiet. Soudain ce même sentiment me submerge à mon tour. Et si Mila avait fait semblant de partir et qu’elle soit allée se réfugier dans le couloir 7 ? Il faut que j’aille voir.
— Fuentos, va à Borderno. Dis-leur que l’on n’est plus en sécurité. Moi, je vais chercher Lilian. Il doit être en train de remonter le conduit et, de là-bas, il ne peut plus nous entendre.
— Tu ne penses pas que c’est dangereux ?
J’inspire profondément. Il faut que je me dépêche d’intervenir, peut être que Lilian a déjà trouvé Mila.
— Je pense que c’est mieux que l’un de nous puisse expliquer ce qui s’est passé si jamais… Je ne finis pas ma phrase mais reprends :
— Pars en éclaireur ! Si, dans une demi-heure, on ne t’a pas rejoint, viens avec des secours.
Il agite la tête et se précipite en direction du croisement du métro 4. J’emprunte le corridor 7 dans lequel Lilian s’est engagé avant moi. Au bout de plusieurs minutes, j’entends du bruit. Des voix résonnent dans le conduit. Je reconnais bientôt celle de mon collègue.
Il est en train de parler avec quelqu’un d’autre, une femme, mais ce n’est pas Mila. Je m’approche doucement.
— Si vous l’avez vue, pourquoi ne pas l’avoir signalée ? Cette voix est bien plus assurée et elle ne m’est pas familière.
— Je n’en étais pas sûr. Mitch est quelqu’un de réglo, d’habitude.
A l’évocation de mon nom, mon sang se fige et je m’arrête net. Je devrais pouvoir entendre la conversation, d’ici, sans être vu.
— Où est-elle maintenant ?
L’autre personne est agacée. Ses intonations trahissent son énervement.
— Depuis quand l’Institut envoie ses molosses pour une gamine qui finira par remonter d’elle-même ?
L’Ins-ti-tut, le nom résonne dans mon esprit. Je ne peux pas y croire. Un membre de l’Institut est ici, en train de parler avec Lilian ! Ce serait, lui, la taupe ? Un vent de panique me submerge. Il faut que je me calme. Je me remémore ce que m’a dit Renaud sur les Inites de l’Institut, ce sont tous des Ultras. Ils peuvent donc détecter ma présence. Il faut que je sois calme. Respire doucement, Mitch. Ne laisse pas les émotions t’envahir. Tu es un Ultra toi aussi, un psychique, personne ne peut lire dans ton esprit. Il suffit juste de… rester calme.
— Elle a des pouvoirs, hein ? questionne Lilian.
— Vous autres confondez toujours magie et évolution, c’est désespérant. Où est-elle ?
Je n’en crois pas mes oreilles, ils parlent de Mila, j’en suis sûr. C’est une Ultra ! Voilà pourquoi ils la cherchent, ils veulent l’enrôler pour qu’elle rejoigne l’Institut !
— À la surface. Elle est remontée, il y a une heure.
J’avale ma salive doucement, on s’est fait repérer. Je sens la panique monter un peu plus en moi.
— Vous êtes sûr ?
— Plutôt, oui ! Elle est passée par un échafaudage plus loin. Vous pouvez l’emprunter aussi, c’est sécurisé.
Je suis grillé ! Ils vont venir par ici, il faut que je m’éloigne. Sans demander mon reste, je prends la direction de la brèche. Tout en silence, Mitch, il ne faut surtout pas qu’ils t’entendent. Non, en fait, il faut qu’ils sachent que tu es là. Je me suis suffisamment éloigné, je m’arrête et appelle à haute voix :
— Lilian, tu es là ?
Le silence me répond. J’avance bruyamment.
— Est-ce que ça va ?
J’entends mon collègue ou l’ennemi, je ne sais plus vraiment comment le considérer, me répondre :
— Oui, Mitch ! J’arrive !
Mon plan, cette fois-ci, a fonctionné, tout du moins je l’espère. Rapidement nous nous rencontrons.
— On s’inquiétait avec Fuentos ! T’étais passé où ?
— J’ai remonté tout le conduit pour être sûr qu’il n’y avait personne.
Je secoue la tête en guise d’approbation.
— Le bruit de l’échafaudage, c’était vraiment étrange, poursuit-il.
Je fais semblant de ne pas comprendre.
— Oui, inquiétant mais c’était peut-être juste le vent qui s’est engouffré dans la brèche ?
Lilian sourit.
— Quoi que ce soit, il ne vaudrait mieux pas que ça revienne ici.
Je le regarde surpris, s’agirait-il d’un avertissement ? Il poursuit :
— Fuentos qui veut des armes, ça ne me dit rien qui vaille ! Tu l’as déjà vu tirer ? C’est bien simple, il ne sait pas faire mais il finit toujours par toucher quelque chose.
Il commence à rire.
— Une fois, on a fait une partie de lance-pierres, lors de la fête annuelle…
Il s’agit d’un évènement traditionnel. Une fois par an, nous faisons une grande fête pour marquer le départ des Inites : la Scission. A cette occasion, afin de rappeler ce qui crée notre identité, nous organisons de nombreuses festivités : un grand banquet, un concours de sculptures en argile et de poteries, que ma mère a gagné deux années consécutives, et aussi des spectacles joués par des acteurs avec des masques de glaise. Ces saynètes illustrent l’égalité entre les Ultras et les gens normaux. Souvent, il s’agit d’histoires d’amour contrariées ou d’injustices concernant l’ascension au pouvoir. Elles rejouent l’histoire : la guerre qu’a connue le monde avant notre civilisation et la Scission. Elles montrent ce qui nous fait peur mais finissent toujours bien. Un esprit guerrier est, également, toujours présent puisque nous organisons aussi des combats de lutte ainsi que des duels de lance-pierres. Pour la seconde épreuve, il s’agit de faire tomber la plus grande quantité possible de statuettes d’argile représentant, symboliquement, le IN.
— … lors de la fête annuelle. Fuentos tire, la pierre manque la cible, ricoche sur le mur de derrière, percute deux statuettes en diagonale avant de manquer d’éborgner Barry !
Lilian se tord de rire à ce souvenir.
— T’aurais dû voir la tête du chef et celle de Fuentos. Il était rouge argile !
— J’imagine.
J’ai du mal à partager son enthousiasme. Je retrouve, là, le Lilian que je connais, un collègue un peu moqueur qui saisit toutes les occasions pour plaisanter. Pourtant je ne peux pas chasser de mon esprit ce que je viens d’entendre.
— D’ailleurs il est où ce bougre ? me demande Lilian.
— Il est parti à Borderno réclamer une arme et nous devons le rejoindre sinon il va croire qu’il nous est arrivé du mal.
Lilian lève les yeux au ciel, mais il me suit sans protester. Nous finissons de remonter le corridor et regagnons, rapidement, le croisement. À la station Éclat, nous prenons le métro 4 en direction de Borderno. Après quelques arrêts et une correspondance, nous arrivons à destination. Immédiatement, nous repérons, sur le quai, un attroupement composé de Fuentos entouré de plusieurs employés de notre société. Nous les rejoignons, sans attendre.
— Vous êtes là ! s’exclame Fuentos. J’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose ! Mitch, t’avais dit trente minutes, on partait à votre recherche !
Je regarde brièvement Lilian.
— Je ne le trouvais pas.
— Oui, je suis allé tout au bout du conduit pour être sûr que personne ne se soit infiltré.
Quelle blague ! pensé-je.
— Et alors ? demande un de nos gars.
— Rien.
— Et toi Mitch, t’as rien vu ? poursuit un autre.
J’hésite une seconde avant de lâcher, mollement :
— Non, rien non plus.
— Bien, remettons-nous au travail ! lance le sous-chef.
Tous les agents de Borderno s’éloignent lentement, excepté Fuentos et deux autres gars.
— Alors cette histoire d’armes ? interroge Lilian.
— Il faut faire la demande à Barry donc ça attendra demain. Pour l’heure, nous devons regagner la brèche afin de la sceller définitivement, ordre du sous-chef.
Il semble soucieux.
— Oui, mais on vient avec vous, on sera plus nombreux en cas de problem, lâche l’un de nos deux collègues.
— On va y retourner, car plus vite la brèche sera colmatée plus vite on sera en sécurité. Tu ne crois pas ? se veut rassurant le second collègue.
— Oui, oui…
Fuentos répond sans grande motivation et laisse les gars s’éloigner. Discrètement, il se rapproche de moi.
— Mitch, ils m’ont demandé ce que tu faisais dans les conduits alors que tu n’es pas en poste.
Il me regarde embarrassé.
— J’ai dit que tu étais là pour une fille.
Je déglutis.
— Je pense que tu seras convoqué demain… Je suis désolé.
Je pose une main sur son épaule.
— Ce n’est pas grave, tu as dit la vérité de toute façon.
— Fuentos ! Tu viens ? l’appelle Lilian.
Il semble hésiter.
— Vas-y ! On se voit demain.
Je lui fais un rapide clin d’œil pour lui signifier que tout va bien mais je suis mal, très mal. Tout en prenant la direction de chez moi je fais défiler dans mon esprit les différentes informations. Fuentos leur a dit que j’étais avec une fille. Une fille a été repérée aujourd’hui mais laquelle ? Mila ou la personne qui parlait avec Lilian ? Peut-être qu’ils m’ont vu sur les caméras, avec Mila ? Peut-être qu’ils savent que c’est une Inite ? Ils peuvent aussi très bien croire que la fille avec qui j’avais rendez-vous était un membre de l’Institut ? Ils vont penser que c’est moi la taupe ! Si c’est ça, je suis foutu, à moins de dénoncer Lilian… Lilian ! Qui aurait cru ? Quel est son rôle ? Comment a-t-il su qu’il y avait une Inite cachée dans le conduit 7 et comment a-t-il su pour Mila ? J’ai été si peu discret ? Et Fuentos ? Peut-être qu’il a vu quelque chose, lui aussi, mais qu’il n’ose pas en parler ? De la même manière, est-ce que j’oserai dénoncer Lilian ? Si ça se trouve Lilian me balancera avant ! D’un autre côté, il pactise avec l’ennemi, on ne peut pas laisser ça impuni ! Pourtant je ne me vois pas le dénoncer à la justice. Il a peut-être ses raisons ? Tout le monde parle d’une taupe, de quelqu’un qui nous veut du mal ! D’un autre côté, je suis bien coupable d’avoir aidé Mila. Quel châtiment pour ça ? Ce serait injuste, elle avait besoin d’aide, elle méritait de l’aide. J’en ai la preuve, les Inites la cherchent ! Une Ultra quand j’y pense ! J’aurais dû m’en rendre compte… Je me demande quel don elle peut bien avoir. Pas physique, je l’aurais vu tout de suite, c’est donc soit psychique soit émotionnel.
Les portes du métro s’ouvrent, je suis arrivé à destination. Qu’est-ce que je vais dire à ma mère ? Je pousse la porte d’entrée, la lumière filtre à travers les rideaux de perles. Elle m’attend dans la cuisine.
— Tu aurais pu me dire que vous ne resteriez pas manger.
Son ton est lourd de reproches.
— A vrai dire, je n’ai pas mangé, mais je n’ai pas faim.
Elle me regarde surprise.
— Qu’as-tu fait pendant tout ce temps ?
— Nous nous sommes disputés, mais je n’ai pas vraiment envie d’en parler, la soirée a été longue.
Sans en dire plus, je regagne mon lit. Je vais avoir du mal à trouver le sommeil. Je repense à mon altercation avec Mila, avant qu’elle parte. Je la revois triste puis en colère. Je me rappelle ce que j’ai ressenti. Soudain, au milieu du brouillard dans lequel se trouve mon esprit, la lumière se fait. Il me reste beaucoup d’interrogations à élucider, mais j’ai compris une chose: je sais quel est le don de Mila.
Chapitre 10
Remparts contre l’adversité
Il fait nuit noire, il fait froid, mais je suis soulagée. Je peux de nouveau respirer librement. En plus Mila Rouscovitcha se rapproche de moi. Elle ne m’échappera pas. Le chantier s’est endormi. Il n’y a plus âme qui vive. Je marche quelques minutes avant de croiser un vigile. Un rapide coup d’œil à mon badge le rassérène et il reprend sa ronde. Je pense qu’il ne cherche plus à nous comprendre, nous, les membres de l’Institut, qui pouvons travailler à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je m’éloigne sans dire un mot. Je ne désire qu’une chose : rentrer à la maison. J’atteins rapidement le quai. L’horloge numérique présente sur les lieux m’indique qu’il est minuit moins dix. Le dernier départ est prévu à minuit et demi heureusement. Après cet après-midi éprouvante, j’aurai quand même la chance de faire le voyage du retour à l’abri de la fraîcheur nocturne et à l’aise dans la rame.
Je suis seule sur le quai ce qui me permet de réfléchir : je suis descendue dans le OUT et j’ai rencontré la Fleur. En une journée, j’en ai fait plus que Timothée et ses dix ans de carrière ; j’ai pris plus de risques que Dorian, le responsable des sols. Mon escapade m’a permis d’en apprendre plus sur les équipements qu’ils ont sous terre. Je peux rédiger un rapport à l’EEO – l’équipe d’étude du OUT – sur l’état de mes découvertes mais il faudrait que je justifie ma folle aventure. J’ai pu acheter le silence du chef de chantier grâce à mon statut privilégié – dès qu’on a un poste à responsabilités, on peut leur faire croire ce qu’on veut à ces gens-là – et je sais que la Fleur ne nous parlera pas de lui-même.
En somme, tant que Dorian ne le contacte pas, personne ne saura que je suis descendue. Le OUT est en effet un lieu formellement interdit d’accès à nos concitoyens en raison des tensions entre nos deux peuples. Aucun Outien ne monte et aucun Inite ne descend. Voilà comment cela fonctionne depuis cinquante ans. Chacun à sa place. Après, dans les faits, certaines personnes obtiennent des passe-droits comme les chercheurs qui peuvent très ponctuellement descendre pour mettre à bien des projets de recherches ou de rénovation. Les responsables de secteur de l’Institut font partie de ceux-là. Grâce à notre statut, nous pouvons théoriquement emprunter les vieilles stations de métro condamnées pour gagner l’ambassade du OUT et demander un entretien avec des dirigeants de leur monde. En toute franchise, aucun d’entre nous n’a jamais usé de ce passe-droit à l’exception de Dorian qui avait rencontré le gestionnaire des conduits Outiens trois ou quatre fois par le passé. Pour résumer, mon intervention d’aujourd’hui était donc totalement illégale. Je n’aurais certes aucun mal à la justifier auprès de mes supérieurs en cas de problèmes, mais cela signifierait qu’ils prendraient leurs dispositions pour Mila Rouscovitcha et que je perdrais, de fait, mon Ultra. Cette sale gamine a intérêt à être intéressante étant donné le mal que je me suis donné pour la repêcher. Et si elle ne l’est pas ? J’aurai encore tout le temps pour la dénoncer à la police des frontières…
Les phares du tram m’éblouissent mais j’ai rarement été aussi contente de le voir. Je m’y engouffre dès l’ouverture des portes qui se referment sur moi quelques secondes plus tard. À l’intérieur, des jeunes de banlieue me dévisagent d’un œil torve. Leurs sentiments sont confus du fait des litres de bières qu’ils ont engloutis mais on peut tout de même déceler une jalousie mal placée ainsi qu’un désir lubrique écœurant. Je leur réponds en les foudroyant du regard. Ils sentent ma colère et les plus couards se ratatinent sur place. Les autres se contentent de tourner la tête. Mêmes les délinquants ivres ne sont pas assez bêtes au point de m’ennuyer quand je suis en mode « Ultra ». Contrairement à beaucoup d’Emotionnels basiques, je ne me contente pas de percevoir ce que ressentent les autres. Lorsque je les ai en visuel, je peux également prendre le contrôle de leurs émotions et leur faire ressentir ce que je veux. Je ne me sers que très rarement de cette capacité, car elle partage en grande partie ce que je ressens sur l’instant et je préfère garder mes sentiments pour moi. Toutefois, en l’occurrence, je ne suis pas d’humeur. J’ai perdu une après-midi de travail à crapahuter dans la crasse sans parvenir à mes fins. Je veux donc avoir la paix. Je veux me doucher, je veux me coucher. Bref, je ne suis absolument pas d’humeur. Les jeunes sortent à l’arrêt suivant. Dehors, je les vois me fixer, encore effrayés. Le tramway repart et ces imbéciles sortent de mon champ de vision. Désormais seule, je m’assois sur une banquette et souffle pour exprimer ma fatigue. Je suis allergique à la faiblesse et refuse catégoriquement de montrer la mienne à qui que soit. Spencer est pareil. Il sait même dominer sa faiblesse. C’est ce que j’aime chez lui. C’est un rempart dans la tempête. Solide et fort envers et contre tout. Sans lui je ne serais que l’ombre de moi-même.
Le trajet défile sans que je m’en rende compte. Il est presqu’une heure du matin lorsque j’arrive enfin à la maison. J’ouvre la porte avec une grande délicatesse pour ne réveiller personne, mais une fois la porte refermée sur moi, je comprends que ma précaution était inutile : la lampe du salon est allumée. Spencer m’attend, très certainement confortablement assis dans son fauteuil gris, un roman historique à la main. Je décide de le rejoindre : il se trouve exactement dans la position que j’imaginais. Il porte sa robe de chambre bleu marine et ses lunettes tombent en bas de son nez comme les personnes âgées. Il ferme son livre en me voyant arriver. Il marque un temps d’arrêt en remarquant dans quel état je suis – sale et exténuée – mais ne dit rien.
— Des complications au travail, dis-je.
— Je sais. J’ai appelé Aurélian qui m’a dit que tu t’étais rendue sur le terrain. Seulement sait-il que pour toi cela signifiait une promenade dans le OUT ?
Je ne vais pas faire comme si cela me surprend : Spencer comprend toujours tout avec peu d’éléments, c’est comme ça.
— Non.
— Tu as agi sur un coup de tête.
Je me renfrogne. Je n’aime pas quand il emploie ce ton. J’ai l’impression de me faire gronder.
— C’était important, contrattaqué-je.
— Je n’en doute pas.
Je soupire et m’assois en face de lui.
— Je ne voulais pas t’effrayer, excuse-moi.
Il me sourit tendrement.
— Ninie, ma chérie, notre famille a été suffisamment décimée comme cela. Je ne veux pas te voir prendre le même chemin.
Mon cœur s’emballe comme à chaque fois que Spencer évoque ce sujet. J’inspire pour reprendre le contrôle de moi avant de promettre :
— Je tâcherai d’être prudente.
— Tu tâcheras surtout d’être calme et prudente avec ton fuyard.
Cette fois, c’est moi qui ne peux m’empêcher de sourire. Il sait tout comme si je lui avais fait un long récit. Il me connaît mieux que personne. Il se lève alors et m’embrasse sur le front avant de prendre la direction de l’étage. Juste avant de disparaître dans la cage d’escalier, il se tourne une dernière fois vers moi et me dit :
— Ton dîner t’attend dans le frigo si tu as faim. Bonne nuit.
Je le laisse partir, bouche-bée. Je ne sais pas comment il fait. Spencer n’est pas un Ultra, mais il est tout de même capable de comprendre les gens et de deviner leurs besoins avec exactitude. C’est sans doute encore plus impressionnant. De plus, il y a cette aura solide et forte qu’il dégage à chaque seconde. Solide et fort pour affronter les parents, les gamins et les conseils d’administration à l’école. Solide et fort pour veiller sur Zoé et moi à la maison. Solide et fort comme toujours. Je voudrais être plus comme lui.
Je me restaure rapidement, prends ma douche bien méritée puis me glisse silencieusement dans la chambre de Zoé. Ses cheveux blonds bouclés reposent négligemment sur ses petits yeux clos depuis plusieurs heures. Sa poitrine se soulève à intervalles réguliers. Elle dort paisiblement. Je range tendrement une de ses mèches de cheveux. Ultra ou non, cette petite ira loin dans la vie. Elle aura un grand avenir, je le sais. J’y veillerai. Je dépose un baiser sur sa joue. Je la sens remuer dans son sommeil mais elle ne se réveille pas. Je sors. Je grave son visage innocent dans ma mémoire. Je vais avoir besoin de m’en souvenir demain. Je vais également avoir besoin de me convaincre que Mila Rouscovitcha est une enfant perdue et innocente comme ma Zoé, si je veux rester calme et professionnelle avec elle, comme me l’a demandé Spencer.
Chapitre 11
Comme un rat
Je me réveille en sursaut. Je suis moite, des gouttes de sueur perlent sur mon front. Je les essuie d’un revers de main. Ce n’est pas l’air particulièrement chaud ce matin qui est l’unique responsable de mon mal-être. J’ai cauchemardé qu’ils venaient me chercher. Je me lève et enfile rapidement quelque chose. J’ai soif, ma gorge est aussi sèche que de la terre cuite. Il faut que je boive, je me sens mal. Gaja dort encore, il n’est même pas cinq heures. Je me glisse jusqu’à la cuisine sans faire de bruit et avise le conteneur d’eau. Je grimace. Il n’en reste vraiment pas beaucoup mais j’ai trop soif. J’essaye de me contenter de deux verres. Il faudra que je me rende à la nappe phréatique ce soir. Qui sait où je serai ce soir ? Je m’assois un instant. J’ai beau avoir toujours vécu sous terre, dans cette chaleur particulière, je la trouve, aujourd’hui, étouffante. Je sors. Peut-être que je me sentirai mieux ? Il fait sombre. Nous ne voyons pas le soleil, les lampes sont notre source de lumière. Nous aurions pu vivre indifféremment le jour et la nuit mais les ancêtres ont souhaité conserver une cohérence. Ainsi, quand il fait nuit dehors, il fait nuit pour nous aussi. Toutes les lumières sont éteintes afin d’être économisées, et seuls quelques néons assurent un éclairage minimal. Ils produisent moins de chaleur et il est censé faire plus frais mais aujourd’hui je trouve que la température est particulièrement élevée. Le conduit est assez calme. La majorité de notre peuple dort encore. Dans quelle galère je me suis mis ? Je me remémore les événements de la veille. L’image de Mila puis celle de Lilian viennent spontanément à mon esprit. Enfin, je repense à Fuentos et à ce qu’il a dit sur moi. Je me sens pris au piège, comme un rat. Il faut que je trouve de l’aide, j’ai l’impression que je ne m’en sortirai pas seul. Mais à qui parler ? Gaja se ferait trop de soucis, Viny ne comprendrait pas et Barry appellerait les autorités. Je suis submergé par mes émotions, par la peur et cela ne me ressemble pas. Il faut que je me calme, que je me ressaisisse. Réfléchis, Mitch !! Je masse mes tempes. Je n’ai pas assez dormi et je sens une migraine poindre. Quels recours ? Quelles solutions ai-je ? Et si je ne remettais jamais les pieds à Borderno ? C’est complètement stupide, je m’accuserais tout seul d’un crime que je n’ai pas commis. Il faut que j’aide Mila. Que je montre patte blanche et que, une fois hors de tous soupçons, j’aille la retrouver. Et si elle ne venait pas ? Impossible, elle a besoin de mon aide. Inconsciemment je me mords la lèvre jusqu’au sang. Je ne parviendrai jamais à ouvrir la brèche, seul. Si Fuentos obtient gain de cause, les gars seront armés. Il faut absolument que je trouve quelqu’un pour m’aider. La phrase explose dans mon esprit : « N’hésite pas si tu as besoin d’une quelconque aide. » Renaud ! Il est plus modéré que les autres, il comprendra. Sans réfléchir plus, je prends la direction de sa demeure. Le métro est vide et les lumières du néon semblent me conférer un teint plus blafard que d’ordinaire. Je m’observe dans la vitre. J’ai des cernes violacées sous chaque œil, la lèvre inférieure abimée, on pourrait presque croire que je me suis battu. Je m’enfonce dans mon siège comme pour me réconforter, je me suis assez vu. Je laisse ma tête tomber en arrière et repose ma nuque sur l’appuie-tête. Le mouvement du wagon me berce. Je me sens bien, si je ne prends pas garde, je serais même capable de m’endormir. Je suis dans mon élément dans cette rame de métro. Seul, tranquille comme dans une bulle, hors du temps, hors de tout. Mes yeux se ferment. Brusquement, les portes s’ouvrent, une fois de plus et la sonnerie stridente me vrille les oreilles. La différence est que, cette fois, il faut que je descende. Un homme à la carrure imposante se tient sur le seuil, il me donne un violent coup d’épaule en montant. Je m’apprête à riposter, mais mon regard croise le sien. Il affiche un air mauvais et il sent l’alcool à plein nez. Il cherche à se battre. Je me glisse hors du métro sans protester et j’aperçois Louis. Il dort sur le dos comme un bienheureux. Sa longue barbe posée sur son ventre s’élève et redescend au rythme de sa respiration. Par moments, elle tressaute et l’on a l’impression qu’il va s’étouffer mais, après quelques sons gutturaux, il respire de plus belle créant un vacarme épouvantable. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire. Il n’a peut-être pas grand-chose mais il a la chance de dormir tranquille. En quelques enjambées, j’arrive devant Borderno et je comprends soudain que je suis descendu trop tôt du métro. L’habitude ! Je réalise à quel point je suis conditionné. Sans plus attendre, je retourne vers la station. Il serait des plus étranges que mes collègues me trouvent ici à cette heure et non à sept heures. Joli jeu de mots, Mitch ! me gratifié-je. Le prochain métro ne sera pas là avant de longues minutes. Les passages sont moins fréquents la nuit, toutes les demi-heures à peu près. La ville tourne au ralenti. L’attente sur le quai me semble interminable d’autant plus que je ne me sens pas serein. Je crains qu’à tout moment un des gars de Borderno ne me repère. Finalement, je m’assois. Le sol est poussiéreux, terreux même. Je m’amuse à dessiner des formes géométriques puis commence à écrire un nom, celui de Mila. C’est à cause d’elle si je suis dans cette situation. Pendant quelques secondes je lui en veux mais ce sentiment de colère est vraiment très bref. Rapidement, je revois ses grands yeux bleus, ses cheveux bouclés de poupée et cette impression de fragilité.
— Tiens bon ! murmuré-je. On va trouver une solution.
Cette phrase dite à haute voix me ragaillardit. Le prochain métro ne devrait plus tarder... Je me redresse, m’époussette brièvement. Je vois les lumières dans le conduit, la machine approche. Je me retourne de peur que le chauffeur ne me reconnaisse, puis, quand le métro se stabilise et que les portes s’ouvrent, je monte rapidement. Je prends le parti de ne pas m’asseoir. J’ai peur de m’endormir de nouveau. Je regarde quelques personnes monter, des hommes uniquement. Deux d’entre eux se tiennent mutuellement, ils semblent bien alcoolisés, un autre ressemble à un ouvrier qui part travailler. Chacun s’installe dans son coin, à une certaine distance les uns des autres comme pour marquer un périmètre de sécurité. Le métro s’arrête, il est temps pour moi de descendre. Je regarde deux fois à travers la vitre avant de m’aventurer sur le quai. Je suis au bon endroit. La maison de Renaud n’est plus très loin. Bon sang, qu’est-ce que je vais lui dire ? Il doit être plus de cinq heures et demi, bientôt six. Vraiment, Mitch, ce n’est pas une heure pour sonner chez les copains ! J’avale ma salive péniblement. Ma gorge est toujours aussi sèche. J’ai l’impression de n’avoir pas bu depuis des jours et je commence à avoir faim aussi. Je prends une profonde inspiration mais l’air tiède qui s’infiltre dans mes poumons ne m’est d’aucune utilité. Je serre le poing à en faire pâlir mes phalanges et, lentement, je lève le bras. Je donne trois coups brefs puis attends. Peut-être que Renaud dort profondément, dans ce cas-là il ne m’entendra pas. J’attends encore. Je m’apprête à frapper de nouveau mais la porte s’ouvre et laisse place à mon ami.
— Mitch ? questionne Renaud à la fois surpris et réprobateur.
— Excuse-moi de te réveiller, de te déranger.
— Mais dans quel état tu es ?
Sans me laisser finir ma phrase, il me tire à l’intérieur.
— Ce n’est rien, c’est juste que ces derniers temps je n’ai pas beaucoup dormi.
— Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Je sentais bien que quelque chose n’allait pas !
Il se laisse tomber sur une chaise et m’intime de faire pareil. J’hésite un instant, je ne suis plus très sûr que ce soit une bonne idée. Je suis venu sur un coup de tête. Renaud voit que je réfléchis.
— Mitch ! Tu ne me fais pas confiance ? Pourtant si tu es venu c’est que tu sais que tu peux. On est amis, pas vrai ? Je te promets que je ne dirai rien de ce que tu vas me dire.
— JC n’est pas là ?
— Il dort comme un loir.
Je tire une chaise à moi et prends place. J’essaye de déglutir mais ce mouvement ne fait que me brûler la gorge et déclencher une quinte de toux.
— Tu veux boire quelque chose ?
Renaud ignore à quel point je lui suis reconnaissant en cet instant.
— Oui.
Il me serre un grand verre d’eau et laisse le pichet à proximité auquel je me retiens de ne pas boire directement. Je me sens déjà mieux. J’humidifie mes lèvres sèches et écorchées, ce qui me fait souffrir, avant de lâcher fébrilement :
— Renaud, je me suis mis dans une sacrée galère.
Mon ami affiche une mine grave.
— Explique.
Chapitre 12
Rencontres inattendues
Ce matin, je peine à me lever. J’ai mal et peu dormi. Je sens que la journée va être longue. Dans la cuisine, je me prépare un thermos de thé. Tant pis si des médisants voient ça comme une marque de faiblesse. Je me ferai une joie de les remettre à leur place. Je ne suis en effet pas d’humeur à essuyer le moindre sarcasme aujourd’hui. Ce matin, je suis tellement lente que je peux voir Spencer sortir de la salle de bain. Il me jette un regard tendre et me sourit avant de prendre la direction de la chambre de Zoé. C’est le signe que je dois filer si je ne veux pas arriver en retard. Je me hâte donc à l’extérieur et gagne l’arrêt de tram où d’autres travailleurs attendent. Beaucoup ont l’air plus fatigués que moi et ont le regard inexpressif. Mag se présente soudain devant moi. Cela m’étonne, car elle travaille dans le quartier.
— Te voilà ! s’exclame-t-elle. J’ai cru que tu étais déjà partie.
Je la regarde d’un air intrigué puis lui demande :
— Tu ne travailles pas aujourd’hui ?
— Si, j’y vais. Je rencontre un client dans le centre ce matin.
Cette explication justifie pas mal de choses : sa tenue chic pour commencer et sa présence. Le tram arrive et nous nous tassons à l’intérieur. À ce moment là, elle me dit :
— J’ai un ami qui s’inquiète pour sa sœur.
J’attends la suite.
— D’après Aleksei, Mila serait une… enfin tu sais bien.
Je sursaute quand j’entends ce nom. Mes yeux se sont également froncés, car Mag affiche tout à coup une moue inquiète mais je ne trouve rien de mieux à répondre que :
— Tu ne parles quand même pas de Mila Rouscovitcha ?
C’est au tour de Mag d’être sidérée.
— Comment tu sais ? chuchote-t-elle.
— Où puis-je la trouver ?
— Euh… Je pense qu’Aleksei pourrait la trouver mais je te l’ai dit, il se fait du souci à son sujet. Elle n’a que dix-huit ans.
— Dix-huit ans, deux mois et dix-huit jours, rectifié-je machinalement.
Son âge exact, je le connais pour l’avoir lu une centaine fois cette nuit quand je n’arrivais pas à dormir. L’effroi peut se lire sur le visage de ma vieille camarade.
— Comment…
— J’ai besoin de lui parler. C’est très important.
— Mais…
— Si elle est bien ce que nous croyons toutes les deux qu’elle est, il faut que je lui parle.
Je t’en prie, c’est important.
Mag me dévisage. Je vois bien qu’elle est effrayée, mais je ne peux pas céder. Elle est ma meilleure option pour débusquer cette sale fugueuse.
— S’il te plaît. Tu ne me fais pas confiance ?
Je sens qu’elle vacille. Pour optimiser mes chances de persuasion, je décide de capter ses sentiments : elle éprouve énormément de gêne. Elle sait que je la tiens et elle ne sait pas comment s’en sortir.
— Quand veux-tu la voir ? demande-t-elle.
— Le plus rapidement possible.
Elle reste un moment silencieuse. Je vois bien qu’elle ne sait plus où se mettre. Elle s’en veut de m’avoir parlé. Autour de nous la rame commence à se vider ce qui lui laisse la place de reculer d’un pas.
— Je ne sais pas… L’Institut fait flipper beaucoup de monde…
— Mag, je t’en prie. Il faut que je lui parle et je n’y arriverai jamais sans ton aide. En plus, tu me dois bien ça.
À sa façon de me regarder, je vois qu’elle sait que j’ai raison. Je lui ai rendu toutes sortes de services sans jamais rien réclamer en retour. Aussi capitule-t-elle :
— Je vais voir ce que je peux faire.
Elle aurait bien aimé ajouter « mais je ne garantis rien » sauf qu’elle me sait allergique à cette phrase. Depuis mon plus jeune âge, je lutte pour obtenir des résultats et éradiquer le défaitisme.
Le tram s’ouvre sur ma station. J’enlace ma meilleure amie afin de la remercier et lui dire au revoir puis sors. De l’extérieur, je constate qu’elle est sous le choc. Il faut avouer que je ne suis pas du tout tactile comme fille. Le véhicule s’éloigne. Lorsqu’il se trouve suffisamment loin, je me hâte jusqu’à l’Institut.
Là-bas, Aurélian a encore fait un excellent travail. Il a su replacer mes rendez-vous de la veille et m’a soulagée de quelques corvées. Il m’informe toutefois que mon escapade n’est pas passée inaperçue et que M. Jaq, notre coordinateur, veut me voir. J’acquiesce et prends de suite le chemin de son bureau. Il me fait signe d’entrer à travers la porte vitrée. C’est un homme bedonnant et joufflu, mais il ne faut pas se fier aux apparences. Il s’agit également d’un Ultra Émotionnel puissant et influent. Je le salue poliment et attends les remontrances. Il me contemple avec ses yeux globuleux avant de prendre la parole :
— L’ambition est une alliée remarquable tant qu’elle est contrôlée.
Je tâche de masquer mon incompréhension au maximum.
— Dorian m’a dit que vous l’aviez questionné sur ses activités avant de filer sur le terrain.
Je me garde bien de répliquer. C’est tout d’abord inutile et cela ne peut que se retourner contre moi. Il comprend ma stratégie, car il sourit et poursuit :
— Vous êtes une personne avisée, Lanie, et si votre promenade d’hier nous ramène notre Potentiel disparu, nous n’aurons probablement plus jamais nécessité d’en reparler. Cependant j’aimerais que les choses soient claires : vous ne prendrez plus ce genre d’initiative sans m’en tenir informé.
— À vos ordres, monsieur.
Son sourire s’élargit.
— Harry a du souci à se faire.
Puis il me fait signe de sortir. Je ne me fais pas prier. Je ne m’en suis pas trop mal tirée en fin de compte. Spencer avait raison, j’ai réagi sur un coup de tête. Je devrai être plus prudente à l’avenir.
Le reste de la matinée se déroule sans incident et je rencontre plusieurs sous-traitants. Harry vient me chercher comme tous les midis pour aller au réfectoire mais il paraît contrarié. Je décide de le laisser aborder le sujet.
— Tu es sur une piste sérieuse ? finit-il par demander.
Une furieuse envie de lever les yeux au ciel m’envahit, mais je m’évertue à cacher mon agacement. Je ne veux pas qu’il croie que ses remarques puissent m’atteindre de quelque manière que ce soit.
— Tu es en train de rompre le pacte, expliqué-je simplement. Tu ne m’interroges pas sur mes occupations et je ne mets pas mon nez dans les tiennes.
J’ai parlé sans cesser d’avancer. Il me saisit par le bras pour me stopper. C’est mon deuxième contact physique de la journée. Il ne faudrait pas que cela devienne une habitude.
— Je m’inquiète pour toi.
Tiens ça aussi, c’est la tendance du jour.
— C’est inutile. Tout va bien.
Mon ton est calme mais sans réplique. Harry est suffisamment fin pour le comprendre, car il me lâche et nous reprenons notre chemin. Les autres sont déjà à table et plus personne ne parle de mon erreur d’hier. Je me restaure en silence puis prends la direction de la machine à café avec Timothée et Harry quand arrive Aurélian. Il me murmure à l’oreille qu’on m’attend dans le hall. Je suis étonnée, car je n’ai pas de rendez-vous avant quinze heures. Intriguée, je prends congé de mes collègues et suis mon assistant. C’est alors que je me fige : Mag se trouve à l’entrée aux côtés d’un garçon chétif et malade… et de Mila Rouscovitcha.
Chapitre 13
Fait historique
Maintenant que j’ai parlé à Renaud, je me sens mieux. Comme si le poids sur mes épaules était moins lourd puisqu’on est deux à le porter. Il m’a écouté, sans m’interrompre, jusqu’à la fin. Je lui ai tout raconté, comment j’ai rencontré Mila et ma volonté de l’aider, la conversation que j’ai entendue, le fait qu’elle soit une Ultra. Je n’ai rien omis excepté le nom de Lilian. Je ne tiens pas à le condamner trop vite. J’ai simplement évoqué des voix dans le tunnel, prétextant que je n’avais pas su les identifier. Renaud m’a écouté avec un grand intérêt. Il n’a pas semblé s’offusquer de mes réactions ni contrarié que j’ai aidé quelqu’un du IN. Toutefois, à la fin de mon récit, son front s’est plissé et ses sourcils se sont arc-boutés indiquant qu’il se faisait du souci.
— Si je comprends bien, tu veux que je t’aide à retrouver Mila.
Ce n’était pas une interrogation mais une affirmation, comme si le fait de l’énoncer à voix haute rendait l’idée tangible. Un court silence suivit avant qu’il ne lance, enthousiaste.
— C’est d’accord.
Mon premier problème vient d’être réglé. Le second, tout aussi grave, pas encore.
Je pousse la porte de Borderno, je suis à l’heure, en avance même de quelques minutes.
Barry est à son poste, Viny n’est pas encore arrivé. Je rentre comme si de rien n’était.
— Bonjour, Mitch !
— B’jour.
J’ouvre mon casier, un nouveau bleu m’attend. C’est l’uniforme des coordinateurs. Je m’en saisis et l’enfile rapidement.
— Il te va comme un gant, commente Barry, de derrière la banque.
Je m’apprête à répondre mais je suis stupéfait par ce que je vois posé au fond de mon casier : un vieux fusil.
— Tu ne le prends pas ? s’étonne Barry.
— Je n’en ai pas besoin, là où je vais.
Barry passe de l’autre côté du comptoir et s’approche de moi pour saisir l’arme.
— C’est Fuentos qui a demandé à ce que vous soyez armés. J’ai récupéré quelques armes que l’entreprise avait en stock mais pour l’instant je n’en ai pas pour tout le monde.
— Tu devrais la donner à un membre de l’équipe qui travaille dans les conduits, moi je vais rester au poste de coordinateur.
Je fixe le fusil dans les mains de Barry. La crosse puis le canon tout rouillé. Je n’ai aucune envie d’avoir ça sur moi, encore moins de savoir qu’elle est en possession d’un de mes collègues. Ma virée de demain soir promet d’être compliquée !
— Je n’aurais pas besoin de t’en donner une si tu ne te promenais pas le soir dans les conduits.
Son ton est réprobateur. Je redresse la tête. Il me regarde dans les yeux sans ciller et je sens l’angoisse monter en moi.
— Mitch, ta vie privée ne me regarde pas mais tout ce qui touche de près ou de loin aux conduits, si. Tu ne peux pas emmener des civils n’importe où.
Ouf, il pense que c’est quelqu’un de notre monde.
— Je sais, j’ai fait une erreur mais j’en ai pris conscience hier soir. Je ne recommencerai pas.
J’ai l’impression d’être un enfant de cinq ans grondé par son père. Barry fronce les sourcils.
— J’espère bien, Mitch ! Que je n’aie pas à te le redire. On se comprend bien ?
J’acquiesce d’un signe de la tête, l’air penaud. Demain soir, ça risque vraiment d’être très compliqué. Barry retourne derrière le comptoir le fusil à la main.
— Bien, file vite à la salle de commande des machines maintenant ! James doit t’attendre.
Sur ce, la porte principale s’ouvre et Vin entre dans la pièce.
— Beau gosse, Mitch ! Je suis jaloux, je veux le même, lance-t-il en me regardant de la tête aux pieds.
Une fois arrivé à ma hauteur, il me donne une grande tape sur l’épaule.
— Tu vas avoir un succès monstre avec ça !
— Je crois qu’il en a suffisamment comme ça, commente Barry.
Viny me regarde surpris puis avec insistance mais je me dépêche de passer dans la salle des commandes. James est déjà à son poste, si je ne l’avais pas vu partir hier, je croirais qu’il n’a pas bougé d’ici de toute la nuit. Pourtant il semble plus serein. Soudain, il se retourne.
— Salut, Mitch ! Je ne t’avais pas entendu arriver.
— Bonjour, James.
— Je te laisse prendre place, dit-il en m’indiquant un siège.
Je m’assois face aux nombreux écrans.
— C’est calme aujourd’hui. Tout se déroule normalement, m’explique James en désignant des points lumineux sur la machine principale.
— Par contre, il y a eu du grabuge cette nuit mais tu le sais.
Il me fait un clin d’œil. J’ai vraiment l’impression que tout Borderno est au courant de ma rencontre avec Mila. Les rumeurs vont vraiment bon train ici-bas. Heureusement, celle-ci les fait sourire mais peut-être plus pour longtemps…
— Il faut qu’on reste très vigilant. Comme je te l’ai dit hier, notre rôle est de surveiller l’ensemble du réseau. Regarde bien les caméras des vidéos de surveillance mais également les écrans de pointage des machines qui nous indiquent où se trouvent toutes les rames à chaque minute. Je te confie les voies 3, 5 et 6. Je pense que ce n’est pas mal pour un début.
Je remarque immédiatement qu’il m’a laissé les conduits les plus calmes à surveiller. Les lignes 3, 5 et 6 mènent vers l’extérieur de la ville, elles relient respectivement le centre 1 Jewel aux centres Rubis, Diamant et Glaise. Ce n’est pas là qu’il y a le plus de trafic ni le plus de croisements. J’espère que je vais me rappeler tout ce que James m’a montré hier ! Je m’assois et observe les circuits, toutes ces électrodes qui clignotent. Je les regarde s’allumer à tour de rôle comme si elles réalisaient un ballet bien orchestré. Ces lumières sont hypnotisantes. Sans m’en rendre compte mes paupières deviennent lourdes et finissent par se fermer. La sonnerie du téléphone me réveille en sursaut. J’ai dû faire un micro somme, James ne s’est rendu compte de rien. Il est sur le qui-vive, lui, et il a déjà empoigné le combiné.
