Antoine scruta les environs. Comme il s’y était attendu, l’escalier I était totalement désert. Pas d’élèves, pas de professeurs, et, surtout, pas de corps en décomposition aux cheveux roux. Cela aurait été trop simple.
Il devait pourtant y avoir quelque chose. Il était impossible que tout ça n’eût été qu’un simple rêve. Il le savait, et il allait trouver de quoi le prouver. Antoine inspecta minutieusement chaque recoin de l’escalier, tout en s’assurant que personne ne l’observait. Il était censé être en cours à cette heure-ci et il serait dommage qu’il se fasse bêtement attraper par un surveillant du lycée.
Il ne trouva malheureusement rien pour étayer sa théorie. Il porta alors son attention vers le couloir qui menait à la porte de sortie, à l’endroit même où Jonathan avait trouvé la mort. Peut-être pourrait-il y dénicher quelque chose, une tache de sang essuyée à la hâte ou un morceau de tissu déchiré. Mais le sol était d’une netteté impeccable. Il n’y avait ici rien pour confirmer que ce qu’il avait rêvé avait réellement eu lieu.
Antoine ne voulait pas y croire. Il décida de faire une seconde inspection des lieux. Un détail lui avait sûrement échappé. Malheureusement, il se rendit compte très vite que ce n’était pas le cas. Le couloir était désert. Il se sentait à la fois déçu et frustré, tel un enfant qui venait d’apprendre que le Père Noël n’existait pas. Ce ne pouvait pas être un simple rêve !
Mais il fallait se rendre à l’évidence. Rien n’avait jamais eu lieu dans le couloir I du Lycée Vile. Marianne et lui avaient simplement rêvé la même chose par pure coïncidence. Antoine s’était cru plongé au centre d’une histoire de complot. C’était vraiment puéril de sa part. Dans un élan de bêtise, il avait cru au croquemitaine. Amer, il frappa la porte de sortie. Il secoua légèrement la tête, leva les yeux, soupira et s’éloigna de la porte d’où s’était décroché, lorsqu’il l’avait frappée, un mince morceau de papier qui se posait à présent lentement sur le…
Antoine se retourna brusquement et attrapa l’objet. C’était une petite feuille de papier à moitié déchirée sur laquelle étaient griffonnés quelques mots encore lisibles. Le garçon reconnut immédiatement son écriture. C’était le morceau de papier qu’il avait mis dans la poche de Jonathan pour lui donner rendez-vous. Celui du soir où il avait discuté avec le garçon roux du Cimetière des Affamés ; le soir où des créatures en métal avaient essayé de le tuer et où ce même garçon roux était mort.
Il plongea la feuille dans sa poche et s’élança vers l’escalier. Il fallait qu’il parle à Marianne. Il ne comprenait pas encore tous les détails de la situation, mais deux choses étaient sûres : il n’avait pas rêvé et quelque chose de grave se tramait dans le Lycée Vile. Un élève était mort et on avait essayé de le cacher. Car Jonathan était mort. Il en était certain.
Jérémy tapa discrètement à la porte de la salle B64. À cette heure-ci, il n’y avait pas de cours dans les salles de classe environnantes, mais mieux valait être prudent. Personne ne répondit. À vrai dire, il avait tapé si faiblement contre la porte que même une personne à l’ouïe extrêmement fine aurait eu du mal à l’entendre. Yvan n’eut pas sa délicatesse et frappa de toutes ses forces.
— Eh ! C’est nous, hurla-t-il. Ouvre la porte !
— Arrête Yvan, murmura Jérémy.
— Quoi ? lui répondit son ami sans baisser le ton pour autant. Y a personne à cette heure-ci.
— C’est pas une raison pour hurler comme un dingue.
— C’est ouvert, dit une voix forte depuis l’intérieur de la salle.
Yvan regarda Jérémy et l’invita à entrer. Ce dernier, rouge de colère – ou de honte, ça, lui seul le savait –, ouvrit la porte. Une musique de jazz leur parvint aux oreilles. Il n’y avait aucun doute que celui qu’ils étaient venus voir était ici.
— Lui et sa musique bidon, marmonna Yvan pour lui-même, avec une petite pointe de mépris.
S’engouffrant à la suite de Jérémy, il pénétra dans la pièce. De l’intérieur, elle ressemblait davantage à une forêt équatoriale miniature qu’à une salle de classe normale. Une quantité impressionnante de plantes de tailles diverses et variées étaient entreposées dans la salle : des vertes, des jaunes, des violettes à pois mauves, ainsi que des végétaux de forme cubique, arrondie, triangulaire, et même des spécimens possédant une bouche à dents pointues qu’Yvan n’avait pas envie de connaître davantage. Une forte chaleur régnait dans la pièce. L’adolescent s’imagina soudain en train de se prélasser sur un transat près d’une piscine avec un bon cocktail à la main.
