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last update Last Updated: 2021-06-29 15:20:39
Maria avait le sentiment persistant qu’elle était observée. Pire, il lui arrivait de croire qu’on l’avait repérée.

Ses visites matinales à la bibliothèque de Gyan se faisaient de plus en plus rares et elle n’essayait même plus d’entrer en contact avec qui que ce soit. Elle était devenue une de ces créatures apeurées et prostrées qu’elle tentait d’approcher il n’y a pas si longtemps. Mais si sa raison à elle était son infiltration journalistique, quelle était celle des autres ?

Cette paranoïa avait commencé le soir où elle avait appris la vérité sur le Prophète. Gaël ? Vraiment ? Qu’avait-il donc fait dans sa vie qui puisse le désigner comme l’homme qui rétablirait l’équilibre à Menel Ara ? Il avait bien parlé de prendre plus d’importance dans la vie publique de la cité, mais il ne pouvait tout de même pas s’agir de ça. Ses idées, déjà bien embrouillées, s’enchaînaient toujours plus vite. Et si Gaël avait été un Putra depuis des années, sans qu’elle ne s’en rende compte ? Non, ça n’avait pas de sens : le Prophète devait être réfractaire au mouvement. Il était donc chez les Martyrs ou en dehors de la ville. Or, si son identité était autant au cœur de l’actualité, cela ne pouvait vouloir dire que deux choses : on venait tout juste de découvrir qui il était, et il se trouvait encore à Menel Ara. Ce n’était qu’une vulgaire déduction de femme perturbée, mais Maria estima qu’il était très crédible que Gaël soit chez les Martyrs.

Le choc de la nouvelle avait éteint en elle tout tempérament courageux. Elle venait de reconnaître la réalité de sa situation et la terreur s’était emparée d’elle pour ne plus la quitter. Elle, Maria Da Costa, journaliste lambda, s’était attaquée à un monument de la vie menelarite. Et elle ignorait encore de quoi l’institution serait capable si elle était démasquée. Ainsi, l’insouciance qui lui avait permis de prendre place dans le paysage du triangle vert se transforma en une peur panique, la tiraillant à chaque instant de sa vie et la poussant quotidiennement aux larmes. Pourtant, elle n’avait toujours pas quitté le temple. Elle ne le pouvait plus.

Son quotidien de Putra changea donc drastiquement du jour au lendemain. Gyan ne la vit plus plongée dans les livres qu’une ou deux fois par semaine. Ses semblables n’avaient plus à subir ses assauts et autres tentatives de conversation. Elle passait le plus clair de son temps seule, dans sa chambre ou dans quelque endroit reculé du temple où elle se savait tranquille. La peur, la terrible peur l’avait retrouvée et elle ne savait pas comment s’en débarrasser. Son infiltration entière était compromise, mais elle était trop terrifiée pour être lucide sur sa situation. Ainsi donc, elle s’en remettait à son instinct le plus évident, et celui-ci lui commandait de rester au cœur de la secte afin de savoir quel sort serait réservé à Gaël.

Un jour, elle trouva le courage d’aller trouver Gyan et lui poser la question. Celui-ci se mit à rire.

— Ma petite Tau, je crains fort que l’arrivée du Prophète ne se fasse pas de mon vivant, ni même du tien, répondit-il. Mais puisque tu me le demandes, je pense qu’il serait traité avec tous les égards dus à son rang. Il serait installé dans le Grand Temple et prendrait la place de Suryena comme leader de notre organisation. Ma réponse te convient-elle ?

Non. Elle ne lui convenait pas. Car elle ne pouvait prêter foi aux mots d’un homme qui croyait la venue du Prophète lointaine, alors même qu’il était à Menel Ara et que l’on connaissait son identité. Ainsi, sa discussion avec Gyan fut proprement inutile. Et sa crainte personnelle, doublée de celle qui concernait Gaël, s’en trouva renforcée.

Le temps passait et elle-même ne savait comment occuper ses journées du mieux possible sans pour autant paraître suspecte. L’idéal aurait été d’adopter la même attitude qu’auparavant, mais cela lui était physiquement impossible. Elle avait des crampes d’estomac, des poussées de fièvre et des nausées, toutes causées par sa paranoïa. Dix fois, vingt fois par jour elle se décidait à quitter le temple. Mais elle finissait irrémédiablement par changer d’avis. Alors le temps passait, encore et encore, sans que ni sa lucidité ni sa force ne réapparaissent.

