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Chapitre 5

Author: Léajoy
last update Last Updated: 2021-08-04 20:26:55

Je ne vais pas y arriver. Je le sais. Je suis dans les toilettes des femmes au premier étage du bâtiment 3, luttant de toutes mes forces pour ne pas pleurer. C’est idiot, j’en suis consciente. Après tout, j’ai déjà traversé bien pire. J’ai entendu et vécu des choses bien plus horribles.

Mais ça remonte à longtemps, et à l’époque, je m’y attendais. Je m’y étais préparée. Ici, dans ce boulot dont j’espérais tant, cet endroit où j’avais tellement envie de mettre le pied, d’apprendre et d’apporter ma pierre, c’est un million de fois pire que lorsque j’étais plus jeune.

Dire que la journée ne s’est pas bien passée serait un euphémisme. Rick est un vrai connard, champion pour me harceler sans en avoir l’air. Il est à la tête de l’opération de rétorsion qui me vise – quelle surprise ! –, et il a fait de son mieux pour transformer ma journée en cauchemar. Tout a commencé lorsqu’il est venu me voir pour « parler de la fusion avec Trifecta » et qu’il m’a « sans le faire exprès » renversé son café brûlant dessus. Depuis, il m’a bousculée trois fois, dont la dernière en me projetant violemment contre un mur. J’ai eu du mal à retenir des larmes de douleur en me cognant à nouveau la hanche, mais je préférerais mourir que de lui donner la satisfaction de voir qu’il m’a atteinte.

Bien sûr, c’est un peu le roi des stagiaires, car il est le premier arrivé. Les autres modèlent leur attitude sur la sienne. Ce qui signifie que j’ai dû subir remarques perfides et confrontations directes. L’une des filles, Beth je crois, m’a fait un croche-pied. Évidemment, elle l’a jouée comme Rick, feignant un accident afin de me faire passer pour maladroite. Mais je sais bien que ce n’était pas par hasard que son pied s’est retrouvé en travers de mon chemin.

Cette fois-là, j’ai failli réagir – je sais d’expérience qu’il n’y a rien de pire que de se laisser faire dans ce genre de situations –, mais quand je me suis aperçue que Chrissy et les autres stagiaires me regardaient en ricanant, ça m’a coupé le sifflet. J’étais incapable de trouver une remarque sarcastique ou spirituelle pour me moquer de mes bourreaux. Je me suis contentée de ramasser mon dossier et les papiers qui s’en étaient échappés, et de retourner à mon bureau.

Et c’est là que j’étais, occupée à remettre mes feuilles dans l’ordre, quand Rick s’est approché comme le serpent qu’il est. Cette fois, au lieu de m’agresser physiquement, il a choisi de faire une remarque sur la promotion canapé. La seule mesure de rétorsion qui m’a traversé l’esprit, c’était de lui coller mon poing dans la gueule. Ou mes genoux dans les couilles.

Mais ça ne se fait pas. En tout cas, pas au bureau, devant sept autres collègues tous prêts à témoigner que c’est moi la fautive. Que je l’ai agressé.

Alors, je me suis enfuie, et me voilà dans les toilettes, des larmes de frustration ne demandant qu’à ruisseler sur mes joues. Mais je ne pleurerai pas. Pas maintenant, plus jamais. En plus, je suis capable de supporter leurs insultes et le reste. Je le sais. Mais je veux me battre, je dois me battre. Après avoir échappé à mes parents et mon école, sans oublier la situation intenable avec Brandon, je me suis promis de ne plus jamais être une victime. De ne pas me laisser faire, quoi que les autres puissent dire.

Ça a marché pendant mes trois années à la fac de San Diego, mais pour être honnête, je n’ai pas eu beaucoup de conflits. Rien comme ce que j’avais vécu auparavant. Et rien qui puisse se comparer à ce que je traverse aujourd’hui.

