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Auteur: Fred Godefroy
last update Dernière mise à jour: 2021-11-19 16:09:33

Le jet venait de passer la frontière Française.

Chacun des cinq hommes – et femmes – de l’équipe, travaillait au succès de l’opération baptisée « Électron Libre », nom de code donné par le Bureau 09 à la capture du Recruteur.

Ida Kalda, enfoncée dans son siège, observa son second installé en face d’elle.

Lieutenant Boorman, briefez-moi sur les trois autres.

Elle indiqua d’un léger mouvement de tête les militaires installés au fond du jet, réunis autour de cartes et de plans qu’ils annotaient avec des feutres de différentes couleurs. Sur les sièges de l’autre rangée, leurs sacs militaires comprenaient une tonne de matériel de tout type et des armes allant du simple Glock au chargeur rallongé de 15 cartouches aux fusils d’assauts H&K avec silencieux intégrés et viseurs lasers. Il y avait aussi des grenades et des pistolets à seringues. Les seringues dans les cartouchières étaient de couleurs différentes.

Boorman se pencha pour ne pas avoir à parler fort.

Le colonel Prax ne respectera aucune de vos consignes. C’est un sanguin au sens propre comme au figuré. S’il peut tuer Électron Libre, le Recruteur, avant de le capturer, il le fera. Même s’il est bien trop intelligent pour tirer avant et parler après, comme on dit, il s’en rapproche dangereusement. Tuer des civils ne lui pose aucun souci s’ils sont sur son passage. Vous devez faire très attention à lui. Il est du genre à laisser des fausses preuves sur les lieux de ses crimes pour prouver qu’il était en état de légitime défense. Les sergents Plechel et Hopminster sont de bons soldats, aguerris, solides, capables de prendre des initiatives mais qui suivront toujours en premier lieu le plan et les ordres de Prax. Plechel est américain. Il a passé quinze ans chez les Navy Seals. Il a fait l’Afghanistan et l’Irak et a été consultant militaire pour le compte du Pentagone au Yemen et en Syrie où il a formé des commandos spéciaux. Il est capable d’intervenir sur tous les types de terrain. Hopminster est tireur d’élite, un des meilleurs. Il vient de l’ex-Rodhésie où il a vu ses parents se faire brûler vifs lors de la guerre d’indépendance du pays. On dit qu’il détient le record du monde de la cible abattue à longue distance : 4300 mètres, alors qu’elle courait et qu’il y avait un vent contraire de 27 kilomètres-heure avec un plein soleil à 10 heures de sa position. Son exploit a été filmé d’après les racontars. Il aurait lancé un défi à tous les snipers du monde de faire mieux que lui. Apparemment, certains ont accepté cette joute un peu spéciale. C’est un petit monde, celui des snipers. Je ne connais pas son cursus, je crois qu’il a surtout bossé pour des compagnies de sécurité privées en Afrique ; un mercenaire, quoi.

Et vous-même, Lieutenant ?

J’ai un CV plus simple, mon capitaine : treize ans de MI5, le service secret intérieur Anglais, dès la sortie de la fac de droit avec mon diplôme d’avocat en poche, qui ne m’a jamais servi à rien. Suivi de deux ans au MI6, période pendant laquelle j’ai surtout habité dans les pays Baltes où je travaillais pour l’OTAN. Ça fait quatre ans que je suis au Bureau 09. C’est ma seconde opération sur le terrain. C’est rare qu’on repère un Déviant…

Ida se cala dans son siège. Tous des pros. Quinze à vingt ans d’expérience en moyenne pour chaque élément. Et elle, vingt-sept ans au compteur, officier supérieur du Bureau 09 depuis quelques heures seulement, deux ans d’expérience à Interpol en tout et pour tout. Elle dirigeait des hommes qui avaient tous vécu bien plus de choses qu’elle et avaient affronté des situations mortelles tout au long de leur vie.

Pourquoi l’avait-on réellement sélectionnée pour ce poste ?

Le voyage étant rapide, Ida se plongea dans le dossier du Recruteur.

On pensait qu’il faisait ce job depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Ce n’était qu’une supposition. On pensait qu’il était à l’origine du recrutement de l’intégralité des Déviants depuis cette époque. On supposait qu’il repérait un Déviant grâce à ses rêves qui devaient être différents du rêve du commun des mortels.

Une fois un Déviant repéré, celui-ci semblait disparaître de la circulation pour plusieurs années. Ils avaient tous entre dix et vingt-cinq ans environ lors de leur recrutement.

Ils réapparaissaient des années après, quelque part dans le monde et passaient leur temps à modifier la réalité sans qu’on sache le but qu’ils poursuivaient. Même le mot « réalité » devenait sujet à caution car on ne savait jamais si on prenait ses décisions soi-même ou non, ou si ce qu’on vivait était un rêve, ou un rêve dans un rêve, ou n’importe quoi d’autre.

Comment savoir que la personne en face de vous n’était pas issue de l’imagination d’un Déviant ? Ou que les mots qu’il vous prononçait ne lui avaient pas été dictés par un Déviant ?

Les questions sans réponse étaient tellement nombreuses qu’Ida les mit de côté. Ce n’était pas le moment de philosopher sur la réalité ou la non-réalité des événements.

Le jet atterrit quarante minutes plus tard sur un petit aérodrome privé dans les Yvelines, au milieu des champs, quelque part derrière Versailles.

Chacun ramassa son paquetage en silence, fixa l’oreillette qui les reliait tous entre eux et à Bruxelles.