Un jour, Mhiakij la convoqua dans son bureau. Elle se rendit à l’entrevue les jambes flageolantes. Sa gorge était sèche et son cœur battait la chamade. Enfin arrivée, elle voulut frapper trois coups avant d’entrer, mais son bras se retint tout seul et finalement, son poing ne cogna la porte qu’une fois. Impassible, la voix de Mhiakij lui ordonna d’entrer.

— Ah, Tau, te voilà. Comment vas-tu ?

— Très bien, s’efforça-t-elle d’articuler, tentant même d’ajouter un sourire à la phrase.

— Tu m’en vois ravi, répondit-il. Écoute, j’ai un petit souci pour demain matin. Il y a une classe d’apprentis que je ne peux pas assurer et j’aurais besoin d’être remplacé. Tu es tout à fait qualifiée pour le faire. Acceptes-tu ?

— Oui, bien sûr, riposta la jeune femme dans un réflexe salvateur.

— Parfait, je te remercie. Ce sera tout. Ah non, attends. Le sujet du cours de demain concerne les codes de conduite chez les Putras. Ça ira ?

— Je… Je pense, oui.

— Alors c’est d’accord. Demain matin, tu donneras ton premier cours. Félicitations, Tau.

— Merci, bonne journée.

— Bonne journée.

En sortant du bureau, Maria courut le plus vite possible se réfugier dans sa chambre et pleura tout ce que le stress de l’entrevue avait provoqué chez elle. De longues, très longues minutes durant, à en devenir folle. Et de fait, sa santé mentale la préoccupait de plus en plus. Il s’agissait probablement de la seule pensée rationnelle dont elle était capable.

Lorsque Maria ouvrit les yeux, le soleil n’était pas encore levé. Il devait être entre 4 et 5 heures du matin. Elle avait passé une nuit épouvantable, parsemée de cauchemars et d’idées noires. La perspective de donner classe à quinze apprentis ne l’effrayait pas vraiment. Elle serait en parfaite mesure d’assurer la charge. Mais sa crainte d’être démasquée rivalisait avec celle de voir Gaël sacrifié sur l’autel des croyances folles des Putras. Et au milieu de tout cela, Tau commençait à prendre le pas sur Maria, car elle était bien obligée de reconnaître que tout ce qu’elle avait constaté dans les agissements de la secte au triangle vert n’était que bonté, belles intentions et croyances naïves. Elle était venue démasquer une organisation malfaisante, elle n’avait trouvé qu’une bande de doux dingues adorables et dévoués. Cette idée-là s’installait tranquillement, jour après jour, dans l’esprit de Maria et pour la chasser, elle n’avait rien trouvé d’autre que cette étrange machinerie dans la zone interdite et la fiche la concernant qui préconisait un « nom en T ». Elle était désormais Tau : y avait-il quelque chose d’intéressant à creuser là-dessous ? Si son courage ne l’avait pas abandonnée, elle irait poser des questions à Mhiakij, mais une boule naquit dans son ventre rien qu’à l’idée de lui parler. Plus que tout autre, il lui faisait peur. C’était irrationnel, mais la peur était plus forte que le reste.

L’heure avançait et Maria prit tranquillement le chemin de la classe. Elle avait établi un plan de cours dans sa tête et ne serait donc pas gênée lorsque les informations se bousculeraient. Elle avait beaucoup appris en très peu de temps et tout n’était pas parfaitement organisé dans son esprit.

Lorsqu’elle entra dans la pièce, elle fut saisie d’un frisson d’horreur. Il y avait, effectivement, une quinzaine d’apprentis sagement assis, prêts à recevoir leur leçon. Tous la fixaient, hébétés, mais impatients. Elle réalisa soudain qu’elle allait donner des cours de conduite Putra à des innocents, souvent plus âgés qu’elle. Cela allait à l’encontre de tous ses principes et elle s’en voulut de ne pas l’avoir réalisé plus tôt. Elle était opposée à toute forme de croyance organisée et s’apprêtait à prôner en personne les valeurs du triangle vert. Encore un sacrifice en faveur de son infiltration. Définitivement, c’était une mauvaise idée. Mustapha avait raison.

