Les chiens ! Les rats ! Les vomissures de rats ! Non. Pire ! Les excréments de rats ! Il se vengerait. Il les tuerait tous, un par un, lentement et méticuleusement afin qu’ils souffrent un maximum comme lui-même avait souffert.
Plus il y pensait, plus sa rage s’intensifiait et s’extériorisait. Il avait détruit une grosse partie de la première pièce qu’il avait trouvée, mais il y avait toujours quelque chose pour subir sa colère. Il avait même troué un mur d’un coup de poing. Peu importait que ses phalanges souffrent ou qu’il saigne abondamment : ils paieraient tout cela au centuple. Tous. Komniev, Mussen, Luzzi, le président de la Haute-Cour… S’il avait les noms, il poursuivrait même chaque membre de la Chambre pour les tuer. Voilà de quoi cette cité avait besoin : d’une purge sénatoriale digne des pires heures de la Rome antique. Les gens s’insurgeraient, les médias hurleraient, mais au final, la cité en tirerait profit et lui aurait sa vengeance. Pas besoin d’attendre ce maudit Prophète pour ça ! Il avait déjà perdu un fils dans cette croyance absurde et il refusait de se perdre lui aussi. Sa rage le consumait, comme d’autres avaient choisi de se laisser bercer de douces illusions. Mais il avait vécu trop longtemps dans l’ombre de Suryena pour continuer d’espérer autre chose de ce manipulateur. La mort d’Alpha avait achevé de le convaincre que les Putras n’étaient rien d’autre qu’une organisation bâtie par et pour Suryena, et Suryena seul. Cet homme ne vivait que pour le plaisir d’être aux manettes, que ce soit d’un ordre ou d’une cité entière. Et il ne le servirait pas une minute de plus.Au fond de lui, Delta était totalement ravagé et ses idées se mélangeaient. Il était seulement capable de passer ses nerfs sur du mobilier. Il devait garder à l’esprit que les Putras étaient son armée et qu’il était donc hors de question de quitter l’ordre. Du moins, pas tant qu’il n’aurait pas eu sa vengeance. Pour le reste, toute logique, tout raisonnement cohérent, toute idée construite disparaissait dans un coup de poing, un coup de pied ou une chaise explosée contre un mur.Des dizaines de minutes passèrent ainsi, aucun de ses administrés n’osant déranger le chef du Grand Temple pendant son défoulement. Par peur de prendre un coup, certes, mais aussi par respect pour le père éploré. Le spectacle était pénible, les hurlements de rage le disputant aux divers bruits sourds. Un petit rassemblement s’improvisa autour de la porte de la pièce ravagée, mais chacun réalisa bien vite à quel point ce comportement était inapproprié et retourna à ses occupations.Finalement, Delta arrêta son carnage, fourbu de fatigue et las. Il voulait dormir, juste dormir et oublier tout ça. Le Grand Temple n’était d’ordinaire pas un endroit très chaud, mais lui transpirait abondamment. Il s’essuya le front et réalisa qu’il était couvert de sang. Pas de celui de Komniev, certes, mais du sien. Il souffrait de coupures aux mains, aux coudes et aux genoux. Quant à son visage, il devinait aux coups qu’il avait portés qu’il devait être dans un état similaire. Il dénicha une couverture de qualité moyenne sous les gravats de ce qui avait été une étagère et s’allongea dessus dans un coin de la pièce. Il pria simplement pour ne pas être dérangé avant au moins plusieurs heures.À peine quelques minutes plus tard, quelqu’un tambourina à la porte. Delta fit mine de ne pas entendre, mais la personne insista, encore et encore. Elle insista tant et si bien que ce fut Delta qui céda et se leva, avec la ferme intention de châtier l’insolent qui l’importunait de la sorte. Mais derrière la porte se trouvait la seule personne qu’il n’oserait pas toucher, même en cette circonstance.