Alors, pourquoi n’ai-je pas réagi ? Pourquoi n’ai-je pas annoncé à Rick ce que je comptais faire à ses couilles s’il insinuait une seule fois encore que j’avais couché afin de lui voler le boulot pour lequel il s’était battu depuis deux ans ? Pourquoi n’ai-je rien dit à cette garce quand elle m’a fait un croche-pied ? Pourquoi n’ai-je rien fait du tout ?

Parce qu’on n’est pas dans la cour de récré. On est dans le monde du travail, et je ne peux pas coller mon poing sur la figure de quelqu’un et affirmer que c’est lui qui a commencé. Surtout si je suis la première à taper.

Je me penche sur le lavabo pour me passer de l’eau sur le visage. J’essaie de rafraîchir mes joues brûlantes, et de me défaire de mon humiliation. Car si je suis en colère et blessée de voir mes collègues stagiaires se liguer aussi vite contre moi, ce n’est pas vraiment à eux que j’en veux. Après tout, ils ne font que se conduire comme les hyènes qu’ils sont, en me tournant autour afin de se jeter sur moi quand je serai à bout de force.

Non, je suis en colère contre Ethan, qui m’a mise dans cette situation. C’est lui qui m’a envoyé ce fichu blender. Qui m’a poursuivie dans l’escalier, suscitant ma terreur. Qui a insisté pour que je mette de la glace sur ma hanche. Et qui m’a offert ce dossier de rêve – lequel est en train de se transformer en cauchemar – simplement parce qu’il a envie de sortir avec moi.

Et pour être honnête, c’est la vraie raison pour laquelle je ne me suis pas défendue aujourd’hui. La raison pour laquelle j’ai accepté de me laisser maltraiter comme ça. Parce que même si je ne couche pas pour arriver – l’idée ne m’a même jamais traversé l’esprit –, Rick et les autres n’ont pas tort de croire que si j’ai décroché le dossier Trifecta, c’est parce qu’Ethan me trouve à son goût, qu’il me veut.

Je n’ai aucun problème à me défendre, mais j’ai plus de mal à leur dire qu’ils racontent des conneries si ce n’est pas le cas. Rick a bien raison d’être fou de rage de se voir retirer le dossier au profit de quelqu’un qui n’est là que depuis hier – nous nous battons tous pour avoir les meilleurs dossiers afin d’étoffer nos CV, de faire nos preuves dans l’entreprise et décrocher un CDD à Frost Industries ou dans une autre grande boîte.

Agacée, énervée, et plus blessée que je ne veux l’admettre, même en mon for intérieur, je ferme le robinet et m’essuie la figure. Puis j’utilise la serviette pour enlever le mascara qui a coulé sous mes yeux lorsque je me suis rincé le visage. Ce qui n’était, de toute évidence, pas une bonne idée. J’ai appris à utiliser le maquillage comme bouclier depuis des années, afin de cacher mes émotions aussi bien que mes bleus. En l’enlevant ainsi, je me sens vulnérable. Sans défense.

C’est une sensation que j’aime encore moins que celle d’être harcelée.

Je fouille dans mon sac pour en sortir le pot de baume à lèvres rose dont j’abuse quotidiennement. J’ai changé de sac à main hier, pour mon nouveau poste, et dans ma course pour être à l’heure, j’ai oublié de prendre mon maquillage. J’avais l’intention de l’ajouter hier soir, mais la grande débâcle des fraises me l’a fait sortir de la tête. Et en partant, ce matin, j’étais tellement épuisée que je ne me rappelais plus mon nom...

Et ça aussi, c’est la faute d’Ethan.

Comme je ne peux pas remédier à mon absence de maquillage, je consacre les cinq dernières minutes de ma pause à un succédané et tente d’emprisonner mes longs cheveux roux et bouclés en un chignon. Je finis par réussir à les entortiller et les faire tenir grâce à deux élastiques et trois crayons plantés comme des baguettes chinoises. Ce n’est pas la coiffure la plus glamour du monde, mais je ne cherche pas le glamour. Je cherche le contrôle. Et puisque je n’ai plus un cheveu qui dépasse, je trouve que je m’en sors plutôt pas mal.