— Allô ! dit-il d’une voix forte.
Il se contente ensuite d’acquiescer en alternant des réponses courtes.
— Oui… Ok… Bien… Hum hum…
Quelques minutes après, il raccroche.
— Maintenant que la brèche est réparée, les gars ont repris les travaux dans le conduit 7. La semaine prochaine, les caméras situées dans le croisement entre la ligne 7 et 4 seront en place et fonctionnelles.
James semble ravi, moi, je le suis moins. Heureusement que j’ai tout programmé pour demain, il sera encore temps. Je regarde les différentes images reconduites par les caméras de surveillance. Je vois la population se masser sur les quais, toujours plus nombreuse, il me semble. Les métros, grâce à nous, arrivent à intervalles réguliers. C’est nous, les coordinateurs, qui indiquons au chauffeur si la rame peut partir ou non. Cela demande une grande concentration. Il faut s’assurer de la bonne circulation de la précédente rame et vérifier que tout va bien sur le conduit : pas d’éboulement, pas d’accident, pas de chute d’individus… Tout semble calme et paisible aujourd’hui. On dirait presque que les derniers évènements de ces jours n’ont pas existé. Pourtant je sais que c’est faux. J’ai entendu Lilian et ce membre de l’Institut comploter dans le couloir cette nuit. J’ai vu, pour la première fois Barry, une arme à la main. Non rien ne va, Mila est dans le IN et elle est en danger. Je réalise brusquement que je me suis perdu dans mes pensées et que j’ai cessé de surveiller le réseau. Je jette un rapide coup d’œil aux différents écrans, tout a l’air d’aller pour le mieux. Il faut juste que je lance la rame de la ligne 6. J’appuie sur le bouton, le chauffeur va recevoir le signal et s’élancer. Je me masse les tempes.
— Ça va, Mitch ? me demande brusquement James.
— Oui, oui.
Il poursuit, enjoué :
— C’est une journée comme je les aime, tout fonctionne !
Moi, je me sens bizarre. J’ai sommeil et tout mon corps me le fait savoir, mes membres sont lourds et chaque mouvement me demande un effort. Pourtant je me sens comme parcouru d’un courant électrique : la tension nerveuse. Je regrette d’avoir dit à Mila de rentrer chez elle. Je n’aurais pas dû la laisser remonter. Qui sait ce qu’ils sont en train de lui faire ? Peut-être qu’ils l’ont déjà retrouvée. Elle avait peur, elle voulait rester ici et je l’ai chassée.
— Je n’aime pas ça.
James me tire de mes pensées. Je regarde en direction de son écran. La ligne 4 a un problème, on voit très clairement un éboulement sur la vidéo surveillance. James se dépêche d’envoyer un signal à la rame qui arrive à cette hauteur. Le téléphone sonne.
— Décroche ! m’ordonne-t-il tandis qu’il s’affaire à appuyer sur différents boutons.
— Oui ? demandé-je.
— C’est l’équipe du chantier 7 ! On a voulu creuser vers le métro 4 et on a créé un éboulement ! Pas de blessés chez nous mais ça va vous faire une sacrée pagaille ! On s’excuse mais le conduit n’est pas très solide par ici.
Je ne sais pas quoi répondre.
— Merci pour le renseignement. La voix grave au bout du fil reprend :
— James n’est pas là ? Je regarde mon coéquipier.
— Si, mais il est occupé.
James tend la main, agacé.
— Passe-le-moi. Oui ? Un éboulement… Vous auriez pu faire gaffe !
Il semble irrité. Je me sens mal, j’ai l’impression d’être inutile.
— Bloquer toute la voie ? Vous n’êtes pas sérieux ! Pendant combien de temps ?
Il manque de s’étrangler et finit par raccrocher violemment.
— Il va falloir que tu me donnes un sérieux coup de main. La ligne du métro 4 est fragilisée à cause des travaux et des éboulements à répétition. L’équipe du chantier pense qu’il serait mieux de bloquer cette ligne pour une durée de trois jours, au mieux, peut-être plus, par prévention. Ils ont peur qu’il y ait d’autres éboulements et que ça crée des accidents ! Bloquer une voie pareille, ils plaisantent ! Il faut qu’on trouve une autre solution. On ne peut pas se couper de Saphir même quelques jours !
Bloquer une voie, cela n’arrive que très rarement pour ne pas dire jamais. Ou alors ce n’est que pour quelques heures, tout au plus, mais pas pendant plusieurs jours. Je ne crois pas que ce soit déjà arrivé ou alors je n’étais pas encore né. Notre ville Jewel est l’épicentre, il y a autour d’elle six autres villes, plus ou moins éloignées et plus ou moins grandes. Chacune de ces villes est reliée à Jewel par une ligne de métro. Bloquer une ligne revient à couper la correspondance avec l’une d’elles. Soudain, l’image de la ligne 4 vide s’impose à mon esprit et à l’effroi succède une certaine joie. L’équipe Borderno serait occupée dans ce conduit ce qui laisserait un total accès au corridor 7. Vraiment, c’est égoïste mais ça serait parfait. Il faut juste que je parvienne à convaincre James.
— Ils ont peut-être raison ? commencé-je.
— Quoi ?
James me regarde comme si j’étais un abruti.
— Si c’est dangereux on ne peut pas prendre de risque. C’est notre rôle de veiller à la sécurité de nos concitoyens.
Rappeler notre responsabilité me semble une bonne idée.
— Oui mais ça va paralyser la ville !
— Non, Jewel sera toujours reliée aux autres et puis Glaise et Saphir ont bien dû créer un réseau entre leurs villes, non ?
J’ignore comment ces villes s’organisent, je tente.
— Oui, il me semble.
James semble réfléchir.
— Donc c’est toujours possible de se rendre à Saphir par l’intermédiaire de Glaise ?
Je pense que je suis sur la bonne voie, sans jeu de mots, mais James conteste.
— Glaise c’est à vingt arrêts de métro, pour rejoindre Saphir ça doit en rajouter encore une dizaine, c’est interminable !
— C’est faisable et c’est surtout pour quelques jours ! Les gars feront de leur mieux pour réparer ça au plus vite. M. Coms, le dirigeant de Saphir comprendra, la ligne de métro 7 va lui permettre de joindre Rubis plus facilement et d’avoir accès à une nappe phréatique directement, il était d’accord pour sa création.
James pâlit.
— Ça va nous demander de faire un communiqué auprès de toute la population et des autres villes.
Je hausse les épaules.
— Ça fait partie de notre job.
Il hésite quelques secondes puis obtempère.
— Tu fais l’annonce au micro pour signaler le problème aux concitoyens. Moi, j’appelle les coordinateurs du réseau de la ville de Saphir, il faudra aussi prévenir ceux de Glaise afin que le nombre de rames entre nos deux villes soit augmenté !
J’avale péniblement ma salive, comment dire, je n’ai pas une folle envie de faire une annonce au micro. Quand faut y aller, faut y aller ! Je me lève et me dirige vers la sono.
— Tu n’affoles pas la population, t’expliques bien que c’est préventif et que c’est lié aux travaux. Je n’ai pas envie qu’on nous reproche de paniquer les foules, avec tout ce qui se passe en ce moment, il faut être très prudent !
Je sais qu’il a raison. Je prends quelques secondes pour préparer mon annonce puis appuie sur l’interrupteur.
— Votre attention, s’il vous plaît, annonce Borderno. Les travaux de la ligne 7, à proximité du métro 4, sont responsables d’éboulements. Afin d’assurer votre sécurité, la ligne 4 sera momentanément interrompue et ce pour une durée indéterminée. Les équipes de Borderno font tout leur possible pour consolider la voie et la rendre accessible dans les plus brefs délais. Le cheminement jusqu’à la ville de Saphir sera assuré par une correspondance à Glaise. La fréquence des rames sur ces lignes sera augmentée. Mesdames, Messieurs, nous vous prions de bien vouloir accepter nos excuses pour ce désagrément. Merci.
J’éteins le micro et lâche un soupir de soulagement. James me fait signe du pouce que j’ai assuré. Barry entre brusquement dans notre bureau.
— Que se passe-t-il ?
Ne venait-il pas d’entendre l’annonce ?
— C’est un cas extrême ! L’équipe chantier nous a appelés, ils ont créé un éboulement, le plafond n’est plus stable dans la ligne 4. Ils nous ont demandé de bloquer son accès le temps que les travaux soient effectués. Il leur faudra plusieurs jours mais on a connu trop d’incidents ces derniers temps pour ne rien faire.
James ne s’est pas démonté. Barry affiche une moue contrariée mais lâche finalement :
— Je pense que c’était la meilleure décision à prendre ! Il faut que l’équipe chantier fasse au plus vite. Je vais les appeler moi-même afin de m’en assurer.
Sans en dire plus, il quitte la pièce. J’ai l’impression que James va défaillir. Il essuie son front d’un revers de main.
— Pfiou !! Ce qu’on vient de faire est historique. Je ne sais pas si tu en as conscience, Mitch, mais les lignes n’ont pas été coupées depuis… la Scission.
J’agite la tête. J’ai du mal à réaliser que je suis responsable de ce qui vient de se passer. Je regarde les écrans de surveillance et vois les visages des gens horrifiés. Ils doivent suspecter une attaque, je n’en doute pas. Rassurer la population ne sera pas possible, le seul moyen de parvenir à la calmer sera de rétablir le réseau. Barry a bien fait de prendre les choses en main ! James s’attèle à sa lourde tâche de joindre les coordinateurs de Saphir et de Glaise. Les autres villes semblent compréhensives même si j’entends le coordinateur de la ville de Saphir protester quelques instants. Lui aussi va devoir faire une annonce à la population. Finalement, James parvient à trouver les bons mots comme moi avec lui quelques minutes auparavant.
— On a assuré, Mitch ! Ce n’était pas rien. J’espère que les gars vont arriver à faire vite…
James semble finalement satisfait des décisions qu’il a prises.
— J’en suis sûr, on est une sacrée équipe à Borderno !
Je m’étire afin de détendre mes muscles, le calme revient doucement dans notre bureau.
Chapitre 14
La raison d’être des Ultras
Mag m’aperçoit et fait signe au malade qui doit être Aleksei. Je distingue des similitudes physiques entre Mila et lui ce qui conforte mon hypothèse. Le frère et la sœur me dévisagent, apeurés. Je m’approche d’eux.
— Bonjour, je suis Lanie Mc Wright. Si vous voulez bien, nous allons aller dans mon bureau.
— Tous les trois ? me demande Mila.
Sa voix trahit sa crainte. Je me tourne vers elle. Rien qu’en la regardant, je comprends que cette gamine transpire la lâcheté. Je repense à hier et cela me contrarie.
— Sauf si vous préférez que nous nous entretenions en privé.
Elle me dévisage à nouveau, déboussolée. Elle doit sans doute avoir tout un tas de préjugés sur l’Institut. Elle jette un coup d’œil à son frère qui acquiesce silencieusement. Je leur fais signe de me suivre. Je les invite à s’asseoir tandis que je m’installe derrière mon bureau. Aurélian nous apporte thé et café puis sort. Mag le suit du regard. Je remarque qu’elle aimerait bien le suivre tout court. Elle ne sait pas où se mettre. Je la comprends. Cette histoire ne la concerne pas. Elle veut attendre dehors mais Aleksei prend sa main pour la retenir. Gênée, elle lève les yeux vers moi et elle comprend que j’ai vu. On dirait que ma meilleure amie n’a pas été tout à fait franche avec moi. Cela ne fait rien. Elle a le droit d’avoir sa vie privée. Connaît-elle la mienne ? Je leur propose à boire. Seule Mag accepte une tasse de café et je suis persuadée qu’elle l’a fait pour ne pas me contrarier.
Les deux autres attendent, tassés sur leur chaise. Je bois une gorgée de thé, laissant le silence s’installer. Je repose soigneusement ma tasse sur mon bureau puis reporte mon attention sur Mila qui semble se ratatiner sur place.
— Je ne vais pas passer par quatre chemins. Nous avons toutes les raisons de croire que tu es spéciale.
Mila pâlit. Ah, ces fichus préjugés…
— D’ordinaire, nous repérons les personnes comme toi dès la fin de l’école primaire mais parfois cela peut être plus long. Certaines particularités sont plus discrètes que d’autres. Je te ne te cacherai pas non plus que mes collaborateurs se sont renseignés sur toi. Je ne dis pas cela pour te faire peur. Il s’agit de la procédure. Comme tu le sais, chaque trimestre, les collèges et lycées envoient les dossiers scolaires et sanitaires de leurs élèves à l’Institut afin de parer à une éventuelle contamination. Tes analyses se sont démarquées du lot. C’est la raison pour laquelle mes collaborateurs se sont renseignés sur toi. Ils devaient être certains de tes aptitudes avant de t’aborder. Leur démarche n’avait nullement pour but de t’effrayer mais de t’éviter des entretiens inutiles et intimidants si d’aventure il s’était avéré que tu n’étais pas spéciale. En outre, être spécial ne signifie ni que tu vas entrer ici pour y être enfermée à jamais ni que ta vie va être fondamentalement changée. Chacun de nous reste libre quelles que soient ses dispositions.
Mes interlocuteurs m’écoutent sans broncher. Je les vois qui tentent de définir le degré de vérité dans mes paroles. Ça ne fait rien. J’ai l’habitude des cas récalcitrants, et honnêtement après m’être donné autant de peine à la dénicher, je serais déçue si elle capitulait vite.
— Contrairement à l’idée reçue, personne n’est contraint et forcé, poursuis-je. Si tes dons sont avérés, l’Institut te proposera une aide pour les exploiter au mieux.
— Et… et je pourrais refuser ?
— Il faut d’abord confirmer que tu as bien des capacités, mais oui bien entendu, tu pourras refuser si cela ne te convient pas. Tout le monde est libre. Nous ne sommes pas des monstres. Nous œuvrons seulement au bien-être de la société, et, comme tout engrenage important, nous sommes critiqués de toutes parts. Je t’invite donc à forger ta propre opinion et à ne pas croire tout ce que l’on te dit.
Mila se tortille sur sa chaise. Cela confirme ce que je pensais. Elle a parlé aux rats d’égouts.
— Mila, as-tu des questions à me poser ?
— Pourquoi m’avoir suivie ?
— Je te l’ai dit. Pour savoir si nos soupçons étaient fondés à ton égard. Je regrette que mes collaborateurs aient manqué de finesse et qu’ils t’aient effrayée, car ce n’était pas notre intention, je t’assure.
— Êtes-vous sûre que Mila est une Ultra ? s’enquiert Alekseï.
Je le dévisage un instant. Il a le même regard protecteur que Spencer quand il surveille Zoé. Comment a-t-elle pu vouloir abandonner son frère ? Cela me dépasse.
— C’est fort probable, répondis-je au bout d’un moment. Dis-moi, Mila, sais-tu qui est Charles Darwin ?
À son air égaré, j’en conclus que non.
— Il est un concepteur de la théorie de l’évolution des espèces et plus précisément de la sélection naturelle. L’Institut le rejoint sur de nombreuses théories. Nous pensons que les espèces animales se doivent d’évoluer et que les plus faibles finissent par s’éteindre. Après l’horreur de Papillon, l’espèce humaine a passé un cap dans son évolution. Les Ultra en sont le témoignage. La population avait besoin d’âmes fortes pour panser les plaies et des êtres capables d’atteindre les consciences sont nés. Ces êtres existaient déjà avant. On les appelait les hypnotiseurs mais ils étaient excessivement rares et leurs dons n’étaient encore qu’embryonnaires. Après les événements, ils se sont multipliés et ont allégé les peines des survivants. Plus tard, après la Scission, la population a été confrontée à un air fortement pollué. Les maladies ont commencé à se propager. Le taux de mortalité a atteint son apogée durant ces années-là. Puis des êtres capables de résister à ces maux sont nés. L’air a été traité grâce à eux. Chaque don est une réponse à un besoin avec une finalité toute simple : la survie de l’espèce. Tu me suis ?
Mila confirme. J’essaie de me montrer claire.
— Ce principe se retrouve à moindre échelle. Parfois lorsqu’une famille est touchée par la maladie, un de ses membres naît avec des anticorps plus résistants.
— Pourquoi me dites-vous cela ? risque-t-elle.
— Quand es-tu tombée malade pour la dernière fois ?
Elle me regarde, ébahie, puis je vois qu’elle peine à trouver la réponse. Alekseï se concentre lui aussi.
— Le mois dernier ? L’année dernière ? Plus ?
J’essaie de les aider car je me doute déjà de la réponse.
— Je ne sais plus… Ça fait plusieurs années déjà.
— Pas même un rhume ?
— Non, rien.
Je luis souris, satisfaite, puis actionne mon vidéoprojecteur.
— À gauche, tu peux voir les globules rouges d’une personne normale et à droite les tiens. Comme tu peux le remarquer, les tiens sont plus plats et ovales que ceux d’un sujet lambda. En fait, ils se rapprochent davantage de ceux des camélidés.
— Des camélidés ? répète-elle sans comprendre.
— Des chameaux si tu préfères mais ce n’est pas le plus important. Cette particularité te permet de recevoir de l’air plus rapidement.
Je passe à une autre diapositive qui lui explique le but des anticorps. Elle écoute attentivement et je vois qu’elle cherche à assimiler tout ce que je lui révèle. Je lui explique qu’elle a un nombre d’anticorps plus élevé que la moyenne et que c’est sans doute la raison de son extraordinaire résistance à la maladie. On toque à la porte. Aurélian me présente un rapport que je lis très vite. Il arrive à point nommé. Je le remercie et il sort en silence. Je projette les données que je viens de recevoir. C’est le film d’un virus grossi mille fois.
— J’ai demandé à mon équipe de faire une expérience. Mon assistant vient de m’apporter les résultats et ils confirment mon hypothèse.
— Qui était ? demande Mag, muette jusque là.
— Vous voyez le virus que mes associés ont coloré en rouge ? Il est attaqué par un anticorps qu’ils ont également coloré en vert.
— Où voulez-vous en venir ? intervient Alekseï qui se doute de ma réponse.
— Le virus en question a été reconstitué en laboratoire à partir de vos prises de sang, Alekseï. C’est en d’autres termes la représentation du mal qui vous ronge. Quant à ce qui l’attaque, c’est bien sûr un anticorps de votre sœur. Vous êtes né malade. Vos parents sont ce qu’on appelle des irradiés passifs. Ils n’ont aucun symptôme, ils sont en parfaite santé mais ils portent en eux un virus. Ce n’est ni leur faute ni la vôtre mais vous avez hérité de ce virus et il est particulièrement actif sur vous. Votre maladie a fait l’effet d’une douche froide pour vos parents qui ont été suivis médicalement et vous n’êtes pas sans savoir, qu’à la suite de cela, votre mère a fait deux interruptions de grossesse. Les tests montraient en effet que les bébés étaient également souffrants. Puis votre mère est tombée enceinte de Mila et les tests ont révélé qu’elle ne risquait rien. Elle est née et cela s’est confirmé. Ce que nous ne savions pas à ce moment là, c’était que Mila n’était pas seulement un porteur sain mais également détentrice d’anticorps résistant au virus.
— Vous êtes en train de dire que je peux guérir mon frère ? s’exclame-t-elle.
— Le guérir tout à fait, je l’ignore, mais vous pourrez sans doute alléger ses souffrances.
— Comment se fait-il que vous ne l’ayez jamais su ? L’Institut traite Alekseï depuis sa naissance ! proteste-elle.
— Parce que les gènes Ultra ne se développent qu’à partir de la puberté. Jusqu’à tes douze ans, tu n’étais qu’une petite fille en bonne santé. Après cela, tu n’as plus passé d’examens approfondis jusqu’au dernier trimestre. La suspicion d’un virus en ville a contraint les écoles à se monter plus sérieux dans leurs travaux ce qui a mis en lumière ta particularité.
Mila et Alekseï se dévisagent un moment puis elle reprend :
— Il suffit que je lui donne mon sang pour le soigner ?
— C’est un petit peu plus compliqué que ça. Tu es O + alors qu’il est O - . Il ne peut donc pas recevoir ton sang. En revanche, nous avons aujourd’hui les moyens de traiter tes anticorps pour les intégrer dans le programme de soins d’Alekseï.
De nouveau, les deux jeunes s’interrogent du regard. Je respecte leur silence et j’attends qu’ils se décident.
— Ça fait beaucoup d’informations d’un coup, dit finalement Alekseï.
— Je le conçois. On peut se donner rendez-vous la semaine prochaine pour en reparler si vous le souhaitez.
Mila et Alekseï opinent et nous convenons de jeudi prochain dix heures. Ils me serrent la main et sortent. Mag m’adresse un sourire reconnaissant et me fait un clin d’œil avant de partir à la suite de la fratrie. Malgré tout, je suis contente de ne pas l’avoir déçue. Aurélian les raccompagne tous les trois. Je reporte mon attention sur Mila et regarde sa chevelure brune s’éloigner progressivement. J’ai la douloureuse impression de la voir pour la dernière fois.
Chapitre 15
Le rendez-vous
Cette seconde journée sans Mila s’est déroulée sans encombre et le plan que nous avons monté avec Renaud a fonctionné. Nous avons annoncé à Viny, Blade, JC et Jessica que ce soir nous allions faire notre patrouille ensemble et nous sommes partis depuis plus d’une heure maintenant pour le conduit 7. L’équipe Borderno est occupée à consolider le conduit 4 par conséquent le corridor du métro 7 est vide. Nous avons le champ libre. Il est 23h et je suis sous la faille. Elle a été entièrement rebouchée, l’autre soir, par Fuentos, Lilian et les autres mais l’échafaudage est toujours là. Renaud s’approche de moi.
— Il ne nous reste qu’à ouvrir la brèche de nouveau. Je grimace : cette partie semble finalement la plus ardue.
— On va chercher le matériel dont tu m’as parlé ? poursuit-il.
Je le guide jusqu’au local. Je dépose les vêtements propres que j’ai apportés pour Mila et lui indique d’un geste un tas de pelles et de pioches. Sa bouche se tord dans un rictus contrarié tandis qu’il saisit un outil.
— On aurait peut-être dû demander à Viny et Blade de venir, lâche-t-il sur le ton de la plaisanterie.
Je me munis d’une pioche et réalise à quel point ça va être compliqué. Renaud donne un premier coup, quelques morceaux de terre s’écrasent au sol. Nous avons convenu de taper à des endroits bien précis. La brèche a été ouverte la première fois à la dynamite mais, maintenant qu’elle est fragilisée, on devrait parvenir à l’ouvrir de nouveau.
Je lève mon bras avec force, prêt à frapper. Mon geste est maladroit et trop brusque, je me sens partir en arrière. J’ai juste le temps d’agripper la rambarde avec ma main libre ce qui ébranle l’ensemble de l’échafaudage.
— Fais attention ! s’exclame Renaud.
Je me sens épuisé. Ces derniers jours ont été trop intenses pour moi, il faut que je me ressaisisse. L’image de Mila explose brusquement dans mon esprit. C’est pour elle que je fais ça, elle doit attendre de l’autre côté. Je donne alors mon premier coup de pioche. À chaque nouvelle morsure du métal dans la terre je prie pour que le plafond ne s’effondre pas sur nos têtes. Nous tapons, en rythme, pendant de longues minutes. Soudain Renaud donne un coup avec plus de force et une grande fissure se dessine sous nos yeux.
— Vite !
Dans un même élan, nous descendons précipitamment de l’échafaudage. Arrivés au sol, nous constatons qu’il ne se passe rien. Je me tourne vers Renaud qui me rend mon regard surpris. Soudain un bruit sourd s’élève et la fissure s’agrandit dessinant un serpent dans la terre. Le plafond s’effondre emportant l’échafaudage avec lui, le tout, dans un épais nuage de poussière. Je tousse et crache. Les yeux me brûlent, je n’y vois plus rien.
— Nous avons réussi, parvient à dire Renaud entre deux quintes de toux.
Rapidement le nuage de poussières se dissipe chassé par un air frais qui m’est maintenant familier. J’aperçois les étoiles dans le ciel sombre. J’ai tenu ma parole et une immense satisfaction enveloppe mon cœur. Il n’y a plus qu’à espérer que Mila soit au rendez-vous.
Je m’époussète rapidement.
— Il faut qu’on remonte l’échafaudage, constate Renaud.
Il s’approche de l’amas de terre et de pierres, muni d’une pelle. Assez vite, nous voyons émerger des tiges de métal. J’espère que ce n’est pas trop endommagé. Nous parvenons à remettre la construction sur pied mais elle est bringuebalante.
— Nous le tiendrons le temps qu’elle descende, conclut Renaud.
Je regarde ma montre, il est presque minuit. Mila devrait être là mais nous ne distinguons aucun signe d’activité à la surface.
— Il faut que tu montes voir, Mitch. J’agite la tête, je pensais la même chose.
— Je tiens la bête, vas-y, me dit-il tout en me faisant en clin d’œil.
Prenant mon courage à deux mains, je grimpe doucement jusqu’à la brèche. Arrivé au sommet de l’échafaudage l’air vient fouetter mon visage. Je redoute brusquement la radioactivité puis je me rappelle que les Inites vivent ici. Finalement je lève les bras, prends appui sur le bord du trou et parviens à me hisser entièrement. Les coudes en avant, je rampe un instant avant de m’asseoir puis de me redresser lentement. Je ne suis jamais sorti du OUT pourtant, aujourd’hui, je me tiens debout sur terre et non sous terre. La bise est glacée et, pour la première fois de ma vie, j’ai froid. Cette sensation me revigore. J’inspire profondément et sens l’air s’infiltrer jusque dans mes poumons. Je me retiens de laisser échapper une violente quinte de toux, comme si mon appareil respiratoire venait d’être nettoyé de la poussière de mon monde. À moins que ce ne soit les premiers effets de la radioactivité. Inquiet, je balaye rapidement les alentours du regard. Aucun homme radioactif embusqué et pas la moindre trace de Mila. Je suis surpris de découvrir un monde sec avec peu de végétation. Les livres qui ont pu être sauvés et que l’on conserve chez nous regorgent de descriptions de paysages merveilleux, verdoyants de plantes, d’arbres et de forêts. Je ne vois que de la terre. Quelques touffes d’herbes, çà et là, essayent de reprendre leurs droits. Au loin, je distingue une dizaine d’arbres qui peinent à retrouver un feuillage honorable mais, ce qui accroche mon regard, ce sont les ruines d’un autre monde. Je réprime un frisson. J’entends du bruit derrière moi. Renaud apparaît.
— Alors ? dit-il tandis qu’il se hisse dans un dernier effort.
— Elle n’est pas là. Je crains qu’il lui soit arrivé du mal.
Renaud finit de se redresser.
— J’avais oublié comme c’est beau.
Je le dévisage.
— Tu es déjà monté ?
— Oui, j’ai même vécu ici.
Il s’étire comme s’il venait de dire quelque chose de tout à fait normal. Je ne parviens pas à y croire.
— Tu ne nous l’as jamais dit !
— Je craignais vos réactions…
J’ouvre la bouche pour contester mais aucun son ne sort. Moi aussi j’ai eu peur, je ne peux que le comprendre.
— Mais ta grand-mère qui t’a légué sa maison ?
— Cette dame nous a recueillis quand nous sommes venus dans le OUT. Nous avons vraiment eu beaucoup de chance.
Qui désigne le « nous » ? Je n’ai pas le temps de lui poser la question.
— J’ai été exactement comme Mila, poursuit-il.
— Les Inites de l’Institut ont détecté que j’avais su développer mon potentiel émotionnel quand j’avais quinze ans. J’étais encore au collège et fermement décidé à ne pas les suivre. Je n’ai pas hésité longtemps. Avec JC nous avons trouvé un Passeur et nous avons fui.
Je ne sais pas s’il peut le voir dans l’obscurité mais mes yeux s’agrandissent davantage.
— JC ? Un Inite.
— Oui, un homme lambda sans aucun don, destiné à une vie de misère. Il a préféré venir dans le OUT. Si on est talentueux, qu’on ait des dons ou non, comme tu le sais, on peut évoluer dans cette société. L’égalité des chances.
J’agite la tête en guise d’approbation.
— Je lui ai dit ce que nous faisions ce soir. Au cas où…
Je n’ai jamais porté JC dans mon cœur mais je ne vois rien à redire. Je reste un instant silencieux. Il me faut quelques minutes pour assimiler ces dernières informations.
— Je suppose qu’elle vient des bas quartiers, reprend Renaud.
Je relève la tête dans sa direction.
— À vrai dire, je n’en sais rien.
— Je te propose d’aller y faire un tour. Ça m’amusera de repasser devant chez moi.
— Se promener dans le IN, je n’ai jamais pensé qu’un jour ce serait possible.
— Ne t’inquiète pas, je connais bien ces lieux, ajoute Renaud avant de se mettre en marche.
— Nous sommes dans la zone morte, le bas quartier n’est pas très loin.
J’avise la brèche rapidement, partagé entre un sentiment de peur et l’excitation de la découverte. Finalement, je le suis. Renaud a l’air de savoir où il va. Il avance d’un pas rapide en direction des vieilles ruines.
— C’était quoi ça avant ? demandé-je tout doucement craignant de réveiller quelques fantômes.
— L'Institut suppose qu’il s’agit d’anciennes habitations.
Je regarde des blocs de béton arrachés, effondrés, sortir du sol de quelques mètres seulement. J’ai beau faire travailler mon imagination je ne parviens pas à identifier le moindre bâtiment. Il va falloir se faire discrets. Nous distinguons de la lumière. Des ombres déformées dansent sur les ruines.
— Qui sont-ils ? murmuré-je pour moi-même mais Renaud me répond.
— Des sans-abris, ils vivent dans les ruines.
— Par ce froid ?
Je repense à Louis, certes il n’a pas grand-chose mais au moins, dans notre monde, il est au chaud. Ce monde est cruel. Nous avançons de quelques pas quand mon pied heurte une pierre. Je trébuche bruyamment.
— Qui est là ?
Une voix grave s’élève du milieu des blocs de béton que nous contournons.
— Dépêche-toi, me dit Renaud tout en m’aidant à me relever.
Je vois un point lumineux s’élever dans le ciel et se rapprocher de nous. Bientôt nous distinguons trois grandes silhouettes.
— Halte ! Qui êtes-vous ?
La voix est caverneuse. Renaud se fige.
— Si vous êtes des émissaires de l’Institut laissez-moi vous dire que vous n’êtes pas les bienvenus.
— Nous ne sommes pas de l’Institut, répond Renaud.
La lumière nous éclaire.
— Effectivement, complète une femme.
— Regarde, ils sont en T-shirt !
L’homme qui avait parlé en premier reprend la parole.
— Soit vous êtes très pauvres, encore plus que nous, soit vous n’êtes pas d’ici.
— Ce sont des Outiens, j’en suis sûre ! s’exclame la femme.
Une troisième voix étouffée me fait frissonner.
— Si nous les livrons à l’Institut vous pensez que l’on peut obtenir une belle récompense ?
— Nous cherchons Pollux. dit brusquement Renaud. C’est un ami. Vous savez où on peut le trouver ?
— Vous êtes des amis de Pollux ? Tiens donc, moi aussi, répond le vieil homme.
— Qu’est-ce qu’on s’en moque ! reprend la voix étouffée. C’est l’occasion d’améliorer notre niveau de vie. Livrons-les.
— Non, suivons-les dans le OUT, depuis le temps que j’en rêve, proteste la femme.
— Silence.
L’homme reprend la parole.
— Nous allons les amener à Pollux, les amis de mes amis sont mes amis.
Je déglutis péniblement. Je ne sais pas qui est ce Pollux et quel crédit accorder aux paroles de cet Inite. L’homme abaisse la torche et je distingue alors un visage tout fripé mangé par une épaisse barbe grise. À côté de lui, une femme plus jeune nous observe en souriant et derrière elle, deux yeux nous fixent. Je ne parviens pas à déterminer s’il s’agit d’un homme ou d’une femme. Un drap est remonté jusqu’à son nez ce qui couvre le bas de son visage. Souffre-t-il de la radioactivité ? Je regarde le reste de son corps et remarque qu’il porte plusieurs vêtements superposés à l’instar de ses deux compagnons. Je suis secoué d’un frisson maintenant que nous ne bougeons plus, je sens la morsure du froid sur mes bras et sur mes jambes. Je me frotte énergiquement la peau.
— C’est par là, indique le vieil homme tout en prenant la tête de la marche.
Renaud le suit sans hésiter. Quelques mètres plus tard nous distinguons une toute petite cabane composée de matériaux trouvés. Je n’ai jamais rien vu de tel. On se demande comment elle parvient encore à tenir debout.
— Pollux ! s’écrie le vieil homme. Pollux ! Il y a du monde pour toi ! répète-t-il.
Après quelques minutes d’attente la porte s’ouvre sur un homme tout aussi vieux.
— Pour une fois que j’avais réussi à trouver le sommeil ! bougonne-t-il.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Ces deux-là disent être tes amis. On aimerait savoir si c’est vrai, répond l’individu à travers son drap, la voix pleine de sous-entendus.
L’homme plisse les yeux dans notre direction et nous dévisage l’un après l’autre.
— Jamais vu, conclut-il.
Je sens mon cœur se serrer mais Renaud insiste.
— Si Pollux, c’est moi Renaud. Tu m’as fait passer avec Jean-Charles dans le OUT il y a dix ans. À cette époque, on était des sales gosses.
Le vieil homme se gratte le menton. À en juger son âge ça ne m’étonnerait pas qu’il soit sénile.
— Un passeur n’oublie jamais, dit-il. Renaud, comment vas-tu ?
Je laisse échapper malgré moi un soupir de soulagement.
— La vie sous terre est-elle à la hauteur de tes espérances ? poursuit-il.
— Pleinement, répond Renaud.
— Que fais-tu là alors ?
Une certaine malice brille dans ses yeux.
— Je cherche quelqu’un, une jeune fille, Mila ? Elle a besoin de notre aide.
Le passeur plante son regard dans le mien comme s’il savait que j’étais le responsable de toute cette histoire.
— Mila, répète-t-il. Le passeur n’oublie jamais. Une brune aux cheveux bouclés…
— C’est ça ! m’exclamé-je.
— C’est moi-même qui lui ai ouvert une brèche, il y a quelques jours. Elle n’est plus ici.
— Si, elle est remontée, dis-je fermement.
— Je ne l’ai pas vue.
Mon cœur se serre.
— Est-ce que tu sais où elle habite ? demande Renaud avec calme.
— Un passeur n’oublie jamais.
Je trouve qu’il commence à radoter…
— Elle était au 2ème rue Britz, pas très loin d’ici.
— Super ! Je te remercie, dit Renaud tout en posant une main sur son épaule pour le gratifier de notre reconnaissance.
— Oui, c’est juste à côté de la Grande Ruine, s’exclame la femme visiblement encline à nous aider.
— Je vois très bien où c’est, dit Renaud. Je vous remercie pour votre aide à tous. Nous nous excusons de vous avoir dérangés.
— C’est pas souvent qu’on a de la visite. Un ami de Pollux en plus ! lâche l’homme.
— Un passeur n’oublie jamais, répond Pollux tout en faisant un clin d’œil puis lentement il tire la porte pour la refermer.
— Vous êtes sûrs que vous savez comment y aller ? demande la femme qui semble vouloir nous accompagner.
— Tout à fait, répond Renaud.
Il leur fait un signe de la main et commence à s’éloigner. Je le suis, bien content de quitter ces individus. Je sens dans notre dos le regard pesant de l’Inite drapé.
— Tu penses que ça ne risque rien ? demandé-je à Renaud.
— On n’en a pas pour longtemps. On file au 2ème Britz, on regarde si elle y est et on rentre.
Une vingtaine de minutes plus tard, nous arrivons dans ce qui ressemble à une rue. De petites maisons se succèdent et se font face. Elles sont toutes abîmées mais semblent bien plus solides que la maison du passeur. Il n’y a personne dehors. Tandis que nous progressons, un bruit épouvantable s’élève. Le cri de l’horreur, rauque et strident à la fois, comme si on égorgeait un bébé. Je sursaute. Un peu plus loin devant nous une forme étrange traverse la route. Son passage est rapide, je n’ai pas le temps de distinguer ce que c’est.
— Renaud…
Je m’interromps, car je vois deux petites lumières briller. Deux yeux nous observent. Ça ne peut tout de même pas être un enfant. La chose se rapproche, je me fige.
— Ce n’est rien. C’est un chat, m’explique mon ami sans même s’arrêter.
— Un chat ?
Je réfléchis à toute vitesse. J’en ai déjà entendu parler. Il s’agit d’un animal de compagnie, il me semble. Je n’en ai jamais vu. Je m’approche, curieux. La chose est couverte de poils et ses yeux brillent dans le noir. Je suis fasciné.
— On y est, Mitch, me dit Renaud.
Le chat se rapproche de moi, il vient se frotter contre mes jambes.
— Renaud, qu’est-ce que je fais ? Mon ami laisse échapper un petit rire.
— Donne-lui une caresse.
— T’es sûr ? Ça ne risque rien ?
Renaud se baisse et gratte la tête de l’animal qui se met à grogner comme un moteur.
— Fais gaffe, il n’a pas l’air content.
— Au contraire, il ronronne. Essaye.
Etrange bête. Je me baisse et lui touche le dos. C’est doux et chaud. Le chat fait soudain un bond de côté ce qui me surprend.
— Il en a assez, commente Renaud.
Je me redresse, déçu.
— C’est cette maison qu’habite Mila, dit-il en désignant un bloc de béton.
Je détourne mon attention du chat.
— Qu’est-ce qu’on fait ?
Je me sens vraiment mal à l’aise dans ce monde.
— On frappe à la porte et on voit si elle nous ouvre.
Renaud s’approche et toque. Il y a un long silence. Il réessaye avec plus d’énergie, cette fois. Nous entendons du bruit puis une petite voix frêle s’élever de l’autre côté de la cloison.
— Qui est là ?
Je reconnais instantanément Mila.
— C’est Mitch !
Après quelques secondes, la porte s’ouvre lentement. Je distingue son visage dans l’entrebâillement.
— Mitch ?
Elle finit d’ouvrir la porte totalement.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je suis venu te chercher. Tu ne te rappelles pas, le rendez-vous ?
— Si mais je croyais que tu ne le pensais pas, que tu voulais juste te débarrasser de moi.
Elle baisse les yeux et fixe le sol.
— Je tiens toujours parole. Tu peux revenir dans le OUT. Avec mon ami Renaud, nous avons tout arrangé.
Elle le regarde.
— Bonjour, Mila, je suis comme toi, je viens du IN. L’Institut a trouvé que j’avais des capacités et il voulait les utiliser. Je n’étais pas d’accord, je voulais être libre et j’ai fui il y a dix ans. Je vis maintenant dans le OUT sans aucun problème.
— Ils disent qu’ils peuvent soigner mon frère, répond Mila d’une toute petite voix.
— Ils disent des tas de choses, s’ils pouvaient le faire, ils l’auraient déjà fait, tu ne crois pas ? Tu peux leur échapper. C’est maintenant ou pas.
Elle fixe ses yeux dans les miens.
— Je viens. Accordez-moi deux secondes.
Elle referme la porte et nous abandonne sur le palier. Je regarde Renaud reconnaissant. Quelques minutes plus tard, elle réapparaît avec son sac à dos.
— On y va.
Elle tire la porte derrière elle sans faire de bruit. Tous les trois, silencieux, nous nous mettons en marche. Je reconnais les lieux par lesquels Renaud nous fait passer : la Grande Ruine, les ails au sol, un arbre, bientôt nous dépassons la cabane du passeur et contournons prudemment les ruines. Renaud estime que nous avons eu de la chance tout à l’heure. Le chemin me parait beaucoup plus court qu’à l’aller et je suis soulagé de retrouver la brèche.
— Passe en premier Mitch, ensuite Mila tu descends. Je ferme la marche.
Je me glisse dans la brèche et tombe bruyamment dans la nacelle de l’échafaudage qui tangue dangereusement. Je descends doucement et essaye de maintenir la construction. Mila descend ensuite. Je sens l’armature trembler entre mes mains. C’est au tour de Renaud. Il pose son deuxième pied à terre et l’échafaudage s’écroule dans un grand fracas. Renaud saisit une pelle et recouvre l’amas de terre.
— Ils croiront à un autre éboulement, dit-il à mon intention.
Je hoche la tête en guise d’approbation.
— Mila, va dans le local, il y a des vêtements propres pour toi.
— C’est une délicate attention, me répond celle-ci avant de s’éloigner.
Je me tourne vers Renaud.
— Merci. Je ne sais pas comment j’aurais fait sans toi.
Celui-ci me répond par un franc sourire.
— C’est normal.
— Et tu sais, tu n’as pas à t’inquiéter, ton secret sera bien gardé, ajouté-je.
— Non, demain je révèlerai la vérité à notre groupe. C’est important.
C’est à ce moment-là que Mila réapparait.
— Une vraie Outienne ! s’exclame Renaud.
Elle semble heureuse et je le suis moi aussi.
— Il est temps de rentrer. J’espère que JC ne s’inquiète pas trop.
Je n’ose même pas regarder l’heure. Heureusement qu’hier j’ai pu faire une nuit correcte. Nous nous séparons au niveau du métro 3.
— On fait comme on a dit, on se retrouve demain ? me demande Renaud.
— Tout à fait, à 21h.
— À demain alors, Mila et bienvenue chez toi !
— Merci beaucoup.
Une fois que Renaud s’est éloigné, elle qui jusque-là était restée assez silencieuse commence à me parler.
— Mitch, je suis tellement heureuse que tu sois venu. Je n’aurais jamais cru que tu ferais ça pour moi.
— Je t’avais dit que je serais sous la brèche à 23h30, j’y étais ! Quand j’ai vu que toi tu n’y étais pas, par contre, j’ai eu peur. J’ai cru que l’Institut était venu te chercher.
— Ils sont venus, j’ai parlé à une femme, Lanie Mc Wright. C’est elle qui m’a dit que je pourrai aider mon frère mais je ne sais pas, quelque chose sonnait faux. Je ne parviendrai jamais à leur faire confiance.