— Bon sang, Delta, tu es dans un état lamentable, constata simplement Suryena en s’invitant dans la pièce dévastée.Il fit un petit tour des lieux et se tourna vers son second, les mains croisées dans le dos.— Disons que tu es à l’image de cette chambre, ajouta-t-il.— Que veux-tu ? demanda Delta, refermant la porte et regagnant sa couche de fortune.— Les Putras s’inquiètent, figure-toi. Ils ont entendu du bruit puis plus rien. Certains pensent que tu t’es suicidé. Au passage, je suis content que ce ne soit pas le cas. Cependant, tu as des responsabilités et il serait de bon ton de te montrer combatif en la circonstance.Delta leva légèrement la tête et fusilla Suryena du regard.— Combatif ? Non, mais est-ce que tu t’entends parler ? Comment veux-tu que je sois combatif ? Mon fils est mort… Une période de deuil, voilà qui serait de bon ton. Et j’aimerais la commencer maintenant. Alors si tu pouvais sortir…— Non, Delta, je ne sortirai pas, répondit calmement le maître des Putras. Sais-tu au moins quelle heure il est ? Quel jour nous sommes ?— Non. Et je m’en moque.— Tu ne me laisses pas le choix. Je vais devoir te déchoir de ta fonction.— Je m’en moque tout autant.Suryena poussa un long soupir d’exaspération. La notion de deuil lui était totalement inconnue. Ce qu’il ressentait de plus proche était la fierté, et la sienne avait été froissée par Komniev.— Tu veux ta vengeance, n’est-ce pas ? demanda Suryena, espérant éveiller l’intérêt de Delta.Celui-ci se redressa rapidement et regarda le vieil homme dans le fond des yeux. Il le jaugeait.— Bien sûr que je veux ma vengeance, répondit-il. Mais ne t’avise pas de m’instrumentaliser sur ce terrain. Je connais trop bien tes méthodes.— D’accord. Alors jouons franc-jeu. Je veux me venger, moi aussi. Or, nous avons la même cible : Youri Komniev. Travaillons ensemble, Delta. Reprends ta place à mes côtés, nous serons plus efficaces comme cela. Organisons-nous pour faire payer à ce vieux politicien corrompu les horreurs qu’il a commises.Delta laissa échapper un sourire désabusé et se rallongea.— Il n’y a donc que ta petite personne qui t’intéresse, n’est-ce pas ? Komniev t’a jeté, il n’a pas mordu dans ton bluff et désormais tu veux lui faire payer. Et tu espères que ma rancœur pourra t’aider dans cette entreprise.— Oui, bien sûr, reconnut Suryena. Encore une fois, nous avons un ennemi commun, nous faisons partie du même ordre et je te voue une confiance que tu ne me rends pas. Alors pourquoi refuses-tu de te joindre à moi ?— Parce que ce n’est pas une histoire d’orgueil ! cria Delta, furieux. Parce que je ne cherche pas à rétablir un rapport de force. Je veux venger mon fils. Komniev n’est que le dernier maillon d’une chaîne qui a mené à son exécution. Et je veux la peau de tous les responsables !Rouge de fureur, il se leva et s’approcha très lentement de Suryena.— Tu n’es qu’un arriviste beau parleur qui a réussi à embobiner des milliers de personnes. Mais tu es incapable de les utiliser à bon escient. Quitte à être cynique, autant l’être jusqu’au bout, n’est-ce pas ? Alpha, mon fils, un de tes disciples les plus fidèles, a cru en ton message jusqu’à sa mort. Il y croyait, Suryena, tu entends ? Toutes ces conneries de Prophète, de justice, tout cela, il y croyait. Mais ces dernières années, qui était aux commandes de la ville ? Qui est responsable de l’injustice dans Menel Ara ? Qui pilotait la machine administrative qui a fini par tuer mon fils ? Qui dirigeait dans l’ombre chaque fait et geste de Komniev et ses amis ? Hein ? Qui ?D’un geste furtif, il ramassa un long morceau de miroir brisé par terre. Il ne marqua aucune pause dans son mouvement et fit deux pas vers Suryena. Déterminé, il frappa et enfonça la pointe de l’objet le plus profondément possible au niveau du cœur de son maître. Celui-ci émit un léger cri étouffé et Delta l’empêcha de s’effondrer.