La salle de classe lui était connue. Elle y avait passé quelques heures, pas si longtemps auparavant. Le tableau avait été remplacé par un écran tactile renfermant les logiciels nécessaires, mais les tables et les chaises étaient toujours les mêmes. Les élèves, eux, étaient bien plus âgés et il lui faudrait capter d’emblée leur attention.

Elle entra dans la pièce et éteignit immédiatement le grand écran sur lequel était écrit le titre du cours du jour. Les apprentis se regardèrent, ahuris. Elle avait réussi son coup.

— Bonjour à tous, apprentis, lança-t-elle, martiale.

— Bonjour, répondirent mollement les élèves.

Maria leur lança un regard furieux que personne ne comprit. Elle s’avança et s’adressa à un des plus jeunes hommes de la salle.

— Toi, apprenti, quel est ton nom ?

— Shinawatra, madame, répondit le gamin, apeuré.

— Que d’erreurs, apprenti.

Elle retourna à son bureau et cette fois, parlait à toute la classe.

— Votre leçon d’aujourd’hui concerne les codes de conduite chez les Putras, c’est bien cela ?

Elle n’obtint aucune réponse.

— C’est bien cela, apprentis ? répéta-t-elle en haussant la voix.

— Oui, madame, marmonna le dénommé Shinawatra.

— Bien. Combien d’erreurs de conduite avez-vous commises depuis que je suis rentrée dans cette pièce ? Vous l’ignorez, naturellement. Je vais les dénombrer pour vous. Tout d’abord, lorsqu’un Putra entre dans la pièce, vous vous levez et vous attendez qu’il vous donne l’autorisation de vous asseoir. Cela vaudra tant que vous ne serez pas Putras vous-mêmes. Ensuite, vous devez vous adresser à moi en employant mon nom de Putra. Lorsque vous l’ignorez, vous devez m’appeler « Putra » et non « madame ». Mon nom est Tau et c’est ainsi que vous devrez m’appeler. Et enfin, mais cela tient plus du bon sens que de la conduite Putra à proprement parler, lorsque je pose une question, vous devez me répondre. Est-ce clair ?

— Oui, Tau, répondirent cinq ou six de ses élèves.

— Bien, on dirait qu’il y en a qui apprennent vite, lança-t-elle, sarcastique. Maintenant que vous savez comment vous adresser à moi, au moins pourrez-vous me poser des questions.

Ainsi, Maria ralluma l’écran et commença sa leçon, bluffant les élèves par son savoir, délivré en digressions habilement menées. La leçon dura les trois heures prévues, quasiment à la minute près. À la fin, elle avait face à elle des apprentis bien dressés, mais elle l’espérait, un rien dégoûtés de la vie de Putra. Elle aurait considéré comme une victoire personnelle d’en voir repartir un ou deux le jour même. Tous sortirent un à un, la saluant au passage comme le voulait une des innombrables règles de conduite. Lorsque le dernier élève passa devant elle, elle le suivit en direction de la sortie de la classe et eut la surprise de voir, sur le pas de la porte, Mhiakij, sourire en coin.

— Bonjour Tau, lui lança-t-il

— Bonjour Mhiakij, répondit-elle, sa peur revenant à grands pas à mesure qu’elle s’approchait de lui.

— Excellente leçon.

— Merci, mais… vous y avez assisté ?

— Juste les dernières minutes. Mais chacun de tes élèves est passé devant moi et m’a salué en m’appelant « Putra ». J’avoue que c’est la première fois que je vois ce type d’usage rentrer si vite dans l’esprit d’un apprenti.

— J’ai fait de mon mieux.

— Eh bien c’était excellent, Tau. Bravo.

Sur ces mots, Mhiakij tourna les talons et prit la direction de l’est du temple. Maria resta quelques secondes sur place, honteuse d’apprécier le compliment. Elle aurait voulu se frapper tant elle détestait le sentiment qui était le sien. Mais c’était plus fort qu’elle : les mots de Mhiakij l’avaient flattée.

