Le poids de la fuite

Quelques jours s’étaient écoulés depuis son arrivée dans la meute. Une odeur boisée et entêtante flotta dans l’air lorsque Lyana reprit conscience. Son corps était engourdi, mais la sensation de brûlure qui l’avait consumée plus tôt avait disparu. Elle ouvrit les yeux et réalisa qu’elle était allongée sur un grand lit aux draps de soie, une épaisse couverture la recouvrant. La chambre était éclairée par une petite lampe posée sur la table de chevet à côté d’elle.

Miala.

Elle tenta de l’appeler à nouveau, mais un silence oppressant lui répondit. Elle se redressa brusquement, la panique montant en elle. Pourquoi son loup ne lui répondait-il pas ? Qu’est-ce que cette femme lui avait fait ?

— Tu es réveillée.

Lyana sursauta et tourna la tête. Liora était là, assise sur un large fauteuil de velours bleu. Elle portait un jean bleu et une blouse ample blanche. Ses jambes étaient croisées et ses mains posées dessus. Ses cheveux tombaient de chaque côté de son visage, encadrant un regard perçant braqué sur la jeune fille.

— Qu’est-ce que vous m’avez fait ? siffla Lyana, la gorge sèche.

— Ce que je devais faire.

Lyana se leva lentement, laissant ses jambes pendre dans le vide au bord du lit.

— Ton lien avec Miala n’a pas été brisé, mais il a été temporairement affaibli. C’était nécessaire.

— Nécessaire ?! cracha Lyana en se levant d’un bond. Vous avez coupé mon seul repère !

— Si je ne l’avais pas fait, ton corps aurait cédé sous la pression de ce qui te ronge. Du secret que tu gardes. Des conditions que tu as dû vivre, des choix que tu as dû faire.

Un frisson parcourut l’échine de Lyana.

— Qu’est-ce que vous savez sur moi ? demanda-t-elle d’une voix plus basse.

Liora esquissa un sourire énigmatique.

— Assez pour savoir que ce que tu fuis tente de te rattraper.

Un grondement sourd s’éleva soudain à l’extérieur, suivi d’un hurlement qui fit frissonner Lyana. Un appel de guerre. Elle se tourna vers la fenêtre, le cœur serré. Elle savait qu’elle devait y aller, qu’elle ne pouvait pas laisser d’autres hommes mourir par sa faute. Sans réfléchir, elle se dirigea vers la porte, mais Liora attrapa son bras.

— Où vas-tu ? Tu dois te reposer.

— S’il y a un combat, je ne vais pas rester ici à attendre.

— Tu es trop faible.

— Je me sens plus forte que jamais.

— Toi peut-être, mais pas ta louve. De plus, les bruits que tu entends ne sont pas ce que tu penses.

Liora lui désigna un miroir proche. Lyana y plongea son regard, son souffle se bloquant dans sa gorge. C’était elle. Son véritable visage. Son véritable corps. Elle effleura sa peau du bout des doigts, contemplant les traits qu’elle n’avait pas vus depuis si longtemps. Ses yeux, auparavant assombris par l’illusion qu’elle entretenait, brillaient d’une lueur nouvelle. Ses cheveux, dont elle avait masqué la couleur pendant des années, retrouvaient leur éclat d’origine. Un profond soulagement l’envahit. Mais il se mua rapidement en angoisse.

Son loup.

— Miala ? Un silence total lui répondit.

— Miala ! appela-t-elle, plus fermement cette fois.

Toujours rien. La panique s’empara d’elle. Elle tenta de se concentrer, d’établir le lien qu’elle avait toujours partagé avec sa louve, mais elle ne ressentit qu’un vide pesant. Elle n’était pas partie… elle était juste absente. Affaiblie. Endormie.

— Elle est là, mais elle ne répondra pas… murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour Liora.

La femme la regarda avec calme et posa une main rassurante sur son épaule.

— C’est normal.

Lyana tourna vers elle un regard empli d’incompréhension.

— Normal ? Comment ça pourrait l’être ?!

— Le sort que tu as utilisé pour masquer ton apparence… Il ne t’a pas seulement affectée, Lyana. Il a puisé dans l’énergie vitale de ton loup pour le maintenir actif.

Le cœur de Lyana se serra.

— Miala s’est affaiblie… à cause de moi.

— Elle n’est pas partie. Mais elle a payé le prix de ton camouflage. Maintenant que ton illusion est brisée, elle doit récupérer.

Une vague de culpabilité s’abattit sur Lyana.

— Je… je ne savais pas que ça lui coûterait autant.

— Tu as survécu, et elle aussi. C’est ce qui compte.

