Le garçon roux marchait tranquillement dans les couloirs du lycée. Après quelques minutes, il arriva dans le hall principal de l’école. Grattant machinalement sa longue tignasse, il observa l’horloge électrique accrochée au mur. Dix-sept heures trente-deux. Personne n’avait cours après dix-sept heures. Bien. Très bien, même. Il pénétra dans un long corridor faiblement éclairé, et jeta un coup d’œil attentif aux numéros de salles devant lesquelles il passait. C56, C58, C60… C62. La voilà : C62. La salle de sciences — ou d’expérimentation si l’on se fiait à l’appellation pompeuse des professeurs. Pour le jeune homme, c’était plutôt la salle de l’ennui et de la perte de temps. Il s’approcha de la porte et posa sa main sur la poignée. Puis il s’immobilisa et tendit l’oreille. Aucun bruit. Bien. Très bien, même. Tout se déroulait comme prévu. Le garçon roux laissa échapper un petit rire de satisfaction et actionna la poignée. La porte ne bougea pas d’un pouce.
Il pleuvait. Il pleuvait beaucoup, même. Il pleuvait des cordes et pourtant Marianne s’en moquait. Il lui arrivait souvent de sortir par temps de pluie. C’était quelque chose que ses amies n’avaient jamais vraiment pu comprendre. Elles ne cessaient de lui répéter que c’était sale, qu’elle allait finir par attraper quelque chose.
— La pluie me fait réfléchir, leur répondait-elle toujours.
Marianne aimait la pluie. C’était comme ça.
Aujourd’hui, elle attendait patiemment sous le porche de l’école, le regard perdu dans le vague et la mine soucieuse. Dans ces longs moments d’attente, elle avait souvent l’habitude de mettre son passé en toile de fond dans un coin de sa tête. Marianne resserra son écharpe bleue autour de son cou. Repoussant une longue mèche blonde qui tombait devant ses yeux, elle soupira en pensant à son ami. Trempée comme elle était, elle devait ressembler à un petit chien mouillé. Il allait la trouver horrible.
Il était pourtant rare pour quiconque d’ignorer les charmes de Marianne et la douceur de ses yeux verts. Son petit nez mutin, son parfum enivrant et son joli sourire en avaient envoûté plus d’un. Marianne était une fille très appréciée et aimée de son entourage. Elle avait eu, il fallait l’avouer, un nombre incalculable de prétendants — et avait fait un nombre incalculable de déçus. Une seule personne avait réussi à conquérir son cœur. Et c’était lui qu’elle attendait aujourd’hui, sous la pluie battante, devant l’entrée du Lycée Vile.
L’adolescente regarda sa montre une nouvelle fois et poussa un soupir d’impatience. Dix-sept heures trente-quatre. Quinze minutes de retard. Cela ne lui ressemblait que trop bien.
Zut. Zut de flûte. Merde même. Une multitude de jurons s’échappèrent de la bouche du garçon roux. Cette stupide porte ne voulait pas s’ouvrir. Il aurait dû se douter que ça ne serait pas si facile. Il retira sa main gauche de la poignée et gratta pensivement son petit bouc soyeux. Soudain, son visage s’illumina.
Une idée de génie venait de lui traverser l’esprit. Comme dans un film d’espionnage, il sortit une vieille carte bleue de son portefeuille marron, dont la date d’expiration laissait supposer que les hommes préhistoriques possédaient déjà leur propre système monétaire. Fier, il fit glisser la carte dans la fente de la porte. Inutile de s’étendre très longtemps sur les trois essais consécutifs qui s’avérèrent moins fructueux que ce qu’il avait imaginé. Après une quatrième tentative soldée par un échec cuisant, le jeune homme s’avoua vaincu et rangea sa carte, mécontent.
Jonathan avait toujours été pour le moins naïf. Maintenant qu’il approchait de sa dix-neuvième année, on aurait pu penser que la maturité l’aurait vite rattrapé et achevé son évolution. Mais il n’en était rien. Il semblait même que la maturité, après avoir reçu une bonne raclée, avait déclaré forfait avant de s’enfuir piteusement, la queue entre les jambes. Jonathan observa à nouveau la porte d’un air songeur, et, après avoir tourné scrupuleusement dans tous les sens le problème dans sa tête, se résolut à l’évidence. S’il voulait entrer dans cette pièce, il allait lui falloir forcer cette porte. Par n’importe quel moyen. À cet instant, Jonathan trouva dommage de ne pas avoir apporté une épingle à cheveux, bien qu’il ignorât comment crocheter une serrure. Il inspira profondément, les yeux rivés sur la porte C62, et recula lentement afin de se donner suffisamment d’élan. Au bout de quelques secondes, son dos se heurta à un grand mur froid et dur. Il regarda en avant et constata que moins de trois mètres seulement le séparaient de sa cible. Cela risquait d’être très juste. Il poussa un long soupir et, dans un quelconque moyen de réconfort, pressa ses doigts contre le pistolet qu’il cachait et conservait précautionneusement dans sa poche gauche. Il tendit ses deux bras le long de son corps et, les coudes en avant, prit une forte inspiration.
Il allait s’élancer contre la porte quand un grand fracas se fit entendre à l’intérieur même de la salle C62. Jonathan sursauta puis, sur le qui-vive, s’approcha doucement de la porte et tendit l’oreille. Il crut percevoir quelques bruits de pas et un juron à peine chuchoté.
— Euh… Il y a quelqu’un ? demanda-t-il.
Aucune réponse. Jonathan savait bien que personne n’aurait dû se trouver ici normalement. Il sourit, sortit un petit morceau de papier plié de sa poche et lut à haute voix son contenu :
— Rendez-vous aujourd’hui vers 17h30 dans la salle C62. Vous y trouverez quelque chose qui pourrait vous intéresser à propos de vous-savez-quoi. Un ami.
Il colla son oreille contre la porte dans l’attente d’une quelconque réponse et, n’entendant toujours rien, ajouta :
— Un ami, je veux bien. Mais justement, un ami ouvre toujours la porte d’entrée à ses invités non ?
Mais la personne derrière la porte C62 avait, semblait-il, définitivement décidé de se taire. Déçu, Jonathan tourna le dos à la porte et rebroussa chemin. Puis, il se retourna brusquement, persuadé que la personne allait soudain surgir comme par magie, s’excuser de son impolitesse et, pourquoi pas, lui offrir un beau cadeau pour se faire pardonner. Mais rien de tout ça ne se produisit. Le couloir resta aussi vide et silencieux qu’il ne l’était auparavant. Agacé, il s’approcha de la porte et actionna violemment la poignée. La porte s’ouvrit aussitôt. Surpris, Jonathan tomba à la renverse. Apparemment, son ami aimait lui jouer des tours. Jonathan se leva et redressa ses lunettes. Il s’introduisit dans la pièce et observa les alentours. La salle d’expérimentation n’avait jamais été aussi lugubre. Plongée dans la pénombre, la pièce n’avait pas un aspect des plus rassurants. Seul un mince rai de lumière s’échappait d’un store cassé derrière une des fenêtres. De l’eau s’égouttait doucement d’un des robinets. Divers ustensiles de laboratoire traînaient sur les paillasses désertes. Jonathan avait la désagréable sensation d’avoir été projeté dans un vieux film d’horreur. Ses yeux s’accoutumant peu à peu à l’obscurité, il distingua une silhouette cachée dans la pénombre. Un long silence s’ensuivit, seulement brisé par le bourdonnement d’une mouche particulièrement agaçante. D’une voix hésitante, Jonathan le rompit.
— Donc… Vous vouliez me voir ?
La silhouette resta imperturbable. Jonathan sentit la colère l’envahir.
— Ce n’est pas facile de parler à quelqu’un que je ne vois pas et qui ne me répond pas ! Alors, soit vous avez quelque chose à me dire, soit…
— As-tu entendu parler du Cimetière des Affamés ? l’interrompit la silhouette.
Jonathan eut un mouvement de recul, surpris.
La silhouette s’approcha de lui. Nerveux, Jonathan ne put s’empêcher de glisser sa main sur le pistolet se trouvant dans sa poche.
— As-tu entendu parler du Cimetière des Affamés ? répéta l’ombre.