J’affronte le reste de l’après-midi à mon bureau, sans parler à personne. Je ne pose aucune question – bien que j’en aie des millions sur la meilleure façon d’utiliser les bases de données juridiques. Du coup, je tâtonne en étudiant le premier cas sur ma liste, qui n’a rien à voir avec la technologie biomédicale, mais traite de problèmes de licence lors de la fusion de deux entreprises.

Le dossier est énorme, avec des milliers de pages de documentation, et les avocats ont préparé une liste de trente-cinq questions. Ayant répondu à trois d’entre elles en deux heures, je sais que je vais devoir apprendre à maîtriser les moteurs de recherche mieux que ça, sous peine de me noyer dans ma gigantesque charge de travail. Ça ne me dérange pas, mais je ne veux surtout pas prendre de retard et passer pour une idiote. Aussi, quand je trouve une interprétation intéressante du cas sur lequel je travaille, je l’ajoute aux notes que je fais pour moi-même, et j’avance. Je ne veux rien oublier – le dossier présente des nuances fascinantes sur l’attribution de la propriété au cours de la fusion –, même si ça ne répond pas aux questions que je dois traiter. Je n’ai pas le temps de m’y attarder maintenant, alors qu’il reste tant de choses à faire.

À 17 heures, les autres stagiaires quittent le bureau, mais je reste à ma table. Dans un département comme celui-ci, j’ai encore beaucoup de compagnie dans ces heures-là : les avocats restent tard également. Mais vers 18 h 30, mon estomac se met à gronder et je décide de rentrer. Avec un peu de chance, Tori sera d’humeur à préparer ses fameuses margaritas à la fraise. Après une journée comme celle-ci, je pourrais en avaler trois d’affilée !

Mais alors que je passe devant le bâtiment principal – celui qui abrite le bureau d’Ethan – pour rejoindre ma voiture, je sens mon indignation revenir au galop. Avant d’avoir pu changer d’avis, je me dirige vers la porte, passe devant les gardes du soir, qui doivent croire que je me rends à la cafétéria, et prends l’ascenseur vers le quatrième étage. Les escaliers, c’est fini.

Ethan n’est probablement même pas là, mais si je n’essaie pas de le mettre devant ses responsabilités, je vais passer la nuit à ressasser ma colère.

Lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrent enfin au quatrième, je m’attends à trouver la salle d’attente sombre et déserte. Mais à ma grande surprise, le dragon qui fait office de réceptionniste est toujours là, devant son ordinateur. Elle est aussi surprise de me voir que moi de la trouver là, et je grince déjà des dents. Je n’avais pas pensé une seconde qu’elle puisse rester si tard, et je n’ai pas préparé d’excuse. J’ai eu bien tort.

Je me prépare à une discussion tendue : si Ethan est là, je ne repartirai pas sans lui avoir parlé. Mais au contraire des regards hautains qu’elle m’a adressés ce matin, elle est à présent tout sucre tout miel. Ce qui ne fait qu’accroître ma colère.

— Bonsoir, Mlle Girard. Laissez-moi le prévenir que vous êtes là, puis vous pourrez entrer.

Sans se rendre compte que je bouillonne de rage, elle soulève le combiné et presse deux touches. Quelques secondes plus tard, la voix d’Ethan résonne dans le téléphone. Puis elle me désigne la porte de son bureau avec un sourire.

— Bonne soirée, Mlle Girard.

— Merci, Mme... Lawrence, dis-je après avoir jeté un coup d’œil à la plaque qui trône sur son bureau impeccablement rangé.

— Appelez-moi Dorothy, voyons. C’est ce que tout le monde fait.

Je ne suis pas sûre que mon cœur supporte d’appeler le dragon par son prénom, toute charmante qu’elle soit désormais. Je me contente donc d’un hochement de tête gêné avant de suivre la direction qu’elle m’a indiquée. Je traverse une deuxième réception, avec un bureau qui doit être celui de l’assistant personnel d’Ethan, à en juger par la plaque. Il n’est pas là – il a dû partir à 17 heures comme une personne normale – et son bureau est un million de fois plus en désordre que celui de Mme Lawrence.