De fait, sa journée se déroula un peu mieux que les précédentes. Sa leçon l’avait mise en confiance et la hiérarchie semblait croire en elle. Sa couverture était toujours protégée, mais elle continuait de craindre chacun de ses mouvements. Elle était sur le chemin de la sérénité et cela la ravissait absolument. Elle passa même saluer Gyan et partager avec lui ses impressions sur son expérience du matin. Elle apprit ainsi que le vieux bibliothécaire avait lui-même longtemps enseigné aux apprentis avant de se voir confier la charge qui était la sienne. La discussion fit, elle aussi, beaucoup de bien à Maria. Elle passa le reste de la journée à lire, se promener et réfléchir un peu plus sereinement à la suite des évènements. Et, le soir venu, ce fut un peu plus apaisée qu’elle trouva le sommeil.

Il était inhabituellement tard lorsque Maria ouvrit les yeux. Et encore, si quelqu’un n’avait pas frappé à sa porte, sans doute aurait-elle dormi plus encore. Elle s’habilla rapidement et alla ouvrir. Un apprenti qu’elle ne connaissait pas se tenait devant elle.

— Bonjour, apprenti. Que veux-tu ?

— Bonjour Tau. C’est Mhiakij qui m’envoie vous chercher. Il veut vous voir au plus vite.

— Bien, j’arrive tout de suite.

Maria referma la porte avec la certitude qu’elle se verrait confier une classe régulièrement. Elle ne pouvait être convoquée que pour cela. Son bon travail de la veille avait porté ses fruits. Là encore, une part d’elle appréhendait la chose, mais elle ne pouvait s’empêcher de ressentir un plaisir intense à l’idée d’être enseignante à part entière.

Après s’être prestement habillée, elle marcha rapidement jusqu’au bureau de Mhiakij. Elle ne l’avait pas trop fait attendre, mais avait quand même pris le temps de se réveiller correctement. Elle frappa, et de sa voix toujours lointaine, son supérieur lui ordonna d’entrer.

— Ah, Tau, bonjour à toi.

— Bonjour Mhiakij.

— Comment vas-tu, aujourd’hui ? lui demanda-t-il, se rejetant en arrière sur son siège et abandonnant ses dossiers.

Son attitude n’était pas habituelle. D’ordinaire, il gardait les yeux baissés sur son travail tout en lui parlant. Or, cette fois-ci, il lui donnait toute son attention et lui avait même demandé comment elle allait, une première.

— Eh bien, ça va. J’ai plutôt bien dormi, répondit-elle avec un sourire, espérait-elle, pas trop crispé.

— Bien. Très bien. Écoute, Tau, je n’irai pas par quatre chemins, j’ai une très bonne nouvelle pour toi.

— Ah oui ? fit-elle mine de s’étonner.

— Oui oui. Écoute, si j’étais absent une partie de la matinée d’hier, c’était pour une réunion dont tu étais un des sujets.

— Moi ?

— Tout à fait. Nous avons longuement évoqué ton cas, ton comportement exemplaire et ton intelligence. Et une décision a été prise, en collaboration avec les instances du Grand Palais.

Mhiakij semblait tout excité et il ménageait le suspense. Maria, elle, ne tenait plus et voulait savoir de quoi il s’agissait.

— Et ?

— Et alors, ma chère Tau, tu vas être ordonnée prêtresse de l’ordre des Putras.

— Quoi ? lâcha-t-elle d’une voix puissante.

La surprise était de taille. Prêtre de l’ordre des Putras, cela n’était pas rien. Il s’agissait d’un des plus hauts grades de la secte. Cela impliquerait qu’elle déménagerait dans la Haute-Ville, qu’elle présiderait des messes silencieuses, qu’elle pourrait s’entretenir avec Suryena lui-même lors des méditations générales de l’ordre, sorte de comité de direction hebdomadaire. À cet instant, on ne dénombrait pas plus d’une quinzaine de prêtres de l’ordre. En clair, on lui demandait d’intégrer le top 20 des personnalités les plus importantes des Putras. Et ce, après à peine un mois de présence dans la secte. N’importe qui se serait méfié. Mais ce fut l’enthousiasme qui emporta tout sur son passage.

— Tu vas accepter, n’est-ce pas ? lui demanda Mhiakij, un rien inquiet.

— Bien sûr, oui, répondit Maria, montrant exagérément sa joie.

— Félicitations, Tau, vraiment. C’est une ascension fulgurante ! Je n’ai jamais vu ça ! En un mois, tu vas devenir prêtresse, c’est incroyable.

— Oui c’est… c’est incroyable !