Chapitre 16
Deux cent cinquante gold
Je repense à hier. Mag est venue dîner à la maison. Elle est arrivée à dix-huit heures trente. Zoé était contente de la voir. C’est un peu comme une tante pour elle. Nous avons mangé dans le calme puis Spencer s’est éclipsé avec la petite. Il a toujours été très délicat. Là, elle s’est sentie obligée de me parler de son nouvel « ami ». Je lui ai dit qu’elle avait le droit à sa vie privée mais elle a insisté. Elle m’a expliqué qu’elle ne le connaissait que depuis quelques semaines et qu’il était encore trop tôt pour savoir si c’était sérieux. Je l’ai rassurée en lui répétant que je n’étais pas vexée mais qu’au contraire j’étais heureuse pour elle. De toute évidence, j’ai dû me montrer convaincante pour une fois, car son visage s’est illuminé.
— Je n’ai pas convaincu Mila, l’informé-je.
Mon amie s’est enfoncée dans son fauteuil.
— Pourquoi dis-tu cela ? C’est absurde.
— Tu le sais aussi bien que moi.
Elle a soupiré.
— Alekseï et Mila sont très fusionnels, tu sais.
Je ne peux qu’en douter. Elle n’a pas hésité à l’abandonner.
— Et tu as fait bonne impression à Alekseï, continue-t-elle. Je suis sûre qu’il va la convaincre.
Je n’ai rien ajouté. J’espère qu’elle a raison mais je suis sceptique. Cette adolescente n’est proche de son frère que quand ça l’arrange. Or, me suivre dans le programme Ultra n’a pas l’air de l’emballer plus que ça.
— Écoute, il faut que tu lui laisses du temps, ma chérie. Avec toutes ces rumeurs…
— Tu as mis le mot sur le problème : les rumeurs. Les gens ignorent ce que nous faisons et jacassent sans savoir. Je lui veux du bien. L’Institut lui veut du bien.
Mag m’a souri sans trop savoir quoi répondre et…
Aurélian arrive dans mon bureau, me tirant de mes pensées. Il y a une personne à l’accueil qui pourrait m’intéresser. Comme je n’ai pas de rendez-vous cet après-midi et que j’attends encore le rapport de Parsson, j’accepte de le recevoir. C’est un homme, je crois, mais très efféminé. Il est couvert d’un amas de tissus disparates et très usés. Que de la récup mais avec le froid qui s’installe progressivement, je ne peux pas véritablement l’en blâmer. Je le contemple. Il doit provenir des bas quartiers. Sa vue ne m’inspire rien de bon. Je le salue poliment et l’invite à s’asseoir. L’odeur qu’il dégage est loin d’être agréable.
— Que puis-je faire pour vous ?
Mon ton est poli. Je tâche de me montrer courtoise mais je vais droit au but.
— Combien vous payez pour des infos ?
Je fronce les sourcils et me concentre. Cet individu éprouve une grande confiance. Aucune angoisse liée au bluff. Soit il tient un scoop, soit il est réellement convaincu d’en tenir un.
— Tout dépend de ce que vous avez à offrir.
Il sourit, me livrant des dents noires et un peu trop solitaires à mon goût.
— C’est pas comme ça que ça marche ! Si j’parle comme ça, j’sais qu’j’aurai rien. J’veux une garantie.
Je souris à mon tour. Mon interlocuteur n’a pas l’intention de se faire marcher dessus. J’apprécie.
— Il m’en faut une aussi. Vous comprendrez bien qu’il est difficile de fixer un prix lorsqu’on ne sait pas ce qu’on achète.
Il réfléchit un moment et répond :
— Disons une visite inattendue.
Mes yeux se fendent tout à coup.
— Un rat ?
— Qu’avez-vous à m’offrir ? Je fais signe à Aurélian de venir.
— Pouvez-vous voir si M. Jaq accepte de se joindre à nous ?
Il acquiesce et quitte la pièce pour revenir quelques minutes plus tard avec mon supérieur.
— Monsieur voudrait nous faire part de quelques nouvelles… si nous savons nous montrer généreux.
Il me scrute et je sens son esprit au contact du mien. Je soutiens son regard sans ciller mais me ferme. Mes émotions n’appartiennent qu’à moi.
— Combien ? demande-t-il.
Mon invité se tourne vers lui et réclame sans détour mille gold. D’accord, le gold en vigueur depuis quarante ans maintenant a une valeur monétaire quatre fois plus faible que le dollar d’autrefois mais, là, c’est franchement exagéré. C’est donc moi qui réponds :
— Ne nous confondez pas avec une banque. Deux cent cinquante, c’est le maximum que vous pourrez obtenir de nous.
Il commence à se lever pour sortir quand j’ajoute froidement :
— Vous venez des bas quartiers. À vue de nez, je dirais dans les bidonvilles après la Ruine. Ajoutant à cela, la garantie de tout à l’heure, j’en déduis que vous avez été en contact avec un Pesticide. Rien qu’avec ces éléments, je peux vous faire arrêter. Il nous suffira ensuite d’envoyer des agents chez vous et, en quelques heures, nous aurons découvert gratuitement ce que vous avez inutilement voulu nous survendre.
Je me tais une seconde pour laisser mes paroles faire effet.
— Ou alors, vous vous rasseyez et, si nous sommes satisfaits, nous vous laisserons repartir avec deux cent cinquante gold. La balle est dans votre camp. Que choisissez-vous ?
Je perçois sa colère et sa cupidité. Il me foudroie du regard et retourne sur sa chaise. M. Jaq sort son transmetteur et contacte son assistant pour qu’il lui apporte la somme en liquide.
— Nous faisons le nécessaire pour vous satisfaire, annonce-t-il. À vous maintenant.
Il passe de M. Jaq à moi, marque un temps d’hésitation puis répond d’une voix moins assurée.
— Pas avant d’avoir vu l’argent.
M. Jaq le gratifie d’un sourire entendu tandis que son dernier assistant en date et dont le nom m’est totalement inconnu – en même temps il les change toutes les six semaines environ – arrive avec une enveloppe pleine de billets bleus à l’effigie du troisième Dirigeant de notre Gouvernement. Des billets de cinquante gold. Je vois mon miséreux pétiller d’envie. Son avidité ne fait que croître. Il me fixe à nouveau et déclare :
— Deux Outiens sont venus à la Ruine hier soir. Ils cherchaient quelqu’un.
— Qui ? intervient M. Jaq.
— Une fille, je crois, mais je ne me souviens pas de son nom.
Je croise le regard du coordinateur qui semble avoir compris la même chose que moi. Il laisse tomber la liasse entre les mains fébriles du pauvre qui part aussi sec. Nous ne nous préoccupons déjà plus de lui.
— Les rats sont montés pour votre Potentiel.
— Ils n’auraient jamais pris un tel risque sans raison. Pourtant elle n’en vaut pas la peine.
— Cela vous a peut-être échappé mais c’est peut-être un Potentiel Quinze.
Je le fixe, ouvertement offensée. Chez les Ultras, il existe des degrés de compétence. Les Ultras dix sont les Ultras les plus nombreux. On les nomme ainsi, car leurs dons proviennent du fait qu’ils exploitent dix pour cent de plus de leur cerveau que les Normaux. Il y a ensuite les Ultra Quinze qui ont un pouvoir nettement plus grand puisqu’ils n’exploitent plus dix pour cent mais quinze pour cent supplémentaires. Peu d’entre nous ont cette chance. Enfin les Ultras vingt, les meilleurs à ce jour, ne sont qu’une poignée et ils occupent tous les rangs les plus élevés de la société. Le PDG de l’Institut en est un par exemple.
— Vous me vexez. Je n’affirme jamais sans avoir suffisamment de preuves. Elle est un Potentiel Dix. Physique, spécialité Médicament. Elle ne leur sera d’aucune utilité.
Il me sourit amusé. Je comprends qu’il s’est moqué de moi et n’a jamais cru une seconde à une erreur de jugement de ma part. Je suis contrariée d’avoir été piégée aussi bêtement.
— Ils n’ont peut-être pas besoin d’elle pour ses capacités.
Je me renfrogne davantage.
— Vous savez que même les rats chuchotent ?
Je le dévisage, surprise.
— Vous avez parlé à la Fleur ?
— Oh non ! Votre entrevue avec lui l’a exposé plus que nécessaire. Nous nous devons de le préserver si nous voulons continuer à bénéficier de ses services. Néanmoins, il n’est pas le seul à entendre les rumeurs qui circulent dans les égouts. La colère gronde. Les rats s’agitent.
J’écarquille les yeux de colère à l’entente de cette nouvelle. Pour moi tout s’éclaire. Je veux lui répondre mais au même moment, je reçois une vidéo conférence d’un de mes pisteurs. Après un regard à M. Jaq, qui me donne son accord, je prends la communication et apprends que Mila Rouscovitcha a de nouveau disparu. Je raccroche, terriblement contrariée. Elle a choisi de suivre les rats et ces derniers vont se servir d’elle et de sa connaissance de notre monde pour nous atteindre.
Chapitre 17
Les présentations
— Je ne parviens pas à croire que la brèche se soit de nouveau ouverte ! répète James pour la vingtième fois en se levant. Ça arrive en pleine nuit et c’est à nous de le régler ! Personne ne l’a vue avant ! Et l’équipe de nuit, elle faisait quoi ?
— Tu sais comme moi qu’il n’y a pas encore de caméras dans le corridor 7 et que les gars étaient dans le conduit 4.
James se rassoit et laisse échapper un profond soupir. Il est dans cet état depuis qu’on nous a annoncé la nouvelle ce matin. Je suis arrivé à l’heure, sept heures pile, et je me suis rapidement étonné de voir que personne n’avait encore rien remarqué, ce qui finalement est très logique. La nouvelle nous est donc parvenue dans la matinée quand un collègue est retourné dans le conduit 7. Cette information a fait l’effet d’une vraie bombe.
— Tu ne vas pas me dire que tu crois vraiment qu’il s’agit d’un accident naturel ?
James se lève à nouveau.
— Je n’en sais rien…
— Mitch, ne sois pas stupide, la même brèche !
Il pose une main sur le bas de son visage et me regarde les yeux exorbités. L’image fugace de l’individu drapé revient à mon esprit. Si Renaud n’avait pas été là cette nuit, je ne sais pas comment je m’en serais sorti. Je n’aurais sûrement jamais revu Mila, alors que là, elle se trouve tranquillement chez moi.
Gaja, bien que surprise, a même semblé heureuse de la voir au réveil.
— Il se passe des choses. On est attaqués, conclut James ce qui me tire de mes pensées.
— Le terrain du métro 7 n’est peut-être pas assez solide pour la construction ?
Je hausse les épaules, feignant l’ignorance.
— Non, les rapports des collègues étaient clairs, même type de terrain que les métros 4 et 2, ça ne devait pas poser de problème.
— Le métro 4 s’est effondré aussi.
James se rassoit. Il ne parvient pas à se calmer. Il a enchainé les appels, du début de la matinée au milieu de l’après-midi pour ordonner aux équipes du chantier de mettre des caméras dans le conduit 7.
— C’est la priorité ! a-t-il déclaré.
Barry, face à ces éléments, est resté très calme. Il nous a simplement demandé d’en faire autant, de ne pas en parler à la population. Il ne tient pas à ce que l’on affole les citoyens pour rien.
— J’espère qu’ils vont se dépêcher de brancher tout ça, le métro 4 ne doit pas rester inactif trop longtemps !
James inspire profondément.
— T’as entendu ce que disaient les gens ce matin, sur le quai de la gare ?
Je secoue la tête négativement.
— Ils disent que Borderno ment. Que les derniers incidents ne sont pas naturels mais que tout ça est le fruit du IN. La révolte gronde, moi je te le dis, et cette histoire de nouvel éboulement, si ça se sait, pourrait bien être la goutte qui fait déborder le pot.
— Oui, mais personne ne le saura.
J’essaye de me rassurer.
— Souhaitons-le.
Je quitte la salle 027 accompagné de James, exténué. Il ne dit plus un mot, quitte son uniforme dans un geste automatique et pousse la porte principale sans même un au revoir. Barry le suit du regard.
— Alors, Mitch, les choses s’arrangent ? me demande-t-il.
— Les gars sont sur le coup pour les caméras, ça permettra de mieux comprendre ce qui se passe. Et puis, après, il faudra relancer le métro 4.
— Bien, bien… Il semble pensif. Comment trouves-tu James ? poursuit-il.
— Stressé. En même temps, ça fait trois jours que l’on ne chôme pas.
— Je tenais à te féliciter pour ton calme, c’est important par les temps qui courent.
Sur ces mots la porte s’ouvre et laisse place à Fuentos et Lilian.
— Barry, Mitch ! dit le premier en se dirigeant vers son casier.
— B’soir, ajoute simplement Lilian.
Son regard croise le mien. Il ne m’a pas dénoncé, moi non plus, on est quittes mais pour combien de temps ? Viny choisit cet instant pour faire son apparition également. Les vêtements tâchés de gras, les cheveux plaqués en arrière, une énorme trace noire lui barre le visage. Je réalise à quel point je suis content de ne plus avoir à travailler sur les machines.
— Alors, Fuentos, ce fusil, il marche bien ? demande Vin à l’adresse de notre collègue qui s’est saisi de l’arme à feu.
— Dieu soit loué, il ne l’a pas encore testé, répond Lilian.
Viny et lui partent dans un grand rire sous le regard faussement vexé de l’intéressé.
— On ne plaisante pas avec ça, dit enfin Barry. C’est une responsabilité, vous le savez comme moi. On ne les utilise qu’en dernier recours.
— Oui, chef ! répond Fuentos.
— Alors, Mitch, tu m’attendais ? me demande Viny en s’approchant.
Il ôte le haut de son bleu et laisse apparaître son torse puissant.
— Tu sais bien qu’il ne peut pas se passer de toi, lance Barry, l’œil rieur.
— Je le sais bien.
Il s’approche et me coince sous son aisselle pour me frictionner les cheveux.
— Vin tu pues ! Lâche-moi !
— Monsieur fait sa précieuse maintenant qu’il est coordinateur !
Il part d’un grand rire, suivi par tous. Je me redresse et me dirige vers la porte.
— Je te retrouve tout à l’heure, je dois passer chez moi.
— Il file prendre une douche ! s’esclaffe Fuentos.
— Ou retrouver une amie… lance Lilian.
Je me stoppe net.
— Oui, c’est quoi cette histoire ? s’exclame Viny. Tu me trompes et je ne suis pas au courant !
Barry agite la tête :
— Pauvre Vin… il serait temps que tu te trouves quelqu’un toi aussi !
Je pose la main sur la poignée, je me sens mal à l’aise.
— Je t’en dis plus tout à l’heure.
Je sors. Lilian sait-il que Mila est revenue ? Nous a-t-il vus cette nuit ? Était-ce un avertissement ? Il est vraiment urgent que nous présentions Mila au reste du groupe. Elle, moi, nous n’aurons plus rien de suspects. Je monte dans le métro et m’appuie contre le siège. Je remarque en face de moi la jeune femme que j’avais vue en début de semaine. Cette fois, elle est seule et moi je suis propre. Ça fait toute la différence. Elle me tourne le dos et regarde, faussement absorbée, la fenêtre. Il n’y a rien à voir, que du noir. Peut-être qu’elle ne m’a pas vu ou bien elle ne m’a pas reconnu. J’étudie mon reflet. J’ai coupé ma barbe et je suis à peu près propre, par contre j’ai toujours ces vilaines cernes et ce teint blafard. Elle se retourne brusquement. Son regard croise le mien et je lis de la surprise pourtant elle me sourit. Je lui souris à mon tour. L’image de Mila se matérialise dans mon esprit. Je n’ai pas le temps pour ça en ce moment. Je baisse les yeux, gêné. Je fixe ses pieds et je la vois passer à côté de moi avant de descendre au prochain arrêt. Je soupire. Il faut que je reste concentré. C’est bientôt à moi de descendre.
Je retrouve Gaja et Mila dans la cuisine, l’image m’est familière.
— Je suis désolé mais nous ne mangerons pas là ce soir, dis-je à l’attention de ma mère.
Elle soupire mais n’ajoute rien.
— Tu viens, Mila ?
J’embrasse Gaja sur le front en guise d’excuse et sors. Mila me suit.
— Tu ne vas pas me dire qu’il faut que je retourne chez moi cette fois ? me demande-t-elle, un sourire amer sur les lèvres.
— Non, je vais te présenter à mes amis. Comme je te l’ai dit hier, nous allons nous rendre chez Renaud.
Elle affiche un grand sourire.
— Ça me va.
Elle poursuit en me racontant comment s’est déroulée sa journée et le trajet passe rapidement. Je distingue, à présent, l’habitation de Renaud et ma gorge se noue. Comment cela va-t-il se passer ? Je me remémore Blade à l’arrivée de Jessica. Il était sur la défensive. J’inspire calmement. Renaud est de notre côté, JC est au courant et ne le trahira pas, Viny est mon ami… J’essaye de me convaincre. Je sens mes mains devenir moites et la chaleur pourtant habituelle devient suffocante. Mila est devenue silencieuse, elle me fixe de ses grands yeux clairs. Comment pourraient-ils croire qu’elle nous veut du mal ? J’inspire et frappe à la porte.
— Entrez !
Je fais mon apparition sur le palier suivi par Mila. Tout le monde est là. Je vois Viny qui regarde par-dessus mon épaule, ébahi.
— Lilian avait raison ! s’exclame-t-il.
Ma gorge se serre. Est-ce que ce traître de Lilian a parlé en mon absence ?
— T’as une copine et tu ne me l’avais pas dit !
Je suis momentanément rassuré. Blade et Jessica se tiennent côte à côte. Ils regardent Mila sans ciller. JC est égal à lui-même, il se tient un peu plus loin, impassible.
— Asseyez-vous, dit Renaud tout en s’approchant de nous.
Il adopte un comportement amical.
— Alors comme ça tu nous présentes ta copine ? reprend Viny tout en se dirigeant vers nous.
— Bonjour, je suis Vin, son meilleur pote. Il t’a parlé de moi, c’est obligé.
Mila essaye de rester polie.
— Enchantée, je suis Mila.
Blade prend la parole.
— Tu la connais depuis quand ?
Les problèmes commencent.
— Une semaine.
— Ah ben, c’est tout récent !
Viny semble rassuré.
— Et vous vous êtes rencontrés comment ? poursuit Jessica. Tu es là pour lutter contre les Inites avec nous ?
Mila me cherche du regard, paniquée, mais heureusement Renaud intervient.
— C’est à peu près ça. Je vous propose qu’on s’asseye tous pour en parler.
Lentement, chacun prend place.
— Bien, pour commencer j’ai une révélation à vous faire et JC aussi.
Ce dernier baisse le regard. J’ai l’impression qu’il ne partage pas l’avis de Renaud sur le fait de divulguer leur véritable identité.
— Vas-y, balance, dit Blade.
— On t’écoute, complète Jessica.
— Je m’en veux, car je n’ai pas été très honnête avec vous.
Il fait une pause. Je regarde successivement mes camarades. Tous affichent une mine grave.
— Avant de vivre ici, JC et moi vivions dans le IN.
Je vois les yeux de Viny s’écarquiller. Jessica retient un cri et Blade pousse un juron.
— Quand j’avais quinze ans, l’Institut a voulu me tomber dessus mais avec JC nous ne voulions pas de cette vie, nous voulions être libres alors nous nous sommes enfuis. C’est le meilleur choix que l’on ait fait.
Il se retourne et regarde JC avec tendresse.
— C’est du passé tout ça ! dit Blade.
— Oui, ça ne change rien à qui tu es maintenant, confirme Viny.
— Je suis heureux que vous le preniez comme ça mais je me sentais mal de ne pas vous l’avoir encore avoué.
Je soupire, les choses se passent plutôt bien pour le moment.
— On a besoin de personnes comme toi ! Toi, mieux que quiconque, sais pourquoi il faut lutter contre les Inites, lance Jessica.
— Oui, alors vous comprendrez pourquoi on a besoin d’elle, reprend Renaud en désignant Mila.
— C’est une Inite ? demande bêtement Viny dont la mâchoire semble prête à se décrocher.
Blade et Jessica se lèvent d’un seul bloc.
— T’es sérieux ? s’énerve Blade.
— Elle n’a rien à faire là, c’est une espionne ! s’exclame Jess en la montrant du doigt.
JC enfouit son visage entre ses mains.
— On se calme ! dit Renaud fermement.
— Comment tu veux qu’on se calme ? Tu amènes une traîtresse parmi nous !
Jessica est survoltée, elle s’agite dans tous les sens et ses cheveux rouges dansent comme un feu sur ses épaules.
— Non, je suis comme Renaud, je fuis le IN ! proteste Mila.
— Tu mens ! riposte Blade.
— Nous ne voulons pas entendre un seul mot de ta part, complète Jessica.
Je vois les larmes venir aux yeux de Mila.
— Pleure tant que tu veux, ton numéro ne marchera pas avec moi.
Jessica est dure. Viny n’a toujours pas refermé la bouche. Je vois son regard aller de Jess à Mila comme s’il regardait un match de ping-pong.
— C’est la vérité, dis-je enfin.
— Désolé, Mitch, mais tu n’es plus fiable, elle t’a séduit, répond Blade.
Renaud s’apprête à intervenir.
— Toi non plus, Renaud, tu crois qu’elle est comme toi. Tu es trop gentil, tu prêtes tes sentiments aux autres mais tu te trompes.
Blade poursuit :
— Viny, tu es d’accord que les problèmes dans les métros ont commencé il y a une semaine ?
Mon ami hésite.
— Oui…
— Tout le monde sait qu’il y a une espionne dans nos réseaux et elle est là ! Le OUT est rongé de l’intérieur, ils veulent tout nous prendre. Il ne faut pas qu’on reste là sans rien faire.
Jessica regarde Mila d’un œil mauvais. Elle s’approche de nous rapidement mais j’esquive un geste de défense. Renaud vient se ranger auprès de moi. Blade rejoint Jessica et regarde Viny avec insistance. Ce dernier est plus que mal à l’aise. Finalement il se place auprès de moi.
— Vous le prenez comme ça ! s’exclame Jessica.
— Tous des traîtres ! renchérit Blade.
— Gardez la vipère mais on va agir !
Tous deux, d’un commun accord, se dirigent vers la porte que Jess ouvre avec violence.
— On vous laisse une seconde chance, que ceux qui sont là pour sauver notre monde me suivent, les autres on aura compris…
Elle passe la porte, Blade la suit tout en lançant un regard sombre à Vin.
— Qu’est-ce qu’ils vont faire ? demande enfin JC. Je l’avais presque oublié.
— Il faut qu’on reste avec eux, qu’on arrive à les raisonner !
Renaud quitte la pièce précipitamment suivi par JC. Viny regarde Mila puis moi.
— M’en veux pas, Mitch…
Il s’éloigne à son tour.
— Viny, il faut que tu me croies. Je suis objectif. Ce n’est pas ma copine… Je, j’ai, j’ai juste voulu l’aider. Elle a besoin de nous, c’est une Ultra !
Il passe la porte sans se retourner. Les larmes de Mila ont redoublé
— Viens, lui dis-je. Il faut qu’on les suive.
J’aperçois Blade et Jessica sur le quai. Renaud et JC sont presque à leur hauteur. Un métro arrive. Les portes s’ouvrent ils montent tous les 4 dedans. Viny court, il s’apprête à monter dans un autre wagon. J’attrape Mila par le bras et nous lance dans un sprint forcé.
Juste à temps, les portes se referment sur nous.
— Viny, qu’est-ce qu’ils vont faire ?
Mon ami me regarde gêné.
— Je ne veux pas parler devant elle.
— Je te dis qu’elle n’y est pour rien dans cette histoire, si seulement vous nous aviez laissé le temps de nous expliquer.
Viny me fait signe de me taire. Le métro est presque vide et très silencieux. Tous les regards sont braqués sur nous.
— Mitch, c’était pas une bonne idée. Tu les connais, t’espérais quoi ? Qu’ils lui feraient la bise pour lui souhaiter la bienvenue ?
Je sens la colère monter en moi, bien sûr que je redoutais ce qui est en train de se passer.
— Renaud pensait que… Il me coupe la parole.
— Renaud pensait mal, il espérait peut être canaliser toutes ces énergies mais il n’est pas assez puissant. Blade et Jess, ce sont des bombes à retardement.
Je ne sais plus quoi dire.
— Tu nous crois, toi ?
Viny me fixe.
— Je suis sûr que tout ça part d’une bonne intention… Les autres aussi d’ailleurs mais avouez que c’est gros ! Pile pendant les évènements.
Une personne darde sur nous un regard inquiet. Je décide de me taire et attire Mila dans mes bras. Elle enfouit son visage dans mon cou. Je sens ses joues humides de larmes contre ma peau. Je ne sais pas quoi dire pour la réconforter. Viny me lance un regard réprobateur et je lui réponds par une mine sévère. Le métro s’arrête à nouveau. Viny me fait signe de descendre.
— Mila ne peut pas rester avec nous.
Je la regarde, elle a les yeux rougis à cause des pleurs.
— Ok, je vais la raccompagner chez moi mais il faut que je vous rejoigne, vous allez où ?
Viny fixe Mila, hésitant, ce qui me met hors de moi.
— Parle !
— Tu n’es pas venu souvent à nos réunions ces derniers temps… On s’était dit que si ça dégénérait, on passerait à l’action.
Je le regarde sans comprendre.
— Jess, elle a des contacts dans d’autres villes. Nous sommes plusieurs groupes…
— Oui et quoi ? je le coupe.
Pourquoi s’obstine-t-il à rester dans le flou ?
— On va monter.
— Quoi ? C’est impossible ! C’est de la folie ! Vin lève les mains pour indiquer son impuissance.
— Rejoins-nous dans l’heure au 3 B. Je le laisse s’éloigner.
— Viens, il faut qu’on retourne chez moi, je vais te raccompagner, expliqué-je à Mila.
— Pas la peine.
Elle a séché ses larmes et affiche une mine déterminée.
— Je sais comment y aller, je reprends la ligne de métro 2 et je descends à Pierre qui roule, après je remonte en direction du Nord et ta maison est sur la droite à flanc de roche.
Je suis étonné.
— C’est bien ça. Tu diras à ma mère que tu te sentais fatiguée et que, nous, nous voulions patrouiller. Elle ne sera pas contente mais ce n’est pas grave.
Elle acquiesce d’un signe de tête.
— Tu es sûre que ça va aller ?
— Oui, rejoins-les, ne t’inquiète pas pour moi…
Ça me fait bizarre de la laisser comme ça mais je n’ai pas vraiment le choix. Un métro 2 arrive, je la regarde monter dedans. J’espère que son trajet se passera bien. J’inspire profondément, j’ai les oreilles qui bourdonnent. Viny m’a parlé du 3 B, c’est où ça ? Réfléchis, Mitch. Évidemment ! La Bonne Bière Brassée. Un bar mais pas seulement. Sans plus attendre j’en prends la direction. J’ai l’impression que tout cela est irréel. Ils veulent aller dans le IN ! Je ne suis jamais monté pendant vingt-trois ans et là, en l’espace de deux jours, on veut m’y faire aller deux fois. Ce monde est fou. Il faut que je parvienne à les en empêcher.
J’ai couru sans m’arrêter jusqu’au 3 B. Je pousse la porte un peu trop violemment ce qui m’attire le regard de toute l’assemblée. Je ne repère aucun de mes amis. Je m’approche du bar en soufflant comme un bœuf. Tout le monde s’est tu. Je fouille rapidement dans mes poches. Il me reste quelques pièces.
— Bonsoir, je vais vous prendre une bière.
L’homme se retourne, prend un verre en argile et y verse le jus de racines fermentées. Je prends mon verre en main et m’accoude au comptoir pour me donner de la constance. J’ai la gorge sèche, je bois d’une traite. Les autres autour de moi retournent à leurs activités.
— T’avais soif, petit ! me dit le barman.
— Je cherche des amis : Jess, essayé-je.
Il me regarde, suspicieux un instant, avant de me dire en chuchotant :
— Suis-moi.
Il m’entraine à l’arrière de la pièce et pousse une porte qui donne accès à un tout petit conduit.
— C’est au bout.
Je me glisse dans le couloir et après quelques mètres pousse une nouvelle porte. C’est alors que je pénètre dans une pièce assez grande, éclairée par des chandelles disposées ça et là. Il y a beaucoup de monde mais je reconnais à la lueur des flammes Viny, Blade et Renaud. Jess est debout sur une table et harangue la foule. Un autre homme, que je ne connais pas, l’a rejoint.
— Les Inites sont un danger, ils menacent notre système. À plusieurs reprises, ils se sont infiltrés dans nos souterrains et aujourd’hui nous pouvons vous dire qu’ils sont parmi nous !
— C’est faux ! tente de s’exprimer Renaud.
Des cris de protestation s’élèvent.
— Tais-toi ou on va finir par croire que tu es avec eux, lui répond Blade.
— Ils nous ont attaqués, ils ont bloqué nos moyens de transport. Borderno dit qu’il s’agit d’accidents naturels. Ils mentent ! Une espionne est descendue, nous l’avons vue.
La foule s’agite.
— Il faut qu’on leur rende la monnaie de leur pièce ! s’exclame un homme.
— Nous aussi, nous allons envahir leur ville, nous aussi nous allons paralyser leurs moyens de transport. Il faut que l’Institut sache qu’il n’est pas le plus fort ! reprend l’homme qui se tient auprès de Jess.
Il est acclamé par l’assistance. Je pousse une ou deux personnes et essaye de me frayer un chemin jusqu’à la table. Soudain quelqu’un me saute dessus par derrière et me plaque au sol. Je mords littéralement la poussière. Je me débats mais j’entends à mon oreille.
— Arrête tes conneries. Ils vont te prendre pour cible.
C’est Viny, il m’aide à me relever. Renaud pose sa main sur mon épaule.
— Il a raison, il y a trop de haine en eux. Il est trop tard pour les raisonner.
Je regarde, impuissant, l’homme sur la table inviter les personnes présentes à rallier le plus de monde possible à leur cause.
— Nous passons à l’attaque dans une heure !
Chapitre 18
Juda
Il y a des gens en colère et il y a moi. Je savais que cette sale gosse n’était pas digne de confiance mais j’étais loin de me douter qu’elle recommencerait sitôt après m’avoir parlé. Je suis restée très longtemps avec M. Jaq pour m’entretenir des dispositifs à mettre en place. Il m’a écoutée plus qu’il n’a parlé mais il a tout approuvé. Il m’a donné quartier libre pour gérer la situation. Aussi, après un nombre incalculable de coups de fil, une réunion en urgence avec les autres responsables pour leur donner mes instructions, j’avais tout sous contrôle. Harry, bien entendu, m’a témoigné son soutien et a exploité son vaste réseau pour contacter les autorités compétentes. Je l’ai remercié, prudente. Il n’a pas fait cela par générosité mais pour montrer à tous qu’il reste le meilleur et qu’on a besoin de lui en pareille occasion. J’ai besoin de son implication pleine et entière, alors, pour l’instant, je ne dis rien. Mais tôt ou tard, il comprendra qu’on ne profite pas de moi… « Bien travaillé, Lanie ». Les derniers mots de M. Jaq avant de nous séparer me reviennent en mémoire. Non ! Pas bien travaillé du tout ! J’ai perdu mon Potentiel et ce n’est pas acceptable ! J’étais la seule à qui cela n’était jamais arrivé et j’en étais plus que fière. Maintenant, non seulement je suis comme les autres mais, en plus, les rats veulent se servir de mon Échappée. C’est intolérable ! Je consulte ma montre. Il se fait tard. Vingt-deux heures passées. J’ai prévenu Spencer que je rentrerai tard, mais là c’est un record ! Je crois que même Irvin et Timothée, les accros aux heures sup’, ne sont jamais restés aussi longtemps. Oh ! Que je suis furieuse ! Je marche vers le tram.
La fraîcheur du soir n’arrive pas à m’atteindre tellement je bouillonne. Quand j’arrive sur le quai, je découvre que je vais devoir attendre vingt minutes le prochain véhicule. Ça n’arrange pas mon humeur massacrante. La journée a été longue. Je croise les bras. Des agents de la sécurité hochent la tête à ma vue. Ils ont reconnu mon badge. Je leur réponds de la même façon puis reporte mon attention sur l’horizon. Ça ne fera pas venir mon tram plus vite mais cela a au moins le mérite de calmer mon ardeur. En tant qu’Ultra Émotionnel, la rage est mon ennemi le plus dangereux. L’Institut m’a expliqué ce qui peut advenir si je perds le contrôle.
J’entends soudain une petite voix familière, étouffée et terriblement gênée m’appeler par mon nom. Je fais volte-face et me retrouve face à Juda en personne. Je reste sans voix, totalement déboussolée. Est-il possible qu’en fin de compte, elle ne nous ait pas trahis ? Je prends un moment pour mieux l’observer : elle a les joues rosies comme si elle avait couru, ses yeux sont rouges et bouffis mais surtout elle porte de vieux vêtements délavés et très légers. Des fringues typiques du OUT en bref. Donc si ! Juda est bien descendue. Ma colère qui faisait profil bas revient de plein fouet. Je la foudroie du regard. Mon expression hostile l’effraie car elle a un mouvement de recul.
— Madame Mc Wright, j’ai besoin de votre aide.
— Celle de votre passeur ne vous suffit plus ? répliqué-je aussitôt.
Je la vois pâlir sous l’effet de la peur. Cela m’énerve encore plus. Elle trahit notre peuple et c’est moi la méchante ?
— Co… comment sa… savez-vous ? bégaye-t-elle.
— Un citoyen m’a averti en début d’après-midi que deux Outiens sont montés hier soir et qu’ils cherchaient quelqu’un. La suite est purement logique. Mais c’est sans doute pour cela que cela vous échappe. Il ne faut pas être futé pour avoir envie de descendre quand on a une famille aimante et dévouée. Il ne faut pas être futé pour avoir envie de descendre tout court.
Je ne cache pas mon dédain. Je suis encore trop en colère pour cela. Et le sarcasme c’est mieux que l’autre solution… Je vois des larmes briller dans ses yeux.
— Je vous demande pardon. Je voulais juste qu’ils m’acceptent… mais vous aviez raison.
Je la regarde en silence. Je n’arrive pas à comprendre ce qu’elle fait. Les rats l’ont-ils renvoyée pour faire diversion ? Je me concentre pour capter ses émotions. Elle n’a ni honte ni peur. Elle a seulement de la peine. Beaucoup de peine. Elle se sent rejetée. Ma colère est un peu redescendue. Dans le fond, je la comprends un peu : elle se sait différente et veut être acceptée. J’étais passée par là à l’époque mais j’avais pris la bonne décision, moi. Je m’étais tournée vers les personnes qui pouvaient m’aider. Pas comme elle. Elle, elle est stupide. Elle ne comprend pas qu’il ne faut pas chercher coûte que coûte à entrer dans un moule mais assumer sa différence pour s’élever. Je me rabroue. J’ai la possibilité de récupérer mon Échappée. Il ne faut pas que je rate cette occasion. Il faut que je me calme pour ne pas la faire fuir.
— Je suis descendue, car j’avais peur de l’Institut… mais en dessous, ils sont pires.
Je suis heureuse de l’entendre dire.
— Pourquoi êtes-vous remontée cette fois-ci ? lui demandé-je froidement.
Elle marque un nouveau temps d’arrêt. Elle réalise que je suis au courant de ses deux escapades. Passé le temps de la surprise, elle baisse les yeux, en proie à un souvenir douloureux.
— Je me suis enfuie… Ils croyaient que j’étais une espionne. Personne n’a voulu m’écouter. Mitch était le seul à m’écouter… à m’aider…
Mitch. Ce nom, la Fleur m’en a déjà fait part. C’est ce type qui a trouvé Mila. Il l’a prise sous son aile. Il devait sans doute se sentir fier de pouvoir manipuler une gamine… mais Juda est incontrôlable et maintenant elle le trahit comme elle m’a trahie moi.
— Mitch est gentil, poursuit-elle. Il m’a offert un abri quand je suis descendue et il est remonté pour moi. Hier, Renaud lui a servi de guide, car il a vécu ici il y a longtemps mais c’était son idée…
Renaud ? Ce prénom fait tilt dans ma mémoire. L’Echappé d’Harry. C’est un Ultra Émotionnel qu’il a débusqué mais il lui a filé entre les doigts. On n’a plus jamais entendu parler de lui… jusqu’à aujourd’hui. Elle ne me parle plus vraiment. Elle ne fait que débiter son histoire pour se déculpabiliser d’avoir trahi son cher Mitch… mais je bois ses paroles. Elle me parle des Outiens qu’elle a rencontrés et qui l’ont prise pour une espionne. Ils appartiennent à un groupe Anti-In et ils pensent que nous œuvrons contre eux sous terre… comme si nous n’avions que ça à faire.
— Ils étaient si agressifs. Mitch ne pouvait rien faire…
— Il ne pouvait rien faire contre quoi ? insisté-je, bien décidée à lui tirer les vers du nez.
Elle me dévisage comme si elle me voyait pour la première fois.
— Je les ai entendus. Ils vont monter et attaquer.
On ne va pas dire que c’est une surprise. Toutefois, je capte sa panique. Cela m’interpelle.
— Quand ?
— Ce soir.
— Ce soir ? m’étranglé-je. Vous êtes sûre ?
Elle m’adresse un regard désespéré. Je la prends par les épaules.
— Venez avec moi. Vous avez encore tout un tas de choses à me raconter.
Je l’entraîne vers l’Institut. En même temps, j’envoie une alerte à M. Jaq. Maintenant je suis d’accord avec lui. J’ai vraiment bien travaillé aujourd’hui.
Chapitre 19
Irréel
— On monte.
Voilà la dernière phrase prononcée par l’homme. Je regarde ahuri les personnes présentes, une vingtaine, se regrouper en une masse difforme jusqu’à la porte. Un feulement sauvage s’échappe de l’attroupement. Je me retourne vers mes amis mais je ne vois que Renaud. Viny et Blade sont déjà en train de se fondre dans la foule. Sans réfléchir, je rattrape Viny.
— Mais qu’est-ce que tu fais ?
— A ton avis ? Je pars cueillir des champignons...
Il me jette un regard moqueur.
— Non mais tu déconnes, tu ne vas pas te joindre à eux !
— J’ai bien envie de voir en haut et surtout de casser du Inite ! Je suppose que tu ne te joins pas à nous.
Je m’arrête net. J’ai l’impression d’avoir pris un coup sur la tête, à moins que ça ne soit ma chute de tout à l’heure ou la faim ? Non, c’est juste que tout ça est réellement inintelligible. Renaud me rejoint. Nous regardons pendant quelques secondes les individus s’engouffrer par la porte.
— Je ne vais pas monter, dit-il enfin.
Je lâche un soupir de soulagement.
— Ils ne sont pas assez bien organisés.
Je ne sais que penser. Je passerai pour un lâche mais tant pis je ne monterai pas non plus ce soir. Il faut que je retrouve Mila.
Le quai est noir de monde pour cette heure. Les personnes présentes au bar ont ameuté la population. Sur les visages des citoyens s’affichent différentes expressions. Pour les plus sages, je lis de la terreur, pour les autres, je distingue une excitation malsaine dans leurs regards. Je parviens, tant bien que mal, à me frayer un chemin jusqu’au métro. Je joue des coudes, les esprits s’échauffent vite mais je monte dans un wagon. Je suis compressé entre deux hommes aux carrures impressionnantes.
— Demain, ils n’auront plus de moyen de transport pour se déplacer. Ça va leur faire drôle, commence l’un.
— C’est de bonne guerre, répond un autre.
— Et s’ils se pointent ? s’inquiète une femme.
— On sera prêt à les recevoir comme il se doit, dit l’homme tout en agitant son poing.
Les conversations vont bon train. Je déglutis. Heureusement que j’ai laissé Mila tout à l’heure. Un arrêt plus tard, le métro se vide et je me retrouve seul. J’apprécie de ne plus avoir de coudes qui me rentrent dans le ventre et de pouvoir respirer librement. J’inspire et expire plusieurs fois afin de faire redescendre la pression. Des étoiles dansent devant mes yeux. Je me calme. Bientôt je serai chez moi, auprès de Gaja et Mila et je me sentirai déjà mieux. Je ne parviens pas à réaliser que Viny et Blade vont monter. Une boule se forme dans ma gorge, j’ai un mauvais pressentiment. Enfin le métro s’arrête à Pierre qui roule. Je pose le pied sur le quai avec empressement. Il me tarde de rentrer chez moi. Je pousse la porte, tout est calme. J’avise rapidement la banquette du salon, elle est vide. Je me dirige alors vers la cuisine, la boule que j’ai dans la gorge se dédouble dans mon ventre. Peut-être que Gaja lui a dit de prendre mon lit ? Je pénètre dans la chambre. Gaja est seule.
— Maman, dis-je tout doucement en lui touchant l’épaule.
— Maman, répété-je.
Elle se réveille brusquement.
— Que se passe-t-il ? J’essaye de rester calme.
— Mila n’est pas là ?
— Non, depuis que vous êtes partis tout à l’heure je ne l’ai pas revue.
Je m’assois sur mon lit.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mitch ?
Je sens que je perds mon calme. Je suis partagé entre peur et colère.
— Elle aurait dû être ici ?
— Oui, elle aurait dû être là.
— Elle est peut-être rentrée chez elle ?
J’inspire profondément, c’est bien ce que je crains. Je m’étends, il faut que je prenne le temps de réfléchir quelques secondes et la tête me tourne.
— Dors, mon chéri, on verra ça demain. Ne te fais pas de souci pour rien.
