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Main Gauche

last update Dernière mise à jour: 2021-11-22 16:34:51

Main Gauche

Un ciel noir. Des dunes de sable. Quelques cailloux par-ci par-là. Cela faisait peut-être plusieurs heures que Mute marchait et le paysage n’avait pas changé d’un poil.

Un individu normal aurait vite trouvé ça monotone. Mais pas Mute. Le cow-boy aux cheveux écarlates n’y voyait aucun inconvénient. D’une part parce qu’il n’avait aucune mémoire et, d’autre part, parce qu’il n’avait aucune notion du temps. Le désert l’apaisait.

Le réel problème était sa gorge, plus sèche que le soleil, et sa gourde, plus vide que le désert. Mute se gratta le menton et fronça les sourcils. Il appuya doucement son index contre son cou et soupira. Mute pensait présent et, à présent, il avait soif. Mute souffla du nez et tapa du pied. Il s’assit au sol et fit la moue. Il voulait boire et il ne bougerait pas tant qu’on ne lui aurait pas donné ce qu’il voulait. Il était impossible de marcher dans ces conditions.

— T’as fini de faire la tronche, imbécile ?

Non. Il n’avait pas fini car... Mute fronça les sourcils. Quelque chose d’anormal venait de se produire. Mais il n’arrivait pas à se souvenir quoi. Puis, son cerveau effaça toute trace de doute – tout ça était déjà du passé. Le cow-boy se leva, haussa les épaules et poursuivit sa route.

— Hé ho ! C’est à toi que je cause abruti !

Mute fit rapidement volte-face et se retrouva nez à nez avec absolument rien. Enfin si. Un ciel noir, des dunes de sable, des cailloux par-ci par-là. Mais absolument rien d’inhabituel. Perplexe, il leva sa main gauche et se gratta la tête.

— Putain, mais tu me prends pour un grattoir ou quoi ?

Il haussa les sourcils. Quelqu’un avait envie de discuter avec lui, ça, il l’avait compris. Seulement, il ne voyait absolument personne. Il se demanda soudain si la personne en question n’était pas cachée derrière un rocher pour lui faire une blague. Cela le fit sourire.

— Sur ta tête !

Mute arrêta de se gratter. Puis, il observa sa main.

— Eh bah ! C’est pas trop tôt, lui dit celle-ci avec mépris.

Mute fronça à nouveau les sourcils. L’index, le majeur, l’annulaire et l’auriculaire de sa main gauche étaient posés sur son pouce, formant ainsi une bouche. La main n’avait pas d’yeux, ni de nez, ni d’oreille et ni de réelle bouche d’ailleurs, mais cela ne l’empêchait visiblement pas de hurler sur Mute.

— Qu’est-ce qui m’a foutu d’être la main gauche d’une tête de nœud pareille ?

Le cow-boy avait beau ne pas avoir de mémoire, il lui semblait pourtant que sa main ne l’avait jamais appelé tête de nœud avant aujourd’hui.

— On s’en branle de ce que j’ai pu dire, insista la main.

Voilà maintenant qu’elle lisait dans ses pensées. Pas très commode tout ça.

— Mais tu vas arrêter de penser, tête de lard ?

La main gauche de Mute se dirigea vers sa tête, entraînant le bras du cow-boy dans son élan et manquant ainsi de le faire basculer par terre. Puis, elle le gifla.

— Putain ! Y a rien là-dedans !

Mute tenta de se protéger de sa main gauche en utilisant sa main droite comme bouclier. Celle-ci poussa alors un cri aigu et apeuré. Surpris, Mute fit un petit bond en arrière. Sa main droite décida alors de profiter de ce moment d’inattention pour s’enfuir. Le bras droit de Mute se tendit brusquement. Le cow-boy avait du mal à comprendre ce qui lui arrivait. Sa main droite essayait visiblement de tendre un maximum le bras qui la retenait prisonnière afin de s’en décrocher. Ce qu’elle fit.

Un petit bruit sec retentit et Mute vit sa main droite tomber dans le sable et courir à toute allure vers l’arrière d’un gros rocher afin de s’y cacher. Le cow-boy haussa les sourcils. C’était vraiment décevant. Il s’entendait pourtant bien avec sa main droite.

— Tiens ! Voilà, souligna avec méchanceté sa main gauche. Tu fais même du mal aux opprimés. Ce n’est pas joli joli, tout ça.

Mute haussa les épaules.