Jonathan réfléchit. Il lui fallait maintenant découvrir si son ami en était vraiment un. Et il n’avait sans doute pas beaucoup de temps pour se faire une véritable idée. Bon. Très bien. S’il était venu jusqu’ici, c’était sans doute parce qu’il y croyait un tant soit peu. Autant faire les choses jusqu’au bout. Jonathan se redressa et retira la main de sa poche.
— Peut-être. Mais d’abord, avant de parler de tout ça, j’aimerais vraiment en savoir plus sur vous. Comme votre nom, par exemple. Ça pourrait être un bon début. Les amis se présentent toujours, il me semble.
Jonathan afficha son sourire le moins sincère. La silhouette parut décontenancée et baissa les yeux pensivement.
— O.K., finit-elle par dire. Je pense que c’est normal.
Alors, elle s’avança en direction du rai de lumière qui s’échappait du store. Arrivant dans la zone éclairée, l’ombre disparut pour laisser place à un jeune métis aux cheveux noirs coupés courts et aux yeux bruns. Le jeune homme portait un t-shirt noir et un pantalon tout aussi sombre.
— Je m’appelle Antoine, dit-il.
— Mais qu’est-ce qu’il fout ?
Marianne regarda sa montre une nouvelle fois et constata, légèrement agacée, que son petit ami ne comprenait toujours pas le principe de la ponctualité. Une nouvelle fois, elle soupira.
C’était au moins leur dixième rendez-vous et il trouvait toujours le moyen d’arriver en retard. Enfin, aujourd’hui c’était différent. Il avait tout arrangé lui-même. Les autres fois, disons que c’était plutôt Marianne qui prenait les initiatives.
Il aurait été compréhensible, pour n’importe quelle jeune fille amoureuse arrivant à un rendez-vous où la personne attendue ne venait pas à l’heure, de rugir de rage ou d’éclater en sanglots, de quitter les lieux et de jurer de ne plus jamais revoir le sale type en question. Mais Marianne n’était pas n’importe quelle jeune fille amoureuse. Marianne était vraiment amoureuse.
Ils s’étaient rencontrés ici même, au Lycée Vile. Marianne détestait les clichés, et ce serait mentir que de parler du coup de foudre au premier regard. Non. En réalité, Marianne avait pris son temps. Au début, ils étaient juste amis. Au fil du temps, leur amitié avait grandi et leurs liens s’étaient resserrés. Elle avait fini par se rendre compte qu’elle l’aimait profondément. C’était le garçon auquel elle s’était attachée. Et, pour Marianne, rien n’était plus inconcevable que de se séparer de ce qu’elle aimait. Autant essayer de briser une chaîne en titane à mains nues ou encore de forcer une porte blindée à coups de petite cuillère.
Marianne observa le ciel. Il pleuvait toujours. Le paysage était ceint de cette aura noire, humide et sale que seuls les temps de pluie parvenaient à créer. Il avait beau être seulement dix-sept heures trente passées, la cour du Lycée Vile était plongée dans une obscurité totale.
L’adolescente regarda à nouveau sa montre, et décida, après mûre réflexion, de quitter le dessous du porche du lycée pour se dégourdir les jambes. Elle s’en alla donc marcher sous la pluie, dans la petite cour en bitume du Lycée Vile. Elle aperçut à quelques mètres les marches qui menaient vers la sortie et se surprit à se demander si elle ne devait pas finalement les emprunter et laisser tomber. Mais elle s’y refusa et, alors qu’elle faisait demi-tour, elle l’aperçut.
Assise seule sous la pluie près d’un arbre poussant dans un petit coin de terre aménagé dans le bitume de la cour, une jeune fille d’à peu près son âge dessinait dans un petit carnet à croquis. Malgré une coupe garçonne assez courte, ses cheveux noirs ébouriffés par la pluie et le vent ruisselaient d’eau, trempant la chemise en jean sombre qu’elle portait par dessus une jupe ridiculement grande. Elle serrait dans ses bras un ours en peluche brun qui ressemblait davantage à un rescapé de guerre qu’à un gentil animal. La fille affichait un air absent et mélancolique, totalement plongée dans son activité. Marianne reconnut immédiatement Josie.
Josie dessinait dans son petit carnet marron et réfléchissait. Dessiner était peut-être un bien grand mot. Disons qu’elle laissait aller son crayon au hasard sur le papier, sans vraiment porter attention à ce qu’elle faisait.
La jeune fille avait la tête remplie d’idées noires qui la dévoraient intérieurement. Dessiner semblait être le meilleur moyen pour pouvoir s’en débarrasser — ou du moins pour les exprimer. Des idées noires, elle en avait toujours eu. Malheureusement, il n’était pas à son habitude de parler de ce qui la tracassait. Bien au contraire, elle avait tendance à se renfermer au contact des autres. Son caractère froid et réservé et son cruel manque de poitrine n’avaient jamais été une source d’attirance pour les garçons, suscitant bien plus aisément les railleries. Josie était, de toute manière, dégoûtée des histoires d’amour. Ce sentiment n’apportait que tristesse et souffrance, et elle préférait ne pas lui accorder d’importance. Elle glissa la mine de son crayon sur le papier à dessin, sans but précis. Elle se sentait dévorée par une colère incontrôlable qu’elle avait du mal à identifier.
Tout l’agaçait ces derniers temps, et principalement elle-même. Dieu qu’elle se haïssait ! Tout son être la révulsait. Son visage, sa façon de penser, sa manière de parler… Si elle avait pu, au moins rien qu’une seule fois dans sa vie, se taire quand elle en avait eu l’occasion. Mais au lieu de ça, elle passait son temps à dire des bêtises. Furieuse, Josie regarda son dessin qui ressemblait vaguement à une autruche avec des dents gigantesques affublée de cinq pattes et d’une colonne vertébrale sans fin. Affligée, elle le chiffonna et le jeta avec rage dans la cour. La feuille de papier s’imbiba d’eau, ne laissant plus voir que des traînées d’encre baveuse.
— Pourquoi tu le jettes ? Il était si raté que ça ?
Josie sursauta et tourna la tête en direction de la voix. Son cœur s’arrêta net. Marianne lui souriait. Sous la pluie, les cheveux de la jeune fille s’étaient transformés en un amas capillaire virant presque au châtain foncé. Ses vêtements trempés lui collaient à la peau et Josie ne put s’empêcher de trouver que cela lui donnait un air assez mignon.
Elle se força à esquisser un petit sourire gêné. Marianne le lui rendit avant de s’asseoir à côté d’elle.
— Qu’est-ce que tu fais toute seule sous la pluie, Josie ? lui demanda-t-elle avec compassion.
— Je… Je dessine, lui répondit-elle avant de se rendre compte que cela frisait l’évidence et donc le ridicule.
— Sous la pluie ? Dehors ? Toute seule ?
— O-oui. J’aime bien. Ça m’aide à réfléchir, en fait.
Marianne éclata de rire et lui sourit à nouveau. Josie se sentit immédiatement rassurée. Il était toujours difficile pour elle de trouver les mots justes quand elle parlait avec Marianne. Mais sa présence finissait toujours par l’apaiser et alors les mots venaient d’eux-mêmes.
— C’est vraiment dingue, moi aussi ça me fait cet effet-là ! lui dit Marianne.
— Oui vraiment. J’aime beaucoup la pluie.
Elle se sentit heureuse d’avoir une passion en commun avec Marianne. Cette dernière lui lança un regard empli de compassion qui la toucha profondément.
— Donc toi aussi tu es sortie un peu dehors pour te changer les idées ? lui demanda Josie non sans joie.
Soudain, Marianne cessa de sourire. À ce moment-là, Josie comprit qu’elle avait commis une nouvelle maladresse. Marianne détourna le regard et observa le ciel d’un air absent.
— Non pas exactement, lui répondit-elle. J’attends quelqu’un, en fait. Un ami.