Gaja se pelotonne dans son lit. Rentrée chez elle ! Je ne peux pas le croire. Ils auraient donc raison, c’est une espionne ! Que comprendre d’autre ? Quand elle est partie, la ville était calme, elle connaissait le chemin. Qu’a-t-il pu lui arriver ? Tous les anti-IN étaient avec moi au 3B. Je mets en perspective les différentes possibilités. La seule explication logique à sa disparition est qu’elle est remontée. Je me redresse d’un bond, ce qui me fait tourner la tête. Gaja s’est rendormie. Je vais monter moi aussi. Je suis déterminé. La colère qui est née chez mes amis s’est propagée. Je la sens en moi, prête à exploser. Je quitte la chambre puis la demeure, le plus calmement possible. Je ne tiens pas à la réveiller. Une fois dehors je laisse exploser ma fureur. Je me presse jusqu’au métro. J’ai chaud, l’adrénaline se déverse dans mon corps. Il faut que je les retrouve. Où ont-ils dit qu’ils iraient déjà ? J’ai les idées floues. L’homme qui haranguait la foule a parlé d’une veille bouche de métro, utilisée par l’ancienne civilisation. Il faut que je me dépêche de les rejoindre, il est peut-être déjà trop tard. Je cours d’un arrêt de métro à un autre et trouve le corridor abandonné. J’avise rapidement deux caméras encastrées dans les murs. Elles surveillent l’entrée au cas où des ennemis décideraient de pénétrer. Les trois rangs de barbelés de sécurité ont été coupés, je me faufile au travers et progresse rapidement, je ne distingue personne. Le conduit est sombre. Je commence à douter, suis-je bien au point de ralliement ? Soudain j’entends du bruit, des cris, des détonations. Mon cœur se serre. Ils sont dehors, ils sont déjà sortis. Je remonte précipitamment le reste du conduit, grimpe sur ce qui devait être un ancien quai et finis par gravir les marches quatre à quatre. J’apparais à la surface essoufflé avec un poing de côté. Rapidement l’air frais me cueille suivi d’une vision horrible. Les Inites sont là. Quelqu’un les a prévenus de notre arrivée, il ne peut pas en être autrement. Mila. Je sers les dents. Ils sont embusqués et tirent sur les Outiens comme sur des lapins. Par réflexe, je me mets à terre et réfléchis à la conduite à adopter. Je plisse les yeux, la lumière artificielle est aveuglante. A quelques mètres de là, j’aperçois Fuentos ! Mais qu’est-ce qu’il fait là ? Il tient son fusil à deux mains et tire dans tous les sens. Les anti-IN ont dû le rallier à leur cause après l’avoir croisé dans un conduit. Je balaye le reste de la scène du regard. Les Inites ont des vestes spéciales, ils sont facilement identifiables et ils sont nombreux, beaucoup plus que nous. Au loin, je distingue Viny, aux prises avec un homme. La rage que j’avais plus ou moins maintenue jusqu’à maintenant prend alors totalement possession de moi. Je traverse les champs de bataille au pas de course évitant de justesse une balle. Un homme se met sur mon passage, il pointe son arme droit sur moi. Ceci ne m’arrête pas, bien au contraire, ça accroît ce sentiment de haine. Je le charge au niveau du ventre et le plaque violemment au sol. Le coup part en l’air. Je me relève, l’homme reste couché, il semble que la chute l’ait secoué. Je n’ai pas de temps à perdre, je cours jusqu’à Viny. Il est impressionnant et sa force spectaculaire. Il projette sous mes yeux un Inite à terre. Il se retourne brusquement vers moi l’œil mauvais mais son expression se mue en surprise.
— Tu es venu ?
Je n’ai pas le temps de lui expliquer.
— On se replie ! crie quelqu’un au milieu du vacarme.
Viny me lance un regard entendu. Nous nous mettons à courir en direction de la bouche de métro. Nous zigzaguons au milieu des Inites, des Outiens, des blessés. Des personnes gisent au sol, j’ignore s’il y a des morts. Viny est presque arrivé. Ses forces sont décuplées et sa rapidité aussi. Il y a du monde partout et je me laisse distancer. Mon ami se retourne et m’appelle.
— Par ici, Mitch, dépêche !
Il me fait un signe de la main avant de disparaître dans la pénombre. J’y suis presque, plus qu’un mètre. Brusquement je m’effondre. Une douleur foudroyante paralyse mon mollet. Je tourne la tête violemment, des étoiles dansent devant mes yeux. Je vois le sang imbiber mon pantalon. Ils m’ont touché. J’essaye de me relever mais je m’écroule, pitoyable. Il n’y a presque plus d’Outiens, les Inites vont me chopper. J’avise rapidement autour de moi et repère un ennemi étendu. Je rampe jusqu’à lui. Il ne réagit pas. Sans plus attendre je prends sa veste et l’enfile. C’est la seule idée qui me vient. Je regarde un dernier Outien disparaître dans la bouche de métro et vois une paire de chaussure marcher droit sur moi. Je veux redresser la tête mais le brouhaha disparaît, ma vision se brouille et je somb...
Chapitre 20
Piège à souris
Ma priorité est de mettre Mila en sécurité. M. Jaq est là quand j’arrive avec elle – à croire qu’il n’est jamais parti. Je lui rapporte rapidement la conversation que nous avons eue. Il m’écoute attentivement. Quand j’ai terminé, il fait signe à son assistant, qui de toute évidence doit le suivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce dernier la prend délicatement par le bras et l’emmène. M. Jaq m’explique qu’il la conduit à l’hôpital qui sera notre base dans quelques heures. Il est donc plus pratique qu’elle nous y attende tout de suite. Je l’approuve. Prêts ou non, notre rencontre avec ceux d’en dessous allait faire des victimes.
— D’après notre jeune amie, les rats vont nous emprunter deux points d’accès. Je m’occupe de la première station. Je vous laisse la seconde, Lanie. Ramenez-moi des interlocuteurs.
Je fais signe que j’ai compris et il sort, grave. Je sais ce qu’il me reste à faire. Je me précipite jusqu’à l’accueil et j’actionne l’alarme. C’est le signal qui a été convenu avec les polices compétentes. Seulement, je ne pensais pas que j’aurais besoin de m’en servir si vite. Eux si, à l’évidence. Le sergent Niès répond immédiatement à l’appel. Je déclare aussitôt :
— Nous avons été avertis d’une attaque imminente. D’après nos informations et les plans des conduits et de l’étude des sols en notre possession, ils vont sortir par la vieille station 13 B. D’autres vont également surgir de la 22F. Ce sera rude là-bas. La station est vaste et, d’après nos experts, ils l’ont énormément développée.
— Nous sommes préparés à cette éventualité, me répond-il. Vous nous avez avertis à temps. Je prends de suite la direction de la 13B. Mon frère d’armes, le lieutenant Zest, sera en place au 22F dans dix minutes.
— M. Jaq vous rejoint. Je prends la 22F.
Nous coupons court à la conversation. Nous n’avons pas une seconde à perdre. Je suis sûre qu’ils sont déjà en marche. Je me munis de l’oreillette et de la lentille interconnectée puis je quitte l’Institut et court jusqu’au tram. Par chance, il est vite là. J’entends la voix d’Harry dans ma tête dire que c’est dans ce genre d’occasion qu’il est pratique d’avoir une voiture mais je la fais taire. Ni lui ni ses sarcasmes ne sont présents ce soir. Il faut que je me le mette dans la tête. C’est mon soir. J’ai été préparée dès mon plus jeune âge à faire face à une attaque de ce genre. Le couvre-feu d’urgence a été enclenché ce qui veut dire qu’Harry, Timothée, Dorian, Irvin, Esteban et Jules sillonnent la ville avec leurs équipes pour faire rentrer les traînards chez eux. J’ai laissé mes pisteurs sous leur conduite. Je n’ai pas besoin d’eux en ce moment. D’ici une heure toute la population sera calfeutrée chez elle. Au fond de moi, j’espère que Spencer est à l’abri à la maison et qu’il rassure Zoé comme lui seul sait le faire. J’arrive à la vieille station et descends les escaliers. Je renvoie ma famille au tréfonds de ma conscience. Pour ce que je dois faire, je dois avoir l’esprit clair. L’équipe d’intervention au nombre de deux régiments – c’est-à-dire quatre-vingt hommes – est en place, arme au poing. Je passe devant une nuée de soldats. D’aucuns m’observent avec respect, d’autres avec crainte et colère. Je les ignore magistralement. Leur supérieur me fait un signe de la main. Je m’approche de lui.
— Vous êtes la coordinatrice ?
— Responsable de secteur, corrigé-je par réflexe. Vous êtes prêts ?
— Prêts et impatients. Ne croyez-vous pas que nous devrions aller au devant pour prévenir un risque d’infiltration ?
— Connaissez-vous le principe du piège à souris, lieutenant ?
Il me regarde sans comprendre. En ce moment, j’ai constamment l’impression de parler à des abrutis.
— C’est un piège que l’on place à un endroit stratégique avec un appât. Le piège ne bouge pas. C’est la souris qui va à lui. C’est exactement ce que nous allons faire aujourd’hui. Nous allons attendre sagement que les souris viennent à nous.
— Mais…
— J’ai étudié les plans. Les corridors sont trop étroits. Vos hommes ne passeront pas à plus de quatre. Tout l’avantage du nombre disparaîtrait. C’est le meilleur endroit pour nous, ici. Dans un espace suffisamment large pour nous déployer mais fermé pour les empêcher de s’échapper sur nos terres.
Je tourne subitement la tête en direction de la bouche de métro que je peux voir de là où je suis. Je la vois et je commence à les sentir. L’ennemi approche.
— Ils seront là bientôt et ils sont fous de rage. Dites à vos hommes d’être prêts à tirer, car ils n’hésiteront pas.
Il se raidit tandis que la réalité s’impose à lui. Eh oui, je suis une Ultra Émotionnelle. Pas une idiote avec des capacités physiques clinquantes et inutiles. Il me jauge mais dissimule ses émotions. Il a appris à se protéger. C’est bien. En face, il y en a au moins un comme moi.
— Ils seront sur nous dans quinze minutes maximum.
Cette fois, il est sincèrement surpris.
— Vous pouvez les sentir d’aussi loin ?
— Ils sont nombreux et ne font aucun effort pour dissimuler leurs émotions trop intenses. Ils arrivent vite et de façon désorganisée. Ils sont une petite trentaine. Peut-être moins mais je ne pense pas plus. Une dernière chose : dites à vos hommes de ne pas me regarder dans les yeux.
Il ne cache pas son étonnement mais crie ses derniers ordres, qui incluent mon avertissement. Du bruit arrive des bouches de métro. C’est le moment de mettre mon oreillette ainsi que ma lentille. Celle-ci se connecte automatiquement au réseau de la ville et me donne en direct les images des caméras de surveillance. Je choisis l’angle de vue qui m’offre la meilleure vision de l’autre front. M. Jaq et le sergent se tiennent en surface et attendent que les Outiens sortent. Ils ont verrouillé tous les accès. Il est vrai que la configuration de cette plateforme rend plus difficile l’attente dans la station. C’est dommage mais M. Jaq sait ce qu’il fait. Je reporte mon attention sur ma station et ferme mon œil droit deux secondes entières pour mettre en veille la lentille de surveillance. J’informe que l’autre équipe est opérationnelle. Il acquiesce, guère surpris, puis me dit :
— Vous devriez peut-être vous mettre à l’abri et retourner à l’Institut, mademoiselle.
Je lui adresse mon plus joli sourire.
— Il est très loin le temps où je me cachais. De plus j’ai besoin d’être sur place pour superviser les opérations et pour tenir l’autre équipe informée de l’évolution de notre secteur. La lentille que je porte me permet non seulement de voir ce qui se passe là-bas mais aussi de transmettre les images d’ici à mon coordinateur qui s’y trouve. Tout ce qu’il me faut c’est un point de vue en arrière-garde et un ou deux soldats pour me protéger au cas où un ennemi arriverait jusqu’à moi.
Je ne sais si c’est mon large sourire ou ma voix calme et posée qui le déstabilise le plus. Quoi qu’il en soit, il opine bêtement de la tête, fait signe à deux de ses hommes qui m’accompagnent derrière les lignes. Ils ne sont pas ravis mais je m’en moque. Placée comme ça, je vois tout ce qui se passe. Les hurlements sauvages résonnent et montent crescendo. Les voilà.
Les premiers Outiens jaillissent sans réfléchir et les tireurs d’élite longue distance les fauchent aussitôt. À peine arrivés et déjà trois à terre. Vous auriez dû réfléchir à deux fois avant d’envahir mon monde. Les autres assaillants comprennent qu’on est là, car ils commencent à tirer en rafale. Étrangement, je n’ai pas peur. Je vois deux Inites s’écrouler en même temps qu’un autre Outien, un espèce de barbu tatoué. Les projectiles ricochent contre nos boucliers pare-balles mais j’en vois quand même quelques uns, blessés, qu’on éloigne. Enfin des Outiens parviennent à quitter le trou dans lequel nous les avons piégés pour s’abriter derrière des bancs renversés, de vieux distributeurs cassés et mêmes des blocs de bétons datant de Papillon. Tout est bon pour se cacher de nous qui les étouffons. Nous sommes en surnombre. Je vois les rats courir en désordre en quête d’une solution mais il n’y en a aucune. J’ai tout prévu. Leur petite attaque ne se justifiait que par l’effet de surprise et je les en ai privés. J’entends à peine le vacarme des canons et des cris tellement je suis concentrée. Un Outien parvient à contourner nos soldats et fonce vers moi. Je croise son regard au moment où il commence à lever son arme. Je peux percevoir l’énergie qui vibre en lui. Je m’en empare et je réduis son flux. Il s’écroule aussitôt, éreinté. Je fais signe à mon garde du corps d’aller le chercher et de l’attacher. Il met un temps pour réagir, car mon intervention l’a subjugué. Il réalise que les Émotionnels ne sont peut-être pas si inoffensifs que cela. Il se saisit de lui et l’entraîne à l’écart. Je reste seule avec mon deuxième protecteur qui tire pour couvrir un confrère. J’aime cette attitude. D’autres ennemis m’attaquent mais je suis hors de portée et je suis de nouveau protégée par deux soldats. De mon côté, j’épuise trois autres rats : deux tombent endormis et un est abattu par l’un de mes snipers. Le spectacle perdure quand le cri d’un Outien attire mon attention : c’est un Ultra Physique dans le genre tas de muscles qui appelle son acolyte, un freluquet qui évite de justesse une balle mortelle en se réfugiant derrière un énorme distributeur. Il lui fait signe de déguerpir juste avant de se jeter dans le conduit. Je lève les yeux vers les autres Outiens. Ils battent tous en retraite sous les huées ! C’est fini. Nous avons gagné.
Très vite le silence revient. Mêmes les cris victorieux des militaires finissent par s’éteindre. Je ferme les yeux pour rallumer la lentille. C’est fini là-bas aussi. Les Outiens ont déguerpi comme des lâches. Sur mon site, je dénombre onze victimes outiennes et treize chez nous. Le bilan n’est pas trop lourd mais je sais que ça fait quand même trop de familles brisées. Je n’aime pas ça. On est encore en train d’emmener les blessés à l’hôpital. Leur vie n’est pas menacée, pour la plupart. Je demande tout de même qu’on accélère le convoi. Je redescends là où le gros des hommes se trouve. Je marche calmement avant de m’arrêter. À deux mètres, l’acolyte de tout à l’heure gît face contre terre. Il a une vilaine coupure à la jambe mais je sens encore son flux d’énergie. Il est donc simplement évanoui. Juste avant de perdre connaissance, il a enfilé la veste d’un Inite mort. Je souris. Sa folle tentative m’amuse beaucoup. Je l’éloigne du corps dépouillé avec le pied pour qu’on ne le trouve pas tout de suite, rehausse légèrement son flux énergétique pour le maintenir en vie, et appelle les militaires pour qu’on l’extrade vers l’hôpital. J’ai entendu son nom. Je sais qui il est. Mon sourire s’élargit. Je lui parlerai à son réveil.
Chapitre 21
Télépathe
— Il n’est toujours pas réveillé, j’espère qu’il va aller mieux.
J’entends quelqu’un parler à mes côtés. Une femme. J’essaye d’ouvrir les yeux, c’est difficile. Mes paupières papillotent, la lumière est trop vive. Je lève un bras pour me passer une main sur le visage mais mon geste est arrêté. Mon cœur se serre violemment. Je suis captif ! J’ouvre grand les yeux et je suis immédiatement ébloui. Quelqu’un pose sa main sur mon épaule.
— Doucement vous allez vous blesser.
Clignant des yeux, je distingue mon bras et avise un tube enfoncé sous ma peau, relié à une étrange poche d’eau. Qu’est-ce que c’est que ça ? Une femme me regarde.
— Tout va bien, vous êtes en sécurité.
En sécurité, j’en doute. Je balaye la pièce du regard. Elle est étrangement claire.
— Il ne sait pas où il est.
Mais à qui parle-t-elle ? Je regarde autour de moi mais ne vois personne d’autre.
— Vous êtes à l’Institut. On s’occupe de vous.
L’Institut ? Je sens la panique croître en moi.
— Nous vous avons trouvé blessé. C’est héroïque ce que vous avez fait, combattre ces rats qui nous attaquaient, bravo !
Je déglutis, elle me prend pour un Inite. Ma dernière action sur le champ de bataille se matérialise dans mon esprit, j’ai enfilé la veste d’un autre.
Ce geste m’aura donc sauvé la vie... La femme s’active autour de moi en sifflotant. Je regarde ses cheveux blonds noués en une épaisse queue de cheval balayer son dos.
— Il est mignon comme tout, j’aimerais bien l’avoir dans mon lit, dit-elle soudain.
— Pa-pardon ? bégayé-je.
Elle se retourne surprise.
— Je n’ai rien dit.
Je la vois rougir.
— Vous êtes télépathe ?
C’est moi à présent qui suis surpris.
— Heu, non.
— Il dit ça pour être poli.
Elle vient de parler mais ses lèvres n’ont absolument pas bougé.
— Il faut que j’arrête de penser, il va me prendre pour une nymphomane. Mince pourquoi j’ai pensé ça ? Tais-toi, Joly.
— Votre blessure va mieux, dit-elle soudainement à haute voix.
J’agite la tête, abasourdi. Je peux lire dans les esprits, c’est une première.
— Mignon, poli, héroïque, il a tout pour lui.
J’avale ma salive de travers.
— Je m’excuse, dit-elle à haute voix.
Une moue embarrassée anime son visage.
— Je vais vous laisser vous reposer.
— J’espère que je le reverrai.
Elle passe la porte. J’ai mal à la tête. Que m’ont-ils fait ? D’où me vient cette nouvelle faculté ? J’ai le sang qui cogne à mes tempes. Je me mets sur les coudes et tente de me redresser. Réfléchis, Mitch ! J’étais dans le IN, j’ai voulu aider Vin qui n’avait pas besoin de moi d’ailleurs. Il était super fort et très rapide. Il est connu que dans les cas extrêmes nos capacités se décuplent. Se pourrait-il que les miennes se soient développées pour que je devienne télépathe ? Cela me semble finalement être l’explication la plus logique. J’imagine alors tout ce que je vais pouvoir faire avec cette nouvelle aptitude et je passe successivement de la peur, à la joie, à la crainte. Ce dernier sentiment me rappelle que je ne dois pas rester ici. Je suis à l’Institut. Mitch, tu es à l’Institut. Ceci ressemble à mon pire cauchemar. Je regarde à nouveau la pièce. Les murs sont blancs et dépouillés de toute décoration. Je repère une fenêtre sur le côté et surtout deux portes. La pièce est sobre, il y a un bureau en face de moi, le lit sur lequel je suis et cet instrument étrange relié à moi. Il faut que je m’en débarrasse. Sans plus attendre je saisis le tube et l’arrache avec force. Une légère douleur se fait au creux de mon bras. Bien, voilà qui est fait. Je soulève le drap qui me recouvre et constate avec surprise que je suis en caleçon. Je repense à l’infirmière, le rose me monte aux joues, puis j’observe ma jambe. Un bandage compresse ma blessure. Je glisse mon pied encore valide dans le vide et touche le sol avec la pointe. Lentement je bouge mon autre jambe. Pour l’instant ça va à peu près. Je force sur mes bras pour m’obliger à pivoter. Je parviens finalement à m’asseoir sur le rebord du lit. Courage, Mitch. Je pose mon pied sain au sol et prends appui dessus puis je pose mon second pied. Une décharge parcours mon mollet ce qui me déstabilise. Je parviens tout juste à me rattraper au lit. Allez, Mitch ! Je tente de me redresser mais ma jambe se dérobe sous mon poids et je chute violemment dans un grand fracas. La porte s’ouvre et je reconnais Joly sur le palier.
— Mais que faites-vous ? s’exclame-t-elle. Il ne faut pas vous lever dans ce état ! Et votre perfusion ?
Elle s’approche de moi et m’aide à me remettre au lit.
— Tendez votre bras.
Elle affiche une mine sévère. Je le lui donne à regret et sens l’aiguille s’infiltrer sous ma peau.
— C’est mieux comme ça. Il faut que vous restiez couché, que vous vous reposiez. Je vous laisse une paire de béquilles mais ce n’est qu’en cas de force majeur.
Elle ouvre la seconde porte et me montre les toilettes. J’agite la tête en guise d’approbation.
— Ouf ! Je n’ai rien pensé de stupide, dit-elle, pour elle-même en quittant la pièce.
Je regarde la porte se refermer. Je crois que je suis coincé pour le moment. Mais dans quel pétrin me suis-je mis ? Qu’est ce qui m’a pris de sortir du monde des OUT, tout ça c’est à cause de Mila ! Si je la recroise... Ma peur laisse place quelques secondes à la colère. Je repense aux événements d’hier. Heureusement que Viny va bien, j’espère que Fuentos aussi a réussi à fuir. Je suis bien le plus stupide pour m’être fait prendre par l’ennemi. Il va maintenant falloir que je trouve un moyen de me tirer de ce mauvais pas. Personne ne pourra m’aider cette fois, je suis seul et ils ignorent où je suis. Ils vont peut-être penser que je suis mort. Que va dire Gaja ? La peine emplit mon cœur. Il ne faut pas que je tarde trop. Dans combien de temps aurais-je assez de force pour sortir ? Et si les Inites découvrent qui je suis ? Comment je vais faire ? Je réalise que je suis vraiment très mal. Je vois soudain la poignée bouger. Je pense immédiatement à l’infirmière mais la porte s’ouvre sur un autre individu. Une blonde, vêtue d’un tailleur stricte, me gratifie d’un sourire glacial. Tout ça ne me dit rien de bon.
Chapitre 22
Entretien
La fatigue me pique les yeux ce matin. Il faut dire que la nuit a été très courte. Après l’attaque express des rats, il a fallu que j’affronte la colère effrayée de Spencer. Il s’est inquiété pour moi alors quand je suis rentrée à la maison, il a été invivable. J’ai dû tout lui expliquer et honnêtement je n’ai rien omis – à l’exception de l’identité de Mila que j’ai simplement nommée mon Potentiel. J’aime Spencer mais j’aime aussi mon travail et rompre l’anonymat revient à signer un aller simple pour le licenciement. Tout lui raconter m’a libérée malgré tout. Il m’a écoutée avec attention puis m’a prise dans ses bras pour me soutenir. Nous avons discuté ensemble de la meilleure solution à adopter envers mon « Potentiel ». Il m’a enjoint de me montrer bienveillante à son égard et à lui pardonner, car il a deviné qu’elle est jeune – c’est aussi le problème de parler avec quelqu’un d’aussi intelligent. Il lui suffit d’un rien pour combler les trous. En outre, nous avons discuté jusque tard et la nuit était déjà très avancée quand je me suis enfin couchée. Puis tôt, trop tôt, mon réveil a sonné. Le soleil n’était pas encore levé quand j’ai rejoint la rame de métro. En effet, beaucoup de travail m’attend aujourd’hui. Bref, j’ai dû m’endormir à trois heures du matin pour me réveiller à cinq. Je consulte ma montre : il est sept heures quarante et je suis déjà à l’Institut. La journée va encore être longue.
M. Jaq vient me voir pour me dire que mes invités se montrent récalcitrants. Je n’en attendais pas moins d’Outiens rebelles venus en découdre avec nous. Je lui demande l’autorisation de leur parler.
— Harry et Timothée sont déjà en train de les cuisiner.
— Sauf votre respect, ils ne les ont pas arrêtés.
— Raison de plus. Vous représentez actuellement celle qui les a vaincus. Maintenant, nous devons leur faire comprendre que la victoire est collective.
Je me renfrogne. Je me saigne pour obtenir un résultat et on veut l’étouffer. M. Jaq semble lire dans mes pensées, car il me sourit.
— Loin de nous l’envie de vous retirer votre succès mais il faut que le OUT sache que nous sommes forts et unis. Je vous ferai parvenir personnellement le rapport de ce qu’ils diront.
J’acquiesce d’un hochement de tête. Il a toujours été doué pour passer la pommade. Je ne sais pas si je dois le croire. Toutefois, je sais que je n’obtiendrai pas l’interrogatoire que je désire tant.
— À combien s’élèvent les dégâts ?
— Une misère. Quelques milliers de gold. Ils n’ont pas eu le temps de trop dégrader. Dorian et Irvin supervisent les réparations des stations endommagées mais nous allons les donner en sous- traitance. Esteban vous attend à l’étage pour préparer la com. Nous devons rédiger un discours d’explication à nos concitoyens pour les rassurer.
— Travailler avec Esteban ?
— Nous sommes une équipe, Lanie. Une équipe.
Cette fois, je ne cache plus mon agacement. Cela l’amuse beaucoup apparemment. Il me sourit une dernière fois puis s’éloigne. Aurélian vient à ma rencontre. Il me tend un dossier. Je le consulte rapidement. Le nom indique « Ghelian Polosky ; matricule : 3789 » mais je sais qu’il s’agit de Mitch. J’ai demandé à Aurélian de me tenir au courant de l’évolution de son état.
— Il est toujours dans les vaps. Pourquoi vous intéresser à lui ?
— Parce qu’apparemment il a été blessé par une de nos armes. Je veux savoir si c’est accidentel ou non.
Il fait signe qu’il a compris. J’ai réfléchi à une réponse plausible et de toute évidence, elle fonctionne. Je ne sais pas encore ce que je vais faire de lui. J’arrive rapidement à l’étage et je découvre que mon collègue ne m’a pas vraiment attendu. Il est déjà en train de préparer les communiqués avec les spécialistes. Quand il me voit, il me sourit mais son visage est si rêche qu’on a l’impression qu’il se force. Je lui rends la pareille en essayant de paraître sincère puis le rejoint. Il me fait un bref topo : l’idée est de minimiser le nombre d’assaillants Outiens et de faire passer cela pour un acte extrémiste isolé.
— Ce qui semblait d’ailleurs être, fis-je remarquer. Ils étaient peu nombreux, éparpillés et ivres pour la plupart. Les repousser a été un jeu d’enfants.
Ils me dévisagent. Même sans me forcer, je sens leur scepticisme et ça me contrarie. Au même instant, Harry arrive et nous informe que l’un des prisonniers a parlé : ils sont montés sur un coup de tête à la suite de l’exhortation d’une certaine Jess et d’un certain Brains. Ce sont des noms qui ne me disent rien. Ils ne doivent être que des intermédiaires donc inutiles. Je croise le regard de Harry. Il pense comme moi mais Esteban espère qu’on pourra en tirer plus des captifs. Il estime en effet que cela pourra servir la conférence de presse. J’ai des doutes mais je les garde pour moi. Harry nous souhaite bon courage puis s’en va. Je reporte mon attention sur la conférence de presse. Ce n’est pas moi qui parlerai tout à l’heure mais Esteban. Il se charge toujours des conférences… alors qu’il possède l’amabilité d’une porte de prison. Mais bon, si c’est toujours à lui que l’on confie cette tâche, c’est bien qu’il doit être compétent. Je le laisse gérer les détails et me contente d’apporter les précisions qu’il me demande quand Aurélian arrive. Je sais pourquoi il est là et tout d’un coup, je suis diaboliquement contente. Je préviens Esteban que j’en ai pour quelques minutes. Il me fait signe d’y aller sans véritablement s’en occuper. Voilà qui m’arrange. Je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires. Je marche avec assurance et parviens devant sa chambre. Je sens son trouble. Il est tout perdu. Ça pourrait presque m’émouvoir. J’entre et l’aperçois : il est pâle comme quelqu’un qui souffre pas mal. Je lui souris, prête à le cuisiner. Cependant, je sens son esprit au contact du mien. Je me concentre et le repousse très loin avant de lui dire gaiement :
— Vos petites capacités de télépathe ne font pas le poids face à moi, Mitch. Si vous recommencez, je me ferai une joie de vous renvoyer d’où vous venez.
— Parfait, renvoyez-moi dans le OUT. Je ne demande que ça...
— Un humoriste, c’est bien ! Ça promet d’être intéressant.
— Histoire que nous soyons à égalité, vous êtes ?
— Lanie Mc Wright, responsable de secteur à l’Institut.
— Rien que ça... vous ne devez pas être très marrante vous, dommage.
Je l’observe sans sourciller. Il montre plus d’assurance qu’il n’en a en réalité. Cette petite manœuvre pourrait être intéressante s’il ne parlait pas à quelqu’un qui capte les émotions… Je pourrais être sympa et le lui dire, mais ce serait tout de suite moins amusant. Je préfère opter pour la technique méchante.
— En effet, dommage pour vous. Surtout sachant ce qu’on a prévu de faire aux rats que nous avons retrouvés.
— Parce qu’on est plusieurs ?
Je capte son malaise. Je décide de m’engouffrer dans la brèche.
— Répondez à mes questions et je répondrai peut-être aux vôtres.
— J’attends...
— Pourquoi Mila ?
— Pourquoi Mila ? répète-il.
Il me regarde avec un air débile. Je comprends soudain ce qu’elle lui trouve. Ils doivent avoir le même nombre de neurones.
— Pourquoi la recruter ? À quoi peut-elle vous servir ?
— Nous ne recrutons personne nous, nous ne sommes pas l’Institut. Nous ne nous servons pas des gens, comme vous !
— Ne me prenez pas pour une imbécile ! Vous voulez vous servir de ses dons de thaumaturge. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi.
— Vous faites les questions et les réponses. Vous êtes drôle finalement, dans votre genre ! J’ignorais qu’elle avait de telles capacités... Nous avons simplement voulu lui venir en aide.
— Bien sûr. On sait tous que l’aide du OUT est indescriptible. L’accueil et la gentillesse sont vos principales qualités. C’est d’ailleurs pour ça que Juda est revenue de lui-même à moi.
— Juda ? C’est un nom de code ?
— Mila, pauvre crétin !
— Mila, votre espionne. Je me suis bien fait berner effectivement. L’excès de gentillesse des Outiens sans doute...
— De stupidité en l’occurrence. Vos discours nihilistes l’avaient convaincue. Elle vous aurait livré le IN sur un plateau. Au lieu de cela, votre rage incontrôlée l’a effrayée et elle lui a ouvert les yeux. Vous vous cachez derrière des montagnes de préjugés, de fausses informations et une pseudo théorie complot IN pour justifier votre misère, votre violence et votre soif de sang !
Mitch part dans un grand rire.
— Vous êtes tellement loin de la réalité dans votre tour d’ivoire. Que connaissez-vous du OUT pour en parler ? Tout ce que nous avons c’est de l’espoir. L’espoir de construire une société égalitaire entre Ultras et normaux.
C’est à mon tour de rire.
— L’ancienne civilisation reposait sur vos grandes idées et regardez comment cela a fini ! L’égalité est un principe que je respecte mais il faut admettre que certaines personnes sont plus aptes que d’autres à prendre les bonnes décisions.
— Tout le monde sait que l’ancienne civilisation s’est écroulée parce que certains étaient avides de pouvoir. Ce sont des personnes comme vous et tous ceux qui gèrent l’Institut qui sont responsables de cette catastrophe. Soyons intelligents, ne commettons pas de nouveau les mêmes erreurs.
— C’est drôle de parler d’intelligence compte tenu de l’attaque barbare et incohérente que vous avez menée hier ! Ceci dit, je vous accorde une chose : vous semblez un peu moins stupide que vos congénères. Alors maintenant, écoutez-moi bien. Si vous ou quelqu’un de chez vous recommencez ce que vous avez fait, la réplique sera cent fois pire.
— A la bonne heure ! Cela veut donc dire que nous pouvons retourner dans le OUT. Je vous remercie pour votre accueil... comment dire ? très chaleureux...
Je commence à m’éloigner puis sur le pas de la porte, j’ajoute :
— Vous rentrez chez vous. Vos camarades restent ici. En gage de garantie. Vous comprendrez bien ?
Je lui adresse enfin mon sourire le plus radieux puis claque sèchement la porte derrière moi. Cette rencontre s’est bien déroulée en fin de compte. Mitch est un type amusant. Stupide mais amusant.
Chapitre 23
Être au repos
— Sale blondasse de l’Institut !
Elle a claqué la porte avant de pouvoir m’entendre. Quel dédain, quelle arrogance ! Je ne parviens pas à y croire ! Mais là n’est pas le pire, je ne suis pas le seul à être pris. Cette rencontre m’a perturbé. Qui sont les autres ? Que vont-ils leur faire ? Si elle croit que nous n’allons pas venir les récupérer, elle se met le doigt dans l’œil. Je jure seul à haute voix. La porte s’ouvre. L’infirmière apparaît un plateau repas dans les mains.
— Monsieur ! s’indigne-t-elle. Calmez-vous, il vous faut du repos.
Je soupire et tente de retrouver mon sang-froid.
— Quand pensez-vous que je pourrai marcher à nouveau ?
Elle pose le plateau à côté de moi.
— Dans deux, trois jours.
Je grimace. C’est trop, beaucoup trop.
— Vous ne pensez pas que c’est possible que je sorte avant ?
— Il est bien pressé de partir, pense-t-elle.
— Je voudrais retrouver ma famille.
— Il a une copine ?
Je la vois qui baisse les yeux rapidement.
— Non, je n’ai pas de copine, je m’inquiète pour ma mère.
Elle relève la tête avec étonnement.
— Pardonnez-moi, c’était indiscret.
— C’est moi qui le suis, j’entends ce que vous pensez et croyez-moi je m’en excuse mais avec la fatigue je ne parviens pas à le contrôler.
Je manque surtout d’entraînement. Elle affiche un joli sourire.
— Vous êtes quelqu’un de prévenant.
Je lui souris à mon tour. Elle a cessé de parler et se contente de penser.
— Je n’avais jamais rencontré de télépathe avant, je trouve ça vraiment particulier. Qu’est - ce que ça vous fait de pouvoir lire dans la tête des autres ? Vous devez vous sentir tout puissant ?
— Non, pas vraiment, c’est déroutant et même gênant.
— Vous dites ça à cause de moi. Je m’excuse pour ce que j’ai dit, enfin, pensé tout à l’heure.
— Il n’y a pas de mal, c’était plutôt flatteur.
Elle me sourit de plus belle.
— Vous êtes très mignonne aussi.
Je vois ses pommettes s’arrondir une fois de plus. Je n’aime pas faire ça mais elle ignore ma véritable identité contrairement à l’autre pédante. Peut-être que si je joue la carte du charme je parviendrai à avoir quelques renseignements ?
— Vous savez s’il y a eu beaucoup de blessés ?
— Une bonne vingtaine.
Une vingtaine de blessés Inites, je me demande combien il y en a parmi les Outiens. Je prends une inspiration.
— Et il y a des morts ?
Elle baisse la tête.
— Quinze.
— En tout ou chez nous ?
— Chez nous, chez l’ennemi, treize.
Treize Outiens sont tombés. Je me répète le chiffre treize, c’est horrible. Je pense à Fuentos, Blade, Jess… Je poursuis mon interrogatoire.
— Est-ce que nous avons pu faire des prisonniers ?
— Oui, six.
— Bien joué, nous allons pouvoir apprendre des choses comme ça !
Ce petit jeu me dégoute.
— Oui, c’est sûr, ils l’ont bien cherché, j’espère qu’ils vont payer.
Je sens la colère gronder en moi mais elle me regarde avec étonnement. Mon expression doit me trahir.
— Moi aussi je suis fou de rage quand je pense que quinze hommes sont tombés pour rien.
Ma réponse semble lui convenir, car elle agite la tête.
— Ils sont gardés où ? À l’Institut ?
Ma question la surprend.
— Non, ce serait trop dangereux, ils doivent être au département militaire.
— Evidemment...
Je me masse les tempes pour lui signifier que je suis fatigué et justifier mon erreur.
— Je vais vous laisser vous reposer. C’est quoi votre prénom ?
Sa question me panique, que dois-je dire ? Je sonde son esprit et entends qu’elle ne me veut aucun mal. Je décide de lui dire la vérité au moins sur ce point.
— Mitch.
— Bien, je pense que maintenant on peut se tutoyer, Mitch.
Elle me fait un clin d’œil et me laisse.
— Je crois que je tombe amoureuse. Oups, je n’arrive pas à m’y faire, pense-t-elle tout en passant la porte rapidement.
Je lâche un long soupir, je me sens mal, j’ai l’impression d’être un monstre. Je repense alors à mes camarades. Je n’avais pas le choix. Ils sont six et ils sont coincés dans le quartier militaire. J’ignore où c’est mais Renaud doit savoir lui... Maintenant il faut que je parvienne à sortir. La pédante m’a dit que je serai libéré, c’est une question de temps. Je regarde le plateau repas posé sur mes genoux. Et mes yeux se mettent à briller, il y a une pomme ! Une belle pomme verte. Je la saisis et la hume, elle dégage une douce odeur. Je joue quelques secondes avec sa peau lisse, ce qui me détend. Je ne vais pas la manger, je vais l’offrir à Gaja pour me faire pardonner de l’avoir inquiétée. Je regarde mon assiette et peine à identifier ce qui s’y trouve. Les rumeurs disent qu’ils mangent beaucoup de poisson dans ce monde. Je regarde la chair blanche et la touche du bout de ma fourchette. Des sortes de petits vers blancs sont servis avec. Méfiant, je porte une cuillère à ma bouche. Les vers sont durs et n’ont pas de goût. J’en écrase un dans mes doigts. Bizarre. Ce pourrait-il que ce soit une graine ? La chair blanche est très forte et le goût désagréable. Je me retiens de tout recracher. J’ai faim et il faut que je prenne des forces. Je me bouche le nez et reprends une bouchée. J’avais oublié à quel point la sensation d’avoir le ventre plein est agréable. La digestion et les tensions nerveuses accumulées ces derniers jours me font somnoler. Je ne veux pas lâcher complètement ma garde. Je ne me sens pas en sécurité et j’ignore ce qui pourrait encore m’arriver. Plusieurs minutes passent, elles passent dans le plus grand calme et malgré moi je finis par sombrer dans un sommeil profond.
Quand je me réveille, j’ignore combien d’heures se sont écoulées. Je suis toujours dans ce même lit, rien n’a changé. Si, le plateau a été retiré et j’en aperçois un autre plein posé sur le bureau face à moi. J’hésite à me lever pour aller le chercher. Peut-être qu’aujourd’hui je pourrai partir ? Je me rappelle mon essai de la veille et grimace. Peut-être pas. Il vaut mieux que je mette toutes les chances de mon côté pour quitter l’Institut au plus vite. Sois raisonnable, Mitch. Je regarde rapidement mon bandage. Il est plein de sang. L’infirmière va venir le changer. Je me cale contre mon oreiller et conclus que ce repos forcé me fait finalement le plus grand bien. Je pense à James et me dis que le pauvre, avec ces derniers événements, doit être paniqué, j’imagine les réactions de Barry, Viny et Renaud puis je pense à Gaja ce qui me serre le cœur. L’image de Mila, la traîtresse, se matérialise dans mon esprit. Ainsi elle n’aurait pas des capacités émotionnelles comme je le pensais mais de thaumaturge, donc physiques. Elle m’aura dupé tout du long. Soudain la porte s’ouvre et Joly entre, ce qui me tire de mes pensées.
— Bonjour, Mitch, je suis heureuse de voir que tu t’es reposé.
Elle me fait un grand sourire.
— Je t’ai apporté un plateau mais comme tu dormais je l’ai laissé de côté.
Elle m’indique le bureau.
— Qu’y a-t-il au menu d’aujourd’hui ? dis-je curieux.
— Du poisson et des pommes de terre.
Elle me tend l’assiette. Je reconnais la chair blanche.
— Bon appétit, je repasserai tout à l’heure pour te changer ton bandage et pour la douche.
— Je suis sûre qu’il est musclé juste comme il faut. La douche, promet d’être intéressante. Elle rougit et part précipitamment. Je reste indécis, partagé entre deux émotions. Une certaine joie de lui plaire autant et une inquiétude quant à la suite des évènements. Je ne veux pas la laisser se faire de fausses idées ni lui faire de la peine. Mon ego est mal placé. Je commence à manger. Décidément, leur poisson, je ne m’y fais pas ! Je vois une autre pomme sur le bureau. Il faudra que je pense à la prendre en partant comme ça je la mangerai avec Gaja.
Peu de temps après, Joly revient comme promis avec une bassine d’eau dans les mains.
— J’espère que tu as trouvé ça bon ? me demande-t-elle en enlevant le plateau.
— Ça va…
— Je vais changer ton bandage.
— Sois neutre, Joly, professionnelle, ne pense à rien, ne te laisse pas troubler. Qu’y a-t-il de troublant d’ailleurs, tu ne vois que du sang et une vilaine plaie. Tiens c’est mieux qu’hier. Je suis bien contente. Peut-être même qu’il ne gardera pas de cicatrice avec un peu de chance !
Elle se redresse.
— Je suis désolée, Mitch, mais il faut éviter que tu te lèves, il faut donc que tu te douches avec la bassine.
Je la regarde surpris, car je ne me suis jamais lavé autrement. Elle s’approche de moi et m’ôte avec délicatesse la seringue de la perfusion.
— Je vais t’aider à enlever ton t-shirt.
— Joly, tu es pro-fe-ssio-nelle, mince j’avais raison il est canon. Pardon, je m’excuse. Je ne parviens pas à me contrôler mais c’est la première fois qu’un patient me fait cet effet - là, enfin je veux dire… tu es vraiment joli garçon… j’ai honte.
J’ai mon t-shirt à la main et je me sens mal à l’aise. Je ne sais pas quoi lui répondre, je décide de faire comme si je n’avais rien entendu.
— Tu peux me rapprocher la bassine ?
Elle s’exécute. Je regarde à l’intérieur et vois de l’eau ainsi qu’une mousse bizarre.
— Pourquoi il ne prend pas l’éponge ? Il s’attend à ce que je le lave ?
Je m’empare de l’objet inconnu, c’est vraiment particulier comme tissu c’est chaud et mou, gorgé d’eau. Je me frotte rapidement le torse, elle insiste pour me nettoyer le dos. J’essaye de ne pas me connecter à son esprit. Je lutte plusieurs minutes puis je parviens finalement à me décrocher.
— Joly, pense un truc pour voir !
— Je pense là, je pense tout le temps.
— C’est parfait.
— Quoi donc ?
— Je ne t’entends plus.
Elle pousse un long soupir de soulagement.
— C’est merveilleux, j’étais vraiment mal à l’aise !
Je lui fais un petit sourire. Moi aussi. Elle me laisse afin que je puisse terminer ma douche tranquillement. Je regarde les béquilles. Il est temps pour moi de les essayer. Je m’en munis et, à cloche pied, je traverse la pièce. Par curiosité, j’ouvre la porte qui donne sur l’extérieur. Je vois une suite d’autres portes égayer un long couloir blanc. Ce n’est pas le moment de tenter quoi que ce soit. Je finis par regagner mon lit. Je me sens bien. Je suis propre, je n’ai pas cette sensation de faim et je peux me reposer. Je m’en veux de penser comme ça alors que je suis chez l’ennemi et que certains de mes collègues sont prisonniers. Afin de me donner bonne conscience j’envisage comment nous allons pouvoir les sauver.