Jérémy fut davantage surpris de constater qu’aucune plante n’était encore morte. Cette idée lui trottait dans la tête chaque fois qu’il se rendait dans cette salle. Dans un espace aussi étroit et sombre où les volets clos empêchaient le moindre rayon de soleil de pénétrer, il était improbable qu’un végétal normal survive plus de deux jours. Ou du moins, il le pensait. Il ne s’y connaissait pas vraiment en botanique, mais ce détail l’intriguait assez pour qu’il ait envie d’en connaître l’explication.
Tous deux s’avancèrent vers la petite table devant laquelle se trouvait leur commanditaire. Sur la table étaient entreposés divers ustensiles scientifiques, auxquels Yvan ne porta qu’une très brève attention. Un monde sans sciences et sans mathématiques résumait sa vision d’un monde parfait. La bonne vieille musique de jazz, qu’il connaissait à présent sur le bout des doigts à force de l’entendre, s’échappait d’un vieux tourne-disque poussiéreux.
— Vous avez trouvé les plantes alors ? demanda leur ami.
— Eh mec, dit Yvan d’un air fier, tu nous prends pour des nazes ou quoi ? Regarde-moi ça un peu si on a trouvé les plantes !
Il retira les plantes rouges de sa poche et les lui tendit.
— On les a trouvées sans problème, ajouta Jérémy.
— Et grâce à qui, mec ? Grâce à ton super Yvan !
— Et Jérémy, fit timidement le petit adolescent.
Leur ami prit les plantes et les observa. Un mince sourire se dessina sur ses lèvres.
— C’est parfait. Exactement ce que je cherchais. Vous avez fait du bon boulot.
Yvan bomba le torse de fierté, mais son ami ne faisait déjà plus attention à lui. Il s’était de nouveau concentré sur son travail. Blessé, il jeta un regard en coin à Jérémy qui haussa les épaules. Pendant un petit moment, ils restèrent tous deux immobiles, sans rien dire, ne sachant pas trop s’ils devaient rester ou s’il était temps pour eux de s’éclipser. Yvan brisa alors le silence.
— Mec... Pourquoi tu nous as demandé d’aller chercher des plantes en fait ?
L’autre ne lui répondit pas. Agacé, il ajouta :
— Eh, Jonathan ! Elles sont si importantes que ça tes plantes rouges ?
Le garçon roux esquissa un sourire.
— Primordiales, répondit-il.
— Et ça, c’est l’arbre où je me pose des fois pour dessiner ! J’ai beaucoup d’inspiration quand je m’assieds ici. Un peu comme si l’arbre me donnait des idées.
Josie pointa du doigt le vieux chêne qui se trouvait au milieu de la cour. Le cow-boy lui sourit et hocha la tête. Josie lui rendit son sourire. Elle lui attrapa la main et l’incita à la suivre. Elle avait le cœur léger, comme une petite fille le jour de son anniversaire.
— Et ici, c’est une de mes salles de classe, dit-elle.
Le cow-boy jeta un coup d’œil par la fenêtre et se gratta la tête. Il traça dans les airs les contours d’un rectangle invisible. Josie le dévisagea, intriguée, avant de comprendre et de secouer la tête.
— Non : une salle de classe c’est pas ça ! Ça, c’est une fenêtre. La salle est juste derrière, tu vois ?
Le cow-boy regarda à nouveau la petite fenêtre et lui fit signe qu’il avait bien compris. Josie éclata de rire.
— Moi, je suis assise là. Juste derrière, dit-elle en pointant la vitre du doigt. C’est bien d’être posée là, tu sais. Les cours sont si ennuyeux… Au moins d’ici, j’ai juste à jeter un coup d’œil pour voir mon arbre. Un peu comme si je m’évadais...
Josie devint silencieuse. Mute, un peu inquiet, lui tapota doucement l’épaule pour voir si elle ne s’était pas transformée en statue. La jeune fille soupira et se força à sourire.
— Bah, laisse tomber. C’est une métaphore.
Mute ne savait absolument pas ce qu’était une métaphore, mais il décida d’acquiescer. Il avait peur que la fille brune devienne à nouveau immobile.
— C’est dommage que tu ne puisses pas parler quand même. Tu dois en avoir des choses à raconter.
Le cow-boy aux cheveux rouges la dévisagea. Il posa son doigt sur son front et secoua la tête. Josie écarquilla les yeux.
— Tu... Tu ne te souviens de rien ?
Il secoua de nouveau la tête.
— Rien du tout ? murmura la jeune fille avec stupéfaction.