Juste après s’ouvre la porte d’un vaste bureau, dont l’ameublement luxueux fait paraître les pièces précédentes minuscules et mal arrangées. Certaine d’être chez Ethan, je pousse le battant entrebâillé et entre sans frapper. Après tout, il sait que je suis là.

Sauf qu’aussitôt la porte franchie, je m’aperçois qu’il est au téléphone. Il est appuyé contre son bureau dans une posture détendue, mais de toute évidence, il s’agit d’un appel important, au sujet d’un dossier majeur. S’agit-il de Trifecta, ou d’un tout autre projet ?

Je fais mine de reculer – une stagiaire ne doit pas assister à un entretien d’un tel niveau. Mais il m’arrête d’un geste et d’un sourire, avant de me faire signe de prendre place où je le souhaite. Je sais qu’il s’attend à ce que je choisisse l’un des sièges devant son bureau, mais ils sont trop près de ses longues jambes en pantalon Armani pour que je sois à l’aise.

Je préfère le canapé indigo à l’autre bout de la pièce, jouxté de fauteuils qui forment un coin salon. Une fois installée, je me rends compte que j’aurais mieux fait d’éviter le canapé : le message est un peu ambigu...

Mais il est trop tard pour changer de place. J’évite tout de même de me laisser aller contre les coussins. Pas la peine de lui donner l’impression que je me sens comme chez moi. Ce qui ne risque pas, pour être honnête. Ce bureau, bien que magnifique, est plus destiné à intimider qu’à mettre à l’aise. Même les couleurs – des gris et des bleus froids –, réputées apaisantes, évoquent plutôt le pouvoir, la richesse et le calcul.

Je me prépare à une longue attente. Je fais de mon mieux pour ne pas écouter la conversation, mais c’est difficile de ne pas entendre, et l’affaire semble très importante. À mon sens, elle est en rapport avec le dossier Trifecta. Je songe à partir et revenir demain, après avoir eu le temps de mieux préparer mon discours. Ça m’éviterait de le contempler ainsi, appuyé sur son bureau comme un mannequin dans une campagne de pub Armani.

Mais à ma grande surprise, il met un terme à son coup de fil au bout de deux minutes en expliquant à son interlocuteur qu’il a « une urgence à régler ».

Puis il s’approche de moi, sourire aux lèvres, un éclat diabolique dans ses yeux couleur Pacifique. Je me raidis, craignant qu’il s’asseye à côté de moi sur le canapé, mais il s’installe dans le fauteuil à ma droite. Malgré la distance qui nous sépare, l’atmosphère intime me donne la chair de poule.

— Chloe, souffle-t-il de cette voix chaude que je commence à connaître. Vous avez passé une bonne journée ?

Sa question a beau être innocente, elle fait resurgir toute la colère et le malaise que j’ai éprouvés depuis l’instant où il est entré dans la salle de réunion pour parler à ma chef. J’essaie de me calmer, de répondre avec mesure, mais à peine ai-je ouvert la bouche que les paroles en jaillissent sans que je puisse les arrêter.

— Une bonne journée ? Vous plaisantez ? Vous croyez vraiment que j’ai pu passer une bonne journée après le sabotage auquel vous vous êtes livré ?

Il cesse aussitôt de sourire, et je lis une prudence sur son visage qui me montre qu’on n’a pas tort de le considérer comme terriblement intelligent. Il ne cherche pas d’excuses, ne tente pas d’éluder le problème. Au contraire, il me prend très au sérieux.

— Expliquez-vous.

— Que voulez-vous que je vous explique ? C’est comme si vous aviez accroché une cible dans mon dos, et laissé carte blanche aux autres pour m’abattre.

— Qui ?

— Comment ça, qui ? Tout le monde. Je suis une stagiaire tout juste embauchée, je n’ai que deux jours de présence dans la boîte. C’était déjà assez gênant que vous m’accompagniez jusqu’à la salle de réunion, mais retirer le dossier que tout le monde veut au stagiaire le plus ancien et me le confier sans aucune raison...