J’élabore des plans mais encore fatigué je finis par m’endormir.
Les Inites sont partout, il y a Mila qui pleure dans un coin et Gaja qui est retenue prisonnière par la blondasse. Joly menace Viny avec un poisson. Moi je suis impuissant, je suis attaché à mon lit. Viny ne veut pas manger ce poisson. Non laissez-le ! Je me réveille en sursaut. Quel cauchemar horrible. Quand j’ouvre les yeux je vois Joly face à moi. Je m’efforce de bloquer ses pensées.
— Ça ne va pas ? me demande-t-elle.
— J’ai fait un cauchemar.
— Je m’en doutais… tant que tu ne rêvais pas de moi, tout va bien.
Elle me fait un clin d’œil. Si elle savait...
— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle. Tout dépend comment on la prend.
Je sens ma gorge se nouer.
— Il se pourrait que tu t’en ailles aujourd’hui.
Je suis soulagé.
— Je m’occupe de ta plaie, je vais t’aider à te lever pour voir si tu peux marcher et si c’est le cas…
Elle ne finit pas sa phrase.
— Après, tu peux rester une journée de plus, je pense que ça ne peut que te faire du bien.
Elle me regarde pleine d’espoir.
— Bien, voyons voir cette blessure. Elle change rapidement mon bandage.
— C’est mieux, beaucoup mieux. Prêt à te lever ?
— Allons-y !
Joly contourne le lit. Je me laisse glisser jusqu’au sol. Elle passe son épaule sous mon bras afin de me soutenir. Je n’ai pas encore essayé d’appuyer sur ma jambe blessée. Je pose mon pied. Une douleur se forme dans le mollet mais elle est moins forte que les autres fois. Je parviens à faire quelques pas.
— Tu n’es pas encore bien remis.
— Ça fera l’affaire.
Elle affiche une moue triste puis se dirige finalement vers la porte.
— Si on ne se recroise pas, je suis heureuse de t’avoir rencontré !
Je lui souris, sincère.
— Moi aussi, Joly.
La fin de l’après-midi me paraît interminable. J’ai hâte de rentrer dans le OUT. Brusquement la porte s’ouvre et deux gars font irruption. Ils abordent une expression patibulaire.
— Mitch ? demande l’un d’eux.
Je me redresse.
— C’est bien moi.
— Nous allons vous escorter chez vous.
Je me penche au bord du lit et saisis les béquilles. Joly m’a dit que je pouvais les garder. J’ai tout préparé, je me suis habillé, j’ai mis les pommes dans les poches de la veste du Inite que j’ai volée. Je suis prêt. Les hommes se lancent des regards lourds de sous-entendus. Je sais qu’ils savent qui je suis. Je passe la porte et remonte le couloir, on me mène à un ascenseur. Une fois entré à l’intérieur, l’un deux me passe un sac opaque sur la tête sans que j’ai le temps de réagir. Je me sens menotté et porté. Bientôt j’entends un bruit de moteur et ressens quelques secousses. Personne ne parle. Ces minutes sont interminables. J’étouffe d’angoisse et au sens propre. Enfin on retire le sac de sur mon visage. J’en profite pour prendre une profonde inspiration. Je suis aveuglé par le soleil. Le ciel est clair, je n’ai jamais rien vu d’aussi magnifique et malgré la situation je prends le temps d’apprécier ce spectacle. L’un des deux molosses me bouscule. Je suis devant une ancienne bouche de métro.
— On te laisse rentrer chez toi, vermine. Tu as beaucoup de chance !
L’autre ajoute:
— Ne pense pas à retenter ce genre de conneries, les anciennes bouches de métro sont surveillées en permanence. Vous ne parviendrez jamais à rien.
Je ne sais pas quoi répliquer, je me tais. Lentement, je m’avance en clopinant jusqu’à l’entrée. Je reconnais immédiatement la vieille bouche de métro par laquelle je suis monté. Je regarde une dernière fois le ciel et, la jambe douloureuse, je finis par descendre les quelques marches, avant de disparaître dans la pénombre.
Chapitre 24
Gestion de crise
Tout de suite après ma rencontre avec le freluquet, je retrouve Esteban qui trime corps et âme sur la conférence de presse. Celle-ci est d’ailleurs presque prête. Je lis rapidement le communiqué et le corrige point par point. Je vois que mon collègue pince les lèvres mais s’abstient de tout commentaire. Il est conscient que M. Jaq m’a confié la gestion des opérations et qu’il serait malvenu de me contredire en ce moment. En outre, il sait qu’il doit faire le dos rond et céder à mes caprices. Je prends vingt minutes pour remanier son texte puis le lui rends. Il le parcourt puis concède, à regret, que mes aménagements sont pertinents. À ce moment, il me fait signe de le suivre et je m’exécute. La presse nous attend. Il s’avance jusqu’au pupitre qui lui est réservé tandis que je reste en retrait pour mieux observer la scène. Obnubilé par la présence d’Esteban, tout le monde oublie la mienne. Cela rend mon inspection plus facile. Il parle d’une voix calme et posée. Certains regards effrayés se muent en doute. Toutefois, je constate que leur degré de panique a baissé. Un bon point. Esteban ne perd pas le cap. Il continue de parler posément et d’exposer la situation. Les Outiens ont attaqué de façon désorganisée, ont dégradé quelques installations avant d’être repoussés efficacement. Il assure ensuite que l’Institut reste sur le qui-vive mais qu’a priori il s’agissait d’un acte isolé. De toute évidence, il sait comment leur parler. À la fin de la conférence, il accorde un temps de questions-réponses aux journalistes. Il leur répond de façon claire et concise mais sans jamais entrer dans leur jeu : ils aimeraient lui faire dire qu’on ne contrôle rien et que l’ennemi va repasser à l’attaque mais il ne se laisse pas démonter. L’échange dure une bonne demi-heure mais cela s’avère constructif. À la fin, ils sont plus ou moins convaincus. Ils pourront donc travailler avec nous sur ce côté. Une bonne chose pour persuader le petit peuple. Je sais que, pour eux, ça ne sera pas une mince affaire. Je regarde tout le monde s’en aller puis Esteban revient vers moi. Je le félicite pour son travail propre puis nous repartons. Je gagne mon bureau et m’y enferme jusqu’à l’heure du déjeuner. Durant ce laps de temps, je reprends le travail que cette attaque éclair a interrompu. Après le repas, nous avons une longue réunion sur la démarche à suivre : nous tâchons de réfléchir à comment prévenir une nouvelle offensive du OUT. Nous ne sommes, certes, pas très convaincus par l’imminence d’une attaque mais la prudence est de mise. Le débat nous occupe tout l’après-midi et, à la fin, nous ne sommes toujours pas tombés d’accord. Je consulte ma montre. Il est dix-sept heures. M. Jaq annonce que nous reprendrons le débat demain et nous enjoint de rentrer. Nous avons tous besoin de repos. Il promet de nous contacter si les rats se remettent à bavasser. Je pars sans me faire prier. Harry me rattrape dans le hall et m’invite à prendre sa voiture. Selon lui, prendre le tram pendant l’heure de pointe n’est pas très sûr aujourd’hui.
— Je suis d’accord, intervient une voix.
Je me retourne. Spencer est là, droit et calme dans le hall. Je me dirige vers lui, surprise, mes collègues sur les talons. Je lui demande aussitôt :
— Que fais-tu là ?
Il affiche un sourire affectueux.
— Je suis venu te chercher, bien entendu.
Harry et Esteban dévisagent Spencer, qui, de son côté, semble s’amuser de la situation. Il se tourne vers mes collègues, tend la main pour les saluer et déclare à mon plus grand dam :
— Je suis Spencer Mc Wright.
Harry et Esteban manquent de s’étouffer à l’entente de son identité. De mon côté, je ne peux cacher mon agacement. Comment diable, Spencer, ose-t-il s’amuser de la situation ? J’ai une furieuse envie de l’étriper. Il voit ma tête et ajoute :
— Je te demanderais bien de me présenter tes collègues mais je doute que tu veuilles. On y va ?
J’acquiesce et l’entraîne énergiquement vers la sortie, plantant mes collègues, trop étonnés pour réagir.
Une fois à l’extérieur, j’accélère le pas de manière à mettre de la distance entre Harry, que je sais pas loin derrière, et nous. Spencer me suit, amusé. Ah celui-là ! Il ne perd rien pour attendre.
— Où est Zoé ? demandé-je.
— À la maison avec une baby-sitter. Une de mes anciennes élèves. Une fille très bien.
— Je n’en doute pas.
— Je nous ai réservé une table dans un restaurant dans le centre.
— En quel honneur ?
— Tu as repoussé une attaque outienne qui aurait pu s’avérer sanglante. C’est une bonne raison, non ?
Il sourit et nous gagnons le restaurant. Au menu, nous avons de la viande : un chapon. C’est aujourd’hui tellement rare que je savoure chaque bouchée.
— Et donc la vraie raison de cette invitation ? demandé-je au bout d’un moment.
Il avale ce qu’il a dans la bouche.
— Évite les heures de pointe ou accepte la proposition de ton collègue.
— Ses avances, tu veux dire.
Il sourit.
— Il devrait se calmer si j’ai bien compris.
Je souris à mon tour. Il n’y a bien que lui pour s’amuser de la situation.
— Mes collègues vont jaser, le réprimandé-je.
— Tu pourrais aussi leur expliquer.
— Peut-être.
Le débat est clos. Nous finissons notre succulent repas en parlant de choses et d’autres mais nous n’évoquons plus ce sujet. Il est tard quand nous reprenons le tram et, comme prévu, il n’y a personne. Enfin, nous arrivons à la maison. Spencer se charge de payer la baby-sitter et je vais me coucher. J’ai du sommeil à rattraper.
Je me réveille tôt. Savoir que des rats se trouvent dans mon monde trouble mon sommeil. Je me lève et me prépare en silence. Il fait encore sombre et le quai est presque vide lorsque j’arrive. Au moins, j’ai suivi les conseils de Spencer. Il sera ravi de l’apprendre. Je monte dans une rame déserte et arrive à l’Institut sans encombre. J’y arrive d’ailleurs plus tôt qu’à l’accoutumée et en profite pour aller voir M. Jaq. En chemin, je croise l’infirmière du freluquet et je palpe son excitation. Affligeant. Le coordinateur est en pleine visio-conférence mais me fait signe d’entrer et de m’asseoir. Je m’exécute. J’entends la voix du PDG de l’Institut mais ne le vois pas en raison de mon placement. De toute façon, je ne suis pas sûre de vouloir parler au grand chef si tôt dans la journée. M. Jaq clôt la conversation en promettant de faire de son mieux puis se tourne vers moi et me salue chaleureusement. Je m’évertue à lui rendre la pareille.
— Je dois vous parler d’un patient, annoncé-je sans détour.
— Ghelian Polosky ? devine-t-il.
— Ce n’est pas son vrai nom. En réalité, il s’appelle Mitch et c’est l’un des rats.
Il me fixe sans ciller et je soutiens son regard.
— Je me disais aussi… Il était étrange qu’un soldat entraîné blesse accidentellement un frère d’armes. Pourquoi ne pas nous l’avoir signalé tout de suite ?
— Il était le protecteur de Mila. Il fallait que je sache ce qu’elle lui avait dit. Or dans son état…
— On l’aurait jeté dans les égouts où il serait sans doute mort, conclut-il.
Je comprends.
— Que nous a-t-il appris ?
— Il ne savait pas grand-chose, heureusement. C’est un idiot qui s’est trouvé sur son chemin au moment de sa descente, c’est tout. Mais…
— Mais ?
— Je crois qu’il ne serait pas prudent de le garder ici trop longtemps. C’est un Ultra Esprit.
— Télékinésiste ?
— Télépathe.
— L’Institut est une plaque tournante. Nous sommes formés à résister à ce genre d’individus mais pas toutes les personnes que nous côtoyons. Le garder ici peut être dangereux.
— Je suis d’accord. De surcroît, je crois que le OUT est terriblement inquiet pour ses disparus.
— Vous voulez vous servir de lui comme d’un messager ?
— Autant que son éloignement nous soit utile, non ? Son médecin m’a dit qu’il pourrait sortir demain. On sécurise son secteur pour qu’il ne capte pas de pensées gênantes et on le libère dès qu’on a le feu vert.
M. Jaq me sourit. Encore une fois, il m’approuve.
— Heureusement que l’ennemi ne compte pas quelqu’un de votre trempe dans ses rangs.
— Il doit en avoir mais nous ne les connaissons pas encore, répondis-je, flattée par le compliment.
— C’est certain. Faites le nécessaire avec notre Hermès.
J’acquiesce et commence à me lever. J’ai encore des choses à lui dire mais il est temps d’aller travailler. Pourtant, il me fait rasseoir d’un geste.
— Vous ne m’avez pas tout dit.
— En effet.
Nous ne disons plus rien pendant quelques minutes puis il rompt le silence, qui commence à s’installer.
— Je vous approuve, vous savez.
J’attends la suite.
— Ils vont recommencer et nous ne pouvons pas le tolérer. Cette attaque était subite et incontrôlée. La prochaine sera nettement plus virulente et mieux organisée.
— Que pouvons-nous faire ? demandé-je. Nous surveillons les accès les plus connus mais il y a trois siècles d’histoire là-dessous et je suis prête à parier qu’ils ont plein de surprises dans leur hotte.
— Je ne peux que vous approuver, ma chère. Nous sommes dans une situation délicate. Nous avons besoin de plus d’informations et c’est en dessous que nous trouverons les réponses. Je vais monter une équipe d’intervention. De votre côté, prenez Harry et interrogez les Inites qui ont un rapport de près ou de loin avec le OUT. Retrouvez-les et interrogez-les. Nous ne devons rien laisser au hasard.
Cette fois, je me lève et sors. J’ai du pain sur la planche. J’appelle Aurélian et lui demande de s’occuper de Ghelian Polosky et de filtrer les passages dans son secteur. Je lui explique qu’il est télépathe et qu’on ne veut pas qu’il en sache trop. Il opine et s’éloigne. Je dois dire que je ne veux pas non plus lui en dire trop, à lui aussi, car je ne sais pas comment il réagirait en sachant toute la vérité. Je vais devoir la jouer fine et trouver des hommes de confiance pour l’escorter demain. Les messagers morts s’acquittent mal de leur mission en général.
Harry se hâte à ma rencontre. De toute évidence, il a croisé M. Jaq qui lui a transmis ses instructions. Il m’informe en même temps que l’armée va doubler ses patrouilles en ville et renforcer les contrôles aléatoires par mesure de précaution. Je ne peux m’empêcher de penser que c’est un acte démagogique pour rassurer le petit peuple mais je garde mon opinion pour moi.
— Tu sais ce qu’on doit faire ? m’assuré-je.
Il me jette un regard entendu. Je lui souris. Nous quittons le hall d’un même pas et faisons quérir nos collaborateurs. Les traîtres à leur monde n’ont qu’à bien se tenir, les molosses sont lâchés.
À midi, nous avons déjà interrogé plusieurs proches de pesticides et étrangement cela ne s’est pas révélé aussi inutile que prévu. En effet, nous avons appris que les passeurs coupaient tout contact une fois la commande passée pour éviter d’être démasqués mais qu’une rumeur circulait qu’un passeur avait revu l’une de ses anciennes missions. J’ai levé un sourcil à l’entente de cette information. Je connaissais, bien entendu, le nom du rat d’adoption revenu gambader. Un passeur prisonnier nous a également révélé, en échange d’un allègement de peine, qu’il y avait des brèches fragiles, au large de la Grande Ruine, facilement exploitables. J’ai consigné chaque information dans un coin de ma tête et sur papier si bien que j’ai la tête pleine lorsque j’arrive à la cafétéria. Esteban est déjà à table avec Irvin et Timothée. C’est ce dernier qui nous voit :
— Les molosses sont de retour. Bonne chasse ?
— Intéressante, répond Harry en souriant.
— Ça ne va pas rendre ton mari jaloux ? s’enquiert Irvin.
— Les nouvelles circulent vite à ce que je vois, rit encore Harry. Je m’assois et je lève les yeux au ciel.
— Ma vie privée ne regarde que moi. Spencer a débarqué à l’improviste. Hier était la première et la dernière fois.
— Pourquoi ne portes-tu pas d’alliance ? C’est bien ton mari ? Esteban a dit qu’il s’appelait Mc Wright, insiste Irvin.
Je ne prends pas la peine de répondre. Ils finiront par se lasser. Dorian nous rejoint et nous rapporte que le grand chef a convoqué M. Jaq dans son bureau. Voilà qui termine le débat stérile sur ma vie de couple. Tout le monde est intéressé. Si le grand chef intervient c’est qu’il doit être inquiet. Dorian nous dit qu’il n’a pas pu apprendre beaucoup de choses mais qu’en gros, il désapprouve une expédition. Cette fois, je sais ce qu’il se passe. M. Jaq veut envoyer un groupe sous terre. J’espère qu’il obtiendra gain de cause. En outre, j’engloutis mon repas et repars travailler.
Je m’enferme tout le reste de l’après-midi dans mon bureau, recevant toutes les personnes susceptibles de me renseigner. Bien entendu arrive le moment où Aurélian fait entrer Mila. Je prends de ses nouvelles et elle me répond poliment. Elle a le cœur brisé, car elle a trahi le freluquet. Tiens donc… Petit à petit, je la déride et nous parlons plus longuement. Sans qu’elle s’en rende compte, elle me transmet des informations très utiles : le croisement des différentes lignes de métro, quelques détails sur le fonctionnement du métro dans le OUT, que Mitch est coordinateur à Borderno – oui, certes, ce n’est pas l’information la plus intéressante du monde, mais il faut laisser les fillettes bavasser et faire le tri ensuite – et surtout les voies où la sécurité est encore défaillante. Je collecte ses informations pendant plus d’une heure avant de lui dire :
— Tu as pris la bonne décision. Mitch ne te méritait pas. Ces gens-là se servent de la sensibilité de jeunes déboussolés et leur montent la tête. Son ami Renaud en est le parfait exemple. Il a pris peur comme toi et le OUT l’a endoctriné. Mitch est un télépathe. Il sait lire dans les pensées. Il savait exactement ce que tu voulais et pouvait réagir en conséquence.
Elle pousse un glapissement misérable.
— Quoi ? Non ? Ce n’est pas un Ultra !
— Si un Esprit. Son pouvoir est de réfléchir vite et de capter les pensées des gens. Il leur vole leur intimité pour mieux les contrôler.
— Vous voulez dire qu’il s’est servi de moi ?
— Il s’est servi de beaucoup de monde.
Je vois les larmes perler dans ses yeux mais elle fait signe qu’elle a compris. Ah les cœurs brisés ! Elle se lève et je la laisse partir. Il est près de dix-neuf heures. J’ai mal à la tête. La plupart des personnes que j’ai interrogées ont pleurniché craignant pour leur petite vie misérable. Je décide que c’est assez pour aujourd’hui. En partant, je vois qu’Harry est encore avec une source. Je lui fais un signe de la main auquel il répond par un hochement de tête et je m’en vais. J’ai hâte de rentrer à la maison, car je sais que demain Mitch rentrera dans son taudis et transmettra mon message.
Le lendemain, la matinée se passe sans encombre. La vie commence à reprendre son cours normal depuis l’attaque des rats. Aurélian frappe poliment et entre. Il m’annonce que Mitch est parti en l’appelant par son vrai nom. C’est une façon courtoise de me dire qu’il est inutile de le berner. Étrangement, cela ne me surprend pas ni me dérange, car cela montre que mon assistant n’est ni un imbécile ni un incapable. Je lui demande où Mitch a été envoyé et il me répond qu’il a été reconduit à la bouche de métro où il avait été trouvé. Je fais signe que j’ai compris. Aurélian se retire. Mon Hermès est parti avec son message. Nous n’avons plus qu’à attendre la réponse du OUT à présent.
Chapitre 25
Obscurité
Je me retourne, avec un semblant de regret. Je ne vois personne excepté la lumière au loin. Les deux hommes qui m’ont escorté ici sont déjà partis. Je regarde autour de moi, la route pour rentrer promet d’être compliquée. Je suis sur le quai et il faut que je parvienne à descendre sur la voie. En prenant appui sur la paroi, je me laisse lentement tomber sur le quai, une fois assis, je passe mes jambes dans le vide. C’est maintenant que ça se corse. Je pose mes béquilles et j’étire ma jambe valide le plus possible en espérant qu’elle touche le sol mais mon pied ne se heurte à rien. En prenant appui sur les coudes je me laisse glisser tout doucement. Finalement, je parviens à descendre non sans manquer de tomber en avant. Il fait sombre. Je ne distingue rien. C’est la première fois que la noirceur de mon monde me surprend. Avant je ne me serais jamais fait cette réflexion. La différence c’est que j’ai vu le soleil, sa clarté et ce ciel bleu. Je n’oublierai pas. Lentement, à tâtons, je commence à remonter le boyau.
Cela fait plusieurs mètres que j’avance maintenant. Mes yeux recommencent à s’habituer à l’obscurité. Ma jambe me fait souffrir. Heureusement que j’ai ces béquilles mais j’avance trop lentement. Une heure, peut être deux, je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans ce conduit. Le temps me paraît interminable. Tout est identique, similaire. Une paroi sombre qui suinte me fait face de toute part. L’atmosphère est pesante et humide. A chacun de mes sauts, un petit nuage de poussière s’élève, mes béquilles, au choix, glissent ou butent sur le relief du terrain.
Je sens une vague de désespoir m’envahir. J’ai l’impression que je ne parviendrai jamais à sortir d’ici. Le sol semble s’incliner. Je suis en train de descendre une pente et ceci ralentit davantage ma progression. Brutalement ma béquille se bloque et ma main engourdie lâche prise. Je m’effondre bruyamment et glisse sur quelques mètres. Ma jambe me lance atrocement et, pendant un court instant, j’envisage de finir le chemin en rampant. Je serais pareil à une larve et cette image me répugne. Le visage prétentieux de la pédante de l’Institut s’impose à mon esprit. Oh que non, je ne lui ferai pas ce plaisir ! Courage, Mitch ! Je tâtonne autour de moi et finis par retrouver mes béquilles. C’est déjà ça ! Je me concentre et parviens finalement à me redresser. Mes bras tremblent sous l’effort et mes mains, à présent écorchées, me piquent mais ce n’est rien comparé à la brûlure qui parcourt ma jambe. J’ai le front parsemé de gouttes de sueur et le reste du corps trempé. Je me redresse péniblement et continue d’avancer, encore plus lentement, il me semble. Je suis sûr qu’un ver de terre, comparé à moi, se déplacerait comme une fusée. Je dois faire une pause. Je m’appuie contre la paroi, elle est fraîche ce qui fait naître un frisson le long de ma colonne vertébrale. Je vais essayer de boire un peu. Je me retourne doucement et colle mon visage contre la pierre. Quelques gouttes humectent mes lèvres. Je lèche alors la roche. Un goût mêlé de terre, de fer et de sel… J’ai l’impression d’avoir plus soif à présent. Je me plaque à nouveau contre la paroi et glisse doucement avant de me laisser tomber sur les derniers centimètres. Le choc raisonne dans l’espace et dans mon dos. Je pose les béquilles à côté de moi, mes mains sont crispées et je peine à les ouvrir complètement. J’incline la tête en arrière, repose ma tête sur la roche et souffle bruyamment. J’ai les idées floues. Je ne sais pas combien de temps je reste, là, immobile à essayer de reprendre mes forces mais je finis par avoir froid. Mes vêtements humides sont devenus glacés sur ma peau et mes muscles semblent, eux, être anesthésiés. Je me redresse péniblement et me maudis de m’être accordé cette pause. Il me semble qu’il est plus dur de se remettre en route à présent. Je parcours encore quelques mètres. Les images de l’Institut que je hais, celles de mes collègues blessés et enfin le visage de ma mère, sûrement inquiète, me donnent le courage de continuer.
Soudainement le son résonne plus fort et mes béquilles heurtent un mur. Je suis arrivé à un cul de sac. Là, je fais courir mes mains sur la paroi et ne sens que de la roche. Ils ont dû boucher cette entrée suite aux derniers événements. Me voilà piégé comme un rat. Je sens les larmes me monter aux yeux. Je suis exténué et je laisse une vague de désespoir me submerger. Je ne parviendrai jamais à rentrer. Je m’appuie quelques minutes contre cette nouvelle paroi et laisse les idées morbides envahir mon esprit. J’imagine mes collègues découvrir mon cadavre dans quelques années. Je pense à ma mère et à sa peine. Je commence à avoir des hallucinations, car il me semble qu’elle me caresse la joue. Non, cette sensation c’est de l’air qui circule. Mon cœur fait une embardé, il y a une faille quelque part. Il faut que je la trouve ! Je laisse courir mes mains sur toute la surface et tape avec ma béquille le long du sol. Je me heurte toujours à la pierre. Le passage est bel et bien rebouché. Sur le côté droit je sens toujours cette même paroi contre laquelle je me suis assis quelques heures ou minutes plut tôt, je ne sais pas. Le temps ici n’existe pas. Mon dernier espoir, le côté gauche. Je laisse courir mes mains et je finis par trouver le quai qui borde cet ancien métro. Il est à hauteur de mon visage, ça ne va pas être simple de grimper. J’essaye d’y déposer maladroitement mes béquilles. Je souffle un bon coup et me hisse par la force des bras. Ma jambe valide bat l’air un instant. Il ne faut pas que je tombe, je ne sais pas si je serai capable de remonter. Mon pied finit par accrocher la pierre et par la force des bras je parviens à me tracter. Je rampe quelques minutes, ma jambe meurtrie me fait atrocement souffrir tandis qu’elle frotte sur le sol. Je m’assois quelques secondes et reprends ma respiration. Le courant d’air me semble plus fort ce qui me revigore. J’entreprends de tâter autour de moi. La terrasse n’est pas très large. Je me laisse guider par l’air. Mes sens sont surdéveloppés. Je cherche autour de moi et finis par découvrir un trou dans la roche. Je n’ai pas le temps de me réjouir car je constate rapidement qu’il n’est pas large. J’attrape mes béquilles dans une main et les plonge dans la brèche pour essayer d’en deviner la longueur. Cela me semble profond. Le boyau doit faire plusieurs mètres. Je ne vais pas avoir le choix, il va falloir que je rampe. Je grimace en pensant à ma jambe. J’envisage quelques secondes de me faire glisser sur le dos mais je réalise, qu’avec une seule jambe pour pousser, je n’aurai pas la force. J’ai besoin de m’aider de mes bras. Je prends finalement une grande inspiration et me lance. Je pose mes béquilles le plus loin de moi possible, j’avance un coude, puis l’autre et ainsi de suite. C’est étrange mais il me semble que j’avance plus vite comme ça que debout par contre ma jambe me fait atrocement souffrir. Je parcours une certaine distance, le conduit semble devenir plus étroit, car je sens la roche mordre mon dos. Je finis par apercevoir de la lumière et je réalise que je peux me relever. Toutes les parties de mon corps me font mal. Je prends appui sur les béquilles puis me nettoie rapidement. Il me semble que je n’ai jamais été aussi sale. Une lumière tamisée envahit le conduit, je dois être dans la galerie 7. Je crois que je n’ai jamais été aussi heureux d’être ici. J’avance progressivement. Je me sens déjà mieux, comme chez moi. J’ai à nouveau chaud mais ma jambe est en feu. Après de nombreuses minutes, je finis par entendre du bruit, un bruit qui m’est familier. Quelqu’un s’approche.
— Mitch ? Tu es là ? Mitch ! La voix résonne.
— Ici !! hurlé-je à pleins poumons.
Une silhouette, puis deux, puis trois se dessinent dans le conduit. Je reconnais rapidement Viny, Lilian et Barry. Je n’ai jamais été aussi heureux de les voir.
— Il est là ! crie Vin en se précipitant vers moi.
— Mec, qu’est-ce qui t’est arrivé ? Comment tu vas ? Lilian et Barry sont justes derrière lui.
— Laisse-le respirer ! ordonne Barry.
Il tient une mallette de secours dans sa main.
— Je suis content de vous voir les gars !
Viny passe son épaule sous mon bras.
— Tu n’as plus besoin de ça ! dit-il en jetant les béquilles au sol.
Lilian vient me soutenir de l’autre côté et j’ai alors l’impression d’être porté.
— Comment vous saviez que j’étais là ? demandé-je enfin.
— James t’a vu sur les caméras de surveillance ! me répond Barry.
Les caméras de surveillance ? Dans le conduit 7 ?
— Vous les avez installées ?
— Après les derniers événements, c’est devenu notre priorité, me répond Lilian. J’agite la tête, ils ont eu raison.
— Ta jambe est dans un piteux état, me dit enfin Barry tout en m’observant de haut en bas.
— Il faut que l’on te soigne rapidement, tu perds trop de sang.
Je baisse légèrement ma tête et découvre mon pantalon imbibé de liquide rouge. La plaie a dû s’ouvrir à nouveau. Je ne sais pas pourquoi cela m’étonne… Mes oreilles se mettent à bourdonner, ma vue se trouble et des fourmis s’emparent de mes membres. Je sens que je vais m’évanouir.
— Oh, oh, oh ! Reste avec nous ! me crie Viny.
Je sens qu’on me dépose au sol rapidement puis une énorme baffe s’abattre sur ma joue.
— Il revient à lui, commente Barry.
J’ouvre les yeux et les vois penchés sur moi. J’ai la joue en feu.
— Merci, Viny je te revaudrai ça…
— Pas de quoi, mon pote.
Toujours sans me ménager, ils me relèvent. Barry marche devant, il semble réellement inquiet.
— Posez-le là, dit-il, tout en indiquant une caisse.
Viny et Lilian me font asseoir. Barry ouvre sa mallette et en sort un ciseau avec lequel il coupe le bas de mon pantalon. Le bandage qui tenait la plaie est noyé dans mon sang. Barry le retire.
— C’est moche, avoue Lilian.
Barry ne se laisse pas perturber. Il vide une bouteille d’alcool sur un tissu sec et le presse sur ma plaie. Je retiens un hurlement.
— Tiens bon mec, dit Viny, tout en me broyant l’épaule.
— La balle a été retirée et on t’a recousu, explique Barry.
— On t’a aussi épilé, raille Viny.
Je décide de ne pas tenir compte de ce qu’il dit.
— Oui, ils m’ont soigné.
— Qui ça, ils ? demande Lilian.
J’ai envie de lui cracher à la figure qu’il s’agit de ses amis mais Barry s’exprime avant moi.
— La couture n’a pas tenu. Il faut qu’on recommence mais avant je vais nettoyer ça.
Je le vois se munir d’une pince et retirer les filaments, ma chair meurtrie me fait vraiment souffrir.
— C’est presque bon…
Il tire un nouveau fil violacé et je le vois saisir une aiguille.
— Non, tu déconnes, Barry ? dis-je en ouvrant de grands yeux.
— Fais pas ta mauviette, Mitch ! m’ordonne Lilian.
— C’est que je ne suis pas sûr de ses talents de couturier. J’avale ma salive péniblement.
— Tu auras un patchwork au lieu d’une jambe, c’est tout, se moque Viny. J’aimerais bien le voir à ma place, ça lui passerait le goût de la plaisanterie.
— Mais t’inquiètes tu seras toujours aussi beau pour moi, poursuit-il.
— Alors comme ça vous osez douter de mes talents, s’offusque faussement Barry qui se rapproche dangereusement de ma jambe muni de son aiguille.
J’ai un mouvement de recul mais Viny et Lilian m’immobilisent.
— C’est pour toi qu’on fait ça, mec, me dit Lilian.
Je suis sûr qu’il est content de voir ça, l’ordure. Je réalise que je peux lire dans son esprit et je ne m’en prive pas.
« J’espère que Barry est sûr de son coup, pense-t-il simplement. »
Je n’ai pas envie de voir ça, se dit Viny, dont les yeux sont pourtant braqués sur ma jambe. Je sonde à son tour Barry.
« Ils comptent sur toi, ça va bien se passer, il n’y a pas de raison. Ce n’est pas parce que tu ne l’as jamais fait que… »
— Wo, wo, wo !! m’écriai-je brutalement faisant sursauter tout le monde.
— Comment ça ? demandé-je en fixant Barry. Mes trois collègues me regardent surpris.
— Personne n’a rien dit, Mitch, me dit Viny.
— Il doit avoir de la fièvre, ça le fait délirer, conclut Barry.
Je sens le métal dans ma chair. Viny me fourre un tissu dans la bouche.
— Mords, m’ordonne-t-il.
Je le vois finalement détourner les yeux. J’essaye de ne pas me concentrer sur la douleur mais de focaliser mon esprit sur leurs pensées.
« Ne pas regarder, ne pas regarder, se répète Viny. »
« Pauvre Mitch, il doit déguster. »
Merci Lilian de compatir.
« Il faut que j’arrête de trembler. »
Barry est toujours aussi rassurant. Je ferais mieux de ne pas sonder leurs esprits tout compte fait. Je sens chaque piqûre dans ma chair et le fil la transpercer. Je mords le tissu de toutes mes forces, ma mâchoire en devient douloureuse.
— J’ai bientôt fini, lâche enfin Barry. Viny jette un œil à ma jambe, angoissé.
— Joli, Barry !
J’hésite à regarder à mon tour
— Le roi de l’aiguille, c’est qui ? C’est Barry ! approuve Lilian.
— Terminé ! s’écrie-t-il enfin.
J’avise brièvement ma blessure, elle est entièrement suturée et je dois reconnaître qu’il a plutôt fait du beau travail.
— Merci, dis-je reconnaissant.
— Bien, on va pouvoir te ramener chez toi, conclut Viny.
— Gaja doit être morte d’angoisse, confirmé-je.
— Oui, mais avant j’aurais quelques questions. Barry affiche une moue contrariée.
— On peut les lui poser le temps du trajet ? hasarde Lilian. Je le trouve bizarrement sympathique.
— Oui, oui, je vais te demander l’essentiel et on verra le reste quand tu te seras reposé un peu. Viny et Lilian me soulèvent à nouveau. Barry marche à côté.
— Qu’est-ce que tu foutais dans le IN ! s’exclame-t-il brutalement tout en haussant le ton.
— Je te l’ai déjà dit, Barry, il est monté à cause de moi, plaide Viny.
— Je veux bien que vous soyez potes, mais tu n’es pas non plus le centre de son monde. Lilian ne pipe pas un mot.
— Je suis désolé, Viny, mais si je suis monté c’est parce que je cherchais Mila.
Je suis gêné, il va falloir que je leur dise toute la vérité. Je vois que Viny me lance un regard surpris.
— C’est de ma faute tout ce qui s’est passé. J’ai rencontré un membre du IN dans ce conduit même, Mila, elle disait fuir l’Institut et j’ai voulu l’aider. Je l’ai mal jugée, car elle nous a trahis, c’est elle qui a prévenu les Inites que nous montions.
— Si je l’att… commence Viny mais Barry lui coupe la parole.
— Mitch, dans quel pétrin tu t’es mis ? Je comprends que ça partait d’une bonne intention mais par les temps qui courent ! Avec tout ce qui se passe, tu trouves vraiment que c’est intelligent ?
— Ai-je vraiment besoin de répondre ?
— Donc Mila est rentrée chez elle avec plein d’informations sur le OUT ?
Le ton de Barry est lourd de reproches mais au moins je n’ai plus rien à craindre, à présent. J’ai tout dit mais ce n’est pas le cas de tout le monde.
— Ils ont des informations de toute manière, ils ont des espions ici-bas. Je sens Lilian resserrer sa prise sur mon bras.
— Ils ont dû te questionner pendant ton séjour là-bas ? Il essaye de faire diversion.
— Même pas, ils se servent de moi pour transmettre un message : il ne faut plus que nous retournions dans le IN.
Vin part d’un grand rire.
— S’ils croient que leurs menaces… Il n’a pas le temps de finir sa phrase.
— Viny ce n’est pas le moment ! Barry ne rit plus.
— La situation est grave. Nous avons des hommes là-bas.
La Blondasse a dit vrai.
— Qui ? Combien sont-ils ?
Contre toute attente c’est Lilian qui me répond :
— Ils ont Fuentos et cinq autres gars.
J’ai l’impression de me prendre un coup de massue sur la tête.
— Fuentos ? Que faisait-il là-bas ?
— Il a croisé l’attroupement qui montait et il a voulu se joindre à nous, s’explique Vin.
— Je n’aurais jamais dû lui donner une arme, semble regretter Barry.
— Si ça se trouve c’est Fuentos qui a mis un plomb dans la jambe de Mitch, dit Viny en riant. Lilian lui accorde un sourire mais Barry le regarde sévèrement.
— Vous êtes tous des inconscients. Attaquer le IN, comme ça ! Vous mériteriez de passer au tribunal et d’être jugés pour ce que vous avez fait.
Viny cesse de rire. Je me sens mal, responsable de tout ça.
— Pour l’instant on a besoin de vous, on va garder ça pour nous. Vous entendez ? Il ne faut pas que ces informations filtrent. Je vous fais confiance.
Viny et moi répondons en cœur tandis que Lilian agite la tête. C’est un traître, je ne peux m’empêcher de me dire qu’il va nous balancer. Bientôt nous regagnons le métro 3.
— Je vais vous laisser là. Nous nous reverrons rapidement, Mitch, mais en entendant repose toi, dit Barry.
Je lui fais un signe de la tête, reconnaissant de tout ce qu’il fait pour moi.
— Nous on te raccompagne, vieux, me dit Viny.
Les gens dans le métro me regardent bizarrement, leurs yeux se posent sur ma jambe bandée puis sur mes deux collègues qui me soutiennent. Viny lance des regards mauvais et personne ne s’aventure à nous poser des questions. Le trajet se fait donc dans le plus grand silence. Nous arrivons finalement à Pierre qui roule puis devant chez moi. Ma mère apparaît sur le perron.
— Mitch ! s’exclame-t-elle les larmes aux yeux.
— Mais qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?
Son regard se porte sur ma jambe. Viny et Lilian me font asseoir dans le canapé.
— Ça va, il va bien, Barry l’a soigné, explique Vin se voulant rassurant.
— Ah oui, c’est vraiment un homme bien, répond ma mère.
Tandis qu’ils échangent quelques mots, j’en profite pour m’adresser à Lilian. Je chuchote :
— Lilian, je sais que tu es un traître, je t’ai entendu l’autre jour dans le conduit avec la femme de l’Institut.
Il me regarde, les yeux ronds.
— Si tu nous balances avec Vin, je ne te raterai pas.
Il me fixe droit dans les yeux mais ne répond rien. Ma mère et Vin se rapprochent de nous.
— Je suis tellement heureuse que vous me l’ayez ramené. Vous voulez boire ou manger quelque chose ?
— C’est gentil, M’dame, mais nous allons y aller. Mitch a besoin de se reposer, il a sûrement de la fièvre… répond Lilian.
Je le fixe à mon tour, il ne semble pas vouloir se laisser intimider. Viny me fait un signe de la main et passe la porte.
— Rétablis-toi vite ! On t’attend !
— Mais qu’est ce qui t’as pris ?
Gaja me dispute puis s’excuse et crie à nouveau. Elle passe par toutes les émotions. Je m’en veux de lui avoir fait peur, et pour ne pas l’inquiéter d’avantage, je ne lui dévoile qu’une partie de l’histoire. En bref, j’ai voulu casser du Inite avec mes potes et je me suis fait blesser. Elle pose un bandage froid sur mon front et part concocter un breuvage médicinal à base de racines dont elle a le secret. Quand elle revient je lui tends les deux pommes que j’ai gardées précieusement dans mes poches.
— Un petit souvenir du monde des IN, pour me faire pardonner. Elle a les larmes aux yeux et sourit faiblement.
— Il faut que tu te reposes, mon chéri.
Elle m’oblige à boire son remède, me lave rapidement, comme quand j’étais enfant, et m’aide à regagner mon lit. Je me sens apaisé à présent. Je suis rentré mais ce n’est pas le cas de Fuentos alors mon cœur se serre. Je suis submergé d’émotions, fatigué, je finis par sombrer.
Chapitre 26
Sous terre 2.0
Il était dix heures quand Aurélian m’a annoncé que Mitch était retourné dans son monde muni de nos béquilles. Deux jours sont passés, nous en avons terminé avec ce fichu mois de janvier, nous avons accueilli le glacial mois de février, et il est encore dix heures quand mon assistant m’informe qu’Aleksei demande à me parler. Je lui dis d’entrer. Le jeune homme, toujours aussi maigre, a les joues plus creusées que lors de notre dernière rencontre. De grosses cernes sombres contrastent avec sa peau blanchâtre presque translucide ce qui m’indique qu’il n’a pas ou peu dormi. Je sais, bien entendu, ce qui peut motiver sa venue et, de suite, j’ai un mauvais pressentiment. Je l’invite à s’asseoir tout en affichant un visage impassible.
— Que se passe-t-il ? demandé-je.
— Mila n’a pas donné signe de vie depuis hier matin.
Je me raidis. Il me semblait pourtant l’avoir convaincue…
— Je suis très inquiet. Je sais qu’elle ne serait jamais redescendue ! Elle m’a dit qu’elle avait fait une erreur en descendant et qu’elle ne recommencerait pas ! Elle ne m’aurait pas menti. En plus, elle s’est inscrite dans le programme de recherche pour me permettre de guérir. Il faut que vous la retrouviez, je vous en prie !
Je l’observe longuement. Je suis du même avis que lui : Mila n’avait aucune raison de retourner au pays des rats. Depuis mes révélations sur Mitch, son cœur s’est flétri et désenchanté. De plus, elle sait qu’après ce qu’elle a fait, elle ne peut plus redescendre sans risquer de se faire lyncher.
Le lynchage… C’est justement ce qui m’inquiète. Habituellement, les vaincus sont furieux et frustrés. Or, avec elle, ils avaient un responsable à leur échec. D’un coup, je crains qu’elle soit bel et bien sous terre… mais contre son gré. Je jette un coup d’œil à Alekseï. Il me regarde avec un mélange de peur et d’inquiétude. Je lui demande de patienter ici un instant et sors. Je rejoins Dorian, qui s’occupe de surveiller les lieux de passage les plus connus. Je lui demande s’il y a eu des mouvements suspects au cours de ces dernières quarante-huit heures et il me le confirme sombrement. D’après lui, nous n’avons aucun moyen de savoir s’il y a eu descente ou non, mais les faits sont inquiétants. Ce risque combiné à la mystérieuse disparition de Mila finit de me convaincre du pire. Les paroles de Spencer me reviennent en mémoire. Je lui ai promis d’aider cette gamine. J’ai promis. Je n’ai pas le droit de l’abandonner. Je me hâte auprès de M. Jaq. Je lui fais part de mes soupçons. Il m’écoute attentivement jusqu’à la fin.