Le cow-boy haussa les épaules et lui sourit. L’adolescente était effarée.
— Mais c’est important de se rappeler des choses ! T’imagines pas ce que c’est que d’avoir des souvenirs. Se rappeler tous les bons moments que tu as vécu.
Une pensée lui vint à l’esprit.
— Il faut absolument que je te montre quelque chose !
Elle l’entraîna vers un autre coin de la cour.
— Tu vois cet endroit ? C’est là que j’ai rencontré Marianne pour la première fois.
La simple évocation de ce souvenir lui remua les tripes.
— C’est là qu’on a commencé à parler un peu du lycée, des arbres, de tout et de rien.
Josie regarda le sol en esquissant un faible sourire et se tourna vers le cow-boy.
— Elle veut devenir écrivain. Tu te rends compte ? C’est génial quand même. Plus tard, elle deviendra une grande artiste.
La jeune fille brune enroula ses bras autour de son corps.
— Et puis peut-être que je pourrai illustrer ses livres plus tard, ajouta-t-elle d’une voix hésitante. Ça pourrait être sympa.
Elle leva timidement les yeux vers le cow-boy rouge, comme si elle s’attendait à ce qu’il se fâche. Mais il ne s’énerva pas. Il se contenta de lui sourire une nouvelle fois et de hocher la tête, comme à son habitude. Sans savoir pourquoi, Josie se sentit soudain extrêmement forte. Elle eut l’impression que le monde entier lui appartenait.
— Elle fera des chefs-d’œuvre de la littérature et moi j’aurai l’honneur de les illustrer, s’écria-t-elle avec joie.
Le cow-boy leva ses deux pouces en l’air en signe de victoire. Josie rit de bon cœur.
— Tu sais quoi ? Je vais aller lui en parler tout à l’heure. Elle aime beaucoup mes dessins. Elle sera sûrement d’accord ! Enfin je crois... Elle sera d’accord, hein ?
Le muet acquiesça, toujours souriant.
— Oui, j’irai la voir tout à l’heure, à la fin des cours, avant que ses parents viennent la chercher et si elle n’est pas avec...
Soudain, tout s’effondra. Josie sentit sa bonne humeur chuter en une fraction de seconde. Ce qu’elle avait été bête. Elle n’était pas si importante que ça. Du moins, pas autant qu’Antoine.
Elle poussa un long soupir et décida de changer de sujet :
— Tu sais quoi ? Je crois qu’on pourrait faire quelque chose pour tes problèmes de mémoire, dit-elle.
Intrigué, le cow-boy se gratta le front.
— Attends. Juste une toute petite minute. Je reviens !
Elle courut chercher son sac et revint quelques minutes plus tard, un petit carnet noir à la main.
— Regarde, je te présente ton premier aide-mémoire, annonça-t-elle.
Mute saisit l’objet et le regarda avec intérêt. Après quelques minutes où il le tourna et retourna entre ses mains, il fit signe à Josie qu’il ne comprenait pas.
— Ah oui, excuse-moi. J’avais complètement oublié, dit-elle en lui tendant un petit stylo bleu.
Le cow-boy aux cheveux rouges prit le stylo et le posa sur le carnet. Puis, il regarda les deux objets posés l’un sur l’autre, attendant que quelque chose se produise. Josie secoua la tête, ouvrit le carnet, et mit le stylo dans ses mains.
— Non, non. Regarde, le stylo te sert à écrire.
Elle guida la main du muet et traça un gros cercle au milieu d’une page. Mute se laissa faire, amusé.
— Vas-y, dit-elle en lui relâchant la main, essaye tout seul maintenant.
Le cow-boy acquiesça et dessina, au hasard, plusieurs formes de tailles variées à l’intérieur du cercle. Une fois terminé, il montra avec fierté son chef d’œuvre à Josie.
— C’est pas mal du tout, l’encouragea Josie. Alors regarde maintenant ce que tu peux faire.
Elle prit à nouveau sa main et posa la pointe du stylo sur la page adjacente.
— Avec ça, tu peux te rappeler de ce que tu veux. Il te suffit juste d’écrire !
Elle fronça alors les sourcils.
Mute opina du chef en souriant.
— Super ! Alors pour commencer, tu vas m’écrire le mot détermination sur cette page, dit-elle d’un air sérieux. Si t’es déterminé à écrire un peu chaque jour, et bien tu pourras peut-être finir par te souvenir de quelque chose... Et puis dans la vie, il n’y a que ça qui compte, la détermination. Par exemple, moi, si j’ai réussi à survivre jusqu’ici, c’est parce que j’ai été déterminée à ne pas me laisser faire par tous ces connards du bahut. Tu comprends ?