— J’ai mes raisons.

— Oui, bon, le fait de vouloir coucher avec moi n’est pas une raison valable. Faites-moi confiance, si je n’en avais pas déjà été consciente, je l’aurais bien compris aujourd’hui.

— Qu’est-ce qu’ils vous ont fait ?

Il affiche un calme parfait. Mais le feu qui couve dans ses yeux me laisse entrevoir qu’il se passe sous

la surface bien plus de choses qu’il ne veut m’en montrer.

— Ce n’est pas la question. Le problème...

— C’est la question, pour moi.

Il se penche pour écarter une mèche de mes yeux. Cela fait quelques minutes que mes boucles semblent

décidées à échapper à la discipline que je leur ai imposée. Comme le reste de mon corps, elles paraissent dotées d’une volonté propre lorsqu’Ethan Frost est un peu trop près.

Mais je refuse de me laisser ébranler par son contact, et de dévier de ce que j’ai à lui dire. Pas cette fois.

— Non, le problème, c’est que vous ne pouvez pas vous permettre d’afficher un tel favoritisme. Surtout que je ne vous ai pas encouragé.

— Ce n’est pas du favoritisme. J’ai lu votre dossier hier, de A à Z.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai été impressionné par votre capacité à obtenir ce que vous vouliez, à la cafétéria. Mon air incrédule lui arrache un sourire.

— Eh bien, quoi ? reprend-il. J’aime les femmes qui savent se défendre.

Je suis tellement agacée que je n’essaie même plus de le cacher. Je le traiterai comme un patron quand

il se comportera comme tel. En attendant, c’est juste un gros lourd.

— Mais à quoi vous jouez ? Vous ne savez pas que sortir avec une stagiaire, ce n’est pas une bonne

idée ? C’est certainement le premier conseil de Être P.-D.G. pour les Nuls.

Il éclate de rire. Pas un petit rire poli, mais un vrai éclat de rire, tellement sexy que malgré ma colère,

j’en ai les genoux qui tremblent et le corps entier en alerte. Pour ne rien arranger, le rire transforme son visage, le réchauffe jusqu’à le rendre un million de fois moins intimidant.

Ça lui va bien, et je me dis que peu de personnes l’ont déjà vu comme ça. C’est une idée ridicule, car depuis deux jours, j’ai bien remarqué qu’il se montre très détendu avec ses employés, du moindre préposé aux smoothies jusqu’à Maryanne, cadre au département juridique.

— Je pense que vous confondez avec La Politique pour les Nuls.

— Ce n’est pas la même chose ?

— Les hommes politiques, ce sont ces idiots mariés qui s’attirent sans cesse des ennuis en couchant

avec les stagiaires au lieu de diriger le pays. Je ne suis pas marié, et je n’aspire pas à diriger autre chose que Frost Industries.

— Allez raconter ça à quelqu’un d’autre. Vous m’avez confié le dossier Trifecta, la fusion la plus importante dans l’histoire de cette entreprise. Vous voulez diriger bien plus que Frost Industries.

— Touché. Mais quand je les aurai absorbés, ils feront partie de ma société, et je n’aurai donc dit que la stricte vérité.

— Évidemment, vu comme ça... Vous êtes sûr que vous n’avez pas feuilleté La Politique pour les Nuls sur votre temps libre ?

— Vous me plaisez, déclare-t-il dans un nouvel éclat de rire.

— C’est bien dommage, parce que de mon côté, je ne peux pas vous supporter.

Il se rapproche encore, et je dois lutter pour ne pas avaler ma langue. Ce qui, bien sûr, est anatomiquement impossible, et pourtant, c’est ce que je ressens quand seuls quelques centimètres nous séparent encore.

— Vous en êtes sûre ?

Oh que non.

— Sûre et certaine.

— Je me permets d’en douter..., souffle-t-il.

J’affecte un air d’ennui que je suis bien loin de ressentir.