Josie sentit une boule lui monter à la gorge. Elle ne comprit pas pourquoi, mais elle ressentit instantanément un mélange de nausée, de souffrance et de colère. Après avoir réécouté la dernière phrase de Marianne en boucle dans son magnétophone interne, elle mit le doigt sur le problème. Cet ami la mettait hors d’elle. La colère s’effaça peu à peu, laissant place à une infinie tristesse. Son amie ne voudrait sans doute plus jamais lui parler. Elle avait tout fait rater. Si au moins elle avait pu se taire ! Et puis de toute façon, qui était-elle pour espérer une amitié ? Elle était moche, petite, pas brillante, inintéressante, lamentable, sans talent, stupide et surtout dépressive. Comment une fille comme elle aurait pu plaire à qui que ce soit ? Et ces minuscules seins qui refusaient de grossir... C’était vraiment lamentable. Josie baissa les yeux au sol et attendit, dans l’espoir que Marianne s’en aille au plus vite et la laisse seule dans sa honte et sa misère.
Mais Marianne ne bougea pas. Ses yeux quittèrent le ciel lourd de nuages et se posèrent sur le carnet marron.
— Tu dessines quoi ? Je peux voir ?
Marianne approcha une main hésitante vers le carnet. Josie, surprise, leva la tête et croisa son regard. Pendant quelques secondes, les deux adolescentes se fixèrent en silence. Marianne fronça les sourcils d’un air comique. Les idées noires de Josie s’évanouirent alors. Une joie intense l’envahit. Elle n’était plus la petite Josie ridicule et sans avenir. Elle était à présent la grande Josie, forte et indestructible. Ce fut comme si toutes ses anciennes pensées n’avaient jamais existé.
Elle hocha la tête et lui tendit le carnet. Marianne le prit et le feuilleta. Face à l’imminence de l’avis critique de son amie qu’elle imaginait déjà froid et expéditif, Josie sentit l’anxiété l’envahir. Elle frappa nerveusement ses épaules et fit mine de regarder ailleurs. Marianne finit par rendre son verdict.
— Tu as vraiment un style et des idées très originales, Josie. Tu le savais ça ?
Josie ouvrit des yeux ronds.
— Si je te le dis, répondit Marianne en opinant, c’est que je le pense vraiment. Bon après, il y a toujours la technique à développer, bien sûr. Mais ce qui est important, c’est d’avoir un soupçon de talent et je trouve que tu en as vraiment.
— Je ne sais pas si... Vraiment ?
— Sincèrement, dit-elle en en approchant son visage tout près du sien.
Josie sentit le souffle de son amie sur son front. La panique la submergea alors que son rythme cardiaque s’accélérait. Elle n’arrivait plus à bouger. Elle était figée sur place, comme dans un rêve. Que devait-elle faire ? Elle avait peur d’à nouveau tout gâcher. Elle avait peur de détruire ce moment. Ce moment qui lui faisait tellement peur… mais aussi tellement de bien. Elle ne se comprenait plus. Soudain, elle eut envie de…
Mais elle ne le sut jamais car Marianne recula son visage pour contempler à nouveau le carnet à croquis. Étrangement, Josie se sentit à la fois déçue, soulagée et, surtout, très heureuse. Elle savait qu’elle venait de passer un moment unique qu’elle n’oublierait jamais. Elle allait savourer le souvenir de chaque instant. Marianne feuilleta encore le carnet pendant quelques minutes puis s’arrêta soudain, ébahie. Josie fronça les sourcils.
Marianne posa le carnet sur ses genoux et pointa un croquis du doigt.
— J’aime vraiment beaucoup celui-là, dit-elle.
Josie reconnut aussitôt le dessin. Elle en était assez fière et fut heureuse d’apprendre que Marianne l’appréciait aussi. La jeune fille tenta alors de lui sourire, mais, étrangement, n’y parvint pas. Le dessin n’avait pourtant rien de particulièrement malsain, mais il lui donnait une impression vraiment étrange. Ce n’était pas la première fois que ce croquis de cow-boy aux longs cheveux rouges lui faisait froid dans le dos.
Les deux hommes se regardaient, sans bouger. Ce fut à nouveau Jonathan qui mit fin au silence :
— Antoine ? C’est un joli nom. Enfin…
— On va aller droit au but, le coupa Antoine. Je répète ma question. As-tu entendu parler du Cimetière des Affamés ?
Jonathan pointa un large index en avant.
— Attends, mon ami. Dans votre... hum... ta lettre, tu parlais de quelque chose qui pourrait m’intéresser. Je suis sûr que tu connais déjà la réponse à ta propre question.
Antoine baissa les yeux. Jonathan sourit, sentant qu’il prenait le dessus.
— C’est plutôt moi qui devrais te demander ce que tu sais sur le Cimetière des Affamés, conclut-il.
Jonathan hésita même à ajouter un petit « et toc ! » à la fin de sa phrase, mais jugea que l’occasion s’y prêtait mal. Antoine soupira, puis sortit de sa poche une petite étiquette blanche sur laquelle apparaissait une inscription en encre rouge. Perplexe, Jonathan prit l’objet. C’était une simple étiquette, comme on avait l’habitude d’en trouver dans les salles de classe. Elle semblait avoir déjà été utilisée et, pour cause, l’arrière avait perdu toute trace de colle. Elle était recouverte d’une mince couche de sable et de poussière qui rendait l’inscription rouge presque illisible. Jonathan parvint tout de même à la déchiffrer.
Antoine soupira et lui arracha l’étiquette des mains.
— C d A, répéta-t-il avec une pointe d’irritation. Cimetière des Affamés. Voilà.
Antoine semblait content de sa trouvaille, et arborait un sourire narquois. Mais Jonathan n’était toujours pas convaincu pour autant.
— C’est bien, dit-il. CdA ça peut aussi être Caniche d’Amour. Et pourquoi pas Canard des Anciens ? Sinon, elle sort d’où l’étiquette ? À part de ta poche, je veux dire. Et sinon pour le Cimetière des Affamés... Ce sont des tombes où on peut se faire une bonne bouffe ?
— Bon, je vais t’expliquer, répondit aussitôt Antoine. Mais ne me prends pas pour un imbécile.
— N-Non, bégaya le jeune homme. Non, pas du tout.
— Si je t’ai appelé ici c’est parce que je sais que tu es quelqu’un de confiance et… Ça fait un moment que j’observe ce que tu fais.
Pendant une fraction de seconde, Antoine sembla un peu honteux.
— Tu observes ce que je fais ? lui demanda Jonathan, perplexe. Comment ça ?
— Je… il y a des choses. Enfin… Comment expliquer…
— J’ai l’impression en ce moment que rien ne va ici, finit-il par dire. Quand je parle d’ici, je ne parle pas de la pièce ou du lycée. Je veux dire ici en général. Les gens, l’air, ce qui se passe autour de nous.
Jonathan leva un sourcil, dédaigneux.
— Si je te disais que chaque fois que je vais au Lycée Vile, j’ai l’impression de me réveiller d’un rêve et que ma journée est comme un éternel recommencement sans fin, qu’est-ce que tu me dirais ?
— Je te dirais que tu vis mal ta crise d’adolescence.
— Stop avec les conneries ! fit Antoine, irrité. Je sais ce que tu fais après les cours. Je t’ai vu aller dans une des salles de classe et faire des… recherches.
Jonathan parut un brin décontenancé.
— Je t’ai vu discuter avec certains élèves de choses étranges, reprit Antoine plus calmement. Toi aussi tu sais, comme moi, qu’on nous cache quelque chose. Alors je te le demande encore une fois Jonathan : as-tu entendu parler du Cimetière des Affamés ?
Jonathan hésita longuement. Après une poignée de secondes qui semblèrent une éternité, il leva la tête et son regard accrocha celui d’Antoine.
La pluie ne semblait pas vouloir s’arrêter. Josie frissonna, évitant Marianne du regard. Cela faisait quelques minutes qu’elles s’étaient tues. Le silence se faisait de plus en plus pesant et Josie se demanda si elle devait dire quelque chose. Soudain, Marianne se leva. Josie se sentit envahie par la panique. Son amie allait-elle la laisser tomber parce qu’elle n’avait pas su relancer la conversation ? Elle se calma aussitôt quand celle-ci lui tendit la main.
— On ferait mieux de rentrer, dit-elle en souriant. À force de rester ici, on va finir par attraper un sale truc.