Mute ne savait pas ce qu’était la détermination ni même ces connards et encore moins un bahut, mais il fit signe à la petite brune qu’il avait parfaitement compris.
— O.K. Alors, vas-y, écris.
Le cow-boy hocha la tête. Avec soin, il écrivit en énorme le mot daiterreminnassion au milieu de la page puis la tendit à son amie. D’abord surprise, Josie pouffa.
— Bon, c’est un début. Y a encore du progrès à faire, mais tu te débrouilles déjà pas mal, dit-elle en lui rendant le carnet. Tiens, cadeau. Promets-moi juste de toujours le garder sur toi.
Mute prit l’objet et le fourra dans sa poche en prenant bien soin de ne pas l’abîmer. Il lui sourit et la prit dans ses bras.
— Eh ! T’inquiète pas, c’est pas grand-chose...
Néanmoins, elle laissa le cow-boy faire et ferma les yeux. La scène avait quelque chose d’irréel. Elle ne savait pas si elle rêvait, si elle allait bientôt se réveiller, mais peu lui importait. Elle avait l’impression de se retrouver en compagnie d’un ami imaginaire avec qui elle avait toujours eu envie de discuter. Un être qui allait la protéger pour le restant de ses jours. Tout irait bien désormais, elle en était sûre. Tant qu’il serait là.
Soudain, une idée lui traversa l’esprit. Si le cow-boy aux cheveux rouges était présent alors rien de mal ne pouvait lui arriver. Si le cow-boy aux cheveux rouges était là, elle avait peut-être encore une chance de l’intéresser. Et même de lui plaire. Elle se dégagea de son étreinte et le saisit par le bras.
— Tu viens ? Je vais te présenter à Marianne !
— Et pourquoi l’herbe rouge est si importante, mec ?
Jonathan se passa une main sur le visage. Ce bon vieux Yvan. Toujours là pour rendre service, mais incapable de savoir quand la fermer.
— Tu comptes la fumer ou quoi ?
Et surtout toujours là pour dire des conneries. Jonathan vit Jérémy pouffer.
— Eh ! Mec ! Je t’ai parlé.
Yvan tapota l’épaule de Jonathan.
— Et puis tu veux pas couper ta musique là ? On ne s’entend plus !
Le jeune homme passa une main dans ses cheveux roux et soupira avant d’arrêter le vieux tourne-disque. Il aimait bien écouter de la musique quand il travaillait, et tout particulièrement du jazz. Il avait réussi à dégoter l’engin et son vinyle en fouillant par hasard dans une des vieilles salles de musique inutilisées du lycée. Ni une ni deux, il avait emprunté l’antiquité et était tombé immédiatement sous le charme de la mélodie. Depuis ce jour, le vieux tourne-disque et le vinyle étaient devenus des outils de travail essentiels pour lui. C’était simple. Cette musique le calmait et l’aidait à se concentrer.
— Yvan à la Lune ! J’appelle la lune rousse. Lune rousse, vous me recevez ? Terminé.
Le garçon lui tapait sur les nerfs. Jonathan essaya de lui répondre le plus calmement possible.
— Eh bien, tu vois, cette plante est une Phagïa !
— Une quoi ? demanda Yvan, éberlué.
— Une Phagïa, répéta Jonathan. C’est une plante rougeâtre qui ne pousse qu’à certains endroits. Une espèce assez rare en fait.
— Les plantes ont toujours un nom chelou.
— Moi je trouve ça joli comme nom, dit timidement Jérémy.
— Bah mec, c’est pas ma faute si t’as des goûts de chiotte.
Jonathan décida de les ignorer, agacé.
— Donc c’est juste une plante en fait, conclut Yvan.
— Justement non, poursuivit le garçon roux. Ce n’est pas une plante comme les autres.
Yvan se tut et Jérémy arrêta de pouffer. Il avait enfin réussi à capter leur attention.
— Les Phagïas sont des plantes assez dangereuses, ajouta le jeune homme. Elles peuvent être très nuisibles pour l’organisme si on se met à en manger.
— Faut vraiment être con pour manger une plante, mec.
Jérémy ne put se contenir davantage et partit dans un fou rire interminable.
— Bref, continua Jonathan. Cette plante a le pouvoir de donner horriblement faim à la personne qui la mange.
Il hésita à ajouter une remarque narquoise, mais se retint. Il ne voulait pas leur donner plus matière à rire. Il ne put néanmoins s’empêcher de bomber le torse. Jonathan aimait étaler son savoir.
Yvan, cependant, ne semblait nullement impressionné.
— Eh, Jérémy, t’imagines ! Les Baisïas. T’en bouffes puis t’as envie de baiser !