— Vraiment ? Et pourquoi ça ?

Il tend la main pour me caresser le creux de la gorge.

— Je vois votre pouls qui bat, ici... Il est rapide. C’est un signe qui ne trompe pas : vous mentez.

— Ne vous excitez pas trop vite, dis-je entre mes dents, la gorge sèche.

Le contact de ses doigts sur ma peau m’apaise et m’excite à la fois. J’ai envie de me pencher vers lui, de lui offrir mon cou... Mais je ne vais pas lui faire le plaisir de lui montrer dans quel état il me met.

— Je suis juste un peu nerveuse.

Je n’aurais pas dû dire ça. Je m’en rends aussitôt compte. Ses yeux luisent d’une lueur diabolique qui accélère encore les battements de mon cœur.

— C’est moi qui vous rends nerveuse, Chloe ?

— Vous êtes mon patron. C’est normal que je sois nerveuse en votre présence.

Manifestement, ça ne lui plaît pas. Il serre les mâchoires, et bien qu’il ne retire pas sa main, il cesse de me caresser. Ça me manque, et je me sens perdue, même si je n’en comprends pas la raison.

— Pourquoi faut-il toujours que vous fassiez ça ? demande-t-il.

— Que je fasse quoi ?

S’il n’enlève pas bientôt sa main, je ne réponds plus de rien. Je crains de lui sauter dessus en lui demandant de me toucher partout. Seule la conscience que je le regretterais – beaucoup – me permet de rester assise, les jambes sagement croisées.

Enfin, ça et le fait que s’il me touchait vraiment, je serais pétrifiée. Je ne suis pas le genre de femme capable de faire fi de toute prudence et de prendre les choses comme elles viennent. Pas quand ça implique de perdre contrôle. Et encore moins si ça doit me mettre à la merci d’un homme qui pourrait me faire autant de mal que de bien.

— Pourquoi est-ce qu’il faut toujours que vous rameniez tout au fait que je sois votre employeur ?

— Parce que c’est le cas. Les luttes de pouvoir qui sont en jeu ici sont plutôt tendues, que vous acceptiez de le reconnaître ou non.

Il retire sa main et s’éloigne brusquement de moi. Ce qui est exactement ce que je veux. Alors pourquoi est-ce que je me sens soudain encore plus perdue que d’habitude ?

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    Ethan En cet instant, je n’ai jamais rien vu de plus magnifique qu’elle. Et ce n’est pas rien, quand on sait combien de fois cette pensée m’est déjà venue. Nous sommes dans mon domaine viticole de Toscane, et les vignes s’étendent à perte de vue.En début de soirée, le ciel s’embrase de teintes ocre, rouge et or. La beauté – riche, puissante, inoubliable – apparaît dans chaque pouce de terrain, chaque bouffée d’air. Et malgré tout, Chloe Girard Frost est ce qu’il y a ici de plus beau. En cet instant, elle se tient pieds nus au milieu d’un ancien pressoir à vin, ses longs cheveux roux volant au vent, sa jupe coincée entre ses cuisses. Elle a les pieds bordeaux alors qu’elle piétine les grappes sans relâche, et ses mains sont posées sur son ventre arrondi. L’un des vignerons s’adresse à elle, et je la vois rejeter la tête en arrière pour rire à gorge déployée. C’est un son sublime, magique. Et qui pour moi n’ira jamais de soi.

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 53

    Ethan part tôt, peu après que nous ayons fait l’amour. Il se glisse hors du lit après m’avoir câlinée quelques minutes et murmuré « Je t’aime ». Il croit que je dors. Je ne le détrompe pas. Ce n’est pas faute d’avoir envie qu’il reste, bien au contraire. Être séparée de lui, la semaine précédente, était aussi atroce que d’être amputé d’un membre. D’une partie de moi-même. À présent qu’il est de nouveau là, j’ai un peu envie de m’accrocher à lui. De le serrer si fort que nos corps se confondent. Que nous nous mélangions et que je sente son amour, sa lumière, rayonner à l’intérieur de moi pour toujours.S’il savait que je suis réveillée et que je le regarde sortir, s’il savait combien je me sens vide sans lui, il lui serait impossible de partir, même pour s’occuper de notre mariage. Et j’ai besoin qu’il me laisse, au moins un moment. Il faut que je réfléchisse à ce que je vais faire ensuite. D’un côté, c’est très simple. Ethan et moi, ensemble. Pour toujours. C’est notre de