Josie hocha la tête, rangea son carnet dans son petit sac à dos, enroula la courroie du sac autour de son épaule et ramassa son ours en peluche avant de saisir la main de son amie. Toucher la peau de Marianne la fit rougir.
— Tu vois. Tu as déjà de la fièvre, plaisanta la jeune fille blonde.
Trempées jusqu’aux os, elles se dirigèrent alors vers l’entrée du lycée.
— Très bien Antoine, dit Jonathan sur le ton de la confidence. Mais à partir de maintenant, il faut que tu me promettes de ne répéter à personne ce que je vais te dire.
— Oui. Tu peux compter sur moi !
Cela faisait des années qu’il avait attendu ce moment. Il allait enfin tout savoir. Il savait bien qu’il n’était pas fou, malgré tout ce que l’on avait pu lui dire !
— Donc, débuta Jonathan, c’était il y a deux-trois mois. Je ne suis pas exactement sûr de la date. Je sais ça paraît bizarre, c’est vrai… Mais ce qui est important c’est que, justement, c’est ici, au Lycée Vile, que j’ai entendu parler pour la première fois du Cimetière des Affamés.
Antoine acquiesça. Soudain, il crut apercevoir une forme reflétée dans la vitre de la salle de classe. Mais, très vite, il l’oublia, trop concentré sur le récit de Jonathan.
— Donc, ce jour-là, j’étais sorti dans la cour du Lycée pour… Pour me balader. Il n’y avait personne à cette heure-là et, comme aujourd’hui…
Il pleuvait des cordes. Dans la cour du Lycée Vile, Jonathan marchait tranquillement, longeant les murs. Faire le mur n’avait jamais eu autant de signification pour lui que cet après-midi là. À vrai dire, les cours l’ennuyaient au plus haut point. Le fait de se retrouver dans une salle de torture avec une poignée de singes stupides dirigés par un tyran sans scrupules ne l’inspirait étrangement pas. Il avait donc décidé de ne pas les honorer de sa présence aujourd’hui et d’explorer la cour, sans but.
Après quelques minutes, Jonathan tomba nez à nez avec une grille en métal. Ce n’était pas le genre de grille qui donnait l’impression d’empêcher l’accès à tout étudiant boutonneux au parking des professeurs. Non. Plutôt le genre de grille imposante avec une grosse chaîne cadenassée et dévorée par la rouille qui, malgré son immobilité apparente, semblait sommer d’une voix caverneuse à tout intrus de se garder de la franchir s’il voulait une vie simple et sans ennui.
Cependant, ce jour-là, la grosse chaîne cadenassée se trouvait par terre. La porte de la grille était, bien sûr, entrebâillée. Jonathan ne se fit pas prier. Mû par une petite pointe d’excitation, il poussa la grille. À cet instant précis, il eut l’impression d’être un aventurier parti dans une jungle inexplorée à la recherche d’une relique ancestrale perdue. Prudemment, il se dirigea vers l’arrière-cour du Lycée Vile.
Un violent coup de tonnerre retentit. Jonathan l’ignora, nettement plus intéressé par le spectacle qui s’offrait à lui. Au milieu de la cour se trouvaient trois hommes. L’homme de gauche, petit et affublé d’une tunique noire qui ne cachait pas sa minceur, portait un masque inquiétant représentant le visage d’un oiseau hilare, qui semblait tout droit sorti d’une fête foraine. L’homme de droite, plus grand et mieux bâti, avait couvert son visage d’un simple masque blanc. Jonathan comprit très vite qu’il s’agissait du chef. Un éclair traversa le ciel suivi d’un autre coup de tonnerre. Le jeune homme avait l’impression de se retrouver au cœur d’un vieux film d’horreur. Le retour de la revanche de la secte noire.
C’est alors qu’il se rendit compte qu’il était à découvert. N’importe lequel des deux hommes aurait pu le repérer en un clin d’œil s’il avait eu la malheureuse présence d’esprit de tourner la tête vers lui. Immédiatement, il se faufila derrière un des piliers qui soutenaient le porche de l’école. Jonathan l’espion contre la secte du mal. Prise 2. Il remarqua qu’il se trouvait effectivement, et contre toute attente, dans le parking des enseignants.
Entre une voiture rouge et une petite camionnette verte dont Jonathan, insensible au charme automobile, n’aurait pu restituer les marques, une troisième personne était étendue sur le sol. Le jeune homme, qui ne devait pas avoir plus de vingt ans, se tordait en gémissant. En plissant les yeux, Jonathan put constater qu’il saignait de la mâchoire. Les hommes en noir n’avaient apparemment pas perdu leur temps. Jonathan fit un pas en avant, essayant d’avoir une meilleure vue d’ensemble. À ce moment précis, l’homme au masque blanc se mit à parler.
— Cimetière des Affamés. Phase 1. Première observation.
L’homme retira son pouce du bouton REC du petit magnétophone qu’il tenait dans sa main droite, avant de se tourner vers l’homme au masque d’oiseau. Ce dernier sortit de sa poche un petit objet que Jonathan n’arrivait pas à distinguer, mais qui lui semblait pourtant familier.
Soudain, le tonnerre retentit à nouveau, faisant sursauter Jonathan. Il lui fallait retrouver son calme au plus vite.
Masque d’oiseau s’approcha du jeune homme gémissant. Alors, Jonathan aperçut l’objet. Il s’agissait d’une petite pilule rouge. Il songea tout d’abord qu’il s’agissait d’un somnifère, mais se rendit très vite compte de son erreur. Masque blanc attrapa les cheveux de l’adolescent. Celui-ci se débattit en vain, geignant et battant ses bras de gauche à droite comme un poulet fraîchement décapité. Jonathan était certain qu’on l’avait drogué. Masque blanc força le garçon à ouvrir la bouche.
Jonathan ne songea pas une seconde à intervenir et à sauver le jeune homme. Toujours réfléchir avant d’agir – même si je ne compte pas agir. Son dicton favori. Et, ce jour-là, Jonathan était persuadé que réfléchir était effectivement une bien meilleure solution.
Masque d’oiseau enfonça la pilule dans le gosier du jeune homme qui vomit instantanément un mélange de glaires et de sang. Masque blanc appuya fermement sa chaussure contre son dos, brisant ses os dans un craquement sinistre. Des larmes coulèrent sur le visage du garçon. Masque d’oiseau retira lentement sa main du gosier du jeune homme et la secoua avec énergie. Jonathan l’imagina dégoûté derrière son masque stupide. D’un geste vif, Masque blanc envoya brutalement sa victime sur le sol. La tête du jeune homme se fracassa contre le bitume. Alors que la pluie glissait sur son visage, une petite mare de sang s’écoula de son front. Eau et sang ne faisaient à présent plus qu’un. Les deux hommes reculèrent lentement, sans quitter leur victime des yeux. Ils s’arrêtèrent enfin quelques mètres plus loin, près d’un grand sac en plastique bleu et attendirent.
Rien ne se produisit durant plus d’une dizaine de minutes. Le jeune homme gisait toujours dans son propre sang, immobile. Si sa main ne tremblait pas encore légèrement, Jonathan aurait d’ailleurs pensé qu’il était mort.
Un éclair illumina le ciel. Le tonnerre gronda. La main du jeune homme cessa de trembler. Le garçon respira bruyamment. Jonathan aperçut avec horreur qu’une immonde substance gélatineuse et noirâtre s’échappait à présent de sa bouche.
Alors que le ciel se déchirait à nouveau, un cri inhumain retentit. Paniqué, Jonathan recula et, perdant l’équilibre sur le sol glissant, tomba en arrière. Le jeune homme aux os brisés était à présent debout, la tête levée vers le ciel. Des pustules jaunes étaient apparues sur son visage et sa langue, maintenant gigantesque, avait pris une horrible teinte violette. Masque blanc et Masque d’oiseau, quant à eux, regardaient paisiblement la scène, comme s’il était question d’un spectacle de rue tout à fait banal.
La créature, car telle était ce qui restait du jeune homme de vingt ans, pivota furieusement sa tête vers les deux hommes et les fixa de ses grands yeux jaunâtres. Son ventre émit un gargouillement violent. Masque blanc fouilla dans sa poche et en sortit un sandwich encore emballé. Il le jeta à terre et attendit, les bras croisés.