L’opération commençait.

Kalda était Echo 1 et Boorman Echo 2.

Prax, Foxtrot 1 ; Hopminster, Foxtrot 2 ; Plechel, Foxtrot 3. Santoro et le Centrac, à Bruxelles : Alpha 1.

Boorman continuait à pianoter sur sa tablette et à faire des recherches même en marchant ; il ne s’arrêtait jamais.

La berline anonyme, une Citroën C6 toutes options et le 4x4, une Range Rover noire aux vitres teintées, les attendaient au pied de la rampe, sur le tarmac.

Prax indiqua la berline à Ida Kalda.

Celle-là, c’est la vôtre. Les clefs sont dessus. On se retrouve devant l’hôtel.

Alpha 1 (c’était Santoro qui parlait) à équipes Echo et Foxtrot. L’appartement en face de la chambre d’Électron Libre est nettoyé. On vous envoie les codes de la porte d’en bas par SMS et on vous laisse les clefs sous le paillasson. Septième étage, il n’y a qu’une porte. On attend encore la confirmation de la réservation de la chambre à l’emplacement prévu. Vous trouverez dans la boîte à gants vos faux papiers. Le van sera opérationnel dans deux heures et garé dans l’avenue devant la porte de votre immeuble.

Echo 1, bien reçu, dit Ida.

Foxtrot 1, bien reçu, dit Prax depuis le 4x4.

Ida s’installa au volant. Boorman jeta son sac sur la banquette arrière et se posa sur son siège en pianotant.

Ida consulta rapidement dans la boîte à gants les passeports, permis de conduire, cartes de bibliothèque, de donneur de sang, cartes de fidélité pour différents supermarchés autour des Champs-Élysées, et cartes d’identité pour elle et son adjoint, la totale !

Construire une légende en moins de deux heures avec tout ce qui allait avec… elle ne savait même pas que c’était matériellement possible. Le Bureau 09 disposait de moyens aussi énormes que les plus puissants services secrets de la planète, si ce n’était plus.

Elle s’appelait Anne Herbert. Son lieutenant : Pierre Herbert. Officiellement, ils étaient mariés et habitaient l’appartement où ils se rendaient, avenue George V. Toute une série de photos d’eux en vacances, en train de s’embrasser ou de faire les fous dans le jardin avec une famille totalement fictive complétait le tableau. Ahurissant et flippant !

Je crois que j’ai quelque chose, dit Boorman en refermant la porte.

Je t’écoute, mon chéri ! rigola Ida en distribuant sur ses genoux les papiers qui lui correspondaient.

Il lui lança un petit sourire moqueur : Ha ha !

Sur le GPS intégré à droite du volant, le trajet avait déjà été programmé jusqu’à l’appartement. Temps de parcours : 1h10.

Ida s’engagea derrière le 4x4 conduit par Prax. Boorman lisait des comptes-rendus :

Suite aux émeutes de la nuit dernière, il y a eu plus de mille personnes arrêtées. Une loi promulguée à l’Assemblée Nationale à six heures ce matin, et votée par les douze députés présents, indique que chaque révolutionnaire arrêté sur le terrain sera condamné à dix ans de prison minimum. Ils en ont profité au passage pour promulguer la loi martiale et le couvre-feu pour une durée de trente jours renouvelables à volonté. Désormais l’armée dispose de tous les pouvoirs pour ramener la paix dans le pays, y compris par la force. Plusieurs divisions partent de tous les coins de France pour rejoindre Paris.

Ce n’était pas bon signe.

Ida pensa avec tristesse que la France était devenue, sous de beaux discours de respect des droits de l’homme et de pays défendant la liberté et la laïcité, une dictature parfaite qui n’en portait pas encore le nom. Un Chili en devenir… en dix fois pire. Et les politiciens s’étonnaient que le peuple se révolte ! Aussi crétin qu’un politicien, elle ne connaissait pas.

Boorman continua à parler en surfant sur les dernières dépêches de presse de Reuters et de l’AFP.

Depuis ce matin, cette loi est appliquée consciencieusement par les trois Chambres du Palais de Justice de Paris chargées de juger les manifestants arrêtés. Mais… vous m’entendez clair et net Alpha et Foxtrot ?

Alpha 1, affirmatif.

Foxtrot 1, 2 et 3, affirmatif.

Il y a 12 minutes, un adolescent de 17 ans, Stanislas Kross, que les journaux présentaient depuis ce matin comme un des plus dangereux hackers de sa génération et comme un des leaders, si ce n’est le chef suprême du collectif révolutionnaire Liberty Warriors, leader connu sous le nom d’Épervier, a été relâché avec quatre mois de Travaux d’Intérêts Généraux. Aucune peine de prison. Le procès a dégénéré et il y a eu plus de soixante-dix blessés à l’intérieur de la salle d’audience. Le procureur général est dans un état critique, le juge a dû être évacué d’urgence.

C’est une Faille, dit Alpha 1 depuis le Centrac. Je mets le Centac et six agents sur ce coup pour avérer ou non la Faille.

Echo 1. On a l’adresse de ce gamin ? demanda Ida.

Alpha 1. On a tout. Adresse, cursus, filiation. On étudie ça de près. On vous tient au courant des conclusions et pistes à suivre avant vingt zéro zéro.

Reçu ! dirent en cœur Echo et Foxtrot.

Il était 15h16 – quinze un six, en langage militaire.

Ida comprit qu’ils n’avaient peut-être jamais été aussi près de capturer un ponte Déviant et un Déviant en latence en même temps.

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