— C’est toi, le principal responsable de la dégénérescence de cette cité, de son injustice et de la mort de mon fils unique, ma seule famille. Alors, avant de mourir, vieil homme, regarde-moi, regarde-moi bien. Car la haine que tu peux voir sur mon visage, des dizaines de milliers de personnes la partagent. Maintenant crève, ordure !Sur ces mots, il retira le bout de miroir. Le corps inerte s’affala par terre de tout son long. Une large mare de sang se forma autour de sa dépouille, sous le regard déterminé de Delta. Suryena était mort. Assassiné par son lieutenant de toujours.Delta retourna s’allonger sur sa couverture après s’être assuré que le sang qui se répandait sur le sol ne l’atteindrait pas. Là, il ferma les yeux et dormit plusieurs heures d’un sommeil sans rêve ni cauchemar.À son réveil, l’administrateur du Grand Temple s’efforça d’adopter une mine catastrophée et sortit en courant de la pièce.— Au secours, cria-t-il, s’efforçant de paraître le plus crédible possible. À l’aide ! Vite !Plusieurs personnes accoururent et toutes se montrèrent horrifiées de voir leur leader mort. Delta paraissait le plus affligé et simula même un malaise. Les Putras se succédèrent devant la porte pour assister au spectacle macabre, mais il était, évidemment, trop tard. Suryena était mort depuis des heures. Sans être interrogé sur le sujet, Delta raconta qu’il s’était endormi seul dans la pièce et que le corps sans vie de Suryena s’y trouvait à son réveil. Personne ne remit sa parole en doute tant il apparaissait inconcevable aux yeux de tous que le leader des Putras ait pu être assassiné par son propre bras droit. Après quelques minutes, Delta demanda à ce que les abords de la pièce soient évacués et appela le médecin en chef du Grand Temple.Walmim, grand, pâle et très maigre, avait un physique plus proche du croque-mort que du docteur. En la circonstance, cela ne choquait pas. Il n’avait pas beaucoup de travail en général, aussi s’adonnait-il fréquemment à sa passion pour la recherche biologique. Or, il arriva précipitamment après avoir été prévenu. C’était un homme intelligent, et Delta le savait pour entretenir des rapports plutôt proches avec lui. Il convenait donc de le traiter comme tel.— Que se passe-t-il ? demanda le médecin, arrivant sur place. Est-ce vrai ? Notre maître est mort ?— Hélas oui, répondit Delta, l’air toujours aussi attristé. Si vous voulez bien m’accompagner, Walmim, nous devons éclaircir quelques points.— Bien sûr, bien sûr.Une fois dans la pièce, Delta raconta sa version rocambolesque et demanda au médecin de lui donner ses conclusions.— Eh bien, Delta, je dois vous dire que tout ceci est très mystérieux. La porte n’était pas verrouillée, donc n’importe qui aurait pu aller et venir. Étant donnés les… évènements récents, on peut supposer que votre sommeil était particulièrement profond. Donc, même s’il est trop tôt pour le confirmer, il paraît assez évident que notre maître a été assassiné.— Comment ? feignit de s’insurger Delta. C’est impossible !— Hélas, c’est l’hypothèse la plus probable. L’autre serait celle du suicide, mais elle me paraît tirée par les cheveux.— Pourquoi cela ?— Eh bien, si notre maître avait décidé de mettre fin à ses jours, pourquoi avoir choisi un lieu où vous vous trouviez ? Vous auriez pu l’en empêcher à tout moment. De plus, l’objet qui a causé sa mort provient de cette pièce même. Or, il paraît censé de penser qu’en cas de suicide prémédité, notre maître aurait apporté sa propre arme.