La bête fit glisser son horrible langue violette au sol, l’enroula autour du sandwich et la ramena vers sa gueule béante. En quelques secondes, le sandwich avait disparu de la surface de la Terre. Masque d’oiseau sortit un petit bloc-notes de sa poche et griffonna quelques mots. Masque blanc plongea sa main dans l’énorme sac en plastique et en retira une ventouse rouge particulièrement grotesque, qu’il jeta également au milieu de la cour. Le monstre regarda l’objet avec envie. Ce dernier ne subit pas un meilleur sort que le sandwich qui l’avait précédé.
Ainsi, devant ses yeux ébahis, Jonathan vit le monstre de cauchemar avaler une multitude d’objets dont un canard en plastique, une chaîne hi-fi, une guitare et une roue de secours. Le spectacle semblait si irréel qu’il pensa qu’il était en train de rêver.
Hop ! Une télécommande. Et hop ! Un oreiller. Et hop ! Un poulet... Un poulet ? Hop ! Dans la bouche ! Et ça, c’est quoi ? Un pistolet ? Mais bien sûr ! Un pistolet...
Un coup de feu résonna dans le parking, extirpant Jonathan de son état de transe. La créature à l’estomac sans fin avait maintenant un énorme trou dans la tête d’où s’écoulait un flot de sang noirâtre. Une mince fumée blanche s’échappait de l’arme à feu. Le monstre s’écroula contre le bitume, mort. Masque blanc jeta son pistolet au sol de la même manière qu’il avait jeté chacun des objets précédents, comme si le monstre allait, même mort, continuer son manège. Mais la bête resta parfaitement immobile. Masque blanc quitta alors le parking. Son acolyte rangea son bloc-notes, ramassa le sac en plastique maintenant vide, et le suivit.
Il fallut bien dix minutes à Jonathan pour qu’il se rende enfin compte qu’il était seul. Il s’avança vers les restes en décomposition du jeune garçon et les observa avec fascination. Ses yeux se posèrent sur le pistolet et, machinalement, il se pencha en avant pour le ramasser. Il observa l’arme quelques instants, sans but précis.
La réalité le heurta alors de plein fouet. Il était au milieu du parking des professeurs du Lycée Vile avec une arme à feu dans les mains et le cadavre d’un jeune garçon de vingt ans à ses pieds.
Il s’enfuit. Il voulait partir loin d’ici. Loin de ce lieu de cauchemar. Loin de cet endroit où il avait vu, pour la première fois, la mort en face. Loin du spectacle qui allait, à jamais, faire basculer sa vie.
Jonathan courait sous la pluie et le tonnerre grondait.
Antoine n’en croyait pas ses oreilles. Cette histoire semblait tellement irréelle. N’importe qui aurait considéré Jonathan comme un mythomane invétéré. Mais Antoine n’était pas n’importe qui. Au fond de lui, il savait que le jeune homme disait la vérité.
Jonathan avait à présent terminé son récit et semblait attendre une réaction de sa part. Antoine avait du mal à organiser ses pensées. Des milliers de questions se bousculaient dans son crâne et, étrangement, celle qu’il parvint à articuler laissa son interlocuteur perplexe.
— Et le pistolet ? Tu l’as gardé ?
Jonathan fronça ses larges sourcils roux avant de sourire. Il tapota doucement sa poche gauche. Antoine hocha lentement la tête.
— Tu ne me crois pas ? fit le garçon aux cheveux roux.
— Euh… Si. C’est seulement que c’est une histoire… comment dire…
— Complètement dingue ? Oui. Des fois j’ai l’impression que je l’ai rêvée.
— Mais… Ce Cimetière des Affamés, dit Antoine qui réfléchissait intensément au récit de Jonathan. C’est quoi alors ?
Ce dernier se gratta la barbichette.
— Pas un endroit où on enterre les gens, lui répondit-il. En fait, je crois que c’est une espèce de message codé.
— Mais le garçon… Celui qui s’est… Enfin, tu vois. Le garçon de ton histoire quoi ! Personne ne l’a retrouvé ? Personne n’a remarqué qu’il n’était plus là ?
Jonathan haussa les épaules.
— Comme s’il n’avait jamais existé. Personne n’en a jamais parlé au lycée et pas de trace du cadavre. J’ai essayé de revenir sur les euh… lieux du crime plus tard, mais la porte était fermée. J’ai essayé de regarder derrière la grille et je n’ai rien vu. Pas de cadavre en train de pourrir sous le soleil en tout cas.
Antoine se tut et le fixa d’un air hébété. Il fit alors un mouvement vers sa poche et sortit à nouveau l’étiquette.
— Tu penses que ça a un rapport avec ça ? Je veux dire, le type au masque blanc, il avait parlé d’une phase 1. Exactement comme sur mon morceau d’étiquette !
Une lueur de triomphe illumina les yeux d’Antoine. Jonathan lui arracha l’étiquette des mains et la regarda comme s’il s’agissait d’une vulgaire… étiquette.
— Je n’ai toujours aucune preuve que ce n’est pas toi qui l’as écrite, répondit-il.
— Oh allez ! s’écria Antoine. On est amis maintenant, merde ! Si on bosse ensemble, il va falloir que tu me fasses confiance !
Jonathan haussa les sourcils.
— Oui… Enfin, balbutia-t-il. J’ai pensé qu’on pourrait peut-être…
Il attendit patiemment que Jonathan termine sa phrase. Mais celui-ci n’en fit rien. Au lieu de ça, le jeune homme, passant une main dans ses cheveux roux, se concentra sur l’étiquette et l’observa plus minutieusement.
— Et… Où est-ce que tu l’as trouvée ? demanda-t-il sans quitter l’objet des yeux.
— Eh bien, fit Antoine avec hésitation. Je l’ai... C’est un truc de dingue, mais... je ne m’en souviens plus.
Une expression dédaigneuse passa sur le visage de Jonathan.
— Je te jure que je ne l’ai pas écrite. Je l’ai vraiment trouvée quelque part ! Sûrement par terre ou...
Antoine comprit alors qu’il était face à une impasse. Comme un mauvais élève essayant d’expliquer à son professeur que son chien avait mangé son devoir, il était ridicule. Un mélange de colère et de honte l’envahit. Il se sentait vraiment stupide avec son petit bout de papier qui ne voulait rien dire. Jonathan soupira et mit l’étiquette dans sa poche.
Antoine se sentit profondément soulagé. Il venait de marquer un point face au roux et de remporter la bataille ! Il esquissa un sourire qui disparut aussitôt au moment où il aperçut, à travers la mince ouverture entre les stores de la salle, une... Rien en fait. Il avait sûrement dû rêver.
— Avant qu’on se quitte, dit Jonathan, il faut que je te demande quelque chose.
Activation de la vision nocturne infrarouge. Vision nocturne infrarouge activée.
— Oui ? répondit Antoine.
Analyse en cours. Salle de classe numéro c62. Erreur : analyse impossible. Présence de stores. Obstruction du scanner.
— Tu n’en as parlé à personne ?
Activation du rayon x. Activation en cours. [12 % accompli]. Activation en cours. [24 % accompli].
Activation en cours. [48 % accompli]. Activation en cours. [60 % accompli].
— Tu n’as dit à personne que tu allais venir me voir ce soir et me parler du Cimetière des Affamés ?
Activation en cours. [84 % accompli]. Activation en cours. [96 % accompli].
— Non, finit par répondre Antoine. À personne.
À cet instant, les vitres explosèrent et une énorme créature métallique bondit dans la pièce.
Il planait un silence de mort dans l’enceinte du Lycée Vile. Un silence qui mit immédiatement Josie mal à l’aise. La présence de Marianne y était pour beaucoup : elle ne se souvenait pas être restée aussi longtemps seule avec elle. Elle ressentit une sorte de peur mêlée à de l’excitation. Elle savait qu’elle devait faire quelque chose, mais elle ignorait de ce dont il s’agissait. En signe de réconfort, elle serra son ours en peluche contre son cœur. Il ne lui fallut pas beaucoup de temps pour se rendre compte qu’elle agissait comme une petite fille. Embarrassée, elle jeta un regard en coin vers son amie. Elle espérait que Marianne ne l’avait pas vue faire ça.