— Il n’y a aucune preuve de son enlèvement, me dit-il.
— Sa disparition n’est pas naturelle, je le sais. Laissez-moi rejoindre l’équipe que vous envoyez sous terre. Je pourrai dire si elle est en bas.
— Cette équipe se doit d’être la moins nombreuse possible pour un maximum de discrétion, et il y a déjà un Émotionnel. Je vais le charger de nous renseigner à ce sujet.
— Monsieur ! Personne ne la connaît comme moi. Je peux la repérer à dix kilomètres à la ronde. Ce ne sera pas le cas de votre agent, car il ne l’a jamais rencontrée. Monsieur, si elle est en danger là-dessous, il est de notre devoir de lui porter assistance.
M. Jaq se renfrogne devant la véracité de mon propos.
— Vous êtes connue en bas. C’est dangereux pour vous.
— Je serai prudente, faites-moi confiance.
Il inspire profondément puis finit par capituler :
— Je vous laisse vingt-quatre heures pour la repérer. Passé ce délai, vous remontez. Et interdiction de sortir. Vous resterez cachée.
— Oui, monsieur.
— Je vous conseille de rentrer chez vous et de vous changer. Vous rejoindrez l’équipe Gamma dans la salle Verte à dix-huit heures.
Je fais signe que j’ai compris et je sors. Je retrouve Alekseï et lui dis que je contrôle la situation. Je lui promets de retrouver Mila et de la lui ramener. Il me dévisage un instant puis hoche la tête et se retire. Je me tourne vers Aurélian et lui demande de reporter tous mes rendez-vous de la journée. Harry m’observe de loin mais je l’ignore. Je quitte rapidement l’Institut.
À onze heures trente, j’arrive devant l’école de Zoé. La maîtresse reste coite à ma vue. La petite doit normalement manger à la cantine mais elle me la remet. Elle ne peut pas refuser de confier un enfant à l’un de ses responsables légaux. De plus, Zoé est folle de joie en me voyant. Je la prends dans mes bras et la conduis dans un fastfood. Elle mange rapidement et file aux jeux. Je la regarde s’amuser un bon moment avant de la rappeler. Il est temps, pour elle, de retourner à l’école et, pour moi, de me préparer à ma nouvelle expédition souterraine.
À la maison, je choisis un jogging noir et un t-shirt de la même couleur. Je déteste ces vêtements alors je n’aurai aucun scrupule à les salir. Dans la cuisine, je bois un grand verre d’eau et dévore une pomme. Je sais que je ne vais pas avoir de repas décent là-dessous alors j’en profite un max. Je quitte la maison à seize heures après avoir laissé un mot à Spencer pour lui dire que je travaille de nuit ce soir et qu’il ne doit pas s’inquiéter. J’arrive à l’Institut à seize heures trente. Mes collègues me dévisagent en voyant ma tenue mais tout le monde s’abstient de faire le moindre commentaire. Effrayer les gens peut avoir ses avantages. Je retourne dans mon bureau et repasse dans ma tête les informations que m’a données Mila lors de notre dernier entretien. Ses indications me permettront sans nul doute de la repérer et de permettre son sauvetage. À dix-huit heures enfin, je gagne la salle verte, qui nous sert de salle de réunion la plupart du temps et y retrouve quatre hommes, des militaires attachés à l’Institut. Je n’ai aucune peine à reconnaître l’Ultra Émotionnel évoqué par M. Jaq ce matin. Il s’est placé en retrait afin de mieux capter nos émotions. Ce brave homme est taillé comme un ours et me prend de haut. Je sens sa conscience qui effleure la mienne. Je soutiens son regard avec un sourire goguenard et ferme mon âme. Je vois ses yeux se fendre à mesure qu’il tente de percer ma barrière. Mon sourire s’élargit. Ce manège dure quelques minutes puis le chef d’équipe intervient.
— Cameron, stop.
Il s’éloigne de ma conscience et croise les bras puis il se tourne vers son supérieur qui me lance :
— M. Jaq nous a avertis qu’un de ses responsables de secteur se tapait l’incruste mais je ne pensais pas qu’il t’enverrait toi.
— C’est toujours un plaisir de travailler avec toi, Storm, répliqué-je.
Il réprime un sourire. Julian Storm est un ancien camarade de Spencer. Nous nous connaissons depuis longtemps et avons travaillé ensemble à plusieurs reprises. Il sait donc de quoi je suis capable.
— Laisse-moi te présenter Manu, notre expert en explosif, Conrad, notre médecin, et Cameron notre radar.
Il me montre tour à tour les trois militaires, qui me fixent comme si j’étais un cafard. Je me retiens de rire au nez de Cameron. Il me méprise alors qu’il ne sert que de radar anti-rat ? La bonne blague.
— Nous descendrons à dix-huit-heures trente par une brèche que nous avons créée grâce aux informations qu’Harry et toi avez collectées.
Je fais signe que j’ai compris et me cale dans un coin.
À l’heure prévue, nous approchons de la brèche qui se situe à six cent mètres au sud de la Grande Ruine. Si les informations des Passeurs sont exactes, nous atterrirons dans le conduit 7. Cameron se concentre et nous indique que personne ne nous attend en dessous. J’aurais pu le prédire moi aussi… mais il n’est qu’un radar, je ne vais pas lui piquer son seul job. Julian descend le premier suivi de près par Cameron puis Conrad, galant, me laisse passer. L’air est aussi nauséabond que dans mon souvenir Nous marchons pendant une dizaine de minutes et arrivons sur une petite place délabrée et peu fréquentée puis Julian nous fait entrer dans une vieille maison. L’intérieur n’est composé que de deux pièces sombres et vétustes. Il m’explique que c’est une planque que nous a procurée la Fleur il y a bien longtemps. Nous sommes donc en sécurité jusqu’à ce que la voie se libère. Je m’assois sur l’une des deux chaises de la salle et me concentre. Il me faut trente minutes pour capter sa peine. Mon cœur s’emballe. Elle est donc bien ici. J’estime qu’elle se trouve à plus d’un kilomètre. En face de moi, Cameron est lui aussi assis, les yeux clos, concentré. Il attend que la voie se dégage. Pour l’instant, il y a trop de monde dehors. Conrad nous donne à tous des sandwichs qu’il sort de son sac. Le mien est infect mais je fais comme si je m’en fichais.
Il est dix-neuf heures trente quand Cameron rouvre enfin les yeux et déclare que la voie est libre. Les quatre hommes se regardent tendus puis Storm me dit :
— Reste ici. On revient vite.
J’acquiesce en affichant ma désapprobation sur mon visage. Je les sens s’éloigner. J’attends qu’ils soient suffisamment loin pour me lever. Crétins ! J’ai les mêmes dons que Cameron je vous rappelle ! Et je suis là pour Mila. Je m’assure qu’il n’y a personne dehors et je quitte la planque. Les garçons ont pris la direction du conduit 4. De mon côté, j’opte pour le 7. À mesure, je me rapproche d’elle, je sens son malaise. Soudain, je me fige. Je capte de nouvelles émotions. De la peur et de la rancœur. Que lui font-ils ? Mon cœur s’emballe à nouveau. Non, je dois mal capter. En même temps, je suis crevée. Je n’arrête pas de me servir de mon don ces derniers temps. J’accélère l’allure. Je ne suis plus très loin d’elle.
— Ne bougez plus !
Je m’immobilise. Deux Outiens jaillissent d’un corridor, fusil au poing. Je lève aussitôt les mains en me maudissant intérieurement. J’ai capté leurs émotions mais, trop focalisée sur Mila, je n’ai pas compris que j’étais pistée. Espèce d’idiote !
— Que faites-vous ici ? crie l’un des deux.
— Je me suis perdue, tenté-je.
— Pourtant avec vos petits copains, vous sembliez sûrs de vous quand on vous surveillait sur nos écrans ! raille l’un des hommes qui me menacent.
Je me raidis. Des caméras dans ce conduit ? Il n’y en avait aucune d’après nos sources. Ils me mettent leur lampe de poche dans la figure. Éblouie, je me protège en baissant légèrement une main pour me faire de l’ombre.
— Je la reconnais ! C’est la pétasse In qui a arrêté Fuentos ! Bordel de merde !
Chapitre 27
Le retour
Quand je me réveille, ma mère est à côté de moi et la douceur de son visage me rassure instantanément. Elle me force à boire son remède, encore, et pendant quelques secondes je me sens apaisé.
— Tu as dormi pendant deux jours. Je bâille et m’étire.
— Tant que ça ?
— Oui, mon cœur, mais maintenant ça va aller mieux. Elle passe sa main sur mon front. Tu ne sembles plus avoir de fièvre. Je vais changer ton bandage.
Rapidement elle retire le tissu et le remplace par un propre. La plaie ne s’est pas ouverte à nouveau, elle semble cicatriser proprement.
— Bon, c’est joli tout ça.
Je souffle de soulagement.
— Je me suis fait beaucoup de soucis et je ne suis pas la seule. Ton amie est là.
Je sourcille à sa dernière phrase. Qui ? Vin ? Je la vois passer la porte et l’entends dire :
— Il est réveillé, tu peux y aller.
Une silhouette se dessine dans l’embrasure et je la reconnais immédiatement : Mila. Mais qu’est-ce qu’elle fait là ? Je me redresse rapidement, trop rapidement, car la tête me tourne.
— Bonjour, Mitch, tu vas mieux ? me dit-elle de sa voix frêle.
Je ne parviens pas à y croire. Elle se moque de moi ? Je reste muet de stupeur.
— Je me suis beaucoup inquiétée quand j’ai su que t’avais été blessé. Tu sais, je n’ai jamais voulu ça.
« Comment oses-tu ? » Ça c’est ce que j’ai voulu crier. Au lieu de quoi est sorti de ma gorge le son suivant :
— Comm ahoche t ?
Je me suis presque étranglé. Je tousse violemment et elle se précipite sur moi puis plonge son regard inquiet dans le mien.
— Mitch ? Ça va ? Tu veux que j’appelle Gaja ?
Je reprends une inspiration. Heureusement que c’était inaudible finalement. Il ne faut pas que j’alerte ma mère, elle n’est au courant de rien.
— Mila, mais qu’est-ce que tu fais là ? dis-je en chuchotant, ma voix trahissant ma colère.
— Je te l’ai dit, je me faisais du souci pour toi.
J’ouvre grand mes yeux.
— Mila, tu es une espionne du IN, tu crois que je ne le sais pas ?
— C’est faux !
Elle ne manque pas d’air.
— Tu nous as balancés à l’Institut.
— Ce n’est pas ce que j’ai voulu, je… je voulais seulement être acceptée mais la réaction de tes amis m’a effrayée. J’ai eu peur, tu comprends ça ? Moi ce que je voulais c’est être avec toi.
Elle s’assoit sur le rebord de mon lit.
— Quand je suis rentré, tu n’étais pas là ! Comment veux-tu que je te croie ? Je fais des efforts surhumains pour ne pas élever la voix mais je poursuis.
— Je n’en reviens pas que tu oses venir ici ! Tu mérites juste que je te dénonce à la sécurité du OUT.
— Il faut que tu me croies, Mitch, je m’en veux sincèrement, je ne voulais pas que tu sois blessé…
Elle fond en larmes avant de se recroqueviller sur moi ce qui m’arrache un cri de douleur.
— Désolée, je ne fais que du mal !
Et elle pleure de plus belle. A mon tour, je me sens triste. Je ne parviens pas à comprendre son comportement. Elle est vraiment déstabilisante. Je repense à ma conversation avec la pédante.
— Mila, tout ça n’a aucun sens.
Elle relève la tête, ses yeux embués de larmes me fixent intensément, sa lèvre inférieure tremble.
— Il faut que tu me croies !
Est-ce que c’est un plan du IN ? Il faut que j’en aie le cœur net. Sans aucun scrupule, je sonde son esprit et je constate qu’elle dit ou pense vrai. Elle est complètement perdue et victime des deux mondes. Finalement, elle s’approche un peu plus de moi et ce que j’entends m’ébranle. Elle s’apprête à me dire qu’elle m’aime. Je ne peux pas la laisser me dire ça, pas maintenant, je ne saurais pas comment réagir.
— Je te crois, Mila, je te crois.
Je cesse de lire ses pensées et elle plonge dans mes bras. Je sens son souffle chaud dans mon cou et étrangement l’avoir contre moi me fait du bien. Je resserre mes bras autour d’elle et nous restons ainsi plusieurs minutes sans parler. Elle finit par relever la tête, ses yeux larmoyants fixent les miens.
— Tu peux rester ici mais il faut que tu sois sûre de ton choix.
Elle agite la tête ce qui anime ses boucles brunes autour de son visage. Je lui souris et sa bouche s’étire à son tour.
— Je te présenterai aux responsables de ce monde. Il faudra que tu dises tout ce que tu sais sur le IN, que tu prouves ton attachement au OUT et tu seras alors reconnue comme étant une Outienne.
Elle me sourit. En parlant de ça, il faut que j’aide mes collègues. Elle se lève et j’essaye de m’asseoir sur le bord du lit.
— Tu es sûr que c’est prudent de te lever maintenant ? Mila a séché ses larmes mais son visage est crispé.
— Crois-moi, j’ai fait bien pire à ma sortie de l’Institut.
Je me redresse doucement. Ma jambe me fait moins mal mais il est évident que je ne ferai pas un marathon de sitôt. C’est à ce moment-là que ma mère fait irruption.
— Mitch ! Mais qu’est-ce que tu fais ? Il faut que tu te reposes ! Alors qu’elle se précipite sur moi pour me recoucher, je m’y oppose.
— Il faut absolument que je parle à Barry.
— Ne t’inquiète pas, il va venir. Ça fait deux jours qu’il passe pour prendre de tes nouvelles et je lui ai dit que tu dormais. Il m’a dit de te laisser te reposer et qu’il reviendrait.
Je me rassois. J’ai hâte qu’il vienne, hâte de lui parler.
Le reste de la journée, Mila reste à mon chevet et nous discutons de l’Institut, du monde des Inites. Elle me donne le plus d’informations possible. Finalement, dans la soirée, Barry se présente. Je l’entends parler avec ma mère puis il apparaît dans l’encadrement de la porte de la chambre. Une surprise non dissimulée anime son visage en voyant Mila.
— Mademoiselle, dit-il poliment.
Elle lui répond rapidement avant de sortir. Il semble ennuyé mais n’oublie pas les bonnes manières.
— Comment vas-tu, Mitch ?
— Mieux, t’as vraiment fait du bon travail avec ma jambe ! Je n’ai presque plus mal !
— Tant mieux, tant mieux…
Il me sourit rapidement, je vois qu’il est préoccupé.
— La jeune femme qui vient de sortir, qui est-ce ? me demande-t-il tout en s’asseyant, face à moi, sur le lit de ma mère.
J’avale ma salive péniblement. Je crains que, fou de rage, il ne me saute à la gorge.
— C’est… Mila.
Ses yeux semblent sortir de leurs orbites.
— Mila, la Mila du IN ? Il se relève brusquement.
— Chuuut !!!
J’agite tout doucement la tête mais me dépêche de lui expliquer.
— Je me suis trompé, enfin pas au début mais la dernière fois… Elle est perdue. Elle fuit le IN mais le OUT l’a effrayé. Tu sais, les gars n’ont pas fait dans la dentelle.
Barry me coupe la parole.
— Elle te ment, c’est une espionne !!
Il ne peut s’empêcher d’élever la voix. Je lui intime de se taire.
— Non, je sais que non !
Il se rassoit, croise les bras et me demande déterminé :
— Qu’est-ce que tu en sais ?
J’hésite, je n’ai parlé de mes nouvelles capacités de télépathe à personne. D’un autre côté, je lui fais confiance, il est un peu comme un père.
— Mitch, tu es naïf, grogne-t-il.
— Barry, je sais ce que je te dis… Je, je peux lire dans les pensées. Il se redresse d’un coup, un sourire jusqu’aux oreilles.
— C’est vrai ? C’est formidable ! s’exclame-t-il en prenant une moue sérieuse. A quoi je pense là ?
Je me concentre un instant.
« Je n’y crois pas Mitch, j’ai toujours su que tu étais à part. Il lit dans mes pensées là ? C’est stressant. »
Je cesse de lire dans son esprit et lui répète mot pour mot ce que j’ai entendu.
— C’est fou ! s’exclame-t-il. Là, tu es encore dans mes pensées ?
— Non, j’arrive assez bien à me contrôler.
— Et tu peux lire dans les pensées de plusieurs personnes en même temps ?
— Je ne crois pas, je n’ai pas encore essayé.
— Tu peux sonder un esprit à distance ?
— Tu sais, Barry, ça vient de m’arriver, pour l’instant je peux lire dans un esprit proche de moi.
— Ça va nous être très utile quand même.
Je ne réponds rien.
— Donc tu es sûr que Mila n’est pas une menace pour nous ?
— Certain.
Je veux être confiant mais une angoisse s’empare de moi. Et si elle était très douée ? Et si elle parvenait à manipuler mon esprit ? Ce n’est pas le moment d’hésiter.
— On va s’en assurer tout de suite.
C’est Barry, pour le coup, qui aurait lu dans mon esprit ? Je le regarde, interrogateur.
— Des Inites se sont infiltrés dans le conduit 7. Avec les caméras, on les a vus tout de suite, ils étaient mal renseignés. On a réussi à en coincer un.
J’agite la tête. C’est une bonne chose.
— On va le questionner mais ce serait un plus de savoir qui est cette personne, afin de poser les questions adéquates. Peut-être que Mila accepterait de nous renseigner ? Ceci confirmerait son ralliement à notre cause…
Je sais qu’il présente cela comme une proposition mais qu’il s’agit, en réalité, d’une obligation.
— Mila !
Je l’appelle et elle apparaît presque instantanément. Je me demande si elle a entendu notre conversation.
— Mila, je te présente Barry, c’est un ami.
Je la vois grimacer, je comprends qu’elle se méfie.
— Tu peux lui faire confiance. Je lui ai dit qui tu étais et, comme je te l’ai expliqué tout à l’heure, il va falloir que tu nous aides. Des Inites se sont infiltrés dans le OUT. Il faut que tu accompagnes Barry et que tu dises si tu reconnais ces personnes. On a besoin de savoir qui elles sont et pour quoi elles sont descendues.
Barry acquiesce.
— J’espère que vous comprenez, Mila, nous sommes dans une situation compliquée. Il est temps de nous prouver que vous avez choisi notre camp, la guerre entre le OUT et le IN menace plus que jamais.
Chapitre 28
Captive
Si l’idée de me rebeller m’a traversé l’esprit, elle n’a pas tenu plus de dix secondes. D’autres ennemis sont arrivés et m’ont encerclée. Huit au total et beaucoup mieux armés. Des pros. J’ai donc fermé les yeux et je me suis mise à genoux, mains sur la tête. Ce qu’ils interprètent comme une soumission manifeste n’en est pas une en réalité. Je suis à leur merci et mon groupe a été compromis. Il ne me reste qu’une solution : le code d’urgence.
Je fais le vide en moi. Je me concentre pour capter les émotions de mes collègues. Connaissant bien Julian, je parviens à le repérer. Il est assez loin. Cela me demande un effort mais en même temps cela me rassure. Je me doute que Cameron n’est pas loin. Je le détecte avec plus de difficulté, ce dernier sachant mieux se défendre. J’inspire profondément puis crée deux poussées d’énergie pour dire « Ennemi », pause, souffle puis enchaine en libérant cinq poussées d’énergie successives dans mon corps ce qui signifie « Abandon ». Ils doivent partir avant d’être attrapés à leur tour. L’effort me provoque un sursaut. Mes ennemis mettent ma réaction sur le fait qu’un des leurs vient de me toucher. Il me met un taquet derrière la tête pour m’astreindre au calme. Je renouvelle mon message, deux poussées puis cinq et prie pour que mon équipe le capte. Pendant ce temps, les Outiens me menottent. Soudain je capte trois poussées distinctes et brèves. Cameron me répond ! Le message est reçu. Le problème est qu’il me dit : « Regroupement. ». Je réponds par « Compromis » soit quatre poussées longues puis trois longues pour « Séparation » et à nouveau cinq longues pour « Abandon ».
Je sens la morsure des menottes sur mes poignets. Ces saligauds ont serré au plus qu’ils pouvaient. Comme si je pouvais prendre la fuite dans un monde que je ne connais pas et avec huit soldats armés plus deux gus de Borderno avec des fusils. On me bande soudain les yeux. Merveilleux. Au moins, je peux garder les yeux fermés sans paraître suspecte. Je saisis une nouvelle réponse de Cameron moins distincte, du fait qu’on m’éloigne de lui. Un bref. Traduction : « S.O.S ». Alors soit, il réclame de l’aide et auquel cas on est bien, soit il me dit qu’ils vont m’envoyer de l’aide. J’opte pour la seconde solution. Quelque peu rassérénée, je me laisse emmener.
Le code d’urgence est un code à signes chiffrés brefs ou longs que tout militaire ou tout membre de l’Institut se doit de connaître. Chaque signe correspond à une idée simple.
1 bref : S.O.S
1 long : attaque 2 brefs : ami
2 longs : ennemi
3 brefs : regroupement 3 longs : séparation
4 brefs : sécurisé
4 longs : compromis
5 brefs : on continue !
5 longs : abandon
Les militaires se transmettent ce code avec les doigts (côté paume pour bref, côté main pour long) généralement pour communiquer en silence pendant leur mission mais les Émotionnels comme moi peuvent le transmettre à distance en contrôlant son flux énergétique. Un peu comme du morse mais avec l’énergie de son propre corps. Pour figurer le chiffre « un », on libère notre énergie une fois d’une façon très fulgurante qu’on appelle « poussée ». Un code bref se livre en une seconde, un code long en deux quelque soit le chiffre que l’on veut donner. La vitesse de la poussée varie donc selon le chiffre que l’on veut faire passer. Par exemple pour le signe « un » long, on a une seule poussée longue de deux secondes, mais pour un « cinq » bref, on en a cinq de deux dixièmes de seconde. Les meilleurs d’entre nous peuvent deviner le chiffre qui va apparaître juste avec la première poussée. Si le message que l’on veut faire passer nécessite deux ou plusieurs chiffres, il faut laisser s’écouler deux secondes entre chaque poussée.
Je coupe tout contact avec les autres membres du groupe. J’espère qu’ils vont réussir à s’échapper. Je me laisse guider machinalement et me focalise sur Mila. Je la sens s’éloigner de moi à mesure que j’avance. On compte donc m’interroger ailleurs. Je manque de trébucher quand on me fait monter dans ce qui doit être le métro. Pourtant il n’y a aucun son. À part mes geôliers, personne. Ils ont dû vider la rame. Service V.I.P. On m’assoit rudement sur une banquette. Leur silence ne me dit rien qui vaille mais je ne pose aucune question. Mon crâne résonne encore du coup que ces brutes m’ont donné tout à l’heure alors que je ne faisais que sursauter. J’entends la porte s’ouvrir à six reprises mais on ne me fait sortir qu’à la septième. Des murmures résonnent autour de moi et je peux capter beaucoup de peur. Les méchants Inites sont chez vous et vont vous faire la peau. Oui bon peut-être pas… Au bout d’un certain temps, on me dit :
— Escaliers.
Merci de prévenir. Je gravis donc les quelques marches. La température déjà harassante monte d’une dizaine de degrés et se conjugue à une délicieuse odeur de renfermé. Dans le même temps, le volume sonore est passé du simple au triple. Je tends l’oreille et intercepte quelques bribes d’informations qui me permettent de savoir où je suis : au poste de sécurité. Côté positif, je ne suis pas tombée entre les mains des anarchistes qui ont envahi mon pays. On m’assoit sur une chaise en bois raide et inconfortable puis on me détache juste le temps de fixer mes mains à plat contre quelque chose de brûlant. Une table sûrement. Ce n’est qu’alors que je retrouve la vue. Encore une bonne nouvelle : s’ils étaient au courant de ce que je peux faire en regardant quelqu’un, ils m’auraient laissée aveugle.
Je cligne des yeux pour m’adapter à l’obscurité ambiante. Une ampoule, en fin de vie, clignote en guise d’éclairage. Seulement deux des huit hommes qui m’ont escortée sont entrés dans la salle avec moi. Je les détaille du regard : ils sont dans le genre buffle. Grand, épais, sans cervelle. Leur boulot doit se résumer à me surveiller en attendant qu’une autorité compétente arrive. Ils me fixent avec dégout mais ne bronchent pas. Je décide de les ignorer et ferme les yeux.
Je ne sais pas précisément depuis combien de temps j’attends quand la porte s’ouvre à nouveau. Les deux buffles sortent et un nouvel Outien vient s’asseoir en face de moi. Il a dans la quarantaine avec des cheveux grisonnants et les joues creusées. Son physique ne fait pas rêver. Il lui manque une bonne dizaine de kilos pour paraître menaçant. Mais il est plus dangereux que les deux bêtes qui viennent de quitter la pièce. Lui, c’est un Ultra. Je le vois dans ses yeux.
— Bonjour. Permettez-moi de me présenter. Je suis le lieutenant Sandy. Et vous ?
Je le regarde droit dans les yeux en souriant. Il soupire.
— Écoutez. Cela ne peut se terminer que d’une seule façon. Maintenant c’est à vous de voir si vous voulez avoir affaire à la manière douce ou à la manière forte.
Je souris comme s’il me racontait une bonne blague. Mon coco… j’ai appris à gérer la manière forte. Je vide ma tête de manière à me concentrer sur un unique souvenir. L’image de l’océan et le son des vagues m’envahissent. Mon cœur se met à battre au rythme des houles qui frappent régulièrement le rivage. J’étais enfant quand j’ai visité la côte mais j’ai su que ce paysage puissant et serein resterait à jamais gravé dans ma mémoire. Je me focalise sur cette pensée tandis que je sens un esprit me charger. Premier round. Les vagues continuent de s’échouer, le vent se lève et effleure ma peau. C’est frais ; c’est beau. Je veux que cela continue. Au bout d’une vingtaine de minutes, l’esprit recule. Lanie 1 - Sandy 0. Je sens qu’il me fixe mais je ne le regarde pas vraiment. La pureté de l’océan occupe mes yeux en cet instant. Sa voix m’atteint tout de même bien que lointaine :
— Vous savez, votre résistance m’a déjà appris des choses. Vous venez du IN.
— Et il vous a fallu tout ce temps pour le comprendre ?
Ma moquerie a l’air d’avoir atteint sa cible. Derrière mon souvenir, je discerne un rictus qui se forme sur son visage. Il n’a pas l’habitude qu’on le défie. Il me fixe. Il va repasser à l’attaque… mais je n’ai pas baissé ma défense. Il percute une nouvelle fois mon plus beau souvenir. Je peux rester des heures ainsi. C’est comme si j’y étais. Je sens à peine la pression qu’il fait sur mon âme. Je suis au bord de l’eau et je la regarde me dominer de toute sa puissance. Mon adversaire la voit aussi et je peux percevoir son désarroi. Comme tout Outien, il n’a jamais vu cette beauté pure. Il lâche prise plus vite, cette fois. Lanie 2 - Sandy 0.
Il me faut quelques secondes pour réaliser qu’on a frappé à la porte. Quand on ouvre, je vois apparaître Mila avec un inconnu. Ma barrière reste près de ma conscience mais je la fais reculer assez pour la contempler correctement. Elle semble aller très bien. Elle n’a pas été malmenée.
— Que nous amènes-tu, Barry ? demande Sandy.
— C’est à elle de nous le dire. La connais-tu ?
Mila me dévisage. Je peux lire la peur dans ses yeux. Sauf qu’elle n’a pas peur des rats. C’est… MOI qui l’effraie. Juda a retourné sa veste. Encore ! Je me suis bien fait rouler !
— Oui, finit-elle par murmurer. C’est Lanie Mc Wright. Elle… Elle travaille à l’Institut. C’est elle qui a découvert que j’étais une Ultra. C’est elle qui a aussi planifié l’assaut Inite pour repousser la montée du OUT.
Des larmes de rage me brûlent les yeux et instinctivement, je veux me lever pour lui sauter dessus mais mes chaînes me retiennent. Le rat nommé Barry fait sortir Mila.
— Elle a choisi la manière douce, elle, remarque Sandy. Elle va nous dire tout ce qu’on a besoin de savoir, Lanie.
Je hais la façon dont il a prononcé mon nom. Je la hais ! Si je mets la main sur elle, elle est morte !
— Non pas tout, lâché-je entre mes dents.
Puis croyant profiter de ma colère, il lance le troisième round. Cette fois, il ne percute pas l’image apaisante de l’océan mais ma rage à l’état pur. C’est elle qui m’a envahie toute entière et qui me sert maintenant de rempart. Je sens qu’il essaie de forcer cette barrière d’émotion mais je me concentre encore sur elle et stimule une poussée qui le chasse sans vergogne. Il me regarde, fou furieux, et écrase aussitôt mon visage contre la table. Un craquement sinistre m’indique que mon arcade a cédé. La douleur virulente que je ressens maintenant accroît ma fureur que j’érige en mur devant mon esprit. Sandy, de son côté, recule, tout à coup paniqué. Il vient de comprendre. Sa violence passagère, c’est ma défense qui l’a provoquée. Mes émotions sont tellement puissantes qu’un contact prolongé peut influencer les esprits plus faibles. Mon sang coule le long de ma tempe mais j’arbore une mine fière et hautaine. Lanie 3 – Ennemis 1. Je ne suis pas la plus jeune responsable de secteur de l’Institut pour rien. Je ne lâche jamais prise même dans les pires situations. Sandy et les autres crétins vont vite le comprendre…
Chapitre 29
Un air de déjà vu
Cela fait maintenant plus d’une heure que Mila est partie. Je me demande bien pourquoi cela prend tant de temps. Je fais confiance à Barry mais je ne peux m’empêcher de craindre le pire. Mila m’a semblée si fragile tout à l’heure. Ma mère entre dans la chambre ce qui me coupe dans mes réflexions.
— Il faut que tu manges.
Elle me tend un bol de bouillie et du pain.
— Tu sais, je pense que je peux me lever !
— Il serait plus sérieux que tu te reposes encore un peu.
Les mères sont toujours inquiètes. Je ne la contrarie pas et saisis le bol.
— Tu te fais du souci pour Mila ? me questionne-t-elle.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Tu as l’air soucieux.
Je ne peux pas lui dire que Mila est une Inite et que je l’ai envoyée au poste de sécurité, autrement dit dans la gueule du loup. Non, Barry ne me trahira pas.
— Je m’inquiète pour mes collègues qui sont captifs dans le IN. Elle hausse les sourcils.
— Tu imagines ce que j’ai pu ressentir et penser quand j’ai su que tu n’étais pas rentré ?
Je ne suis pas fier, je baisse les yeux et avise le bouillon. Je n’ai pas voulu l’inquiéter, j’étais pris dans l’action, il fallait que j’agisse.
— Je sais… ce n’est pas ce que j’ai voulu. Je ne pensais pas que ça dégénérerait comme ça ! Elle s’assoit à côté de moi.
— Je ne veux plus que tu recommences. Mener la guerre avec le IN ne rime à rien. C’est une guerre qui a tout détruit et nous sommes parvenus à reconstruire une société, elle est fragile et…
Elle n’a pas le temps de finir sa phrase. Un bruit sourd nous interrompt, quelqu’un vient de franchir la porte. Rapidement nous voyons Mila dans la pièce. Ma mère la dévisage puis finalement se lève pour nous laisser seuls.
— Alors ? Comment ça s’est passé ?
Je ne sais pas si ma voix trahit ma joie. J’ai eu raison de faire confiance à Barry, il ne lui est rien arrivé.
— Barry m’a conduite au poste de sécurité. Il ne m’a pas lâchée d’une semelle.
Je souris.
— Il n’a pas vraiment dit qui j’étais, juste que je pouvais aider. J’agite la tête de contentement.
— Ils m’ont demandé si je reconnaissais la personne qu’ils ont arrêtée dans le conduit 7.
Pourquoi ménage-t-elle autant le suspens ? Cela m’agace.
— Et tu as pu les aider ?
— Oui, il s’agit de Lanie Mc Wright.
Il me faut quelques secondes pour comprendre ce qu’elle me dit. Ce nom m’est familier mais… C’est impossible !
— C’est la blonde qui bosse pour l’Institut ?
— Elle-même, celle qui m’a traquée dans le IN.
Je ne parviens pas y croire.
— Mais qu’est-ce qu’elle est venue faire là ?
— Je ne sais pas… peut être qu’elle est venue me chercher.
Je lis de l’inquiétude dans son regard. Ça me paraît vraiment très étrange que l’Institut prenne autant de risques pour elle, surtout après les derniers événements.
— Elle était menottée sur une chaise, face à un certain M. Sandy.
Sandy, Sandy… J’ai l’esprit brumeux. Le lieutenant ! Elle va passer un sale quart d’heure.
— Qu’est-ce que tu as, Mitch ? me demande brusquement Mila.
Pendant quelques secondes, j’avais oublié qu’elle était là. Je la fixe hagard.
— Tu sembles perturbé.
— J’aimerais en avoir le cœur net.
— De quoi parles-tu ?
— Il faut que je vérifie que c’est bien elle.
Mila fronce les sourcils et son regard devient sombre. Elle est presque inquiétante.
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Si, bien sûr, mais je veux juste m’assurer qu’il s’agit bien de la personne qui m’a rendu une petite visite dans ma chambre d’hôpital.
Elle me regarde surprise.
— C’est elle qui m’a libéré.
— Libéré ?
— Oui, enfin elle m’a ramené dans le OUT pour que je transmette son message.
— Elle ne fait rien gratuitement. J’y ai cru quelques minutes mais quand elle m’a dit tout ce mal sur toi, j’ai compris.
C’est à mon tour d’être surpris.
— Du mal de moi ?
— Oui, que tu voulais me manipuler, que tu te jouais de moi…
Je vois les larmes lui venir aux yeux. Ces paroles lui ont fait beaucoup de peine.
— C’est faux.
— Je sais, c’est là que j’ai compris qu’elle mentait.
Elle se blottit dans mes bras. Je suis abasourdi. Mila me fait pleinement confiance pourtant elle ne me connait pas tant que ça. Je regarde sa tignasse brune reposer sur mon torse. Il est vrai que je n’ai jamais voulu lui faire du mal. Je pose un discret baiser dans ses cheveux. Mc Wright est ici. Je pense au lieutenant Sandy et je revois les lieux de détention. Tous les enfants Outiens viennent visiter ces lieux, afin de les dissuader de faire « quelque chose de stupide », comme ils disent. Je remue un peu trop brusquement. Mila relève la tête, sa bouche est à quelques centimètres de la mienne.
Elle plonge ses yeux dans les miens. Je suis mal à l’aise, je l’embrasse sur le front.
— Il faut que j’y aille.
— Quoi ?
— Il faut que je lui parle maintenant.
— Mitch, tu es à peine remis de ta blessure…
— Ce n’est pas grave, le pire est derrière moi.
Lentement, je dégage mes pieds du drap et je pose ma jambe saine au sol. Jusque-là nous pouvons dire que tout va bien. Encore plus doucement, je pose mon second pied, à terre. Je serre les dents et anticipe une violente douleur mais rien. Mis à part quelques fourmis qui remontent de mes orteils vers mon mollet, tout va bien. Je me redresse et laisse porter mon poids sur mes deux jambes. Je ressens une faible brûlure et des picotements où la cicatrice s’est formée mais cette douleur n’a rien à voir avec celle que j’ai endurée dans le conduit 7. Mila ne me quitte pas des yeux. Elle semble prête à bondir à mon premier signe de faiblesse. Je me lance, je marche. Je fais d’abord quelques pas hésitants puis des mouvements plus assurés.
— Je vais t’aider à t’y rendre.
— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Quand tu y es allée avec Barry tu ne risquais rien mais avec moi ce n’est pas pareil. Non, je préfèrerais y aller seul.
Je la vois faire la moue mais, devant mon expression autoritaire, elle obtempère. Maintenant il ne me reste plus qu’à convaincre ma mère. Je franchis le seuil de la porte, trop heureux de pouvoir remarcher à peu près normalement. Je ne vois personne, elle doit être dans la cuisine. Brusquement elle surgit.
— Il me semblait bien que je t’avais entendu te lever ! Où comptes-tu aller comme ça, à cette heure ?
— Au poste sécurité.
— Rien que ça ! Tu sais que tu es en convalescence ?
— Ils ont besoin de moi. Ils ont arrêté un suspect, il faut que je confirme son identité.
Mila semble surprise. Gaja soupire avant d’enchainer une tirade sur mon incapacité à rester tranquille. Je n’ai pas de temps à perdre.
Rapidement, enfin aussi rapidement que possible au vu des circonstances, je regagne le métro et après plusieurs arrêts, le poste sécurité. Il s’agit d’un immense bâtiment construit à même une roche qui le compose en partie. Ce bâtiment est lugubre. Deux gardes sont à l’entrée et me dévisagent.
— Bonjour, je suis Mitch Maclos, je suis resté captif du IN et je viens témoigner.
— Vous n’êtes pas armé ?
Pour toute réponse je me contente de lever les mains. Après m’avoir fouillé, ils s’écartent pour me laisser passer. A peine ai-je franchi la porte que je sens déjà une chaleur étouffante me submerger. Les salles sont étroites ici et l’atmosphère confinée. L’une des deux personnes derrière le standard me fixe un instant avant de me demander froidement.
— Vous êtes là pourquoi ?
— Je suis Mitch Maclos, je suis resté captif du IN, je viens identifier le suspect.
— Ah, c’est vous ! Je m’excuse mais ça a déjà été fait et il est actuellement en isolement. Personne ne doit le voir.
Je ne peux m’empêcher d’afficher une moue contrariée, j’arrive trop tard.
— Par contre je vois que vous êtes rétabli, nous vous convoquerons très prochainement pour que vous nous parliez de votre captivité.
Cette dernière phrase me fait froid dans le dos. Je hoche la tête pour lui signifier que j’ai compris, craignant d’être arrêté à mon tour. Alors que je commence à m’éloigner, la seconde personne me rappelle.
— Monsieur Maclos. Un instant.
— Oui ?
Je le vois disparaître quelques instants dans une autre pièce puis réapparaître une feuille à la main.
— Nous avons trouvé ça sur le suspect. Pouvez-vous nous dire si vous reconnaissez quelqu’un ?
L’homme me tend un papier. Je m’approche et le saisis, il s’agit d’une photographie. Je n’en ai vu que rarement, pour la plupart dans les livres que nous avons récupérés du temps d’avant. C’est qu’elle doit être riche pour avoir un tel objet ! Je regarde minutieusement ce qu’elle représente. Rapidement, il me semble reconnaître Lanie au centre de l’image. Oui, c’est bien elle mais avec quelques années de moins. Son expression est triste, bien qu’elle affiche un faible sourire, ses yeux sont brillants et ils fixent avec émotion un jeune homme. Ce dernier la tient dans ses bras. C’est très étrange mais son visage m’est familier. Je remarque immédiatement que les traits au niveau des yeux et du nez sont similaires à ceux de la pédante. En fond, on ne distingue pas vraiment le mobilier, si ce n’est le morceau d’un bloc de bois dans l’angle gauche. Je remarque que le coin droit de la photographie est corné. Je le déplie doucement de peur qu’il ne se déchire. Je vois, avec surprise, un deuxième jeune homme, à la droite de Lanie, cette fois. Il ressemble comme deux gouttes d’eau au premier : la même corpulence, le même visage, la même expression tendre dans le regard... Les yeux bleus sont eux cependant les mêmes que ceux de Lanie. Ce cliché me laisse perplexe.
— Alors vous reconnaissez quelqu’un ?
Absorbé par la photographie, j’avais presque oublié la présence des standardistes.
— Oui, il s’agit bien de Lanie Mc Wright.
Je retourne brièvement la photo et découvre une inscription à l’encre noire. En lisant ces mots, j’ai un déclic. Mal à l’aise, je rends l’image.
— Vous ne pouvez pas nous en dire plus sur les personnes avec elles ? Vous ne les avez pas croisées lors de votre captivité ?
— Non, désolé.
— Merci pour votre collaboration.
Je fais un signe de tête poli et m’éloigne.
Il me semble que le trajet du retour se passe plus rapidement. Cette courte sortie m’a rendu mon énergie. En rentrant je trouve Gaja et Mila réveillées. Je me demande bien de quoi elles ont pu parler.
— Te revoilà, on parlait de toi et que tu prenais un malin plaisir à nous laisser nous faire du souci.
J’affiche un maigre sourire.
— Comment va ta jambe ? poursuit ma mère.
— Bien, je ne sens presque plus rien.
Je mens mais cette réponse semble lui convenir puisqu’elle poursuit :
— Bien, allons-nous coucher dans ce cas.
Mila s’installe sur la banquette du salon et Gaja lui apporte de quoi la rendre confortable. Moi, je retrouve mon lit. Je crois que je ne l’ai jamais autant fréquenté que ces derniers jours. Et c’est peut-être ça le problème, car je ne parviens pas à trouver le sommeil. Ma blessure me fait à nouveau mal, j’ai peut-être voulu marcher trop tôt… Je laisse échapper un long soupir ce qui me fait du bien. L’image des visages sur la photographie de Lanie ne m’a pas quittée. Je ne fais qu’y penser. Franchement qu’est-ce que c’est que cette embrouille ? Je me retourne brusquement ce qui m’arrache un petit cri. Je jure entre mes dents avant de vérifier que Gaja n’est pas réveillée. Elle semble dormir à poings fermés ce qui me rassure. C’est bien de s’être couché sur le côté mais ça n’apporte pas de réponses à mon problème, ça me comprime peut - être juste la jambe. Je me remets sur le dos. Je me demande bien quelle heure il peut être. Généralement quand je commence à me poser ce genre de questions ce n’est pas bon signe, cela signifie que je ne vais pas dormir de la nuit. Je sens d’abord la colère me submerger puis je décide de me calmer. Ce n’est pas grave, demain je ne travaille pas puisque je suis encore arrêté pour quatre jours. Tout cela me laisse le temps de trouver une solution mais surtout des réponses à mes questions.