— Oui, cela paraît juste, en effet, marmonna Delta, parfait dans son rôle d’inspecteur éploré. Cependant, c’est cette thèse que nous allons retenir.— Pardon ? s’étonna Walmim, interloqué.Delta le prit à part et l’emmena dans un coin de la chambre où personne ne pourrait les entendre.— Notre maître étant mort, je suis responsable des lieux, murmura-t-il comme un secret à l’oreille du médecin. Je vais mener une enquête, mais le plus discrètement possible. Celui qui a fait cela doit se croire totalement disculpé. Il sera plus vulnérable ainsi. Nous devons donc établir officiellement le suicide de notre maître afin de nous donner plus de chances de coincer le meurtrier.Walmim se frotta le menton et détailla Delta un instant. Quelque chose le gênait dans ce plan.— En tous les cas, cela doit rester entre nous pour le moment. Alors Walmim, qu’en dites-vous ?Lorsqu’ils sortirent de la pièce tous deux, quelques secondes plus tard, Delta prit la parole devant le large groupe de Putras réuni devant la porte. Walmim se tenait à ses côtés, l’air aussi solennel que possible.— Mes frères, je suis au regret de vous informer que Suryena, notre maître à tous, le fondateur de notre ordre, s’est donné la mort il y a quelques heures dans cette pièce. En attendant de procéder à des cérémonies à la hauteur de ce grand homme, je vous demande à tous de bien vouloir conserver une attitude digne et calme. C’est un bien triste jour pour les Putras.Chacun accusa le coup de cette nouvelle terrifiante puis, comme demandé, retourna à ses occupations le cœur lourd. Walmim et Delta échangèrent un signe de tête et partirent chacun de leur côté, le médecin vers son laboratoire et le chef du Grand Temple dans ses appartements. L’heure était au deuil. Mais lorsqu’il franchit le seuil de sa chambre, c’était bien un large sourire que le visage de Delta arborait.Maria avait le sentiment persistant qu’elle était observée. Pire, il lui arrivait de croire qu’on l’avait repérée.Ses visites matinales à la bibliothèque de Gyan se faisaient de plus en plus rares et elle n’essayait même plus d’entrer en contact avec qui que ce soit. Elle était devenue une de ces créatures apeurées et prostrées qu’elle tentait d’approcher il n’y a pas si longtemps. Mais si sa raison à elle était son infiltration journalistique, quelle était celle des autres?Cette paranoïa avait commencé le soir où elle avait appris la vérité sur le Prophète. Gaël? Vraiment? Qu’avait-il donc fait dans sa vie qui puisse le désigner comme l’homme qui rétablirait l’équilibre à Menel Ara? Il avait bien parlé de prendre plus d’importance dans la vie publique de la cité, mais il ne pouvait tout de même pas s’agir de ça. Ses idées, déjà bien embrouillées, s’enchaînaient toujours plus vite. Et si Gaël avait été un Putra depuis des années,
Battre le fer tant qu’il est chaud. Voilà ce que s’apprêtait à faire Victor Dubuisson, lui qui voyait les pièces de son ingénieux puzzle se mettre en place.Il aurait voulu attendre un peu avant de passer directement à l’action, mais la polémique qu’il avait lancée sur le manque d’efficacité de Komniev en matière de sécurité avait dépassé toutes ses attentes. Chaque dîner en ville, chaque discussion privée mentionnait la prétendue incompétence du chef de la Chambre. Même le vieux Luzzi lui avait demandé ce qu’il en pensait, ne cachant pas une certaine exaspération à ce sujet. Komniev était décrédibilisé, la première phase du plan de Victor était un succès inespéré.Mais désormais, il fallait penser plus grand, plus large, plus ambitieux. Et cela commencerait à la Chambre. Il y avait une session plénière l’après-midi même, et elle marquerait l’Histoire de Menel Ara, assurément. Victor se faisait fort de rester dans les mémoires à la faveur de ce coup d’éclat.Pour l