Cette dernière était particulièrement silencieuse. Elle ramena machinalement une mèche blonde derrière son oreille et leva les yeux en direction de l’horloge électrique du lycée. Il était dix-sept heures cinquante-deux.
Josie pensa d’abord naïvement qu’elle voulait simplement savoir l’heure. Une évidence la frappa alors. Marianne s’était sûrement lassée d’elle et cherchait très certainement une excuse pour s’éclipser et la laisser de nouveau seule. Elle se remémora alors ce qu’elle lui avait dit. Marianne attendait quelqu’un. Et s’il s’agissait de son petit copain ? Josie bouillonnait de colère. Elle en ignorait la raison, mais elle détestait cette personne sans même la connaître. Il se permettait d’arriver en retard à un rendez-vous avec Marianne. Elle ne le ferait jamais, elle ! Et puis de quoi il se mêlait, ce type, à organiser des rendez-vous comme ça ? Elle pria secrètement qu’il ne vienne pas et que son amie, en larmes, décide de faire d’elle sa confidente. Elle lui dirait sûrement que cette personne était un salaud, qu’elle ne voudrait plus jamais la revoir et, pourquoi pas, lui avouerait qu’elle adorerait passer du temps avec elle parce que, d’ailleurs, elle aimait beaucoup les gens qui adoraient les dessins, les ours et qui avaient les cheveux noirs.
Elle sentit Marianne lui secouer gentiment l’épaule.
— Il se fait tard, lui dit-elle. Je pense qu’on devrait rentrer.
Un fracas épouvantable retentit. Josie eut un sursaut. Son sang se glaça.
— Qu’est-ce... Qu’est-ce qui s’est passé ?
Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte que Marianne l’avait quittée.
Elle courut à sa poursuite.
Marianne s’élança en direction du couloir C. Le bruit venait d’une des salles de classe, côté sciences. Elle en était certaine. Ce n’était pas normal. Le lycée devait être désert à cette heure. Quelque chose venait d’arriver. Quelque chose de grave. Elle sentit ses poumons s’enflammer. De toute son âme, elle pria pour qu’il soit en sécurité.
La créature métallique souffla bruyamment. Ses énormes yeux bleus se posèrent sur une représentation du tableau périodique des éléments chimiques. Le monstre grogna et déchira la feuille d’un coup de griffe. Collé contre un mur, Antoine la regarda faire, le souffle coupé. Jonathan, trempé de sueur, enfouit sa main dans sa poche gauche. Quatre pattes, un corps entièrement fait de métal, une longue queue de félin dure comme le fer et une grosse tête bestiale aux petites oreilles arrondies. La créature qui se tenait devant eux ressemblait à un énorme guépard.
Celle-ci bougea lentement la tête dans la pénombre de la pièce. Elle ne semblait pas encore avoir vu les deux adolescents.
— Ne bouge pas Antoine, chuchota Jonathan. Surtout pas.
Le félin jouait à présent avec un squelette en plastique accroché au mur, leur tournant le dos.
— Maintenant alors ! lança Antoine.
Antoine se tut et regarda la créature qui avait la tête plongée à l’intérieur d’une poubelle, les membres raidis par la terreur.
— Tu sais ce que c’est ? lui demanda Antoine.
— Oui, répondit Jonathan. C’est une sentinelle. Une sentinelle du Lycée Vile.
Le guépard remua la tête et envoya la poubelle s’écraser à quelques centimètres de Jonathan.
— Oui, dit Jonathan tout en retirant le pistolet de sa poche. Il y en a plusieurs. Elles ont été créées par le proviseur pour être sûr qu’aucun élève ne reste dans les couloirs après les cours. Un système de sécurité, quoi.
Jonathan essaya de lever son bras gauche, mais la peur l’en empêcha.
— Seulement, ça a foiré, poursuivit-il. Ils se sont aperçus que c’était trop dangereux pour les élèves et il a failli y avoir des morts. C’était au début du lycée.
La créature dirigea son regard vers les deux garçons. Antoine sentit son sang se glacer.
— Eh bien, dit-il en crispant les dents, pour quelqu’un qui ne va pas souvent en cours, tu en sais des choses.
— Oh, ce n’est pas parce que je ne vais pas en cours que je n’aime pas apprendre.
Soudain, les yeux du guépard changèrent de couleur. Le bleu fut remplacé par un vert scintillant. La créature poussa un grognement.
— C’était quoi ça ? demanda Antoine.
— Le système d’alarme de la sentinelle, lui répondit Jonathan qui tremblait de tous ses membres. Bleu veut dire qu’il n’y a aucun problème, vert que la sentinelle croit avoir vu un truc qui ne va pas et rouge qu’elle a trouvé un intrus.
Jonathan força son bras gauche à se lever à l’aide de sa main droite. Ce fut difficile, mais il finit par réussir à pointer le canon de son pistolet vers le monstre. Le félin soufflait de plus en plus fort alors qu’un ronflement d’ordinateur s’échappait de ses entrailles. Le cerveau d’Antoine fonctionnait à toute allure. La sentinelle était-elle en train de les analyser ?
— Mais les sentinelles ont un point faible, dit calmement Jonathan.
Antoine appréciait le fait qu’il puisse exister un moyen qui lui éviterait de mourir dans d’atroces souffrances.
— Leurs yeux, poursuivit Jonathan en calant son arme contre son avant-bras droit. C’est de là que le corps est contrôlé. Si on tire une balle dans l’œil de ce machin, tout ira bien et on pourra rentrer tranquillement chez nous.
Le guépard rugit. Non pas un cri bestial, mais un grondement de machine, tel le bruit de la mise en route d’un lave-vaisselle gigantesque. Ses yeux étaient toujours verts.
Sa main moite tremblait trop et il ne parvenait pas à viser correctement. Il allait y arriver. Il le fallait. Juste dans l’œil droit. Il appuya sur la détente. La balle se dirigea droit vers la tête du robot-guépard avant de ricocher contre la surface métallique de son front. Déviée de sa cible, elle alla se planter dans le mur. Les yeux du guépard devinrent écarlates.
— Et si ça rate ? répéta Antoine.
— Si ça rate, dit Jonathan en baissant son arme, on est morts.
Josie peinait à suivre Marianne. Il ne fallait surtout pas qu’elle la perde de vue. Soudain, un coup de feu déchira le silence qui régnait dans le lycée. Josie s’arrêta. Ce n’était pas un rêve. Marianne s’était immobilisée à son tour. D’un même mouvement, les deux adolescentes dirigèrent leur attention vers la porte de la salle C62. Lentement, Marianne s’approcha de la porte. Josie tenta de la retenir, mais elle la repoussa.
— Marianne, la supplia Josie.
La jeune fille blonde ne l’écouta pas. Lentement, elle tendit sa main vers la poignée. Elle n’atteignit jamais la porte. Celle-ci s’arracha violemment du mur et fut littéralement projetée en avant. Marianne eut à peine le temps de se jeter sur le côté, évitant ainsi une mort certaine et, surtout, ridicule. Josie s’élança vers elle pour l’aider à se relever, mais, dans sa course maladroite, glissa et s’étala de tout son long dans le couloir. Ignorant la douleur, elle tenta de se remettre sur pied en soulevant le reste de son corps à l’aide de son bras gauche, ne voulant pas lâcher son ours en peluche qu’elle tenait fermement contre elle. Marianne se redressa et reprit son souffle. Elle observa ce qui restait de la porte. Des débris de bois jonchaient le sol. Son regard se posa alors sur le trou béant conduisant vers l’intérieur de la salle C62, d’où fut violemment éjectée une silhouette sombre aux cheveux bruns qui s’écrasa violemment contre le sol en gémissant.
— Antoine ! hurla Marianne.
Antoine sentit ses paupières s’alourdir. Son dos lui faisait horriblement mal. Il fallait pourtant qu’il se relève. Il le fallait ! Sinon la chose allait le déchiqueter.
