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Ne vis plus dans nos souvenirs

Author: Plumeauvent
last update Last Updated: 2021-05-02 04:48:20

Ce matin Paul est parti tôt de la maison. Il m'a parlé d'un contrat très urgent à signer. Je l'ai laissé se sauver et une pensée cruelle m'a envahie. C'est gênant mais pendant une fraction de seconde, je me suis mise à souhaiter qu'il ne revienne pas, qu'il reste des heures bloqué à signer ce fichu bout de papier. Je ne l'ai pas interrogé comme j'aurais pu le faire dans le passé. Je me moquais de savoir si cet appartement à fière allure reviendrait à un rentier ou à un jeune étudiant en histoire de l'art. Je m'en fichais éperdument. C'était comme si ma langue s'était fait la malle pendant la nuit. Comme mes sentiments. J'en frissonne rien qu'à cet aveu. Ça me tranche presque la gorge de me dire que je ne ressens aucun manque, que je me réjouis de son absence.

Quelque chose cloche et ça me déboussole. Mon amie Carole collectionne les phobiques de l'engagement et je ne suis bonne qu'à éponger des larmes que je ne peux à peine verser moi -même. Pourtant, je crois avoir envie de pleurer. J'ai envie de pleurer tout comme je pourrais rire de l'absurdité de la situation. Je suis nue dans notre lit conjugal. Le mot « conjugal » est décidément mal choisi. A part les verbes au quotidien, je ne conjugue plus grand-chose. Je tente des approches, parfois. J'essaye d'essayer. Les draps ne sont même pas froids sans lui. Le pire c'est mon manque de culpabilité mais alors pourquoi ne pas l'attendre à la sortie du travail, mettre une belle robe aux couleurs printanières. Je la ferais délicieusement virevolter de manière faussement indécise. Je me connais. Je sais que mes pommettes en seraient rouges d'effronterie, mais dans le fond, j'adorerais ça. Sortir un peu de cette Louise qui me suit depuis 38 ans. Cette Louise que tout le monde croit et veut voir sage, sans grain de folie aucun. Personne ne sait que Louise peut boire des litres de vodka, danser sur les tables en culotte Petit Bateau, hurler que sa vie, sa vraie vie n'est pas encore née, que 38 ans, c'est juste un stupide chiffre que sa carte d'identité se plaît à donner mais que, Louise ne fait que débarquer.

J'ai l'atroce sentiment d'être une supercherie pour Paul, ma famille et pire encore, moi-même. Je suis une véritable arnaque, un attrape touristes. Je promets beaucoup mais n'offre rien et pire parfois, je reprends. Je veux reprendre l'amour que j'ai offert à Paul. Je t'assure, je voulais le lui reprendre ce matin avant son départ à l'agence immobilière. Mes mots étaient fin prêts dans ma tête. «  Je te quitte » auraient été trop violents et les crises cardiaques peuvent être fatales, j'en ai conscience ! Je comptais opter pour un brin de diplomatie faussement offert. Un peu comme quand tu fais un cadeau juste pour la forme. Tu sais instinctivement que la personne ne l'aimera pas mais au moins, tu as rempli ta part du contrat.

9h38. Il est certainement en train de signer le contrat de sa vie et moi je veux rompre avec notre vie commune. Mes parents sont mariés et je me dis que j'ai bien fait de ne pas suivre leur voie. Dans quel pétrin me serais-je mise ? De toute façon, je suis trop libre pour aimer les contrats. On ne m'attache pas, on me libère. Mais dis-moi, pourquoi refuses-tu de me libérer ? La nuit dernière, j'ai cru sentir la main de Paul me frôler le dos avec la délicatesse d'un ado qui a peur de mal s'y prendre. J'ai souri de plaisir parce que j'ai repensé à la douceur de tes mains. J'ai imaginé ton odeur se répandre sous mes narines. C'était doux et dangereux à la fois. Ces deux ingrédients ne vont pas ensemble. Ce cocktail m'effraie, c'est évident. Je n'aime pas avouer mes faiblesses mais je dois arrêter de me mentir. Devant Paul, je me sens comme un gamin qui n'aurait jamais mis la main sur son cahier de textes et qui aurait accusé son chien de s'être étranglé avec ses devoirs. Mais Paul n'est pas mon professeur ni même mon colocataire. Il est censé être ma moitié. D'après mes lectures féminines, je devrais me sentir incomplète sans lui. Ce n'est pas le cas. Paul est un poids.  Aïe, c'est dit. Je porte le poids de ce que je viens de dire et ça m'écorche les oreilles. Je crois que je devrais plutôt lui écrire une lettre. Une lettre bien tournée, avec une jolie écriture bouclée, sans faute d'orthographe. Lui qui aime tant la précision, il ne pourrait pas m'en vouloir du message que cette missive lui dévoilerait.

Il faut que je me lève du lit, que je sorte de ses draps qui me ramènent à son odeur. Son odeur que je ne peux plus sentir. C'est affreux d'en arriver là. Je m'installe à mon bureau. C'est mon petit paradis à moi, il y a des feuilles et des posts-it des choses à faire qu'au final je ne fais jamais, mais elles me rassurent. Ce bureau, c'est mon cocon. Récemment, j'y ai ajouté une pancarte rouge : « NE PAS DERANGER ». Paul est respectueux de mon espace. Il doit sincèrement croire que je travaille à en juger par la multitude de stylos colorés qui siègent en face de mon ordinateur.

Mes stylos. Une idée me vient. Une idée toute simple, stupide sans doute mais, une idée. Si j'écrivais cette lettre au stylo bleu clair, cela ne rendrait-il pas le message plus doux ? Je reconnais que ça pourrait l'induire en erreur. Il adore la couleur et serait capable de se réjouir et de me sauter au cou à la simple vue d'une lettre rédigée de cette couleur. Non. Je vais choisir un stylo vert. Le vert saute aux yeux. C'est clair, net et précis. Sans trop d'agressivité mais ça donne le ton. Ainsi, il comprendra où je veux en venir. Il comprendra que ma décision a été mûrement réfléchie et que mes bagages me suivront dans ma prochaine vie.  

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