Le jour J était arrivé et les affaires de Maria étaient prêtes. Elle avait rangé sa chambre, fait sa lessive, rempli son sac et essayé de dormir quelques heures. Elle était tellement excitée!Mhiakij l’avait prévenue la veille au soir qu’elle serait intronisée à midi. Sans plus de cérémonie, il lui avait à peine laissé la nuit pour se préparer. Apparemment, les choses se faisaient comme ça en la circonstance. Les centaines de livres qu’elle avait engloutis ne mentionnaient pas cet instant précis. Cela faisait sans doute partie des non-dits dont les Putras étaient très coutumiers.Maria, elle, se concentrait pour paraître la plus sereine possible. Mais bon sang, elle était impatiente comme une adolescente. Quels horizons s’ouvraient à elle! Prêtresse, ce n’était pas rien. Elle pourrait disposer de toutes les informations qu’elle désirait, de tous les secrets que la secte cachait. Si ceux-ci existaient. Car malgré son expérience désormais solide de la vie de Put
Gaël fut réveillé en sursaut par des cris, une foule de cris. Paniqué par cette agitation matinale, il se leva, constata que David dormait toujours de l’autre côté de la pièce, et sortit dans le froid s’enquérir de la situation.Encore un gamin mort. La situation devenait ubuesque. Des dizaines de personnes hurlaient de désespoir autour de la dépouille d’un môme d’une douzaine d’années. Depuis que le Mur avait été érigé, les plus jeunes des Martyrs avaient trouvé un nouveau jeu, aussi dangereux que stupide. Il s’agissait de s’approcher le plus près possible de cette monstruosité de béton, en évitant de se faire dégommer par les snipers postés à son sommet. En général, il y avait trois sommations avant le tir, mais les gamins voulaient tellement battre le record qu’ils poussaient la patience des gardes jusqu’à la limite, et parfois au-delà. Depuis que cette débilité existait, presque dix enfants étaient décédés, abattus par les snipers du Mur.Pour Gaël, c’en était trop. I
Curieusement, il était persuadé qu’il faisait nuit noire lorsqu’on vint enfin le chercher. Combien de jours avait-il passés, attaché dans cette cellule? Il s’en voulait de ne pas avoir compté les repas frugaux qui lui étaient apportés. Tout juste de quoi survivre. Vraiment, était-ce si naïf de croire qu’un membre de la Chambre des Familles méritait meilleur sort que le sien?Peu lui importait, désormais, puisqu’il allait revoir la lumière du jour. Deux gardes le levèrent, défirent ces maudites chaînes qui l’attachaient au mur et lui passèrent une paire de menottes à la place. Ses poignets n’obtenaient aucun répit. Insensibles à la fragilité de sa condition, les gardes l’empoignèrent chacun par un bras et l’emmenèrent hors de la cellule.Plusieurs fois durant leur trajet, il leur demanda l’heure qu’il était. Mais, même s’ils avaient le droit de lui parler, ils s’en seraient privés. Sans doute son nom était-il déjà synonyme de traîtrise et de roublardise, d’intr
—Où est-il?—Je ne sais pas.—Menteuse! Salope de menteuse!Delta la gifla violemment, une fois de plus. Maria ignorait depuis combien de temps cela durait. La douleur était continue depuis deux, trois, cinq, peut-être dix jours. Elle n’arrivait plus à sentir son corps, tout en constatant de ses yeux les innombrables liquides qui lui étaient injectés. Elle n’avait plus aucune lucidité. Et plus le temps passait, plus son esprit s’embrumait. Il arrivait par moments qu’elle appelle Delta «Maître» et lui voue un respect infini. Or, lors des rares éveils de sa conscience, l’immense salopard qu’il était lui apparaissait clairement.Elle était allongée sur le dos, multi perfusée à chaque bras, et sa tête était maintenue vers le plafond. Mais là où elle n’aurait dû voir qu’un mur blanc banal, s’étendait un abîme chaotique, infini et profond, tournoyant et serpentant sous ses yeux captivés. Sa vision s’y perdait,