— Alors voilà comment les choses vont se passer, reprit Mhiakij, un peu plus sérieusement. D’ici trois ou quatre jours, tu vas monter au Grand Palais en compagnie d’une petite délégation de notre temple, menée par son chef. Là-bas, tu seras ordonnée prêtresse au cours de la cérémonie dont tu as lu les détails, j’imagine.

— Oui, en effet.

— Eh bien voilà, c’est tout ce que j’avais à t’annoncer. Tu peux reprendre ta vie de simple Putra pour les quelques jours qui te restent dans ce rôle.

Mhiakij souriait de toutes ses dents. Il était manifestement fier de son travail. Le prestige de l’ordination de Maria allait forcément rejaillir sur le temple, et donc sur lui.

— Mhiakij ? J’ai juste une question à vous poser.

— Bien sûr, tout ce que tu veux. À condition que tu me tutoies.

— D’accord. Depuis que je suis arrivée, tu t’es présenté comme le numéro deux du temple et tu as toujours prétendu que le véritable chef des lieux ne se montrait que très rarement. Tu as même été jusqu’à cacher son nom.

— Oui, en effet. Et alors ?

Maria regarda Mhiakij dans le fond des yeux. Elle n’avait plus peur, les boules dans le ventre avaient disparu. Les Putras lui faisaient confiance.

— Il n’y a personne au-dessus de toi, n’est-ce pas ? C’est toi le chef de ce temple.

L’intéressé conserva le silence et la regarda calmement. Il souriait toujours, mais plus énigmatiquement. Lentement, il rouvrit le dossier sur son bureau et se remit à travailler.

— Félicitations encore, Tau. Nous te tiendrons informée de la date de ton ordination. Bonne journée.

Maria resta immobile quelques instants. Implicitement, elle avait eu sa réponse, mais elle s’amusait du fait que Mhiakij ne lui dise pas la vérité. Son changement de comportement était également du plus bel effet. Voyant qu’elle ne bougeait pas, il fit semblant d’écrire quelques mots sur une feuille, mais il était évident qu’il feignait de travailler.

— Bonne journée à toi, Mhiakij, finit-elle par lâcher.

Elle tourna les talons et quitta le bureau. Lentement, elle reprit le chemin de sa chambre. Elle avait du travail. Avant de monter dans la Haute-Ville et de s’installer dans le Grand Temple, elle allait devoir réaliser ce qui lui arrivait. Et faire le tri entre sa mission, sa joie et sa honte.

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    Victor claqua la porte de la pièce où se trouvaient déjà Catherine, Ibn Bassir et deux de ses lieutenants les plus influents. À en juger par l’humeur du chef, l’heure était grave.—Deux jours, putain! pesta-t-il. Ça fait deux jours que je les balade.Il constata avec amertume que bien peu de ses compagnons semblaient concernés par la situation.—Quelqu’un a une idée? poursuivit-il. Quelqu’un en a quelque chose à foutre? Non parce que si vous considérez que prendre la Zone sécurisée nous permet de couler des jours heureux et arrêter la lutte, dites-le tout de suite!La bonne humeur ambiante cessa sur-le-champ. Ibn Bassir ouvrit son petit cahier et nota quelques lignes. Catherine, elle, avait adopté la physionomie qui était la sienne depuis qu’elle avait vu les cadavres des Martyrs dans l’ascenseur. Quelque chose s’était révélé à elle, quelque chose comme la cruauté du monde et les conséquences des décisions prises dans les

  • Menel Ara Tome 2   42

    Par dizaines, il les avait vus partir. Désœuvrés, victimes collatérales du conflit. Le commerce avait été rapidement touché par le départ des familles de la Haute-Ville. Et les pêcheurs qui exerçaient encore leur travail se trouvèrent sans commande.Moussa, comme à son habitude, avait suivi les évènements sans y prendre part. Lui-même ne pêchait plus depuis longtemps. C’était volontaire et cela lui manquait toujours terriblement. Encore ce paradoxe…Du côté des docks, la guerre civile qui frappait Menel Ara était montée comme une rumeur. Certains étaient venus, racontant que des milliers de Bas-Menelarites s’étaient rassemblés pour combattre à la fois les Martyrs et le pouvoir des Familles. Moussa, comme beaucoup, ne crut pas à cette histoire dans un premier temps. Mais le bruit des coups de feu ne put être ignoré plus longtemps et très vite, ce que n’importe quelle projection d’actualités sur Hi-Nan aurait relayé devint une vérité connue de tous. La Zone sécurisée avait