— Ouais c’est ça, tu t’en fous. J’en étais sûr.

À son tour, son bras gauche se tendit en avant.

— C’est l’heure de te donner une bonne leçon !

Et sa main gauche se détacha à sa tour.

Mute s’attendait à ce que sa main gauche tombe et s’en aille vers de nouveaux horizons. Mais il se trompait. Sa main se contenta de rester en lévitation à quelques mètres au-dessus du sol. Elle le fixa avec mépris – enfin, c’était l’impression qu’elle donnait en tout cas.

— Faudrait vraiment que t’arrêtes les conneries maintenant, dit-elle.

Peu à peu, la couleur du ciel vira au rose vif, le sable devint vert, et les cailloux prirent une teinte orangée, donnant au paysage l’allure d’un dessin pour enfant mal colorié. Mute entendit sa main droite pousser un petit gémissement de panique et la vit détaler au milieu des dunes.

— Eh ! Je te cause, hurla sa main gauche en le giflant une seconde fois.

Mute fit la moue, penaud.

— Tu croyais vraiment pouvoir survivre dans le désert sans savoir où tu allais ? Et sans eau ?

C’était la première fois que le cow-boy voyait quelqu’un d’aussi énervé. Il ne savait pas vraiment quoi répondre – de toute façon il était muet.

Un cheval à bascule gigantesque tomba soudain du ciel et s’abattit dans le sable. Sous le choc, la main droite de Mute s’évanouit. Le cow-boy espérait qu’elle n’ait pas fait une crise cardiaque. Le cheval, quant à lui, basculait tranquillement d’avant en arrière en fixant Mute de ses grands yeux noirs.

— Sans eau, dit-il entre deux hennissements.

Mute vit alors qu’un lapin en peluche à taille humaine était apparu à quelques mètres du cheval.

— Ah ! soupira le lapin. Cette jeunesse...

Un clown qui passait par là ajouta :

— Turlututu ! J’en vois un qui veut mourir ! C’est vilain vilain ça. Non non non, Monsieur !

Le gros ballon coloré qui rebondissait sur une dune avait aussi son mot à dire :

— Sans vouloir faire de mauvais jeux de mots, je trouve que t’es gonflé.

— Ça ne vole vraiment pas haut, dit l’avion électrique qui fit un looping au-dessus de sa tête.

— Je pense qu’il a compris, dit la locomotive qui passait entre ses jambes. Laissez Main Gauche finir.

— Alors ? lui demanda Main Gauche. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?

Bien entendu, Mute n’avait rien à dire. La situation le dépassait quelque peu et sa main lui faisait vraiment peur. Mute décida donc de se gratter la tête avant de se rendre compte qu’il n’était pas facile de se gratter quoi que ce soit en étant manchot. Main Gauche lui donna un violent coup de poing.

— Un vrai putain d’écervelé ! C’est juste dingue !

Le cheval, le lapin en peluche, le clown, le ballon, l’avion et le train acquiescèrent. Mute se sentit coupable, même s’il ne comprenait pas exactement pourquoi.

— Maintenant tu vas m’écouter, d’accord ? Tu veux finir dans la gueule d’une de ces saloperies du désert ?

Mute secoua la tête.

— C’est bien. Bon garçon.

Main Gauche s’approcha lentement de lui.

— Il faut que tu ailles au Lycée Vile. Le Lycée Vile, tu piges ? Vile. C’est compris ?

Mute hocha la tête et sourit. Il avait compris. Il avait... Il fronça les sourcils. Tiens, où était-il ? Et pourquoi sa main gauche parlait ?

Main Gauche soupira. Mute n’avait rien compris. Pire, il avait oublié ce qu’il devait comprendre.

— Mais bordel, mémoire de poiscaille, Lycée Vile ! Vile ! C’est pas compliqué, merde !

Mute haussa les épaules. Main Gauche poussa un grognement.

— Pas possible, marmonna-t-elle. Pas de cerveau...

Puis, Main Gauche claqua des doigts.

— T’as de quoi écrire ?

Avant même que le cow-boy ne lui réponde, Main Gauche se jeta dans la poche de Mute. Cela chatouilla le cow-boy qui se tortilla dans tous les sens. Il avait du mal à résister à la tentation de se jeter par terre et d’éclater de rire. Après quelques minutes, Main Gauche sortit enfin de sa poche, un couteau en bouche – ou en main.

— Voilà. Ch’est parfait cha. Tends-moi ta main.

Mute fronça les sourcils.