— Mais sans elle, je suis vulnérable…

— Elle reviendra.

Lyana inspira profondément, tentant d’assimiler cette vérité. Elle devait faire confiance à son loup. Miala reviendrait… mais quand ?

Le silence s’étira dans la pièce, épais et pesant. Lyana gardait les yeux rivés sur le sol, incapable de soutenir le regard perçant de Liora. Cette dernière attendait, patiente mais insistante.

— Pourquoi t’es-tu enfuie ? demanda enfin Liora d’une voix douce mais ferme.

Lyana inspira profondément, ses doigts crispés sur le tissu de sa robe. Elle essaya de se remémorer, de vraiment faire un effort. Elle alla s’asseoir sur le lit, mordillant sa lèvre inférieure. Elle ne voulait pas être trahie encore. Elle ne voulait pas, ne pouvait plus faire confiance. Mais la femme devant elle dégageait quelque chose qui l’incitait à parler. Elle ouvrit la bouche, sentant que les mots qui allaient en sortir seraient autant de coups de poignard dans son esprit.

— Parce que ma meute est devenue un cauchemar…

Liora ne répondit pas tout de suite, l’encourageant d’un simple regard à poursuivre.

— La meute d’Ébène a toujours été… sombre. Sa voix tremblait légèrement. Mais quand l’Alpha actuel, Darius, a pris le pouvoir, les choses ont empiré. Il n’a pas simplement voulu renforcer la meute… il l’a plongée dans les ténèbres.

Elle releva la tête, ses yeux brillants d’émotion.

— Il a cherché le pouvoir par tous les moyens possibles. Il s’est allié à d’autres meutes, mais pas seulement… Il a conclu des pactes avec des êtres dont on ne devrait même pas prononcer le nom. Des créatures d’autres races, plus anciennes, plus dangereuses. Au début, j’étais comme les autres… Je regardais, j’obéissais, je ne posais pas de questions. Lyana serra les poings. Mais tout a changé quand j’ai eu mon loup.

Liora haussa légèrement un sourcil, mais ne l’interrompit pas. Lyana fit une pause, maîtrisant tant bien que mal les souvenirs qui l’assaillaient.

— Lors de ma première transformation, tout le monde a su que j’étais différente. Mon loup… Elle avala difficilement sa salive. Miala est une louve Simensis pure. Darius a perdu la tête en l’apprenant. l voulait me posséder. Pas comme une Alpha revendique sa compagne, non… Elle secoua la tête, une expression de dégoût tordant ses traits. Il savait déjà qui était sienne. Mais cela ne comptait pas pour lui.

Liora ferma brièvement les yeux, comme si elle anticipait la suite.

— Il a vu en moi un moyen d’accroître son pouvoir. Ma lignée est ancienne, mes dons sont rares… Et quand il a découvert que j’avais des capacités spéciales, il voulu me marquer sans hésitation. Lyana frissonna en se rappelant la lueur avide dans les yeux de Darius. — Il a juré qu’il m’attraperait, quoi qu’il en coûte. Sa voix se brisa, et elle dut faire un effort pour continuer.

— Mes parents ont compris avant moi ce que cela signifiait. Ils ont tout arrangé pour que je puisse fuir. Mais avant mon départ… j’ai vu de mes propres yeux ce dont Darius était capable. — Il a fait un carnage. Il a éliminé toute ma famille. Il ne reste plus personne. Je n’ai plus de famille.

Ses doigts s’accrochèrent au tissu de sa robe, son souffle devenant saccadé. Les images revinrent brutalement : le sang, les cris, la folie dévorante dans le regard de Darius. Liora fronça les sourcils, abasourdie par ce qu’elle venait d’entendre.

— Toute ta famille ?

— Oui. Il les a tués… murmura Lyana, sa voix se brisant sur les derniers mots. Et pas seulement eux. La moitié de la meute est tombée ce jour-là.

Liora serra les mâchoires, son expression impassible masquant difficilement la colère qui couvait en elle. Lyana baissa lentement la tête, une larme silencieuse roulant sur sa joue.

— Depuis ce jour, je fuis. Je me cache. Parce que je sais qu’il ne renoncera jamais.

Liora resta silencieuse un long moment, absorbant les révélations de Lyana. Puis, lentement, elle tendit la main et posa sa paume contre la joue de la jeune louve, lui offrant un contact réconfortant.

— Alors tu n’as plus à fuir. Tu es ici, et nous allons nous assurer qu’il ne te touche plus jamais.

Lyana releva les yeux, incertaine. Un frisson d’espoir se mêla à la peur qui serait toujours son cœur. Mais était-ce seulement possible ?