C’en était trop pour Jérémy. Riant aux éclats, il manqua de tomber par terre et de s’étouffer deux fois. Jonathan commençait vraiment à se sentir fatigué.
— Bon vous deux, dit-il tout en se massant les tempes, j’ai encore un service à vous demander.
Soudain, Jérémy s’arrêta de rire et regarda Yvan, inquiet. Ce dernier cessa immédiatement de faire l’imbécile et haussa le ton en rougissant.
Il pointa un index accusateur en direction du jeune homme.
— Tu sais combien d’heures de cours j’ai séchées pour te rendre service ?
— De toute façon, fit Jonathan, ça ne prendra que quelques minutes. J’ai juste un truc à vous demander.
Jérémy se releva. Yvan se mordit le bas des lèvres pendant une dizaine de secondes puis répondit :
— Bon O.K. Vas-y. Balance la sauce.
— Est-ce qu’un de vous deux connaît, par hasard, un métis aux cheveux bruns qui s’appelle Antoine ?
— Antoine, réfléchit Yvan. Mais oui ! Je vois qui c’est, mec. C’est le type qui est assis à côté de moi en philo.
— Heu… Yvan, l’interrompit Jérémy. Tous les types qui sont assis à côté de toi en cours sont blancs.
— Et alors ? Blancs, métis, noirs... T’es raciste mec ou quoi ?
— Mais non ! C’est juste que bon... Les trois quarts des gens qui sont assis à côté de toi sont aussi blonds.
— Et une teinture de cheveux ? Ça existe, tu sais !
— Oui, mais le truc aussi, c’est qu’on n’a pas philo.
— Mais on aura philo l’an prochain mec. Oublie pas !
— Bon, fermez-la ! cria Jonathan.
Yvan et Jérémy s’exécutèrent. Le jeune homme profita de ce court instant de silence pour se calmer puis se décida à parler de nouveau.
— S’il vous plaît, dit-il en détachant chaque mot. Tout ce que je veux c’est savoir si vous connaissez un type d’environ notre âge, brun, et métis qui s’appelle Antoine. Est-ce que ça vous dit quelque chose ?
Yvan s’apprêta à ouvrir la bouche quand le garçon roux le coupa :
— Et si vous pouviez y réfléchir un peu avant, ça ne me dérangerait pas.
Yvan eut un mouvement de recul. Il baissa la tête, vexé, et marmonna quelque chose d’inaudible. Jérémy, quant à lui, s’était mis à réfléchir activement. Un silence presque dérangeant régnait à présent dans la pièce. Jonathan regretta amèrement d’avoir arrêté son tourne-disque. Timidement, Yvan prit la parole.
— Je crois que je le connais, dit-il en pesant bien chaque mot.
Plein d’espoir, Jonathan se pencha vers son ami.
— Ah, tu le connais ? répéta-t-il.
— Bah en fait c’est plus compliqué que ça, lança Yvan qui avait apparemment repris du poil de la bête. En fait je connais cette fille. Une brune... Comment elle s’appelle déjà, Jérémy ?
— Je ne sais pas... Sylvie ?
— Mais non ! Une brune je te dis !
— Josie ? La petite à qui tu parles des fois dans la cour ?
Jonathan poussa un grognement.
— La meuf elle est cool tout ça hein, rien à dire, continua Yvan. Mais putain, si tu voyais sa tronche. Elle fait tout le temps la gueule.
— C’est vrai. Moi elle m’a toujours fait un peu peur.
— Et donc, cette fille, Josie, elle n’arrête pas de me parler d’une autre fille. Une blonde avec une énorme paire de seins. J’ai aucune idée de son prénom, mais on va dire Gros-seins.
Jérémy retint un éclat de rire et des larmes lui montèrent aux yeux. Son visage vira au rouge vif.
— Et donc, Gros-seins, elle a souvent cours en litté. Du coup, un jour je suis allé du côté de ces salles, histoire de voir un peu de seins. Et donc là-bas, j’ai vu...
— J’ai vu quoi en fait ? C’était quoi ta question déjà ?
C’en était trop pour Jonathan qui tapa du poing contre la table et hurla :
— Antoine ! C’est pas si compliqué ! Tout ce que je veux c’est...
— Bah voilà il était là, mec. Le type que tu cherches, il était près des salles de litté, avec Gros-Seins. Enfin, je pense que c’était lui. Il était brun, métis et elle l’appelait Antoine...
Le visage du garçon roux s’illumina.
— Quel jour ? demanda-t-il.
— Un mercredi, comme aujourd’hui d’ailleurs. En fait, je crois l’avoir vu un peu tous les mercredis à la même heure dans ce coin-là. Hé ! Mec, ajouta-il en gratifiant Jérémy d’un coup, tu crois qu’il se tape Gros-seins ?