Un peu plus vigoureusement, un peu moins précautionneusement, Sacha taillait un bout de bois. Un autre. Il avait cassé le précédent. Fort heureusement, il ne croyait pas aux signes. Un terroriste superstitieux, voilà qui friserait le ridicule.Seulement, le morceau de bois précédent ne s’était pas cassé tout seul. Il avait cédé pour une bonne raison. Sacha était en colère. Très en colère. Tellement énervé que chacun de ses gestes risquait de lui coûter un doigt. Karim était passé quelques minutes plus tôt et avait vite compris qu’il risquait de prendre la place du bout de bois s’il ne déguerpissait pas fissa. Non, définitivement, Sacha n’était pas de bonne humeur. Et les récents évènements n’y étaient pas étrangers.À dire vrai, il ne savait pas ce qu’il se passait. Mais il se tramait quelque chose. Quelque chose dont il était tenu à l’écart et ça, il ne le tolérait pas. Il ne le pouvait pas. Il était probablement l’homme le plus intelligent de toute cette organisation te
Ce fut avec un drôle de sentiment que Victor redécouvrit le Grand Ascenseur. Pas vraiment nostalgique, mais sans appréhension, il redescendait dans la Basse-Ville, là où il était né et avait grandi. Il était déjà redescendu à l’occasion, mais cette fois-ci, c’était définitif. Le grand Victor Dubuisson, plus intelligent que tous, roublard et ambitieux, revenait la queue entre les jambes, battu à plates coutures.Le départ de la maison Luzzi se passa en bonne intelligence, jusqu’à l’intervention de Flora. Fabio lui avait accordé une somme colossale en échange de son engagement à ne plus jamais faire entendre parler de lui. Largement de quoi refaire sa vie comme borgne au pays des aveugles. Le reste de la famille Luzzi n’avait pas souhaité lui parler et cela l’arrangeait. Son honneur était bafoué, son moral au plus bas, son estime de lui-même remise à sa juste place, il n’avait pas besoin, en plus, d’affronter le mépris de son ex belle-famille. Mais, au moment de partir, avec pour
Tout ceci appartenait au passé, comme le reste. Moussa regardait par la fenêtre de son appartement. Il n’avait pas revu Ibn Bassir depuis ce jour, mais son œuvre était disponible. Les balivernes qui circulaient auparavant avaient majoritairement cessé, bien qu’il se trouva toujours un imbécile ou deux pour remettre en cause la légitimité de l’auteur sur le thème «il ne sait pas ce qu’il dit, j’y étais, moi…».Beaucoup de temps avait passé depuis la fin de la guerre et la première campagne électorale depuis plus d’un demi-siècle avait même commencé. Il s’agissait d’élire une centaine de députés, lesquels seraient ensuite chargés de doter Menel Ara d’un président. Jusque-là, l’opinion semblait appeler de ses vœux Catherine Saulte. Le récit d’Ibn Bassir en disait un peu plus sur la jeune femme qui avait quitté volontairement la Haute-Ville pour rejoindre le combat de la résistance. Son élection comme députée ne faisait aucun doute et, selon toute vraisemblance,