Chapitre 30
La dernière solution
On me traîne jusqu’à ma cellule et on m’y jette. J’ai gagné un moment de repos. De combien de temps ? Ça par contre, je n’en sais rien. Depuis combien de temps suis-je ici d’ailleurs ? Deux jours ? Plus ? Moins ? Je n’en ai aucune idée. Tout ce que je sais c’est qu’on m’a déjà laissée croupir une fois ici et que j’ai pu me reposer un peu avant qu’ils ne reviennent. Je ne doute pas qu’ils recommencent. Ils ont de la suite dans les idées ceux-là. En plus, j’ai gagné le dernier round. Lanie 13 – Ennemis 2. Je tiens les comptes. Ça me permet de tenir. Sandy a cherché à envahir mon cerveau. En vain. Il a essayé pendant que Buffle et Taureau – fallait bien que je les distingue ! – me frappaient. Encore raté. Ils ont même tenté de m’avoir pendant mon sommeil. Try again. Il y a deux trois choses qu’ils n’ont pas compris : un, l’esprit est plus tendu et plus alerte quand on dort, car il se sait vulnérable. Deux, j’ai été entraînée à résister à toutes sortes d’attaque. L’Institut me l’a appris. L’Institut m’a tout appris : comment réagir dans ce genre de situation, comment me défendre. Enfin, trois : tôt ou tard, il y aura un retour de flamme. Je reste avachie au sol et ferme mes yeux gonflés. J’ai mal partout. Je saigne en plusieurs endroits et je dois avoir une ou plusieurs côtes fêlées. Je pense que si je croise mon reflet dans un miroir, je découvrirais un visage tuméfié et beaucoup, beaucoup de bleus. Juda – ma rage se réveille juste en l’évoquant – leur a révélé que j’étais responsable de secteur et que j’étais une Émotionnelle. Ils se sont empressés de se servir de cette information pour essayer de m’avoir. Ils ont déniché l’un de leurs pauvres Émotionnels et me l’ont mis sur le dos. Mes yeux enflés m’ont empêchée de l’observer correctement. Je ne peux donc pas dire si c’est un traître à mon peuple ou non. Ça vaut peut-être mieux que je ne sache pas en fait. Il s’est servi de ses dons pour affaiblir ma barrière de colère. Il a insufflé un vent de calme et de sérénité pour m’anesthésier pendant que Sandy flanqué d’un autre Esprit forçaient ma conscience. Buffle et Taureau sont restés en retrait lors de cette manœuvre, M. Émotion estimant que des stimuli douloureux iraient à l’encontre de sa démarche. Mes côtes ont remercié sa proposition et je me suis focalisée sur ces dernières ainsi que sur toutes les parties de mon corps blessées. La douleur est tellement omniprésente que l’Émotionnel ne peut pas l’étouffer. Nos capacités sont décuplées mais les lois de la nature existent et dominent toujours toutes les espèces. La faim, la soif, la douleur. Ces impulsions primaires nous gouvernent dans un instinct de préservation. Aussi M. Émotion ne pouvait-il donc pas la retirer à moins de me soigner et de fait me permettre de rassembler mes forces. J’ai donc créé une nouvelle barrière particulièrement pénible, contraignant mes assaillants à éprouver mes sensations. J’avoue d’ailleurs que j’ai ressenti un certain plaisir à les voir endurer mes souffrances.
Des Ultras surveillent ma cellule vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans l’espoir que ma défense faiblisse assez pour prendre possession de ma tête. Car oui, elle faiblit. Je remporte tous les rounds et trouve toujours une astuce pour les repousser mais je ne suis pas bête pour autant. Je sens que je fatigue. Les sévices corporels des Physiques, le travail de sape des Esprits, ont raison de moi petit à petit. Ils sont trop nombreux pour que je puisse résister seule éternellement.
Du nerf, Lanie ! Cameron va t’envoyer du renfort. Il te l’a promis. Quand l’aide arrivera - t-elle ? Une autre voix au fond de moi me dit qu’elle n’arrivera jamais. J’ai désobéi à un ordre. J’ai agi sur un coup de tête encore une fois et j’en assume les conséquences.
Bon sang… Je suis par terre sur du béton et ce n’est même pas un peu froid ! Que j’ai mal ! Les larmes coulent. Je ne cherche pas à oublier ma douleur. Il ne faut pas que je l’oublie ! Le temps d’une seconde mon esprit vagabonde jusqu’à Zoé qui sautille en riant. C’est le dernier souvenir que j’ai d’elle. Le sourire de Spencer se grave aussi dans ma tête. Non ! Il ne faut pas ! Je les chasse de mon esprit et repense à mes côtes. Pour me stimuler, je fais exprès de tousser. L’effet escompté ne se fait pas attendre. C’est une véritable torture. Voilà que je deviens maso maintenant…
Mes geôliers se tournent vers moi, alertés par ma toux. Je les foudroie du regard mais avec deux boules de billard à la place des yeux, je ne dois pas être très convaincante. Ils se détournent quand ils sont sûrs que je ne risque pas de m’étouffer. C’est sûr que ça serait trop bête ! Soudain, mon esprit repart au loin, mais cette fois, je ne panique pas. Ce n’est pas un souvenir d’ordre privé mais une réminiscence d’un cours que j’ai suivi. C’était il y a des années :
Je suis en classe avec deux autres pressentis pour l’Institut. M. Jaq nous jauge tous les trois. On sait qu’il y travaille et qu’il y occupe un poste à responsabilités. Mais c’est autre chose qui le rend si impressionnant. Il dégage un je-ne-sais-quoi qui en impose. Du charisme peut-être. Il s’avance et je cesse presque de respirer.
— Jeunes gens, vos talents et vos capacités vous ont conduits aux portes de l’Institut. Notre intérêt est le même que celui du peuple bien que celui-ci l’oublie souvent et nous traite en ennemi cachotier. Ne l’oubliez jamais.
Un garçon à ma droite, un certain Todd, lève la main. M. Jaq l’invite à parler :
— Pourquoi nous dites-vous ça ?
— Pour que vous compreniez. Nous travaillons pour le peuple, non pas avec le peuple.
— Qu’est-ce que cela signifie ? poursuit Todd.
Moi, je sais ce que cela signifie. Nous sommes l’élite et cela nécessite une certaine réserve avec les autres. M. Jaq sourit avec bienveillance.
— Cela veut dire que si vous intégrez l’Institut, vous serez exposés à des données que le commun des mortels n’est pas disposé à assimiler. Vous devrez veiller à ne rien divulguer de ce qu’ils ne peuvent comprendre.
La réponse s’incruste progressivement dans la tête de mes camarades. S’ils sont déboussolés, ce n’est pas mon cas. Je comprends tout à fait.
— Les secrets de l’Institut deviendront les vôtres et vous devrez les protéger comme tels. Le OUT est sous terre mais la menace n’est pas éteinte. À l’instar d’un volcan, elle peut se réveiller à tout instant. Il faut donc être prêt à cette éventualité.
— Et que faire si une personne non autorisée cherche à nous extorquer des informations ? demande Louis, mon autre collègue.
— Nous allons vous enseigner comment réagir. Il y a toujours une façon de régler le problème.
Je trépigne d’impatience. J’ai hâte de commencer la formation mais mes deux acolytes ont l’air septique. Je les connais à peine et ils m’agacent déjà. M. Jaq les invite à s’exprimer clairement.
— Mais si… si rien de ce que l’on tente ne fonctionne ? On fait quoi ? se risque Louis.
— Je doute qu’il vous arrive d’en arriver là, mais sachez que dans les cas sans issue, il existe une dernière solution. LA dernière solution. Elle n’est ouverte qu’aux Émotionnels. Mais faites-moi confiance, si vous suivez tous nos enseignements, vous n’aurez même pas besoin de vous souvenir de son existence…
La dernière solution… Il semblerait que pour la toute première fois de ma vie, M. Jaq ait eu tort. Je n’ai manqué aucun cours, j’ai usé de toutes les bottes que j’avais dans ma manche et je suis à court d’arguments.
Je ferme les yeux, ce qui libère mes dernières larmes. J’inspire profondément et me concentre. Je sens mon flux énergétique. Il fourmille comme du sable doré. J’expire. Le sable s’écoule hors de moi. Mes membres s’engourdissent mais je ne ferme pas la vanne. Le sable continue de s’écouler… Encore… Régulièrement… Paisiblement comme…
Chapitre 31
Fraternel
Cela fait plusieurs jours que j’attends ce moment. Ma convalescence n’a pourtant pas été très longue mais, à moi, elle m’a semblé une éternité. Le moment le plus pénible n’aura pas été le retrait des fils mais l’entrevue avec les agents du poste sécurité. Ils m’ont convoqué le lendemain de mon passage chez eux pour que je leur explique ma captivité. Ils m’ont fait décrire tout ce que j’ai vu et m’ont beaucoup questionné sur Mc Wright. Je ne sais pas si je leur ai été d’une grande utilité… Enfin tout cela est derrière moi. Aujourd’hui, j’ai repris le travail. J’ai été acclamé en héros par les collègues et ça m’a fait chaud au cœur. James m’a ménagé pour ma reprise, pour autant on ne peut pas vraiment dire que j’ai le cœur en fête. Ce soir m’attend une entrevue difficile.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mitch ?
Je regarde James sans le voir, mes pensées m’accaparent.
— C’est quoi qui te fait souci ? Regarde, les réseaux fonctionnent bien, les caméras sont installées partout, la ligne 4 est rétablie, la ligne 7 sera très rapidement fonctionnelle. TOUT va bien… ou presque. Certes on a des collègues captifs mais on tient, nous aussi, un des leurs. Ça va s’arranger.
Je lui souris. Il se donne du mal pour essayer de me redonner le moral et je sais qu’il fait un effort, car il est plutôt de nature anxieuse.
— Oui, ça va s’arranger.
— Bon, notre journée est finie, dit-il en s’étirant.
Je me lève à mon tour, doucement, puis nous regagnons la pièce principale. Viny s’est déjà changé.
— Tu es devenu bien lent ! s’exclame-t-il en me voyant franchir la porte.
Je ne relève pas et quitte mon uniforme à mon tour. Quelques collègues se rapprochent pour voir ma blessure. Elle n’est pas vraiment belle…
— Mitch, avec ta cicatrice, tu vas avoir encore plus de succès auprès des filles ! lance Pilate tout en me faisant un clin d’œil.
— Pour sûr, il va juste falloir que je me balade en permanence en short.
Viny part d’un grand rire. Et pendant quelques minutes je suis heureux, j’ai l’impression que les derniers événements n’ont pas eu lieu mais la réalité me rappelle vite à l’ordre.
— Sérieux, dépêche-toi un peu ! Tu sais bien qu’on va chez ma sœur ce soir, me dit Viny.
— A ce train-là tu ferais mieux de le porter, renchérit Pilate.
Je me contente de soupirer. Si Viny savait ce qui l’attend, il ne serait pas si pressé… Le trajet en métro, bien que nous nous écartions du centre, me semble rapide.
— Je suis content que tu viennes voir Chana, ça fait longtemps, m’explique Viny.
Je ne réponds rien, car je me sens mal, j’ai l’impression de le trahir. Nous y sommes, je reconnais la rue. Viny s’avance et frappe à la porte. Chana vient nous ouvrir, elle est exactement comme dans mes souvenirs. Ses cheveux, tressés en une natte épaisse, sont aussi noirs que ceux de Viny tout comme leurs yeux sont du même bleu. C’est fou ce que les membres d’une même fratrie peuvent se ressembler !
— Bonjour sœurette, dit Viny en l’embrassant.
— Bonjour Vin, je ne m’attendais pas à ce que tu passes aujourd’hui. Mais tu n’es pas venu seul ! Comment ça va, Mitch ?
Je lui fais la bise à mon tour, mal à l’aise.
— Bien, bien, Luke est là ?
Elle me regarde surprise.
— Non, il va rentrer d’une minute à l’autre. Pourquoi ?
Autant que je sois franc tout de suite.
— J’aurais une ou deux questions à lui poser.
Viny se montre étonné mais ne dit rien. Nous nous asseyons tous les trois dans la pièce principale. Elle n’est pas très meublée. Il y a quelques sièges et une table basse. Sur le mur Chana a accroché des poteries pour décorer. Vin essaye de rompre le silence pesant qui vient de s’installer par ma faute.
— Où est mon neveu préféré ?
Chana sourit.
— Avec son papa. Ils sont partis faire un tour en ville. Eliott n’est pas tenable en ce moment, il est comme surexcité.
— Tu étais pareille petite ! répond Vin tout en riant.
— Tu exagères, je…
Du bruit nous interrompt et la porte s’ouvre sur Luke accompagné du petit Eliott qu’il tient par la main. Je l’ai vu moins souvent que Chana, mes souvenirs étaient flous mais maintenant impossible de douter, tout comme on ne peut pas ignorer qu’Eliott est son fils. Luke marque un temps en nous apercevant.
— Hé ! Viny ! Ça faisait un bail ! Alors comme ça, on ne vient plus voir la famille ?
— Pourquoi crois-tu que je sois là ? lui répond mon ami.
Ce n’est pourtant pas la seule raison, hélas.
— Qu’est-ce que tu deviens ?
Il lâche la main d’Eliott qui fond sur Viny. Mon ami soulève son neveu comme s’il s’agissait d’une plume et le pose sur sa jambe.
— Toujours la forme, comme tu vois.
— Et niveau fille, ça avance ? poursuit Luke. Eliott voudrait un petit cousin ou une petite cousine pour jouer avec lui.
Il sert la main de Vin, la mienne aussi puis s’assoit auprès de Chana. Son regard reste rivé sur moi, interrogateur. Je me demande ce qu’il pense puis lis rapidement dans ses pensées. « Il me dit quelque chose, il est toujours avec Viny… Serait-ce possible qu’ils soient en couple ? » Surpris, j’avale ma salive de travers, Viny me dévisage. Je m’empresse de répondre à sa place.
— Oui, une fille, Jessica.
Chana glousse de contentement mais Viny me donne un gros coup de coude dans les côtes. Luke, lui, me regarde toujours avec insistance.
— Qu’est-ce qui vous amène alors ?
Bien qu’il semble s’adresser à nous deux je perçois facilement que la question est pour moi. Je prends la parole :
— As-tu entendu parler de l’arrestation du suspect Inite ?
Je vois son visage se crisper légèrement et j’entends « Où veut-il en venir cet abruti ? Il a des soupçons ? » Chana semble très gênée tandis que Viny affiche un sourire radieux.
— Euh... non. Un Inite a été arrêté ?
Viny fait descendre Eliott de sa jambe avant de prendre la parole. Il est trop heureux de notre petite victoire sur l’autre camp :
— Pas un mais une. Un membre de l’Institut. Comment tu l’appelles déjà, Mitch ?
J’ai un instant de malaise, si j’ai raison, je pense que Luke ne va pas apprécier. Je déglutis avant de lâcher sans enthousiasme.
— La blondasse de l’Institut.
Viny reprend de plus belle avant de partir dans un grand rire.
— La blondasse PEDANTE de l’Institut.
Je vois Luke devenir livide. Je me concentre sur ses pensées. « Mon Dieu ! Il ne parle quand même pas de... Ninie ? » L’inscription au dos de l’image surgit dans mon esprit.
« Pour Ninie, On sera toujours là pour toi. Spence & Luke. » J’ai vu juste.
— C’est une bonne chose. Il ne faut pas laisser les ennemis errer chez nous ! ment-il.
— C’est qui les ennemis, maman ? demande Eliott de sa petite voix.
— Personne, mon chéri, ce sont des histoires de grands.
— Oui, qui sont réellement les ennemis ? demandé-je à mon tour en fixant Luke.
Il échange un regard avec sa femme qui prend leur fils et s’éloigne.
— Au revoir, tonton Viny !!
— A plus, microbe.
Luke soupire, las. Il me fixe sans ciller.
— Bon, et si on arrêtait de tourner autour du pot ? Comment as-tu deviné pour moi ?
Le sourire ravi de Vin se décompose.
— De quoi il parle, Mitch ?
— Je vais laisser Luke s’expliquer lui-même.
J’attends ce moment depuis que j’ai vu la photographie. Luke me lance un regard noir.
— Comment as-tu su, bon sang ? Chana et moi avons toujours été prudents ! Réponds-moi. La vie de mon fils est peut-être en jeu !
Son ton est devenu sec et agressif exactement comme celui de Lanie. Je jette un rapide coup d’œil à Viny qui ne comprend plus rien. Je regrette presque qu’il soit là mais il a le droit de connaître la vérité.
— Personne ne m’a rien dit. Les gars du poste sécurité ont ta photo.
— Quoi ??? s’étrangle Viny. Mon beau-frère est recherché ?
— Comment est-ce possible ? Oh... Elle l’a gardée sur elle depuis tout ce temps ? J’aurais cru qu’elle s’en débarrasserait ou qu’elle la déchirerait.
— Presque, elle a plié la partie où tu apparais.
— C’est qui elle ? Vous allez m’expliquer à la fin !
Viny commence à s’empourprer.
— Luke est le frère de la Inite qui a été arrêtée.
Viny ouvre grand la bouche comme un homme qui manque d’air puis la referme. Son regard va de Luke à moi, de moi à Luke. Il devient un peu plus rouge. Il bout intérieurement et je sais que s’il se contient c’est uniquement parce qu’Eliott n’est pas loin. Luke se décompose puis soupire avant d’expliquer :
— Il y a quelques années, le gouvernement IN a reçu une autorisation exceptionnelle de descendre pour récupérer des échantillons de pierres en échange de médicaments. J’ai fait partie de l’expédition et c’est là que j’ai rencontré Chana. J’ai tout de suite compris qu’elle et moi, ça serait sérieux. Je sais que dit comme ça, ça fait étrangement ringard, mais c’est comme ça, je suis tombé amoureux d’elle. Mais nous vivions dans deux mondes différents. Je suis remonté puis je suis redescendu, à deux reprises, toujours pour raison officielle. Mon frère jouait de ses relations pour que je fasse à chaque fois partie des expéditions. Un jour, ça n’a plus suffi. Alors j’ai contacté un Passeur et je suis descendu définitivement. Je n’ai plus jamais eu de contact avec eux, plus eu de nouvelles... jusqu’à maintenant. Et pour entendre quoi ? Que ma petite sœur, ma fragile et terrible petite sœur, s’est fait arrêter sous terre ? C’est une chose qui me dépasse. S’il y a bien une personne qui ne serait jamais venue ici, c’est bien elle. Elle respire le IN, elle croit en les valeurs de l’Institut et... et...
— Et c’est une Ultra qui n’a plus rien de fragile.... complété-je.
— On le sait depuis qu’elle est petite, concède-t-il. Ninie a toujours été différente. Elle pouvait sentir les émotions des gens. Ça la rendait forte. Mais c’était aussi un esprit torturé. Notre famille a été décimée. Alors depuis des années, elle se cache derrière une sécheresse et dans le travail. La dernière fois que je l’ai vue, elle était stagiaire à l’Institut, la plus jeune depuis des années.
Viny est resté silencieux. Son teint est redevenu plus clair au moment où Luke a dit qu’il était tombé amoureux de sa sœur. Heureusement, car j’ai vu ses phalanges blanchir tandis qu’il commençait à serrer les poings.
— Oui, eh ben c’est devenu un vrai membre de l’Institut et tu as raison, elle pue le IN à plein nez. Bref, ta petite sœur elle est au poste sécurité et ce n’est pas pour se reposer, si tu vois ce que je veux dire.
Luke reste silencieux un instant avant de me demander finalement :
— Pourquoi me dire tout ça ?
— Je voulais savoir ce qu’il en était, qui tu étais vraiment, quel lien tu avais avec elle. Tu es le beau-frère de mon meilleur ami !
Viny prend finalement la parole, dépité :
— En fait, nous sommes tous dans le monde du IN... Mitch, rassure moi, t’es bien du OUT ?
— Oui, Viny.
Je lui donne une tape amicale sur l’épaule.
— Je vous l’ai dit, je n’ai plus le moindre contact avec la surface. J’ai abandonné toute ma famille pour suivre Chana.
— Il vaut mieux, je te le confirme, dit Viny tout en bombant le torse.
Luke ne semble pas y prêter attention.
— Que va-t-il lui arriver ? demande-t-il, inquiet. Je ne sais pas ce qu’elle a fait mais elle reste ma petite sœur.
— A ton avis, un membre de l’Institut IN dans le OUT... qui, de surcroît, a fait des prisonniers Outiens... dis-je sans pitié.
— Je n’en crois pas un mot ! Je connais Lanie. Elle est rude, elle peut être pédante comme vous dites, mais ce n’est pas un monstre. Ecoutez, j’ai perdu mes parents, deux de mes sœurs, je ne veux pas la perdre elle aussi.
— Je te dis ce que j’ai vu quand j’étais captif du IN, c’est tout. Tu sais ce qu’il en est.
Chana entre dans la pièce. Viny se tourne vers elle :
— Comment as-tu pu me cacher ça ?
— Ne t’énerve pas... Luke est quelqu’un de bien. Tu le sais, tu as appris à le connaître. Le problème, maintenant, est de savoir ce que l’on peut faire pour sa sœur. (Elle regarde, à présent, Luke.) Oui, j’ai tout entendu. Tu as tout sacrifié pour moi, je veux faire quelque chose d’important pour toi à mon tour.
Elle pause ses mains sur les épaules de son mari resté assis. Viny ouvre la bouche, à nouveau, mais reste muet. Je sais qu’il serait prêt à tout pour Chana exactement comme Luke pour Lanie, semble-t-il...
— Si Lanie coopère, crois-tu que le poste sécurité la libérerait ? demande Luke.
Je revois la blondasse me parler avec mépris.
— Lanie coopérer ? Laisse-moi rire, elle préfèrerait se tuer plutôt que d’aider le OUT.
— N’exagère pas. Elle a du respect pour la vie. En plus, ce serait un acte de trahison. Elle ne ferait jamais ça à Zoé.
— C’est qui celle-là encore ? Vous êtes combien ? demande Viny.
— Ma nièce.
— Sa fille ?
La question est sortie spontanément de ma gorge et je me surprends à ressentir de la compassion.
— Non. Zoé est notre nièce à tous les deux, Lanie et moi. Elle est la fille de Nadège. Comme personne ne comprend, il soupire et reprend :
— Nous étions cinq enfants. Tout d’abord ma grande sœur Zoé...
— Attends, c’est ta nièce ou ta sœur ? J’pige plus, dit Viny.
— Laisse-moi finir, tu comprendras. Zoé est l’aînée avec Spencer. Ils étaient faux jumeaux. Ensuite, il y a Nadège, moi et enfin notre dernière, Lanie. Nous vivions dans le IN et il faut le reconnaître dans une famille riche. On peut dire qu’on avait la belle vie. Mais un jour, mes parents ont dû aller au lycée car Zoé était convoquée dans le bureau du proviseur. Ils ont eu un accident de voiture en la ramenant. Ils sont morts tous les trois sur le coup. Nous sommes officiellement restés sous la responsabilité de mes grands-parents, même si c’est Spencer qui veillait sur nous. Nous avons donc vécu tous les quatre, soudés. Lanie n’avait que six ans au moment de leur mort et elle leur en a beaucoup voulu. Quelques années plus tard, Nadège a rencontré son compagnon. Ils se sont très vite mariés et se sont installés dans la demeure familiale. Ensuite, Nadège est tombée enceinte et sa petite fille est née. C’est à ce moment qu’elle a décidé de l’appeler Zoé en l’honneur de notre sœur aînée. Lanie l’a très mal pris. Entre-temps, j’ai rencontré Chana et j’ai commencé à m’éloigner petit à petit mais je suis resté pour Zoé junior et pour Lanie. Spencer, Nadège et moi nous nous occupions des deux petites. Puis... Nadège est descendue ici dans le OUT lors d’une expédition officielle. Il y a eu un coup de grisou. Son mari était avec elle. Ils n’ont pas survécu. J’avais dix-neuf ans, Nadège seulement vingt-deux. Spencer, à vingt-quatre ans, s’est donc vu confié la garde officielle de Zoé. Il est devenu son responsable légal alors qu’il était encore celui de Ninie. Elle n’avait que seize ans à l’époque, Zoé huit mois à peine. C’est à ce moment-là que je suis parti. Lanie a commencé à s’éloigner, elle est entrée en tant que stagiaire à l’Institut. C’était sa façon de surmonter cette nouvelle épreuve, mais je ne l’ai pas supporté. Chana était là, elle m’aidait à évacuer ma peine. Grâce à elle, j’ai pu surmonter ma douleur. Malheureusement, j’ai dû le faire au détriment de la seule famille qui me reste. J’imagine que Spencer vit encore dans la demeure familiale avec Zoé et Lanie comme il se l’est juré. Moi je n’ai pas eu cette force... et je n’en suis pas fier. C’est pour ça que je dois faire quelque chose, c’est pour ça que je ne peux pas me permettre d’abandonner ma petite sœur encore une fois.
Je regarde Vin, je ne sais pas quoi dire. Lui non plus ne semble pas savoir quoi répondre. Chana rompt le silence :
— Nous allons t’aider. Pas vrai, Viny ?
Je vois le visage de mon ami se tordre en rictus contrarié. Il prend le temps de réfléchir quelques secondes avant de dire.
— Je connais un gars du poste sécurité, je vais voir ce que je peux faire…
— Merci, Viny.
Chana a les yeux humides d’émotion. Luke agite la tête reconnaissant.
— J’en ai marre de jouer tout seul, moi veux jouer avec tonton Viny !! s’écrie Eliott en entrant brusquement dans la pièce.
— Pas aujourd’hui microbe. Il se fait tard. Tu devrais déjà être au lit mais je reviendrai très vite je te le promets, répond Viny tout en posant sa grosse main sur la tête de son neveu.
— Oui, ça fait beaucoup d’émotions, enchainé-je. On va y aller.
Chana se dirige vers Vin pour l’embrasser tandis que Luke me raccompagne jusqu’à la porte. Il semble hésiter.
— Tu ne parleras de cette conversation à personne ?
— Personne, Vin est comme mon frère.
Il semble soulagé.
— Merci.
Il me donne une bonne poignée de main. Chana vient, à son tour, me faire la bise. La porte se referme sur nous. Viny ne parle pas, il affiche la même expression que moi, il y a plus d’une heure, avant que nous n’entrions.
— Je suis désolé Vin mais il fallait qu’on sache la vérité…
— Je comprends, je ne t’en veux pas, même si tu aurais pu me parler de tes doutes avant !
— Je préférais que ce soit lui qui te dise la vérité.
— Moi j’aurais préféré que ce soit Chana.
Son ton est morne.
— Ne lui en veux pas. Elle a dû promettre de ne rien dire et puis ce n’est pas d’une grande importance: Luke semble avoir choisi le OUT.
Il hausse les épaules avant de répondre.
— Il choisit sa sœur.
— Tu aurais fait pareil.
Vin va pour objecter mais se ravise.
— C’est vrai. Mon problème est que je ne sais pas comment je vais réellement pouvoir les aider.
— Tu vas parler avec ton ami du poste sécurité et peut-être qu’il te donnera une information intéressante ?
Viny s’arrête quelques secondes avant de me dire soucieux :
— Je l’espère.
Chapitre 32
Harry
Le sable doré… Lumière. Aveuglante. Bourdonnements. Voix. Douleur. Aïe ! Douleur ! Aïe. Réfléchir. Out. Danger ! Bruits… Voix…
— … nière solution…
Le sable doré… vois du sable…
— … comme si elle avait vidé toute sa force vitale de son corps… Reste du sable…
— … une chance qu’on ait pu intervenir à temps. Intervenir ? Non ! Colère…
Difficile d’ouvrir les yeux. Impossible. Mal partout. Fatiguée… Dormir. Dormir encore.
— … très faible. Pourquoi n’ai-je pas accès à son esprit ? Il devrait être à ma merci. Voix familière… Sandy ! Non ! Danger !
— Elle est passée très près de la mort et il se peut qu’elle soit dans le coma. Il n’y a donc plus de pensées cohérentes. Tant qu’elle est dans cet état, son esprit n’existe plus, court-circuité.
Hum… Voix inconnue… Dur de réfléchir.
— Mais il y a bien quelque chose à faire tout de même. Ça fait déjà quatre jours que je patiente !
— Tout ce que l’on peut faire, c’est attendre qu’elle se rétablisse assez pour retrouver l’accès à son cerveau.
Juron. Rire nerveux. Pas content.
— Donc elle s’est transformée en bloc de pierre !
Porte qui claque. Main qui me touche. Panique ! Impossible d’ouvrir les yeux. Impossible de bouger.
— Restez calme.
Voix inconnue. Voix basse.
— Je sais que vous m’entendez. J’ai senti que vous aviez repris connaissance. Je vais vous sortir de là. Surtout gardez les yeux fermés et tâchez de garder votre esprit le plus vide possible. Je vais vous aider… Comprends. Main sur ma peau. Fatigue…
J’ai dû me rendormir. Je le sais, car j’arrive enfin à penser normalement… presque normalement. Je crois. C’est lent. Je suis lente. Je n’aime pas ça. Je bouge. Je suis immobile, j’ai mal partout mais je bouge.
— Ça va aller maintenant. Ouvre les yeux.
Je connais cette voix. C’est difficile. J’ai l’impression qu’elles sont lourdes. Trop lourdes. J’ouvre les yeux. C’est flou. Sombre. J’ai mal partout. Dans l’obscurité, je distingue la silhouette d’Harry. Je dois être en train de rêver. Je suis dans ses bras. Je le vois qui me redresse et me met sur mes jambes. Sympa comme rêve. Sauf que j’ai mal partout. Je manque de perdre l’équilibre. Il me rattrape et m’effleure les bras. Je me sens quelque peu revigorée. Je vois… En fait, je ne rêve pas. Harry est là, sous terre, devant moi, et il vient de booster mon flux énergétique pour que je reste consciente.
— Il va falloir que tu marches, me dit-il. Tu vas y arriver ?
— Comment as-tu… Que fais-tu ici ?
Harry m’adresse un sourire mystérieux.
— Pas ici. Je te raconterai mais là on doit se dépêcher.
J’acquiesce, pleine d’espoir. Je veux partir d’ici. Il me prend la main et se met en mouvement. Il va vite. J’ai la tête qui tourne, les côtes en feu. Je ne sais pas ce qui m’arrive mais mon instinct me dicte de lui obéir. Les rues sont désertes. Je ne sais même pas si ça en est. Ça ressemble plus à des conduits d’égouts. On presse le pas puis on arrive à un arrêt de métro. Il s’arrête. Je le regarde, affolée. Il me rassure aussitôt :
— Deux de mes hommes ont trafiqué les caméras sur tout le secteur. On sera en haut avant qu’ils ne comprennent qu’on les a roulés.
En haut. Ça me fait chaud au cœur d’entendre ça. J’ai hâte de partir d’ici. Le métro arrive et on monte dedans. Il y a des gens à l’intérieur mais on ne s’occupe pas de nous. Je baisse les yeux et remarque enfin ce que je porte : un t-shirt ample et délavé ainsi qu’un pantacourt noir et abîmé. Harry est affublé d’un bleu de travail rapiécé. On ressemble à d’authentiques outiens. Beurk !
— C’est toi qui m’as changée ? demandé-je à voix basse.
Harry me sourit comme si l’idée l’amusait. Une femme s’approche de nous. Je me raidis aussitôt.
— Princesse, que t’est-il arrivé ?
Sa voix est empreinte de tristesse et de compassion. Je lance un regard effrayé à Harry qui pose une main rassurante sur mon épaule et répond à ma place :
— Le poste de sécurité m’a dit qu’on avait retrouvé ma sœur dans cet état. Quand je suis allée la chercher, elle ne se souvenait de rien.
Je lance un regard honteux et rempli d’excuses à la femme pour corroborer le propos de mon ami. Elle pose une main réconfortante sur mon avant-bras. Je sursaute, apeurée. Ma réaction ne l’étonne pas. Elle me prend pour une minette qui a été agressée. Bon ce n’est pas tout à fait faux…
— Miséricorde ! lâche l’inconnue. J’espère que le poste de sécurité arrêtera celui qui a fait ça. On ne doit pas laisser un tel acte impuni.
— Je suis d’accord, répond Harry d’un ton qui veut dire autre chose pour lui que pour son interlocutrice.
J’affiche un tout petit sourire reconnaissant alors que je suis complètement dépassée. Voilà qu’il parle tranquillement aux ennemis maintenant. Sait-il que je me suis fait tabasser par ces gens ? Le métro s’ouvre et il m’entraîne à l’extérieur. Je le suis. Il me faut quelques temps pour reconnaître le conduit sept, celui-là même où je me suis fait arrêter.
Ô joie ! Nous pressons le pas puis gagnons le conduit par lequel nous étions descendus l’équipe et moi.
— Le passage n’a pas encore été rebouché par le OUT, nous pouvons donc l’utiliser pour rentrer, m’explique-t-il.
Nous continuons d’avancer puis arrivons jusqu’à notre brèche. La liberté me nargue à un mètre vingt au-dessus de moi. Harry ferme les yeux. On nous descend aussitôt une échelle. D’autres des miens nous attendent à la surface. J’en ai les larmes aux yeux. Harry me fait signe de passer la première. Je pose les mains sur mon issue de secours quand j’entends :
— Ne bougez plus !
Je me fige devant cet air de déjà vu. Harry m’imite, détendu. Le lieutenant Sandy arrive en courant, arme au poing. Étrangement, il est seul.
— C’est la fin de votre folle évasion ! jubile-t-il.
Harry sourit, amusé.
— Vous êtes seul, annonce-t-il. Vous êtes seul, car vous avez compris mon plan avant vos confrères. Ils ne seront pas là avant dix minutes. Au moins. C’est plus qu’il nous faut pour sortir d’ici et condamner la brèche.
Sandy émet un petit rire nerveux. C’est à ce moment que je comprends qu’il est mort de peur. Il faut admettre que nos pouvoirs émotionnels sont impressionnants. Ou plutôt ceux d’Harry le sont.
— Je ne vous laisserai pas faire, répond Sandy, la main crispée sur son arme.
Je sens que Sandy cherche à gagner du temps. Il ne peut rien seul contre nous, mais si les renforts arrivent, nous sommes fichus.
— Tu te sens d’attaque ? me chuchote Harry. Un coup de main ne serait pas de refus.
— C’est à cause de cet homme que je suis dans cet état alors oui, je suis prête à lui rendre la monnaie de sa pièce.
— Dans ce cas, tu sais ce qu’il te reste à faire. Tu es la meilleure pour ça.
En effet. Je fixe alors le bras de Sandy, qui le regarde à son tour, tétanisé. Je vois qu’il veut presser la détente mais il ne peut pas. Il n’en a plus la force. J’ai retiré toute l’énergie de son bras. Harry bondit sur lui et le désarme sèchement. Épuisée, je lui rends le contrôle de son bras. Harry peut gérer seul à présent. Sandy pousse un cri indigné puis frappe mon associé qui le saisit aussitôt à la gorge. Harry ne le lâche plus des yeux tandis que l’effroi et l’horreur jaillissent dans ceux de l’Outien.
— Non ! crié-je en comprenant soudain. On n’en a pas besoin !
Mais c’est trop tard. Je me saisis du bras d’Harry quand il lâche le lieutenant vidé de toute son énergie vitale. Les mots me manquent, se perdent dans ma gorge alors que je vois mon geôlier s’écrouler comme un pantin désarticulé.
— C’était nécessaire, me dit Harry. Il ne nous aurait jamais laissés tranquille sinon.
J’observe le corps, horrifiée. Pourquoi ? On avait la situation sous contrôle. Ce n’était pas utile. Je tremble de tout mon corps. Harry me secoue et me montre l’échelle. J’acquiesce. L’instinct de survie reprend le dessus. Je ne les laisserai pas me reprendre. Je sens le peu d’énergie qu’Harry m’a insufflée m’abandonner de nouveau. La douleur que j’avais presque réussi à oublier m’assaille de toutes parts. Je jette un coup d’œil à la trappe ouverte. Je vois la tête de Julian qui me fait signe de monter. J’oublie la peur, la douleur et je grimpe. Avec énergie. Dès qu’il le peut, il me saisit et me hisse à la surface. Je m’écroule dans ses bras, à bout de forces.
— Ravi de te revoir, Mc Wright, déclare-t-il.
Je lui souris, tellement contente de le voir mais ma vue se brouille. Je vois à peine Harry sortir derrière moi.
— Il faut l’emmener à l’hôpital. Je l’ai boostée artificiellement mais cela s’estompe. Elle a besoin de soins.
Sa voix se fait plus lointaine. Je distingue à peine son sourire quand il s’approche de moi. J’ai tout juste le temps d’apercevoir Cameron hocher la tête pour me saluer avant d’être une nouvelle fois emportée par le brouillard…
Chapitre 33
Une journée presque tranquille
Je me réveille difficilement, ces deux dernières journées m’ont fatigué. J’ignore si c’est la reprise ou les déclarations de Luke mais j’ai bien envie de rester couché. Je m’assois lentement, prends le temps de m’étirer, mon dos me fait souffrir. La banquette n’est pas des plus confortables. C’est bien pour cette raison que, sorti de convalescence, j’ai laissé mon lit à Mila. Gaja l’apprécie, je crois. Je lui ai dit qu’elle cherchait du travail dans le centre et qu’elle n’avait nulle part où aller. Ma mère n’a rien trouvé à redire. Je remarque, en passant dans la cuisine, que cette dernière n’est pas encore levée. J’allume le feu, lui donne des combustibles puis entreprends de m’alimenter à mon tour. Quelques racines bouillies avec du pain feront l’affaire. Gaja apparaît alors.
— Tu n’as pas l’air très bien reveillé, mon fils, me dit-elle en baillant.
— Toi non plus, lui fis-je remarquer, tandis que je la vois porter à ses lèvres un bol vide.
Elle laisse échapper un petit rire. Ce réveil est léger mais je sais que la journée qui nous attend le sera bien moins. Viny doit se rendre au B3, ce soir. Il y a déjà été hier mais son pote du poste sécurité, Rick, ne s’y trouvait pas. Il espère le rencontrer aujourd’hui…
— Tu rentres tout de suite après le travail ? me demande Gaja. Parfois, j’ai l’impression qu’elle aussi, est télépathe.
— Non je ne pense pas, je vais aller voir des potes.
— Encore ? J’espère que ce ne sont pas ceux qui sont à l’origine du dérapage dans le monde des Inites…
Je ne réponds rien.
— Et tu as pensé à Mila, elle doit s’ennuyer, la pauvre.
— Je ne rentrerai pas tard.
Je sais que cette réponse ne lui convient pas mais je n’ai pas vraiment le choix. Je me lève et lui donne un baiser pour m’excuser. Je ne peux pas me permettre de courir avec ma jambe, il faut donc que je me débrouille pour être à l’heure.
Il fait un peu plus frais aujourd’hui et humide. Il a dû pleuvoir en surface. La nappe phréatique va pouvoir se remplir et c’est une bonne nouvelle. Le métro arrive rapidement. Je prends place sur un siège et je me vois dans le reflet. Moi Mitch, toujours le même et pourtant… Je repense à « Jolis yeux bleus » qui discutait avec son amie et je me dis que si je la croisais aujourd’hui je pourrais lire dans ses pensées. Ceci me fait sourire. Après deux arrêts, le métro s’arrête et je descends. Je reprends mes bonnes habitudes.
— Bonjour, Mme Pomfeyce ! Je vais vous prendre deux pains.
Elle lâche sa grosse cuillère puis rajuste son bonnet gris. Comme à son habitude, elle me demande :
— T’as de quoi payer ?
— Oui.
Ça a du bon d’être promu. Certes je ne roule pas sur l’or mais ça me permet de faire ma bonne action. Je lui tends la monnaie avant de m’éclipser. Louis est fidèle au rendez-vous et moi aussi.
— Tiens, lui dis-je en lui offrant l’un des deux pains.
— C’est trop, Mitch, je ne peux pas accepter.
— Prends, ne me mets pas en retard !
Je lui fais un clin d’œil et me dirige vers Borderno. Ce matin, j’ai presque l’impression que les choses ont repris leur cours normal. Je pousse la porte et m’apprête à saluer Barry quand je constate qu’il n’est pas là. Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est venu prendre de mes nouvelles et cela m’inquiète. Je n’ai pas tout de suite remarqué Lilian en train de se changer derrière la porte de son casier.
Il rabat celle-ci et me dit :
— Barry est au Siège.
Il ne m’avait pas manqué. Je repense à notre dernière conversation.
— Je ne délirais pas, Lilian, quand on s’est vus la dernière fois.
Je regarde rapidement autour de moi afin de m’assurer que nous sommes bien que nous deux et poursuis.
— Je sais que tu es une taupe.
A ces mots Lilian tressaille et je ne suis pas mécontent de ce petit effet sur lui. Sans plus attendre je me connecte à ses pensées. « Il m’a vraiment vu avec elle alors… Que répondre ? »
— Ce n’est pas ce que tu penses, dit-il après quelques secondes d’hésitation.
— Je veux bien que tu m’expliques dans ce cas.
« Il ne va rien lâcher mais ce n’est ni le moment ni le lieu. » La porte s’ouvre brutalement et James apparaît. Ceci me fait rager intérieurement, car ça nous oblige à arrêter là notre conversation.
— Mitch, Lilian… dit-il en traversant la pièce. Nous lui répondons poliment.
— Tu devrais y aller, me lance Lilian.
— Je sais ce que j’ai à faire, je te remercie.
Sans plus attendre, je regagne la salle 027. Les conduits de métro sont calmes et la journée passe paisiblement. Quand vient vingt heures, je m’empresse de regagner le local. Vin est là et il affiche un air soucieux.
— Ça va, lui, dis-je, en arrivant à sa hauteur.
— J’ai connu mieux.
— Je vais aller voir Renaud, ça fait un moment que je ne suis pas passé. Si tu veux nous rejoindre quand t’auras fini.
— Oui, je passerai, répond-il, sans enthousiasme.
Je n’insiste pas et me rends directement chez notre ami. Je constate rapidement qu’ils sont tous là et qu’ils affichent tous le même air dépité. Mon apparition les fait sourire.
— Voilà le héros ! clame Blade.
— C’est super que tu sois venu, tu vas pouvoir nous expliquer ce qui s’est passé lors de ta captivité ! se réjouit Jess.
JC… reste JC tandis que Renaud me fait un sourire chaleureux avant de me demander :
— Comment vas-tu ? Enfin rétabli ?
— Oui, c’est bon, je garderai juste une belle cicatrice.
— Au moins toi tu es rentré, ajoute JC froidement.
— Quand je pense qu’ils détiennent certains des nôtres ! s’exclame Jess.
— Tsss on ne peut pas laisser ça comme ça ! renchérit Blade.
— Ça suffit, on en a déjà parlé. Pour l’instant on ne va rien faire de stupide. C’est parce qu’on n’a pas réfléchi qu’ils sont captifs, je vous le rappelle. On va laisser le Siège agir ! crie Renaud.
Renaud, qui est habituellement très calme, se laisse envahir par la colère.
— Le Siège ne va rien faire !
Jessica ne se laisse pas démonter.