Jonathan avala sa salive.
— Yvan, c’était vers quelle heure que tu le voyais ?
— Hum... Vers quatorze heures, par là.
Le jeune homme regarda sa montre. Il était quatorze heures six.
— Les salles de classe de littérature, répéta-t-il.
Il se leva en trombe et se mit à courir en direction de la porte.
— Mec, l’interpella Yvan. Tu vas où ?
— J’ai un truc à faire, lui dit Jonathan en ouvrant la porte. Occupez-vous de fermer la salle, la clef est dans le tiroir. Et n’oubliez pas de prendre les plantes rouges. J’en aurai besoin plus tard. Faut que je file maintenant !
Alors qu’il venait de claquer la porte derrière lui, Yvan se tourna vers Jérémy.
— Tu sais quoi, mec ? Je crois que Jonathan, il aime trop les gros seins.
Marianne était en colère. Furieuse même. Il était plus de quatorze heures dix et il n’était toujours pas là. Antoine l’agaçait. Elle avait passé la journée à essayer de lui parler. Rien à faire. Elle ne l’avait vu ni dans la cour ni à l’heure du déjeuner et voilà qu’il trouvait encore le moyen d’être en retard à leur rendez-vous habituel !
Il était sûrement de nouveau parti à la recherche d’un je-ne-sais-quoi mystérieux pour tenter de prouver une de ses théories farfelues. Elle ne comprenait pas ce qui le poussait à agir de la sorte. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’Antoine avait la fâcheuse habitude de trouver des problèmes là où il n’y en avait pas. Avec cette histoire de rêve, il avait réussi à se surpasser. Il était évident que toute cette histoire n’était qu’une coïncidence. C’était certain, et ce même si une infime part d’elle s’obstinait à croire le contraire.
Cette seule pensée l’énerva davantage. Elle avait besoin de se changer les idées, de passer un peu temps avec un ami.
Elle pensa alors à Josie. Pourquoi pas ? C’était quelqu’un qu’elle appréciait beaucoup. Qui plus est, elle pourrait discuter avec elle de ses dessins.
C’était décidé alors. Au diable Antoine et ses délires. Elle allait passer le reste de l’après-midi avec Josie. Et tant pis pour leur rendez-vous. Il n’avait qu’à arriver à l’heure.
Haletant et transpirant, Antoine se précipita en direction des salles de classe de littérature. Où pouvait bien être Marianne ? Les élèves avaient envahi les couloirs. Antoine peinait à se faufiler au milieu de cette mer humaine sauvage.
— Poussez-vous ! hurla-t-il tout en bousculant un flot d’élèves hilares.
Il avait besoin de la voir, de lui parler, de se confier à elle. Il aperçut alors, au milieu de la foule de lycéens, une masse de cheveux blonds qui lui était familière.
L’adolescente se retourna. Il lui fit signe de s’approcher, mais elle l’ignora et lui tourna le dos, poursuivant son chemin dans la direction opposée, sans même lui dire un mot. Antoine la regarda partir, abasourdi. Secouant la tête, il se ressaisit et s’élança à sa poursuite.
— Marianne, lui dit-il en lui touchant l’épaule, c’est moi !
Son amie le repoussa. Agacé, Antoine l’agrippa par la taille pour la forcer à le regarder.
— Il faut vraiment que je te parle !
— Ah oui ? lui répondit-elle froidement. Et moi il fallait vraiment que je te voie tout à l’heure. Mais bon, ça, tu t’en fous, j’imagine. En fait, l’important, c’est toi ! Encore et toujours toi ! Antoine vraiment tu...
— Marianne, la coupa-t-il brusquement, on n’a pas rêvé, c’est sûr ! J’en ai la preuve !
La jeune fille bouillonnait de rage. Elle le repoussa une nouvelle fois.
— Tu vois ? cria-t-elle. Tu n’écoutes rien de ce que je te dis ! Y a que ta tronche qui compte !
Il lui tendit le petit morceau de papier. Alors elle laissa libre cours à sa colère.
— Antoine Legrand ! hurla-t-elle. Tu vas m’écouter maintenant !
Elle sut très vite qu’elle l’avait blessé. Le garçon baissa les yeux. Puis, il lui tendit le bout de papier.
— S’il te plaît, lui dit-il doucement. C’est important.
Marianne le fixa du regard, bouche bée. Elle saisit l’objet avec rage et le lut. Une fois terminée, elle fixa Antoine d’un air glacial.
— Tu ne comprends pas, Marianne ?
— Non, je ne comprends pas, lui répondit-elle sèchement.