La douceur était revenue en même temps que le calme. Certains y voyaient une sorte de signe, un acte métaphysique quelconque. Mais Moussa demeurait imperméable à ce genre de balivernes. La guerre était finie depuis plus de deux mois et il se contentait de s’en réjouir. Un jour, il était dans l’ancienne Zone sécurisée et écoutait Victor promettre victoire et justice à ses partisans. Et le lendemain, plus personne ne parla d’affrontement et l’accès à la Haute-Ville devint libre à tous. Voilà, aussi simplement que cela, Menel Ara avait cessé de se battre. Et Moussa voulut savoir pourquoi. Ses finances commençaient à battre de l’aile en raison de sa longue inactivité professionnelle, mais il voulait plus que tout lever le voile sur ce mystère. Et comme le temps était tout ce qui lui restait…Bien sûr, tout d’abord, il chercha Victor. Mais il se heurta une fois de plus aux libertés que chacun prenait avec la vérité. Successivement, l’ancien leader de la résistance avait été tué par S
Énième ironie du sort, la salle où Victor fut enfermé en compagnie d’Ibn Bassir était celle-là même où il avait été jugé et condamné par les chefs des Sept Familles.La volonté de Gaël était sans doute de ne pas les mettre en prison. Mais ils avaient interdiction de sortir de la pièce et un garde y veillait. Autant dire que, si le confort était toujours meilleur que dans les geôles du Grand Palais, le doute n’était pas permis quant à la réalité de leur condition.Les deux prisonniers n’échangèrent que des regards, lourds de sens, traduisant une incrédulité qui restait hautement suspendue. Sans doute la présence du garde y était-elle pour beaucoup, mais les deux hommes ne trouvèrent pas de choses à se dire, tant il y en avait.Un long moment passa ainsi, durant lequel chacun s’ennuya ferme. Si Gaël n’avait manifestement pas l’intention d’humilier ses visiteurs, il les faisait patienter avant «d’en finir», comme il l’avait lui-même dit.Ce fut donc
Victor claqua la porte de la pièce où se trouvaient déjà Catherine, Ibn Bassir et deux de ses lieutenants les plus influents. À en juger par l’humeur du chef, l’heure était grave.—Deux jours, putain! pesta-t-il. Ça fait deux jours que je les balade.Il constata avec amertume que bien peu de ses compagnons semblaient concernés par la situation.—Quelqu’un a une idée? poursuivit-il. Quelqu’un en a quelque chose à foutre? Non parce que si vous considérez que prendre la Zone sécurisée nous permet de couler des jours heureux et arrêter la lutte, dites-le tout de suite!La bonne humeur ambiante cessa sur-le-champ. Ibn Bassir ouvrit son petit cahier et nota quelques lignes. Catherine, elle, avait adopté la physionomie qui était la sienne depuis qu’elle avait vu les cadavres des Martyrs dans l’ascenseur. Quelque chose s’était révélé à elle, quelque chose comme la cruauté du monde et les conséquences des décisions prises dans les
Par dizaines, il les avait vus partir. Désœuvrés, victimes collatérales du conflit. Le commerce avait été rapidement touché par le départ des familles de la Haute-Ville. Et les pêcheurs qui exerçaient encore leur travail se trouvèrent sans commande.Moussa, comme à son habitude, avait suivi les évènements sans y prendre part. Lui-même ne pêchait plus depuis longtemps. C’était volontaire et cela lui manquait toujours terriblement. Encore ce paradoxe…Du côté des docks, la guerre civile qui frappait Menel Ara était montée comme une rumeur. Certains étaient venus, racontant que des milliers de Bas-Menelarites s’étaient rassemblés pour combattre à la fois les Martyrs et le pouvoir des Familles. Moussa, comme beaucoup, ne crut pas à cette histoire dans un premier temps. Mais le bruit des coups de feu ne put être ignoré plus longtemps et très vite, ce que n’importe quelle projection d’actualités sur Hi-Nan aurait relayé devint une vérité connue de tous. La Zone sécurisée avait