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    Catherine mit de longues minutes à se remettre de la forte nausée. Bien sûr, lorsque l’on a grandi dans le faste d’une riche famille menelarite, que l’on a épousé un héritier Phillips et que l’on a siégé à la Chambre des Familles, rien ne prépare réellement à voir des corps dissous et liquéfiés. Cependant, Catherine croyait dur comme fer qu’elle ne devait sa légitimité qu’à sa proximité avec Victor. Or elle tenait à gagner une véritable crédibilité auprès des troupes, à s’émanciper de cette image de parvenue, de traître, voire d’opportuniste. Elle savait, en son for intérieur, qu’elle avait un véritable rôle à jouer. Son assiduité aux séances de la Chambre et sa volonté naïve de plaire à sa belle-famille l’avaient poussée à réfléchir constamment à de nouvelles idées politiques. Et ce travail, conjugué aux erreurs qu’elle avait pu commettre, l’avait convaincue de deux faits selon elle indiscutables: elle disposait d’une capacité politique nettement au-dessus de la moyenne et la po

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    Depuis la prise de la Zone sécurisée, le conflit entre les Martyrs et les partisans de Victor Dubuisson a repris. Comme s’il fallait absolument que chacun retrouve un ennemi. Une malédiction devenue un besoin.Ce sont les Martyrs, qui les premiers, ont acté la fin de la trêve. Alors que leurs adversaires sécurisaient l’entrée située au niveau du Pilier n° 5, ils ont subi une attaque furtive qui laissa quatre hommes sur le carreau. Victor Dubuisson ne sembla pas plus contrarié. Il disait constamment que la mort faisait partie de la guerre et qu’il avait un plan. De fait, on ne pouvait réellement lui donner tort. Il laissa passer une journée après que les Martyrs aient vaincu les forces de sécurité. Puis il ordonna à un de ses lieutenants les plus compétents de composer une petite armée et d’attaquer les terroristes à l’est. Le but était, in fine, de prendre le Mur, de le garder et d’enfermer les Martyrs dans la Zone sécurisée. C’était une mission extrêmement importante et Victor

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    Il laissa l’Hi-Nan sonner. C’était sa femme. Encore. Et il ne répondit pas. Encore.Après deux jours d’hésitation, Youri Komniev avait cédé et évacué sa famille par hélicoptère. Désormais, toutes les Grandes Familles étaient parties. Il en demeurait le dernier représentant. D’une manière générale, la Haute-Ville était quasiment vide. À l’ouest, seule la prison abritait encore des êtres humains. Et à l’est, environ 120 officiers de sécurité protégeaient le Grand Palais et les Putras se dirigeaient droit sur eux. Quelle ironie!Depuis qu’il siégeait à la Chambre, c’est-à-dire depuis des dizaines d’années, la sécurité avait été de très loin le sujet le plus abordé, le plus discuté et le plus réformé. Au fil de ces séances enflammées, un nombre incalculable de textes avaient été votés. Le tout rendant la Haute-Ville totalement imprenable. Une invasion par les airs aurait été réduite à néant par des canons spécifiques hors de prix qui n’avaient jamais servi. Des systèmes

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    Une fois encore, Victor Dubuisson buvait un café, fumait une cigarette et contemplait sa carte. Il aimait cela, regarder cette carte. Non qu’elle lui donne des indications précises sur la marche à suivre, mais il se passionnait pour la géographie de sa cité. De plus, cela lui permettait de passer le temps en attendant que son plan parfaitement huilé soit mené à bien.À ses côtés, Mustapha relisait encore ses notes. La passion de cet homme pour son époque avait quelque chose de touchant. Trop peu de gens savent se satisfaire de vivre dans leur temps. Ibn Bassir, lui, n’aurait échangé contre rien au monde son année de naissance. Et, en effet, malgré tous ses défauts, le Menel Ara de 2079 était absolument fascinant. Victor aimait en être un acteur. Mustapha, lui, préférait son rôle de témoin.Les deux hommes vaquaient à leurs occupations respectives en silence lorsque Pom arriva en courant. Victor se redressa immédiatement sur son siège.—Alors? demanda-t-

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