Antoine la prit par la main, l’incitant à le suivre.
— Tu te souviens de ce type roux qui était dans notre rêve ?
— Oui, je m’en souviens. Mais est-ce que tu peux...
— Et bien ce papier Marianne, c’est celui que j’avais écrit à Jonathan pour lui donner rendez-vous ce soir-là !
Ils arrivaient à présent devant le mur où était tagué le grand visage de démon aux yeux rouges. Antoine prit soin de ne pas s’en approcher et s’engagea dans le couloir de droite. Marianne lui lâcha la main.
— Mais ce n’était qu’un rêve ! Quand est-ce que tu vas finir par le comprendre ?
— Non, je t’assure que ce n’en était pas un, répondit le jeune homme qui ne voulait pas en démordre. Et...
Un bâillement l’interrompit, ce qui agaça profondément son amie.
— Et du coup, reprit-il, on peut être sûr que le Lycée Vile a quelque chose à cacher. Quelque chose qui pourrait être la cause de la mort de plusieurs élèves. Des élèves, comme Jonathan !
Puis, il se dirigea vers une nouvelle intersection et ajouta :
— Crois-moi, Marianne. Jonathan, le garçon roux, est mort.
Puis, il tomba nez à nez avec un mort.
— Ah ! Antoine ! dit Jonathan. Vraiment content de te voir. Il fallait que je te parle.
Seuls quelques mots s’échappèrent de la bouche d’Antoine.
Le jeune homme lui fit un grand sourire puis lui tapota l’épaule.
Puis, il vit la blonde à ses côtés.
— Une amie à toi ? Je m’appelle Jonathan, dit-il à l’adresse de la jeune fille.
— Marianne, répondit-elle, décontenancée.
— Antoine, lui demanda Jonathan, ça ne te dérangerait pas qu’on parle un peu en privé toi et moi ?
L’adolescent vit la blonde froncer les sourcils.
— Rien contre toi, Marianne, s’empressa-t-il de dire. C’est juste un peu personnel.
Antoine était comme déconnecté de la réalité, marmonnant des bribes de pensées incompréhensibles. Marianne décida de prendre les choses en main.
— Oh, tu sais, Jonathan, Antoine et moi sommes très proches, dit-elle en passant son bras autour du cou de son petit ami. On se dit absolument tout.
— Non, mais heu... justement, fit Jonathan. Ce que j’ai à dire à Antoine est un truc...heu... d’hommes voilà. Ce serait gênant si une fille entendait ça.
Marianne afficha son plus beau sourire.
— Oh ! Jonathan ! Je ne suis plus une petite fille. Je sais beaucoup de choses. Surtout sur Antoine.
Elle lui fit un clin d’œil qui le fit rougir. Il cachait quelque chose, la jeune fille en était certaine. Dans quel pétrin Antoine s’était-il encore fourré ?
— Je... Je ne parlais pas de ce genre de trucs, balbutia le jeune homme. Antoine sait de quoi je parle. Pas vrai ?
Mais le garçon n’avait pas l’air de savoir à quoi Jonathan faisait allusion. En fait, il n’avait pas l’air de savoir grand-chose dans son état actuel. Marianne joua alors sa dernière carte.
— Tu sais Jonathan, lui dit-elle en gloussant, Antoine et moi nous sommes un peu comme deux êtres qui n’en forment qu’un.
Ce dernier haussa les sourcils. Il ne comprenait rien à ce que cette fille lui racontait, mais elle le gênait. Il fallait qu’il trouve un moyen de s’en débarrasser.
— Tu vois, ajouta-t-elle sans ciller, lui et moi nous avons aussi le même signe astrologique. Guépard ascendant lion.
Un petit cri de surprise s’échappa de la bouche du jeune homme aux cheveux roux. Elle le tenait.
Une petite brune portant une grosse peluche en forme d’ours s’approcha d’eux. À ses côtés se tenait un grand type aux longs cheveux rouges.
— Regarde, dit joyeusement Josie à son ami. C’est Marianne !
Le cow-boy aux cheveux rouges sortit immédiatement son carnet et écrivit. Josie aperçut aussi le garçon métis.
— Et lui, ajouta-t-elle avec mépris, c’est Antoine.
Mute tendit le carnet à Josie qui le lut à haute voix.
— Maryaevane et Andoavme. Heu oui... C’est presque ça, observa Josie. Tu sais, t’es pas obligé de mettre leurs deux noms côte à côte.
Mute haussa les épaules puis dessina deux petits bonhommes en dessous de chaque nom. Marianne s’approcha de son amie.
— Je suis super heureuse de te voir. J’ai plein de trucs à te raconter. D’abord... Ah zut ! On oublie toujours tout ce qu’on a à dire quand on voit la personne à qui on a quelque chose à raconter.