Catherine mit de longues minutes à se remettre de la forte nausée. Bien sûr, lorsque l’on a grandi dans le faste d’une riche famille menelarite, que l’on a épousé un héritier Phillips et que l’on a siégé à la Chambre des Familles, rien ne prépare réellement à voir des corps dissous et liquéfiés. Cependant, Catherine croyait dur comme fer qu’elle ne devait sa légitimité qu’à sa proximité avec Victor. Or elle tenait à gagner une véritable crédibilité auprès des troupes, à s’émanciper de cette image de parvenue, de traître, voire d’opportuniste. Elle savait, en son for intérieur, qu’elle avait un véritable rôle à jouer. Son assiduité aux séances de la Chambre et sa volonté naïve de plaire à sa belle-famille l’avaient poussée à réfléchir constamment à de nouvelles idées politiques. Et ce travail, conjugué aux erreurs qu’elle avait pu commettre, l’avait convaincue de deux faits selon elle indiscutables: elle disposait d’une capacité politique nettement au-dessus de la moyenne et la po
Depuis la prise de la Zone sécurisée, le conflit entre les Martyrs et les partisans de Victor Dubuisson a repris. Comme s’il fallait absolument que chacun retrouve un ennemi. Une malédiction devenue un besoin.Ce sont les Martyrs, qui les premiers, ont acté la fin de la trêve. Alors que leurs adversaires sécurisaient l’entrée située au niveau du Pilier n° 5, ils ont subi une attaque furtive qui laissa quatre hommes sur le carreau. Victor Dubuisson ne sembla pas plus contrarié. Il disait constamment que la mort faisait partie de la guerre et qu’il avait un plan. De fait, on ne pouvait réellement lui donner tort. Il laissa passer une journée après que les Martyrs aient vaincu les forces de sécurité. Puis il ordonna à un de ses lieutenants les plus compétents de composer une petite armée et d’attaquer les terroristes à l’est. Le but était, in fine, de prendre le Mur, de le garder et d’enfermer les Martyrs dans la Zone sécurisée. C’était une mission extrêmement importante et Victor
Il laissa l’Hi-Nan sonner. C’était sa femme. Encore. Et il ne répondit pas. Encore.Après deux jours d’hésitation, Youri Komniev avait cédé et évacué sa famille par hélicoptère. Désormais, toutes les Grandes Familles étaient parties. Il en demeurait le dernier représentant. D’une manière générale, la Haute-Ville était quasiment vide. À l’ouest, seule la prison abritait encore des êtres humains. Et à l’est, environ 120 officiers de sécurité protégeaient le Grand Palais et les Putras se dirigeaient droit sur eux. Quelle ironie!Depuis qu’il siégeait à la Chambre, c’est-à-dire depuis des dizaines d’années, la sécurité avait été de très loin le sujet le plus abordé, le plus discuté et le plus réformé. Au fil de ces séances enflammées, un nombre incalculable de textes avaient été votés. Le tout rendant la Haute-Ville totalement imprenable. Une invasion par les airs aurait été réduite à néant par des canons spécifiques hors de prix qui n’avaient jamais servi. Des systèmes
Une fois encore, Victor Dubuisson buvait un café, fumait une cigarette et contemplait sa carte. Il aimait cela, regarder cette carte. Non qu’elle lui donne des indications précises sur la marche à suivre, mais il se passionnait pour la géographie de sa cité. De plus, cela lui permettait de passer le temps en attendant que son plan parfaitement huilé soit mené à bien.À ses côtés, Mustapha relisait encore ses notes. La passion de cet homme pour son époque avait quelque chose de touchant. Trop peu de gens savent se satisfaire de vivre dans leur temps. Ibn Bassir, lui, n’aurait échangé contre rien au monde son année de naissance. Et, en effet, malgré tous ses défauts, le Menel Ara de 2079 était absolument fascinant. Victor aimait en être un acteur. Mustapha, lui, préférait son rôle de témoin.Les deux hommes vaquaient à leurs occupations respectives en silence lorsque Pom arriva en courant. Victor se redressa immédiatement sur son siège.—Alors? demanda-t-