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 52

    — J’y vais, annonce Tori.C’est une bonne chose, car je suis pétrifiée. Elle attrape ses chaussures et son sac Vuitton avant d’ouvrir la porte dans un grand geste cérémonieux.Sans surprise, Ethan se tient sur le seuil, pâle et amaigri. Tori le toise de la tête aux pieds, sans trahir le fait qu’elle milite sans relâche pour lui depuis des jours.— Déconne encore une fois, et je te coupe les couilles, déclare-t-elle d’un ton hautain.Sur ces bonnes paroles, elle s’enfuit, se glissant par la porte avant même que j’aie décidé comment saluer Ethan.Mais ce n’est pas grave, car je n’en ai pas le temps. Il apparaît dans la cuisine, un énorme bouquet à la main, tout son amour écrit sur son visage.— Tu avais raison, dit-il.— À quel propos ?Une petite voix me dit que c’est le moment le plus important de mon existence, alors autant que toutsoit bien clair. C’est un bon conseil. Dommage que mon cœur batte si fort que je risque de ne pas entendre un mot de ce qu’i

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 51

    — Je crois que je vais appeler le médecin. Voir s’il peut me filer des hormones. Tori s’assied à table en écartant les jambes avec ostentation.— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu es malade ? dis-je, inquiète.— Non, je crois juste que je commence à avoir des boules.— Des boules ? Tu veux dire des ganglions ?Je laisse mes questions en suspens lorsque je comprends ce qu’elle veut dire.— Non mais franchement ! Et moi qui m’inquiétais pour toi.— C’est moi qui m’inquiète pour toi. Tous ces « je t’aime, moi non plus » avec Ethan, c’esttellement tordu que ça commence vraiment à me foutre les boules. Tu passes ton temps à me demander de m’adapter à une chose et son contraire. Tu l’aimes, tu le détestes. Tu l’aimes, tu le détestes. Je ne comprends jamais de quel côté de la barrière je dois me situer à tel ou tel moment.— C’est des conneries et tu le sais très bien. En plus, je n’ai jamais dit que je détestais Ethan, et je ne t’ai pas demandé de lui en vouloir. Ne me

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 50

    — Eh bien, déclare Vanessa après quelques secondes qui semblent une éternité. Il semblerait que tu sois moins bête que ce que je pensais. Tu es capable d’assembler les pièces du puzzle.Je manque d’éclater de rire en entendant cette phrase, cette idée que je sais reconstituer un puzzle. Moi qui ai passé les cinq dernières années à tenter de recoller les morceaux de moi-même, pour finir par retomber en miettes après chaque tentative.Je croyais que cette fois, c’était la bonne. Après avoir découvert le lien entre Brandon et Ethan, avoir quitté ce dernier puis m’être remise avec lui, après avoir enfin accepté ce qui m’était arrivé et dépassé tout cela, je pensais avoir enfin compris. Avoir trouvé le moyen de recoller tous les morceaux. En les mélangeant à ceux d’Ethan. En construisant quelque chose de nouveau, de brillant et d’entier sur les décombres du passé.Ça aurait dû marcher. Vraiment.Mais il s’avère que ce n’était qu’une illusion, qu’un simple élément d’informatio