Josie baissa timidement la tête.
— Encore une amie à toi, Antoine ? demanda Jonathan d’un ton las.
— Je ne pense pas, lui répondit le garçon alors qu’il reprenait contact avec la réalité.
La petite brune lui jeta un regard noir.
— Josie, répéta Marianne, il faut...
— Attends, lui répondit-elle. Tu ne vas pas en croire tes yeux, il faut que je te présente...
— Josie ! Tu nous déranges, lui dit Marianne.
L’adolescente eut soudain l’impression qu’on lui avait enfoncé une épée glacée dans le cœur.
— Mais je voulais juste te présenter…
Elle ne termina pas sa phrase. Elle avait presque envie de pleurer.
— Si tu veux, ajouta Marianne, on pourra se voir après.
À cet instant, le regard de la jeune blonde croisa celui du cow-boy aux cheveux rouges. Elle se tut.
— C’est mon ami, reprit Josie avec espoir. Il est muet.
À la fois fascinée et terrifiée, Marianne ne pouvait détacher ses yeux de l’étrange personnage. Antoine fronça les sourcils.
— On ne s’est pas déjà vus quelque part ? lui demanda-t-il.
Lentement, Marianne caressa la joue du cow-boy. Sa peau lui semblait douce et étrangement familière. Il lui sourit.
— Il n’a pas pu me dire son vrai prénom, poursuivit Josie. Comme il est muet, j’ai décidé de l’appeler Mute.
— Un élève sourd-muet du lycée, dit Jonathan d’un ton cassant. Vraiment super.
— C’est pas ça ! s’indigna Josie. C’est mon ami !
— Un ami qui s’habille avec un costume de cow-boy pendant les cours, poursuivit le garçon. Ça, c’est intelligent.
— Pas la peine d’être aussi brutal, dit Antoine.
— Toi, on ne t’a rien demandé ! s’emporta Josie.
Marianne plongea son regard dans celui du muet. Elle avait du mal à comprendre ce qu’elle ressentait. C’était comme si...
Soudain, Mute repoussa Marianne.
— Qu’est-ce qu’il y a, Mute ? demanda Josie, un peu effrayée par le brusque changement d’attitude de son ami.
Le cow-boy semblait fixer quelque chose.
— Bon, dit Jonathan. C’est pas que je m’emmerde, mais peut-être qu’on devrait...
Mute s’élança alors à toute allure vers le couloir le plus proche.
— Attends ! cria Josie en le poursuivant.
— Bon enfin, dit le garçon roux. On va pouvoir...
Mais Marianne s’était déjà éclipsée à la suite de son amie, Antoine sur ses talons. Poussant un juron, Jonathan leur courut après. Il les rejoignit quelques mètres plus loin. Le muet s’était arrêté devant le mur où était peint le gigantesque visage de démon aux yeux rouges. Josie, Marianne et Antoine, quant à eux, étaient restés à une dizaine de mètres du mur, comme si un bain d’acide les avait séparés du cow-boy.
— Mute ! Reviens ici ! s’alarma Josie. C’est...
Dangereux ? Mais pourquoi ? Après tout ce n’était qu’un simple mur avec un horrible tag mal dessiné. Pourtant, Josie se sentait extrêmement mal à l’aise.
Mute inspecta le mur. Quelque chose le perturbait. Antoine, conscient du ridicule de la situation, étouffa un bâillement et décida d’aller le chercher. Mais ses pieds refusèrent d’avancer. Il eut soudain une migraine épouvantable et une atroce envie de dormir.
— Bon vous avez fini avec vos...
Jonathan bâilla à son tour.
— Allez Mute ! Reviens maintenant, le supplia Josie.
— D’où il vient ton ami déjà ? demanda Marianne.
Lentement, la jeune fille ouvrit la bouche. Puis, elle la referma aussitôt. Bonne question. D’où venait-il en fait ?
Oh non ! Voilà qu’elle se mettait aussi à bâiller à présent. Et en plein dans le nez de Marianne.
— Y a un truc pas net, dit Antoine tout en se grattant le menton.
— Bon ça suffit maintenant ! fulmina Jonathan. C’est qu’un foutu mur et j’ai pas toute la journée...
Le cow-boy aux cheveux rouges dégaina son revolver.
Il cala le canon de son arme contre l’œil droit du démon dessiné sur le mur et appuya sur la détente. Le coup partit. Un sifflement strident vrilla alors leurs oreilles, accompagné d’un flash de lumière verte éblouissant. Un tremblement violent qui semblait ne pas vouloir s’arrêter les secoua. Et puis, soudain, plus rien. Le silence.