Cette voix lui semblait familière. Antoine ouvrit les yeux et tomba nez à nez avec une masse de boucles blondes. Un instant, le jeune homme perdit tout sens de la réalité. Marianne était là. Il était là. Alors tout allait bien ? Non. Le monstre était là aussi, et il était dangereux. Il voulait le tuer, ainsi que tous ceux qui se trouvaient dans les parages.
Poussé par l’adrénaline, il se redressa et la prit par la main. Il voulut lui crier de partir, de s’enfuir loin d’ici, mais, à cet instant précis, un garçon roux tenant une arme à feu surgit dans le couloir.
— Vite ! Vite ! Elle arrive ! hurla Jonathan.
Les événements s’enchaînèrent alors en une fraction de seconde. Antoine se jeta sur le côté, Marianne dans les bras. La jeune fille se laissa emporter et tomba au sol. Josie resta immobile, paralysée par la peur. Jonathan fit un roulé-boulé maladroit sur le côté, échappant de justesse aux griffes de la bête qui s’était jetée en avant. Le monstre, ratant sa cible, se prit le mur de plein fouet. Mais cela ne le ralentit pas pour autant. D’une vivacité bestiale, il se tourna vers le groupe d’adolescents. Ses énormes yeux rouges se posèrent sur eux.
analyse en cours. présence de [004] étudiant[s]. heure non autorisée. identités : josie fontaine, antoine legrand, marianne rousseau, jonathan martin. activation du système de punition en cours.
Jonathan ne croyait pas aux miracles. Un vrai héros ferait sans. Un vrai héros saurait quoi faire. Mais il n’était pas un héros ni un agent secret sorti tout droit d’un film d’espionnage, comme il aimait si souvent le croire. Il n’était que Jonathan.
Toujours réfléchir avant d’agir – même si je ne compte pas agir. Ce n’était pas à lui d’agir. Il était le cerveau, pas les bras. Il jeta un rapide coup d’œil autour de lui. La petite brune semblait totalement impuissante. La blonde paraissait avoir la tête sur les épaules, ce qui ne risquait pas de servir à grand-chose. Antoine était complètement à la ramasse. Il devait se rendre à l’évidence : il était le seul à pouvoir faire face au monstre. Il n’était certes pas un héros, mais il pouvait le devenir. D’un geste lent et qu’il voulait mesuré, il dirigea le canon de son pistolet en direction des yeux de la sentinelle. Retenter le coup et réussir. Ne pas se laisser dévorer par la panique. Juste bien viser.
La créature poussa un rugissement. Jonathan sursauta et lâcha son arme.
Antoine vit le pistolet tomber vers le sol. Il se crispa. Le jeune homme aux cheveux roux, dont la peur avait affûté les réflexes, rattrapa le pistolet d’un geste. Josie, tremblante, mordit sa main droite jusqu’au sang.
activation du système de punition en cours.
Jonathan pointa de nouveau l’arme en direction des yeux de la sentinelle. Il devait viser juste, cette fois-ci.
activation du système de punition en cours.
C’était leur dernière chance.
système de punition activé.
Alors que tous se raidissaient, redoutant les coups de crocs mortels, la balle partit. Josie se plaqua au sol, les yeux fermés, et attendit le coup fatal. Mais rien ne vint. Elle ouvrit les yeux. À côté d’elle, Marianne, dans les bras du garçon, regardait le sol. Josie se leva et suivit son regard. Quelque chose gisait par terre : un cadavre métallique borgne dont l’œil resté intact s’était éteint.
Jonathan avait le front dégoulinant de sueur. Il ne savait pas s’il devait sauter de joie, pleurer ou hurler à pleins poumons. Au lieu de ça, il s’essuya le front et se tourna vers les autres. Antoine ferma son poing et leva son pouce. Jonathan acquiesça et lui sourit. C’est alors que la porte du hall du lycée explosa et que deux autres sentinelles aux yeux rouges firent leur apparition.
alerte : présence d’individus armés. système de punition activé. mode anarchie activé.
Les deux guépards rugirent à l’unisson. Ils étaient proches. Antoine percevait à présent l’écho de leurs pas résonner dans les couloirs. Dans quelques minutes, les deux félins allaient les trouver et le petit pistolet de Jonathan n’allait plus servir à grand-chose. Antoine serra Marianne plus fort dans ses bras. Il constata que plus personne autour de lui ne bougeait.
Cela devait ressembler à ça quand on sentait l’imminence de la mort. Le corps savait que c’était fini. Il ne voulait plus gâcher de l’énergie inutilement. Ils allaient tous mourir et Antoine pensait qu’ils l’avaient tous accepté.
À cet instant, Jonathan lâcha son pistolet et s’enfuit. Interloqué, Antoine le regarda partir.
Ce dernier ne se retourna pas. Marianne lui secoua l’épaule. Elle semblait déterminée. Antoine s’empressa de ramasser le pistolet de Jonathan. Pendant ce temps, Marianne aida la petite brune à se remettre debout. Antoine s’approcha des deux filles.
Un rugissement féroce retentit. La brune sursauta et prit ses jambes à son cou. Le sang d’Antoine ne fit qu’un tour. Il saisit la main de Marianne et partit à sa poursuite. Derrière eux, les ronronnements sourds des deux machines s’étaient mis en marche. Les sentinelles se rapprochaient.
Jonathan ne savait pas où il se rendait. Il n’avait jamais eu un très bon sens de l’orientation et la panique n’arrangeait pas la situation. Et pas un foutu plan du lycée en vue.
Il arriva à une intersection et s’arrêta. Il lui fallait rapidement choisir. Il pouvait bifurquer à droite ou à gauche, ou bien continuer tout droit, dans le couloir central. Où était l’autre sortie, déjà ? Et même s’il y allait, rien ne lui affirmait qu’il n’y aurait pas une autre sentinelle pour l’accueillir. Qu’est-ce qui empêchait la venue d’une autre dizaine de guépards aux yeux rouges ? Jonathan avait mal au crâne. Il n’était pas facile de réfléchir dans un tel état de stress.
Prenant une grande inspiration, il s’élança dans le couloir central.
Antoine et Marianne couraient à vive allure au milieu du long corridor peu éclairé. Josie, elle, s’essoufflait.
Ses poumons lui faisaient mal et ses jambes s’alourdissaient. Jamais elle ne parviendrait à distancer les sentinelles. Le couple finit par la dépasser. Sa vision se brouilla. Elle aperçut Marianne et le garçon disparaître dans la pénombre.
Épuisée, Josie s’immobilisa. Elle ne pouvait pas faire un pas de plus. Ses dernières forces venaient de l’abandonner. Un grondement sourd vint résonner dans ses oreilles. Elle tomba. C’était fini.
Antoine arriva devant une intersection. Avec un peu de chance, ils parviendraient à les semer en changeant de direction. Il allait s’élancer vers un autre couloir quand il se rendit alors compte qu’il n’y avait plus personne à ses côtés. Il se retourna et son cœur se souleva. Son amie s’était arrêtée au milieu du couloir.
La jeune fille ne prit même pas la peine de lui répondre. Elle s’élança vers Josie, bien décidée à la sortir de là. Se jetant sur le corps inanimé de la jeune fille pour tenter de la protéger, elle la serra dans ses bras.
Rebroussant chemin, Antoine se précipita vers elle. Soudain, un des pans du couloir s’effondra. Un projectile le cogna au front. Il bascula en avant et s’écrasa sur le sol. Il aurait hurlé s’il n’avait pas vu ce qui se trouvait au-dessus de lui. Froid et métallique. Il était sous le ventre d’une sentinelle.
La créature ne l’avait pas vu. En retenant sa respiration, il pouvait encore s’en sortir. Il lui suffisait de ne pas bouger. Le monstre tourna alors la tête vers les deux filles.
Josie était sur un petit nuage. Une douce chaleur l’envahit alors qu’une mince odeur de parfum de violette venait lui chatouiller le nez. Elle se sentit immédiatement rassurée. Alors c’était ça, mourir ? Plutôt agréable à vrai dire.
Elle ouvrit les yeux. Elle n’était pas morte. Sa tête reposait sur la poitrine de Marianne. Elle rougit. Peut-être allait-elle lui en vouloir.