— On tient un de leurs espions, faut juste qu’il crache quelques infos, lui répond Blade. Et toi que peux-tu nous apprendre ? poursuit-il, en s’adressant à moi.
Je m’assois avec eux. Je ne dirai rien sur Luke et Lanie mais je vais leur expliquer comment s’est passée ma captivité. Je commence mon récit. Blade et Renaud sont attentifs, Jess semble boire mes paroles et JC… ai-je vraiment besoin de le dire ?
Ceci nous occupe une bonne heure et je remarque que Vin n’est toujours pas là. Je commence à me faire du souci. J’espère qu’ils n’ont rien entrepris. Blade décide de me raconter ce qui s’est passé à leur retour de l’attaque. Il m’explique comment ils ont bloqué les issues pour éviter que des Inites ne les poursuivent dans les conduits et comment ils ont géré les blessés. Jess complète en indiquant comment le Siège a réagi en apprenant cela. Je suis content d’avoir manqué ces événements même si cela signifie que j’étais aux mains de l’Institut.
La porte s’ouvre enfin et Viny apparaît, un grand sourire aux lèvres.
— Eh ben t’en as mis du temps ! s’exclame Jess.
— Je t’ai manqué ? demande mon ami.
Il est de très bonne humeur, j’ai l’impression que les nouvelles ont été bonnes. Peut-être que Lanie a capitulé et qu’elle a été relâchée ? En guise de réponse Jess part dans un grand rire, rapidement rejoint par Vin. Nous, le reste de l’assistance, restons là sans rien dire. Il semble parfois qu’eux seuls se comprennent.
— J’ai une sacrée nouvelle, les gars ! poursuit Viny.
— Comment ça ? s’inquiète Renaud.
— Nos collègues ont été relâchés ? demande Blade.
— Non, répond Vin comme s’il ménageait le suspens. L’espion ennemi s’est enfui.
— Quoi ??? hurlent Blade et Jess simultanément.
— On peut savoir pourquoi cela te réjouit ? demande JC.
Vin fait rapidement disparaître le sourire qui illumine son visage. Il se sent soulagé, je peux le comprendre, mais il est vrai que son comportement apparaît comme douteux. Je fais diversion.
— Comment ça s’est passé ?
Vin affiche, à présent, un air grave :
— Des membres de l’Institut sont descendus pour le libérer et ils ont tué l’un de nos gardes.
— Pu**** ! jure Blade, tout en se levant d’un bond.
— Comment c’est possible ? s’écrie Jess. Je vous avais bien dit que le Siège ne parviendrait à rien. Ils sont incapables de prendre les bonnes décisions, d’être fermes.
Renaud a plongé son visage dans ses mains et JC lui tapote sur l’épaule. Tandis que Blade et Jess se lancent dans une conversation enflammée, Vin se rapproche de moi et me chuchote.
— Je suis allé annoncer la nouvelle à Luke et Chana. C’est pour ça qu’il a mis tant de temps. Il poursuit :
— C’est triste pour le garde mais dans un sens tout est bien qui finit bien.
A peine a-t-il prononcé cette phrase qu’une alarme retentit. Le son est affreusement fort et qui nous perce les oreilles. Il est impossible de l’ignorer.
— Renaud, qu’est-ce que c’est ? hurle Jess par-dessus le bruit.
Elle regarde partout autour d’elle pour essayer d’identifier la source de l’alarme.
— Ça ne vient pas de chez moi, répond notre ami. C’est le signalement de l’état d’alerte maximum.
Ces paroles résonnent dans mon crâne et l’image de Gaja et Mila s’impose à moi. Il faut que je rentre, et vite. Rapidement, nous nous laissons, chacun se précipite vers son foyer. Dans les rues, le son est insupportable, les gens se ruent paniqués vers le métro et les habitations. Vin monte avec moi puisque nous allons dans la même direction.
— Tu crois qu’on est attaqués ? me demande-t-il.
— Je n’espère pas.
Nous regardons par la fenêtre, à l’arrêt suivant, et nous voyons plusieurs gardes déambuler. Le son ne s’arrête pas, l’alarme retentit encore et encore. Je plaque mes mains sur mes oreilles. Il me semble que le métro se déplace trop lentement. Enfin, j’arrive à Pierre qui roule. Je cours jusqu’à chez moi et je pousse la porte d’entrée brusquement. Elles se trouvent toutes les deux dans le salon. Mila semble paniquée tandis que Gaja est prostrée sur la banquette, elle tient sa tête à deux mains. Elle se redresse en me voyant, ses yeux sont humides.
— Mitch, la guerre avec le IN est déclarée.
— Quoi ?
— Ils viennent de l’annoncer, rien ne sera jamais plus pareil.
Chapitre 34
Plus rien ne tourne rond
Quand je rouvre les yeux la première chose que je vois, c’est le soleil qui illumine le ciel à travers la fenêtre. La seconde, c’est Spencer, mon grand frère, mon rempart contre l’adversité, qui me regarde en souriant avec des yeux fatigués et embués de larmes. Il me salue chaleureusement et je lui réponds faiblement. Je suis encore très fatiguée. Je ne pensais jamais le revoir.
— Où est Zoé ? demandé-je.
— À la danse, répond-il d’une voix douce. La maman de Camélia la récupère et j’irai la chercher directement chez elle.
Camélia est une gentille petite fille… un peu simplette peut-être mais gentille et Zoé l’apprécie. Je reporte mon attention sur Spencer. Je ne l’ai jamais vu si fatigué.
— Harry m’a dit que tu avais tenté…
Mon sang se glace. J’aurais préféré qu’il n’en sache rien. Je sens les larmes monter.
— Je te demande pardon mais je n’avais pas d’autres choix.
— Je sais, me rassure-t-il. Je suis simplement heureux que tu aies échoué.
Ses derniers mots résonnent tristement en moi : j’ai échoué. Mila m’a trahie et je n’ai pas réussi à mener à bien la dernière solution. Quel piètre responsable de secteur je fais !
— Ne sois pas trop sévère avec toi-même, Ninie. Je suis fier de toi, tu sais.
Je le dévisage, bouche bée. Mon frère n’est pas du genre à exprimer ses émotions.
— Quant à ton Potentiel disparu, je suis certain que tu trouveras une solution.
— Comment peux-tu en être aussi sûr ?
— Je suis le frère d’une Ultra Émotionnel. Cela m’a peut-être rendu plus intuitif, sourit-il. Veux-tu te regarder dans le miroir ?
Je suis de nouveau stupéfaite, déroutée par sa question qui me prend de court. Je le soupçonne de l’avoir fait exprès pour clore la conversation. Il me tend une petite glace et je découvre mon reflet pour la première fois depuis mon expédition souterraine : je porte un pansement au niveau de l’arcade sourcilière et mon visage porte encore les stigmates des mauvais traitements des jours derniers. Toutefois, je constate que mes yeux ne sont pas – plus ? – enflés bien que d’une teinte jaunâtre. Je caresse machinalement mon arcade et constate qu’elle est encore douloureuse. Étrange, la coupure n’était pas si profonde…
— Eh bien… On peut dire qu’ils ne m’ont pas ratée.
— En effet.
On frappe à la porte de ma chambre. Deux médecins pénètrent dans ma chambre. Ils semblent très jeunes, trop à mon goût. Spencer se lève et m’embrasse sur le front.
— Repose-toi et sois gentille avec ces gens. Je dois aller chercher notre nièce.
Il s’éloigne en fermant la porte derrière lui, me laissant seule avec les gamins-médecins.
— Bonjour Lanie, me dit celui de gauche. Je fronce les sourcils.
— Tu ne te souviens pas de moi ? continue-t-il.
Maintenant qu’il le dit, sa tête m’a l’air familière. En même temps, on est à l’Institut, j’ai dû croiser toutes les personnes qui y travaillent… Comment peut-il croire que je me souviens de lui ?
— Je suis Todd, on est entrés dans le programme la même année.
Todd, bien sûr… Ce qui veut dire que l’autre c’est Louis. Ils étaient déjà inséparables à l’époque. N’empêche que c’est effectivement un gamin, il a presque le même âge que moi.
— Quand on t’a ramenée, j’ai eu du mal à le croire. J’ai bien cru que j’allais recycler mon premier Ultra, et pas des moindres en plus, toi.
Je pince les lèvres. Merci du compliment. Aujourd’hui, on n’ensevelit plus personne. Lorsque quelqu’un décède, celui-ci est transporté à l’Institut pour être « recyclé ». Cela signifie qu’on récupère tout ce qui peut être scientifiquement exploitable puis on incinère les restes. Notre monde est en ruine : on n’a plus l’espace pour exposer les os de nos défunts ni les moyens de se payer le luxe de les laisser pourrir avec des organes viables. C’est comme ça, on nous recycle et on l’accepte. Toutefois ça fait bizarre d’entendre parler de son propre recyclage. Louis se racle soudain la gorge.
— Si tu le veux bien, j’aimerais que l’on parle de ton expérience. Je le fixe et attends la suite.
— Je travaille au laboratoire et concentre mes recherches sur l’interruption intentionnelle des flux énergétiques.
— Un terme politiquement correct sur la dernière solution donc.
Louis s’empourpre immédiatement.
— Mon travail ne se limite pas qu’à cela mais elle l’englobe oui et ton expérience me serait utile.
— Donc voilà à quoi se résume ton job ? Analyser les échecs de tes semblables ?
— C’est une recherche importante. Comprendre comment gérer l’interruption des flux pourrait être d’une grande utilité à l’avenir. Or malheureusement, il y a peu de sujets qui peuvent partager leurs expériences.
— C’est sûr que le nombre de volontaires est assez limité et il est difficile d’interroger ceux qui ont réussi, ironisé-je. Je passerai te voir pour discuter quand je serai sortie d’ici, ça te va ?
Mon ton ne tolère aucune réplique. Il sait que de toute façon, il est inutile de discuter. Je me tourne alors vers Todd.
— Alors comment je vais ?
Todd se gratte la tête pour cacher son malaise.
— Tes constantes sont encourageantes : ton flux énergétique remonte naturellement et tu cicatrices bien. Tu t’achemines vers un rétablissement complet.
— Combien de temps ?
— Pour le flux énergique, deux semaines. Sur le plan physique, c’est un peu plus délicat. À ton arrivée, ton arcade sourcilière était infectée. On t’a donné des antibiotiques mais il faudra au moins une semaine avant que l’infection se résorbe puis enlever les points de suture. Pour tes côtes, ce sera beaucoup plus long. Un bon mois pour que le gros de la douleur s’estompe et trois autres mois pour la consolidation des os.
— Quand pourrai-je reprendre le travail ?
— Pour l’instant, tu dois penser à te reposer.
— Quand ?
— Pas avant une bonne semaine. Ton flux énergétique doit remonter à un niveau stable avant de te permettre de reprendre le travail. Tu as un poste à responsabilités. Tu conviendras avec moi que tu ne peux pas être à 30 % de tes capacités.
Sa réponse me dérange mais je sais qu’il a raison. Todd et Louis me saluent sûrement ravis d’en avoir fini avec moi. Je me sens faible et fatiguée. Je déteste ça. Je ferme les yeux mais le sommeil me boude. De toute façon, même si je voulais dormir, ce serait impossible, car on frappe à nouveau à la porte. C’est pire qu’à l’accueil de l’Institut. Bref, j’invite mes nouveaux visiteurs à entrer : Mag et Alekseï. La vue de ce dernier provoque en moi un élan de colère et je n’ai aucun mal à en deviner la cause. Il me rappelle trop Juda pour que je reste calme en sa présence mais je ne laisse rien paraître. Mag semble soulagée de me voir consciente.
— Tu parais en forme, me dit-elle.
— Tu as toujours été une très mauvaise menteuse, je réponds en souriant.
— Oui, bon, c’est vrai que je t’ai vue sous un meilleur jour.
Sa gaieté m’amuse. Je suis heureuse de la voir mais j’aurais vraiment préféré qu’elle vienne seule.
— Alors comment te sens-tu ? me demande-t-elle.
— Bien. Les médecins disent que je vais me rétablir.
— Mais que s’est-il passé à la fin ? Spencer nous dit que tu as disparu et tu réapparais une semaine plus tard inconsciente et couverte de bleus !
Une semaine ? J’ai du mal à la croire. Suis-je vraiment restée sous terre si longtemps ? Mag perçoit mon trouble si bien que je lui dis :
— Je ne me souviens pas de tout. Je suis restée longtemps inconsciente.
J’espère que ça va lui suffire pour l’instant. Elle est d’une insupportable curiosité mais je ne sais pas encore ce que j’ai le droit de dire ou non. Alekseï rompt le silence qui était en train de s’installer :
— C’est en rapport avec ma sœur ?
Coincée. Je peux lui mentir, je fais ça très bien mais je sais aussi très bien que ce serait inutile.
— Oui.
— Alors elle est bien dans le OUT ? s’étrangle-t-il.
Il me regarde, horrifié, et attend que je développe. Dois-je lui dire ? Je vois son regard désespéré et je sais que je ne peux lui laisser de faux espoir.
— Oui.
— Il faut faire quelque chose ! Il faut aller la chercher, elle est…
— Non.
Les mots se perdent dans la gorge d’Alekseï, qui me regarde avec des yeux exorbités.
— Elle a choisi son camp. On ne peut plus rien pour elle.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Je dis qu’elle a choisi le OUT, elle ne remontera pas.
— Vous mentez ! Vous dites ça, car vous ne voulez rien faire pour l’aider !
La rage m’envahit tout à coup. Il n’a pas le droit de me parler sur ce ton. Pas après tout ce que j’ai fait pour lui et pour sa misérable petite sœur ! C’est injuste !
— Je suis descendue pour la chercher et voilà ce que j’ai récolté ! J’ai failli mourir pour la ramener ! Et vous savez ce qu’elle a fait en retour ? Elle est venue me voir en captivité et a révélé aux Outiens qui j’étais et ce que je savais faire. Elle a trahi ma confiance et vous a trahi, vous ! Alors ne venez pas me dire que je m’en fiche ! Mila est passée à l’ennemi et quoi que vous puissiez dire, cela ne changera rien !
C’en est trop pour Alekseï qui se rue à l’extérieur. Ce type est comme sa sœur. Lâche et faible. Cela m’écœure. Mag me dévisage, assommée. Je la vois lutter pour ne pas pleurer. Je comprends son malaise. Elle se retrouve au milieu, entre son petit ami et sa meilleure amie. Je la regarde gentiment :
— Rejoins-le, il va avoir besoin de toi pour affronter cette épreuve. Mag me prend dans ses bras avant de dire :
— Je sais que tu en as déjà fait beaucoup mais je t’en prie, si l’occasion se présente, ravale ta colère et laisse-lui une dernière chance.
— Je lui en ai déjà donné beaucoup.
— S’il te plaît ! Mila est tout pour son frère ! Ninie, je te le demande comme à une sœur !
J’ai les larmes aux yeux. Je hausse les épaules comme pour dire « on verra ». Elle m’embrasse encore puis file à la poursuite de son copain. Je suis mal, car je sais que je ne pourrai plus me montrer clémente avec Mila. Elle m’a vendue à l’ennemi et je ne pourrai jamais le lui pardonner.
De longues minutes s’écoulent avant qu’on frappe à nouveau à ma porte. Je redoute cette nouvelle visite. Je suis à bout de force. Harry entre. Je tâche de me redresser pour lui faire bon accueil mais il me fait signe de me détendre. Je ne vais rien dire. Il tient une grosse boîte de chocolats.
— De la part de tous les collègues, m’annonce-t-il.
Je suis stupéfaite. Cela a dû coûter une fortune.
— Je me suis entretenu avec ton frère, c’est quelqu’un de bien.
— Tu sais donc que ce n’est pas mon mari.
— Tout l’Institut le sait. Quand tu as disparu, Julian Storm s’est empressé de le contacter et nous l’a présenté comme tel.
— Je n’ai jamais caché ma parenté avec lui, répliqué-je.
— Tu n’as jamais cherché à démentir les rumeurs non plus.
— Ma vie privée ne regarde personne.
Il sourit mais ne me contredit pas.
— Mon amie Magdaléna a dit une chose qui m’a perturbée. J’ai vraiment disparu pendant une semaine entière ?
Harry reprend immédiatement une mine sévère.
— Oui. D’après nos informations, tu es restée trois jours au poste de sécurité avant d’être transportée au poste de secours où tu es restée quatre jours inconsciente.
Il prend ma main et la serre. Je me crispe aussitôt. Je n’ai jamais aimé les contacts physiques mais depuis ma récente aventure, c’est pire. Toutefois, il ne me lâche pas.
— Comment as-tu fait ? demandé-je après un temps.
— L’équipe d’intervention est remontée seize heures avant l’horaire prévu ce qui a tout de suite alerté l’Institut et par extension les responsables de secteur. M. Jaq m’a dit que tu faisais partie de l’expédition alors j’ai tout de suite activé mon réseau là-dessous pour savoir ce qui s’était passé. C’est comme ça que j’ai appris que tu avais été capturée. Julian Storm nous a révélé que tu avais utilisé le code d’urgence pour les prévenir et qu’ils avaient pu remonter grâce à toi. Ils voulaient donc qu’on mette en place un plan pour te récupérer. Il refusait qu’on t’abandonne mais tu sais, la politique… Ils ont dit que c’était trop dangereux et qu’ils devaient réfléchir et tout le tralala. Il s’est donc tourné vers moi. J’avais déjà mis mes indics sur le coup et je savais que tu étais sous étroite surveillance au poste de sécurité. C’est une zone trop bien protégée. On ne pouvait t’atteindre tant que tu étais là-bas. J’ai donc demandé à mes hommes de soudoyer tes gardes pour qu’ils te frappent plus fort. J’avais besoin qu’ils te blessent assez pour que cela nécessite un transfert au poste de secours où la protection y est plus faible. Je ne pensais pas que tu irais si loin…
Je sens la culpabilité dans sa voix. Je ne vois pas pourquoi. Je comprends la logique de son plan et je lui suis infiniment reconnaissante d’avoir tenté quelque chose pour moi.
— Mon homme a pu arrêter le processus de la dernière solution juste à temps. Sans son intervention, tu aurais réussi.
Merci de me le préciser, ça me soulage de l’apprendre…
— Après ça, tu as été transportée au poste de secours comme je le souhaitais. Tout était prêt. Mon homme s’était occupé de mettre tes gardes à sa solde. Il n’y avait plus qu’à attendre le moment propice pour te sortir d’ici.
— Mais comment as-tu su que c’était le bon moment ? À quelques heures près, je me réveillais et mon esprit se retrouvait à la merci du lieutenant Sandy !
Harry sourit.
— Ton médecin travaillait pour moi. Mon homme l’avait convaincu de se rallier à notre cause. Il a contrôlé ton état et quand tu as retrouvé le seuil de la conscience, il t’a rendormie pour te protéger de l’Outien puis m’a contacté pour me prévenir que le moment était venu. J’ai donc rappelé Julian et nous sommes allés vers la brèche avec son équipe. Ils m’ont transmis tout ce qu’ils avaient et je suis descendu. On ne savait pas si leur visage était connu ou non alors j’ai préféré y aller seul. Juste avant de descendre, j’ai contacté deux de mes contacts souterrains qui ont créé une panne dans tout le système de vidéosurveillance. A partir de là, j’avais une heure pour te remonter avant que le système ne soit de nouveau opérationnel. En bas, je me suis repéré grâce aux informations de l’équipe d’intervention qui a déjà fait un bon travail de repérage. J’ai regagné la planque et ai mis des vêtements plus discrets. Enfin je suis allé te chercher. Tu te trouvais là où je voulais au moment où je le voulais. Je t’ai donc réveillée. La fin, tu la connais.
Je suis sidérée. Je n’aurais jamais cru qu’Harry puisse avoir le bras si long dans le OUT. J’ai encore beaucoup à faire si je veux pouvoir le battre.
— Merci de tout ce que tu as fait pour moi. Tu m’as sauvé la vie. Il me serre plus fort la main.
— Je ne pouvais pas te laisser en bas. J’ai besoin d’une concurrente de taille pour rester au top, dit-il.
Je souris.
— Prépare-toi à me céder ton trône. Dès que je reviens dans la course, je t’extermine.
Harry sourit à nouveau, amusé.
— Tu as repris du poil de la bête, on dirait… Tu sais, ça m’a fait quelque chose de te voir comme ça, perdue et fragile.
Je grimace.
— Ne t’en fais pas, je ne le crierai pas, et puis je n’ai pas dit que je n’ai pas aimé ce que j’ai vu, au contraire. Ça m’a touché.
Puis sans que je m’y attende, il se penche sur moi et dépose un baiser sur mes lèvres. Un baiser tendre et doux. Mon cœur cesse de battre une seconde sous le choc. Il me sourit à nouveau et dit :
— Faut que je retourne travailler. La guerre s’annonce. On n’a pas une seconde à perdre. Et il s’éclipse. Plus rien ne tourne rond dans ce monde.
Chapitre 35
Trouver sa place
Il est trois heures du matin mais il m’est impossible de dormir. La banquette me semble plus inconfortable que d’habitude et je me sens mal. Je n’arrive pas à cesser de penser à ce qui vient de se passer ce soir. Après l’alarme, des gardes sont venus dans chaque habitation pour signaler l’état de guerre. Je n’étais pas là quand ils sont passés à Pierre qui roule mais je revois ma mère et Mila paniquées. Je n’ai pas su quoi dire quand elles m’ont, à leur tour, transmis cette information. J’ai juste eu la sensation de me prendre un coup de marteau sur la tête. Elle me fait d’ailleurs affreusement mal et mes idées semblent parasitées. Je ne peux pas m’empêcher de me sentir, en partie, responsable. Je soupire et soupire encore mais ça ne m’apaise pas. Cette fois c’est la guerre, la vraie. Ce n’est pas un groupe de révoltés qui se manifeste, c’est le Siège qui a parlé. La fuite de Lanie a dû être l’événement de trop. Des Inites qui s’infiltrent aussi facilement, il est évident que ça ne pouvait pas finir autrement….Je n’ai juste pas voulu y croire.
— Mitch, tu dors ?
Je reconnais la petite voix de Mila.
— Non.
Je distingue sa silhouette dans la pénombre et je la vois s’approcher.
— Toi non plus tu n’arrives pas à dormir ? poursuit-elle.
— Non.
— Ça t’embête si je reste un peu avec toi ?
— Non, ça ne m’embête pas.
Je m’assois afin de la laisser s’installer à côté de moi. Nous restons quelques minutes, plongés dans le noir, silencieux. Ce n’est pas angoissant, ce n’est pas apaisant, nous vivons juste le moment comme un instant de recueillement. Mila brise soudainement le silence, ce qui me fait sursauter :
— Mitch, qu’est-ce que ça va faire ?
Je me pose la même question mais je me doute bien que ça ne va rien donner de bon.
— Je ne sais pas exactement. Je suppose que les points d’accès vont être surveillés, de nouveaux agents de sécurité vont être enrôlés.
Elle se blottit contre moi.
— Tu crois qu’ils vont me faire captive ?
Cette idée me surprend.
— Non, bien sûr que non. Tu as montré que tu étais de notre côté. Tu sais, tu n’es pas la première Inite à venir te réfugier dans le OUT.
Je pense à Louis, Renaud puis Luke.
— J’espère que tu as raison. Tu sais, le plus important pour moi, maintenant, c’est de rester avec toi.
Je sens mon cœur se pincer. Un ange passe.
— Mitch, je ne te l’ai jamais dit avant mais… je t’aime.
Le rose me monte aux joues, heureusement nous sommes dans le noir.
— Mila, je te promets que je ne laisserai personne du OUT te faire du mal.
Je la sens se coller un peu plus contre moi. Son visage se rapproche du mien et elle me donne un baiser que je lui rends. Une vague d’émotions contraires me submerge : de la joie mais aussi de la tristesse et même de la peur. Il me semble que j’ai l’esprit encore plus brumeux qu’avant. Mila, elle, semble apaisée. Elle cale sa tête sur mon épaule et finit par trouver le sommeil. Moi, je tourne et retourne différentes idées dans mon esprit pour finalement sombrer à mon tour.
J’entends frapper. Je me réveille en sursaut ce qui arrache un petit cri de surprise à Mila. Où suis-je ? Quelle heure est-il ? Il me faut quelques minutes pour reprendre mes esprits. Je me frotte le visage. Gaja dort encore, il est très tôt. On toque à nouveau. Je me demande bien qui ça peut être. J’espère que ce n’est pas la sécurité qui vient nous annoncer une mauvaise nouvelle supplémentaire. Hésitant, je me dirige jusqu’à la porte d’entrée. Je l’ouvre finalement et reconnais Barry. Ceci me rassure un instant mais je remarque qu’il ne sourit pas. Ses traits sont tirés comme s’il n’avait pas dormi depuis plusieurs jours et son regard trahit une profonde tristesse.
— Bonjour, Mitch. Je suis désolé de te déranger de si bonne heure mais il faut que je voie Mila.
Ma gorge se serre et je suis pris d’une angoisse soudaine. Que lui veut-il ? Il passe la porte sans plus attendre et la voit assise sur la banquette.
— Bonjour, Mila.
Elle me lance un regard inquiet mais répond poliment :
— Bonjour, Barry.
— Je m’excuse de venir si tôt… commence-t-il. Vous avez été prévenus que nous sommes en guerre.
Nous agitons la tête tandis qu’il poursuit.
— Hier le suspect s’est enfui. Des Inites sont descendus et ils ont fait deux morts.
Deux ? Viny ne m’a parlé que d’un décès. Je me concentre sur ce qu’il dit.
— Le suspect a été transporté à l’hôpital et c’est là qu’ils ont attaqué. Ils ont tué l’un des deux hommes qui gardait la porte, le second dit qu’il n’a rien pu faire… puis ils ont pris la fuite.
Il marque une pause, il a des trémolos dans la voix. Pourquoi Lanie a-t-elle été conduite à l’hôpital ? Il faut que j’en sache plus. Sans attendre d’avantage je sonde son esprit et écoute en même temps ce qu’il dit.
« Quand je pense qu’il y a des espions parmi nous. Comment auraient-ils su qu’elle avait tenté de se suicider, sinon ? Bien, respire et poursuis… »
— Le lieutenant était sur les lieux. Quand il a découvert ce qui se tramait il est parti à leur poursuite.
Il marque à nouveau une pause.
« S’il avait écouté les autres agents du poste sécurité quand il les a prévenus, il serait encore en vie ! Sandy, pourquoi a-t-il fallu que tu veuilles faire justice toi-même ? C’était stupide, ce n’était pas professionnel. Tu aurais dû attendre. »
— Il connaissait bien les lieux et il a réussi à les intercepter. C’est là qu’ils l’ont tué.
« Si tu n’avais pas voulu venger ton neveu tu serais encore là et l’état de guerre ne serait pas déclaré. »
— Ceci va entraîner un certain nombre de changements, c’est l’affaire de quelques jours, le temps que toutes les consignes soient données.
Je me raidis. Où veut-il en venir ?
« Bien, il faut que je me lance. J’espère qu’elle va accepter sans faire de résistance. »
— Je veux te proposer un poste, Mila. Accepterais-tu d’être espionne pour le OUT ?
Elle laisse échapper un hoquet de surprise.
— Qu’est-ce que ça entraîne ? demandé-je.
« Bonne question, Mitch. »
Cette pensée me surprend. Je me demande brusquement s’il sait que je suis en train de lire dans son esprit. Honteux, j’arrête immédiatement.
— Dans un premier temps, qu’elle nous dise tout ce qu’elle sait sur le IN et qu’elle nous aide à améliorer la cartographie que nous avons faite de leur monde.
Mila ne répond pas tout de suite mais lâche finalement d’un ton assuré qui me surprend :
— C’est d’accord. Je hais le IN, je vous aiderai du mieux que je peux.
— À la bonne heure ! s’exclame Barry. Je suis heureux que tu acceptes de toi-même, car tu n’avais en réalité pas vraiment le choix… Nous venons d’entrer en temps de guerre, il faut se montrer dévoué.
Il laisse échapper un rire nerveux. Elle lui sourit.
— Tu es d’accord pour venir dès maintenant ? Je sais que c’est au saut du lit mais le Siège a besoin d’informations rapidement. Je t’offrirai le petit déjeuner une fois qu’on sera là-bas.
J’hésite à lire à nouveau dans ses pensées. Je ne suis pas tranquille, tant pis, je me lance. C’est pour Mila. Après quelques secondes d’inspection, je constate qu’il n’a aucune arrière-pensée ce qui me rassure.
— C’est d’accord.
Gaja apparaît soudainement dans la pièce.
— Que se passe-t-il ? Barry ? Il y a un problème ?
— Bonjour, Madame. Aucun. Je viens de proposer un travail à Mila. Ma mère nous dévisage quelques instants.
— Bien.
— Nous y allons, Gaja, dit-il en lui faisant un signe de tête. Puis en s’adressant à moi : Mitch, je te à vois Borderno dans la journée. Ce n’est pas parce que je n’y serai pas à sept heures qu’il faut que tu sois en retard !
Il affiche un faible sourire. C’est courageux de faire de l’humour en de pareilles circonstances. La mort du lieutenant l’a vraiment affecté. Je lui rends un sourire entendu. Mila vient me donner un léger baiser sur la joue et s’éloigne.
— A tout à l’heure, Mitch.
Mon estomac se noue. J’espère que Barry ne nous trompe pas. Brusquement j’angoisse. S’il savait que je lisais dans ses pensées peut-être qu’il m’a manipulé. Ne sois pas parano, Mitch ! J’inspire profondément pour me calmer. Il me faudra attendre la fin de la journée pour en avoir le cœur net… et après j’aviserai !
La journée, en conséquence, me semble interminable. L’atmosphère, avec ces dernières informations, est devenue pesante. James a même sorti sur son cou des plaques d’urticaire. Nous avons de nouvelles consignes. Une personne doit être dédiée uniquement à la surveillance des caméras 24h/24h alors qu’avant les coordinateurs les regardaient ponctuellement en même temps que les écrans réseaux. Aujourd’hui c’est moi qui m’y colle pendant que James anime le réseau. Je regrette presque d’avoir été promu pour faire ça. Je m’empresse de sortir à vingt heures. Barry a tenu parole. Il est effectivement revenu à Borderno dans la journée puisqu’il est là. Il me fait un franc sourire.
— Ça s’est bien passé avec Mila. Je pense qu’elle va nous être d’une grande aide.
Je souris par politesse mais je ne sais pas vraiment comment le prendre. Viny me coupe dans ma réflexion.
— Tu viens chez Renaud ce soir ?
— Non désolé, j’ai d’autres choses à faire.
Je veux rentrer rapidement pour savoir comment elle va. Je prends donc au plus vite les transports et je pousse la porte de chez moi avec empressement. Je découvre que Mila est là, en train de préparer des vers de terre. Elle ne semble même plus dégoûtée, elle est comme transformée : une vraie Outienne.
— Alors comment ça s’est passé ? lui demandé-je impatient.
— Très bien ! Je crois que je vais aimer ce travail.
Elle affiche un sourire radieux.
Je laisse échapper un soupir de soulagement. Il semble que Mila ait enfin trouvé sa place.
Chapitre 36
Le jeu de la guerre
Les prescriptions de Todd se sont confirmées. Le département médical de l’Institut m’a laissée sortir au bout d’une semaine lorsqu’il s’est avéré que mon flux énergétique était remonté suffisamment pour que je supporte une journée complète sans m’évanouir. La principale conséquence de mon escapade est que je suis perpétuellement fatiguée comme si je sortais d’une longue maladie. Pour moi qui ai un tempérament dynamique voire hyperactif, c’est dur à encaisser. Cette oisiveté me ronge. Surtout qu’il y a trois jours, la guerre a été proclamée. J’étais dans ma chambre d’hôpital. J’ai écouté la déclaration officielle du Gouverneur Suprême à la télévision. Il a expliqué que l’intrusion du OUT n’avait été que le commencement et qu’en dessous, ils nous avaient déclaré la guerre. Il a promis de protéger notre peuple et d’empêcher l’invasion de l’ennemi. Il a dit tout un tas d’autres choses sur les couvre-feux obligatoires à présent et sur les dispositifs de sécurité que le gouvernement allait mettre en place. Il a beaucoup parlé pour ne rien dire. De la démagogie pour limiter la terreur de la population. Mais il y a de quoi avoir peur. La guerre est déclarée.
C’est officiel. Elle menaçait et elle est arrivée. Je ne pensais pas qu’elle arriverait si vite. Je croyais que cela serait l’affaire de plusieurs semaines, que les dirigeants des deux camps chercheraient à la retarder au maximum. Mais non. Elle est là, elle est bien là, fière et déterminée.
C’est une guerre pour anéantir l’autre. C’est un génocide à grande échelle. La Scission n’aura pas suffi à calmer nos haines. Au bout du compte, Papillon n’aura servi à rien hormis laisser notre monde dans un état de ruine. Nous n’avons rien retenu de notre passé. Nous sommes prêts à recommencer.
Je ne suis pas hypocrite. Je ne dis pas et je ne dirai jamais que j’apprécie le OUT. Il est notre ennemi et mon expérience là-bas illustre cet état de fait. J’ai appris à me défendre et je réplique si l’on m’attaque. Mais ça ? C’est différent. Je le sens. Ce n’est plus simplement la rivalité de deux adversaires. C’est la violence humaine endormie qui se réveille. L’homme est conditionné pour l’autodestruction. Honnêtement, je ne comprends pas comment l’humanité a réussi à atteindre le XXIIème siècle. J’éteins mon écran qui passe les informations en boucle : situation extrême, mesures extrêmes, disent-ils. Recensement obligatoire, fouilles aléatoires, mobilisation nationale à dix-huit ans, seize pour les Ultras. On n’évoque pas le rationnement ni les conséquences économiques que la guerre provoquera. Le gouvernement croit que le OUT est faible et que le conflit sera de courte durée. Je ne suis pas de cet avis. De toute façon, il ne faut jamais sous-estimer un ennemi. On ne sait jamais ce qu’il peut faire.
La guerre est là et je suis faible. Pour la première fois depuis des jours, je suis libre et pourtant les nouvelles règles de sécurité m’enchaînent. Une guerre se profile de façon imminente et je suis en convalescence. Mon échec n’en est que plus cuisant. Je suis de retour au bureau depuis ce matin. J’ai été accueillie en héroïne. Pour mes collègues, j’ai été le premier prisonnier de guerre et je m’en suis tirée avec les honneurs. Que mon arrestation puis ma libération aient eu lieu avant la Déclaration ne change rien à ce qu’ils pensent. Je m’efforce de sourire, de tolérer les félicitations et les accolades. À vrai dire, je n’ai jamais autant apprécié les quatre murs de mon bureau. Je balaye du regard les dossiers laissés à l’abandon. J’ai un pincement au cœur en apercevant celui de Juda qui trône toujours au sommet de la pile. J’aimerais me détourner de cette chemise de malheur, laisser de côté ce souvenir mais je suis responsable de secteur, spécialisée dans le recrutement des Médicaments. Nos Ultras Physiques ne sont pas comme ceux que j’ai pu voir dans le OUT : eux, ils ont des montagnes de muscles car leur mode de vie est rustre. Les nôtres ont des capacités d’adaptation exemplaires car nous vivons dans un milieu hostile. Nous trouvons donc deux types de Physiques : les Endurants, qui ont développé une résistance importante à certaines toxines, et les Médicaments, qui ont souvent des anticorps ou des biomolécules permettant d’aider nos malades. Ma mission est de retrouver le plus de Médicaments et de leur expliquer les enjeux de leur condition. Aujourd’hui plus qu’avant, nous allons avoir besoin d’eux. Je le sais, je le sens. Je ne peux pas laisser ma colère prendre le dessus. Je saisis donc le dossier de la traîtresse et le jette dans ma corbeille. C’est un geste aussi puéril qu’inutile, l’Institut possédant une copie de chaque rapport écrit entre ses murs mais cela m’a servi d’exutoire et je peux reprendre le travail sereinement. Satisfaite, je me rassois et avale une gélule qui doit m’aider à retrouver la forme. C’est Todd qui me l’a prescrite. J’ai lu ses composants chimiques et je ne suis qu’à moitié convaincue de son utilité mais je suis responsable de secteur. Mes faits et gestes sont surveillés alors je montre l’exemple et je prends mon traitement comme il se doit.
J’ai à peine le temps de me plonger dans un nouveau dossier que mon écran s’allume sur mon bureau et m’annonce qu’on me contacte pour une visioconférence. J’accepte la communication. C’est M. Jaq. Il m’informe que M. Tarqueïn, le directeur, demande à me voir. Je reste coite. Je ne l’ai jamais rencontré personnellement. Cette déclaration me déstabilise mais je n’en montre rien. Je coupe l’entretien vidéo puis me lève. Je sens que j’ai les mains moites. Mon rythme cardiaque s’accélère. Ma main tremble lorsque j’appelle l’ascenseur. J’inspire quand je pénètre à l’intérieur et lève la tête. Je veille à garder les yeux fixés devant moi. Je sais que le Grand Chef m’a déjà vue dans l’ascenseur et que son assistant m’attendra à ma sortie. Je ne me trompe pas. Un homme pâle d’une cinquantaine d’années me regarde sans manifester la moindre émotion sur son visage et me fait signe de le suivre. Il me conduit devant la porte d’une grande salle de réunion et frappe à la porte.
Il l’ouvre sans attendre la réponse et m’invite à entrer. Je m’exécute.
M. Tarqueïn est un sexagénaire aux cheveux blancs comme neige. Les rides de son visage lui donnent l’air d’un homme expérimenté qui ne se laisse pas avoir par n’importe qui. Il porte un costume bordeaux qui épouse sa silhouette encore bien conservée. Je suis prête à parier qu’il s’entretient encore régulièrement. Déjà impressionnant, M. Tarqueïn ressemble au Gouverneur Suprême, M. Eldentes. Les rumeurs racontent qu’ils auraient un lien de parenté. Cela ne m’étonnerait guère. Les récentes recherches tendraient à montrer que le gène Ultra est héréditaire. L’argent et l’influence se forgeant également avec le temps et les clans des grandes familles s’associant régulièrement, une telle hypothèse n’est pas à exclure. Quoi qu’il en soit, MM. Tarqueïn et Eldentes sont officiellement proches. On les aperçoit souvent ensemble et ils négocient fréquemment des contrats importants. Après tout l’Institut est le fer de lance du gouvernement. Je tâche de ravaler mon inquiétude et mon intimidation pour saluer le grand patron qui me sourit chaleureusement. Il me montre l’une des douze chaises autour de la grande table de réunion et m’invite à m’asseoir. J’obéis. Il est toujours debout et me demande :
— Comment allez-vous ?
Je le regarde, totalement décontenancée. C’est officiel, ce monde est totalement déjanté maintenant.
— Je vais mieux, monsieur. Merci, monsieur.
Ma réponse semble l’amuser. Je ne peux que m’en vouloir. Ma réponse est idiote.
— Je dois reconnaître que M. Jaq avait raison à votre sujet. Vous êtes quelqu’un de prometteur. La façon dont vous avez repoussé l’assaut Outien était remarquable et je tenais à vous féliciter personnellement. Je souhaitais également vous mettre en garde.
— Me mettre en garde, monsieur ?
J’ai moins peur à présent. M. Tarqueïn a le don de détendre l’atmosphère simplement avec sa voix. C’est impressionnant.
— Oui. Vous devez vous méfier.
— De quoi ?
— De vous-même, Lanie.
Je sens mon sang se glacer plus vite que si l’on m’avait jetée au fond d’un lac gelé.
— Vous êtes encore bien jeune et naïve. Cela vous conduit à faire preuve de trop de tendresse. La libération de ce prisonnier et votre arrestation en sont les preuves les plus flagrantes. Hier, cette tendresse était acceptable, je dirais même nécessaire. C’est grâce à elle que nous sommes là aujourd’hui. M. Jaq a eu raison de vous faire confiance et vous nous avez servis au-delà de nos espérances. Mais à présent, vous devez être prudente, Lanie. La compassion est une faiblesse qui a failli vous coûter la vie et qui a déclenché une guerre. Vous ne pouvez plus vous permettre de l’écouter. Comprenez-vous ?
— Parfaitement, monsieur.
J’ai répondu machinalement tandis que tous les fils se connectent les uns avec les autres dans mon esprit.
— Je nourris beaucoup d’espoir à votre sujet. Je sens que vous irez loin. Peut-être me remplacerez-vous un jour ?
— À condition que j’entende vos conseils, nuancé-je aussitôt. Son sourire s’élargit. Il a compris que je ne suis plus dupe.
— M. Jaq me disait que vous étiez intelligente et que vous compreniez vite. Vous analysez vos erreurs ainsi que celles des autres et en tirez les conclusions qui s’imposent. Je suis heureux de constater qu’il ne se trompait pas.
Il me tend la main et je me lève pour la serrer.
— Vous pouvez être fière de vous, Lanie Mc Wright. Nous nous reverrons bientôt. Je le remercie et je quitte la pièce sur son invitation.
M. Jaq dit que je comprends vite. Oh oui ! J’ai compris que Tarqueïn et lui souhaitaient la guerre. J’ai compris qu’ils m’ont manipulée pour l’obtenir. J’ai compris que ma carrière peut décoller, car je leur ai permis de mener à bien leur but. J’ai compris beaucoup de choses, oui.
J’ai compris que depuis le début, j’étais le pantin d’un projet que je n’imaginais même pas.
A paraître :
The Project : collaboration
©2019 Faralonn éditions
42000 Saint-Etienne
www.htageditions.com
www.faralonn-editions.com
ISBN :9791096987696
Dépôt Légal : juillet 2019
Illustrations : © SF.COVER
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective- et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information - toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
THE PROJECT
Tome 1
TENSIONS
FLORIANE BREMENT
&
MAY DARMOCHOD
Table des matières
Chapitre 1 :
Chapitre 2 :
Chapitre 3 :
Chapitre 4 :
Chapitre 5 :
Chapitre 6 :
Chapitre 7 :
Chapitre 8 :
Chapitre 9 :
Chapitre 10 :
Chapitre 11 :
Chapitre 12 :
Chapitre 13 :
Chapitre 14 :
Chapitre 15 :
Chapitre 16 :
Chapitre 17 :
Chapitre 18 :
Chapitre 19 :
Chapitre 20 :
Chapitre 21 :
Chapitre 22 :
Chapitre 23 :
Chapitre 24 :
Chapitre 25 :
Chapitre 26 :
Chapitre 27 :
Chapitre 28 :
Chapitre 29 :
Chapitre 30 :
Chapitre 31 :
Chapitre 32 :
Chapitre 33 :
Chapitre 34 :
Chapitre 35 :
Chapitre 36 :