— Ah oui, chest vrai. Chuis bête...

Main Gauche s’approcha de la dune où reposait le corps évanoui de Main Droite.

— Allez on che réveille ! Au boulot !

Main Droite sursauta et recula, tremblante de peur. La vue de son double portant un couteau ensanglanté ne sembla pas la rassurer.

— Reviens à ta plache maintenant ! lui ordonna Main Gauche.

Main Droite hésita. Puis, elle poussa un petit cri apeuré. Main Gauche s’énerva.

— Bon, tu te remets chur che bras ou pas ? On a pas la journée bon chang !

Main Droite sursauta et se propulsa jusqu’au bras du cow-boy.

— Allons-jy ! Plaque-la au chol.

Mute posa sa main droite sur le sable. Main Gauche approcha la pointe de la lame vers le dos de Main Droite. Prise de panique, la main se débattit et poussa des petits cris de terreur.

— Plaque-la au chol, insista sa main gauche. Maintiens-la avec ton pied !

Mute obéit. Coincée sous son pied, sa main droite avait l’air mal en point. Mute se sentit triste pour elle.

— O.K. Ché parti.

Main Gauche planta la lame du couteau dans la chair de Main Droite. Un mince filet de sang s’écoula de la plaie et ruissela sur le sable. Sa main droite poussa un gémissement de douleur. Mute regarda avec fascination sa main gauche entailler sa chair. Pendant une fraction de seconde, il eut l’impression que sa main gauche était en train de peindre une œuvre d’art. Bain de Sang sur Main Hurlante, signé Main Gauche.

Cette dernière s’arrêta. C’était terminé. Mute avait du mal à détacher ses yeux de sa main mutilée. Main Droite, d’ailleurs, s’était tue. Noyée dans son propre sang, elle semblait s’être à nouveau évanouie.

— Voilà. Je penche pas que tu richques d’oublier cha de chitôt !

Main Gauche rangea alors l’arme dans la poche du cow-boy. Les yeux fixés sur le message rouge tracé sur sa main, Mute se leva.

— Eh, tête de nœud, hurla sa main gauche tout en le giflant. On n’a pas encore fini !

Mute cligna des yeux.

— Le lycée se trouve par là !

Main Gauche plongea au sol. Elle appuya son index contre le sable du désert et traça avec soin une flèche bien droite.

— Tu suis cette flèche, dit Main Gauche d’un ton ferme. Pas très compliqué, même pour un nigaud comme toi.

Mute acquiesça.

— Là-bas tu iras voir le proviseur. Il s’appelle Vile, comme le lycée. C’est très important, tu sais ? Vraiment important ! C’est même vital !

La terre trembla. Le ciel changea de nouveau de couleur et vira du rouge au bleu avant de passer par diverses teintes de vert et de marron. Le lapin en peluche et le clown s’enfuirent. Le cheval, le ballon, l’avion et le train s’effacèrent du paysage. Le vent souffla de plus en plus fort.

— Tu comprends bien ce que je te dis ? hurla sa main gauche. C’est vital ! Le proviseur Vile du Lycée Vile !

***

Mute ouvrit les yeux. Il était à terre, couché sur le sable. Le soleil était à son zénith. Mute remarqua alors que le ciel était bleu. Le sable était jaune et les cailloux gris. Il n’y avait aucun cheval à bascule, ni lapin en peluche, ni clown ou jouet au milieu du désert. Il se redressa et se gratta la tête. Puis, il sursauta. Mais sa main ne lui cria pas dessus. Elle se balançait au bout de son bras sans dire un mot. Le cow-boy l’examina pendant quelques instants puis haussa les épaules. Il ne se rappelait déjà plus pourquoi il avait eu peur. Il se leva et remarqua qu’il avait chaud et soif. Mais surtout, il avait mal. Mute se gratta la tête. Où avait-il mal ? Il lui fallut bien quelques secondes pour trouver la réponse à sa question. Au dos de sa main droite se trouvait une imposante cicatrice rouge. La cicatrice formait deux mots. Lycée Vile.

Mute avait du mal à comprendre de quoi il s’agissait. Il baissa les yeux. Au sol était tracée une longue flèche pointant vers le désert. Mute réfléchit et sourit. Il lui fallait suivre la flèche. Il ne savait pas trop pourquoi, mais c’était ce qu’il devait faire. Il en était certain. Le cow-boy muet regarda le soleil, réjoui.

Il partait pour le Lycée Vile.

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