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 49

    — Merci encore, Rodrigo ! dis-je en quittant, titubante, le siège passager de l’un des camions du vignoble.— De rien, señorita Chloe. Appelez-moi si vous avez besoin de quoi que ce soit.— D’accord. Mais je pense avoir tout ce qu’il me faut. Bonne soirée ! Faites un bisou à votre adorable fillette de ma part.— Sí. Ce sera fait, répond-il avec un petit rire, les joues empourprées. Ma petite Padma sera contente ! Sa mère dit que depuis qu’elle vous a rencontrée ce matin, elle ne parle de rien d’autre.— Ça n’est que justice. Moi aussi, j’ai parlé d’elle toute la journée. Elle est tellement mignonne ! — Sí, sí. Je crois que vous avez monté une société d’admiration mutuelle, toutes les deux.— Ce n’est pas faux, réponds-je en le saluant d’un geste de la main avant de m’éloigner vers laporte d’entrée en vacillant.— Ça va, señorita Chloe ? Vous voulez que je vous aide à entrer ?— Non, ça va. Ça va. Je suis juste un peu pompette.Pompette, le mot est peut-êt

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 48

    J’ignore combien de temps nous restons plantés là. Assez longtemps pour que les propriétaires du SUV garé à côté de nous déchargent leur chariot et s’en aillent. Assez longtemps pour que la petite fille assise sur le banc devant le magasin finisse sa glace. Plus de temps que nécessaire pour que tous ces morceaux, qui me semblaient hier si bien collés ensemble, soient de nouveau mélangés.Nous attendons.J’imagine qu’Ethan va parler. Qu’il va me dire qu’il comprend, que ce n’est pas grave. Ou l’inverse, qu’il ne saisit pas, et que nous avons fait une énorme erreur. Au point où j’en suis, je ne sais plus ce qui serait le pire. Tout ce que je vois, c’est que je ne vais pas supporter de continuer à attendre bien longtemps. Je vais devenir folle.Il refuse de me regarder. Depuis que je lui ai parlé de mon désir de mourir, il n’a pas posé les yeux sur moi.Je finis par ne plus pouvoir endurer ce silence une seconde de plus.— Ethan.Il lève les yeux vers moi. Ils sont fl

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 47

    — C’est un vignoble. Pour de vrai.— Je te l’avais bien dit.Nous venons d’atterrir chez Ethan à Napa et je me tiens derrière la maison principale, au sommetd’une énorme colline qui domine des hectares et des hectares de vignes.— Oui, mais je pensais que tu n’avais que quelques pieds...Avec un haussement d’épaules, il lève les mains comme pour se déprécier. — J’ai un peu plus que quelques pieds.— Je vois. Tu as aussi des camions, des vignerons et une salle de dégustation. Et tout l’équipement qui va avec. Tu as un domaine viticole, quoi.— Je ne t’ai pas menti.— Non. Mais...— Mais quoi ?— Mais c’est un vignoble !Il sourit d’une oreille à l’autre, comme s’il n’avait jamais rien vu de plus fou que moi. — Tu l’as déjà dit.— Je sais, mais c’est...— ... un vignoble. Oui. C’est vrai. Et même si cette conversation est très profonde, je me demandais si on pouvait passer à autre chose...— Je ne sais pas. Peut-être. Qu’est-ce qu’il y a d’au

  • RESIST Or Not ?   Chapitre 46

    Mon alarme sonne à 6 h 30, à peine une heure après qu’Ethan et moi sommes finalement entrés d’un pas chancelant dans la maison pour nous coucher. Avec un grognement, je tends la main vers mon réveil pour l’éteindre, en me disant que je ne dois pas le lancer à travers la pièce... après tout, ce n’est pas sa faute si je suis une véritable idiote.Il en réchappe de peu, pourtant. Ça aurait pu mal finir, mais Ethan me le prend des mains et le dépose par terre doucement avant de m’attirer vers lui, tout contre son torse.— Il faut qu’on se lève..., dis-je.L’idée d’ouvrir les yeux suffit à me donner la nausée. Je suis épuisée, et courbaturée à cause de ma fuite éperdue sur la plage, la nuit dernière. Fuite qui me semble stupide quand on sait comment elle a fini, par une union si totale entre Ethan et moi que, pendant un moment, je n’étais plus consciente des limites de nos deux corps.— J’ai une réunion. Et toi, tu dois sans doute acheter un petit pays.— Deux petits pays,

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