Marianne la secoua. Et alors, tout lui revint. Le coup de feu. Le garçon. Le roux. Le monstre. Elle essaya de se relever. Tremblante, elle trébucha et s’écroula une nouvelle fois. Rien à faire. Ses jambes refusaient de la porter.
— Ne t’inquiète pas, souffla Marianne. Je ne te laisserai pas tomber.
Josie étouffa un sanglot. Elles étaient presque dans le champ de vision du monstre. Marianne jeta un bref coup d’œil aux alentours. Elle devait trouver une idée ou bien finir en lambeau sous les griffes du guépard métallique. Elle commençait à désespérer quand elle aperçut une porte. Les deux jeunes filles échangèrent un regard.
C’était maintenant ou jamais.
Jonathan s’arrêta et reprit son souffle. Il n’en pouvait plus. De mémoire, il ne se souvenait pas avoir déjà autant couru. Il détestait le sport. Ce n’était pourtant pas le moment d’abandonner, un vrai héros ne pouvait pas se fatiguer.
Mais il était à bout de forces. Si la sortie ne se trouvait pas à quelques mètres, il serait certain de se faire tuer. Il poursuivit sa course, haletant.
Quelques mètres plus loin, enfin, il la vit. Au bout du couloir se trouvait un long escalier qui conduisait directement à la porte de sortie. Il redressa ses lunettes et leva son poing au ciel en signe de victoire. Il était sauvé. Dans un dernier effort de volonté, il courut vers l’escalier.
Au loin, une sentinelle rugit. Jonathan sursauta. Il perdit l’équilibre et bascula en avant, sans même pousser un cri. Sa tête s’écrasa violemment contre l’avant-dernière marche de l’escalier. Son corps dégringola à sa suite et, poussé par l’accélération, s’arrêta à quelques centimètres de la porte de sortie.
Le jeune homme aux cheveux roux resta étendu sur le sol. Mort.
Le placard à balais était minuscule. Marianne savait qu’elle aurait eu du mal à y entasser autre chose qu’un balai et un tout petit seau. Elle avait réussi, contre toute attente, à y entraîner son amie avant que le monstre ne puisse les voir.
Serrée contre elle, Josie ne bougeait plus. Un instant, Marianne crut que son amie s’était à nouveau évanouie. Mais elle fut rassurée en sentant sa main se presser contre la sienne. L’intérieur du placard était plongé dans l’obscurité. Elle était coincée dans un placard à balais avec Josie et un ours en peluche parce qu’un gros chat en métal voulait la dévorer. C’était tellement ridicule qu’elle eut envie d’en rire.
— Tais-toi, imbécile, dit-elle à voix haute.
Josie la dévisagea, horrifiée. Un rugissement retentit. Marianne retint sa respiration. Elle sentit Josie en faire de même. Elle osa jeter un coup d’œil à travers l’entrebâillement de la porte. La créature était juste derrière.
Marianne essaya de reculer, mais son dos était déjà appuyé contre le fond du placard. Josie se serra contre elle. Une lueur rouge brillait dans l’obscurité. D’un mouvement lent mais précis, la bête glissa ses griffes dans l’entrebâillement de la porte.
Josie hurla au moment même où la sentinelle émit un rugissement sonore.
— Ne touche pas à ma copine, connard !
Antoine abattit la crosse de son pistolet dans l’œil du monstre. La créature poussa un hurlement strident. Il retira l’arme de l’orbite du guépard et l’enfonça une nouvelle fois. Il frappa encore et encore, faisant voler l’œil rougeoyant en éclats. Le monstre hurla. Peu à peu, son cri s’éteignit. Un bruit de machine déréglée s’échappa de ses entrailles. Antoine continua à s’acharner sur la bête avec rage.
Exténué, il s’arrêta. Antoine savait qu’il aurait continué à frapper la sentinelle pendant bien des heures, si la fatigue ne l’avait pas envahi. Il avait eu peur. Il avait cru que Marianne allait mourir. Le cadavre gigantesque de la sentinelle gisait à ses pieds. Il l’avait tué. Il était conscient qu’il s’agissait d’un robot et non d’un être vivant. Mais cela ne changeait pas les faits. Qu’il soit de chair ou de métal, l’être qui se trouvait devant lui était mort par sa faute. Horrifié, il lâcha le pistolet. Quelques secondes passèrent avant que Marianne ne se jette dans ses bras. La brune, toute tremblante, sortit du placard. Marianne se retira aussitôt des bras d’Antoine et la prit par la main. Antoine poussa un long soupir.
Après avoir erré un moment dans les couloirs du lycée, encore en état de choc, ils arrivèrent devant un escalier.
— La sortie ! cria Antoine.
Il descendit l’escalier le plus vite qu’il put et courut vers la porte. Manquant de trébucher sur un gros objet mou qui traînait au sol et qu’il avait du mal à distinguer à cause de la faible luminosité – et qui, d’ailleurs, ne l’intéressait pas outre mesure – Antoine s’écrasa contre la porte et agrippa la poignée. Ils étaient sauvés.
Antoine actionna la poignée. Celle-ci se bloqua aussitôt. Il l’actionna une nouvelle fois. Sans succès. Le jeune homme donna un violent coup de pied contre la porte.
— Non ! s’exclama-t-il. Putain !
Derrière lui, quelqu’un cria. Antoine se retourna et vit la petite brune pointer quelque chose du doigt. Marianne se mordit les lèvres. Le jeune homme mit un instant avant de comprendre. Il se rendit soudain compte qu’il était rare de trouver au sol des objets gros et mous. Antoine baissa les yeux. Jonathan n’avait visiblement pas eu de chance.
Tout devint flou autour de Josie. Une étrange et douce douleur l’envahit. Un sifflement perçant vint lui crever les tympans. Elle aperçut, du haut de l’escalier, la troisième sentinelle galoper dans leur direction. Elle vit le garçon courir vers Marianne qui le serra dans ses bras. La créature, toutes griffes dehors, la gueule grande ouverte, bondit sur eux. Elle s’imagina cachant sa tête derrière ses bras. Elle sentit les crocs acérés de la bête pénétrer sa chair. Elle essaya de hurler. Aucun son ne sortit de sa bouche. Elle était muette.
Mute se réveilla en sursaut. Il avait fait un mauvais rêve. Mais ça, il ne s’en souvenait déjà plus. Mute vivait présent, rappelons-le.
Le cow-boy aux cheveux rouges leva les yeux. Il faisait nuit. Mute avait soif. Il se leva, prit sa gourde et la porta à ses lèvres. Quelques gouttes d’eau en sortirent. Pas de quoi étancher sa soif. Quel dommage. Mute soupira et rangea sa gourde. Il ne songea pas une seconde que le manque d’eau risquait de le déshydrater. S’il devait mourir, ce serait plus tard. Et plus tard n’entrait pas dans son vocabulaire. Mute regarda le sol et se gratta la tête. Non, il n’était plus fatigué. Plus question de dormir maintenant. Il était temps pour lui de reprendre sa route. Mute sourit et entama sa marche. Il avait vraiment envie de marcher. Marcher lui faisait du bien.
Loin au milieu du désert, très loin, dans un lieu où le soleil ne se lève pas, où l’obscurité n’est pas sombre mais noire, où la lune n’est pas blanche mais aveuglante, où le sable n’est pas fin mais poussiéreux ; loin au milieu du désert se trouve un être blanc asexué. Un être dont la peau est transpercée par des tubes transparents. Un être couché dans une baignoire remplie d’eau se trouvant au centre de l’unique pièce d’une petite cabane en bois.
L’être a ses grands yeux blancs ouverts. Il réfléchit. Il est conscient qu’il a fait une terrible erreur.
Mais l’être n’a aucun moyen d’agir. Lui pourtant chef parmi les chefs, grand parmi les grands, maître parmi les maîtres, est totalement impuissant.
Mais l’être ne peut se résoudre à abandonner. L’enjeu est bien trop important.
L’être a d’ailleurs une idée.
Il se souvient. Il y a un pouvoir. Un des rares pouvoirs qu’il est en mesure d’utiliser ici-bas.
L’être ferme ses yeux. Il se concentre. Il visualise l’homme. Il visualise le lieu. Il visualise les mots. Il visualise l’action. Lentement, toutes ses visions fusionnent. L’être prononce deux mots.