Chapitre II
Six mois plus tôt
On dit que le temps apaise toute douleur, on dit que tout peut s’oublier, mais les sourires et les pleurs, par-delà les années, tordent encore les filtres de mon cœur.
George Orwell
Ils étaient à quelques jours de leur mariage. Ils attendaient une petite fille. Cet heureux événement était attendu avec enthousiasme. Tout avait été prévu, sauf la tempête qui s’est abattue sur eux cette nuit torrentueuse. Une panique glaçante se dessinait sur le visage médusé d’Hélène. Que se passait-il ? Christophe roulait comme un forcené, faisant fi du brouillard et des gouttes de pluie qui se crachaient sur le parebrise comme des cailloux. Un véhicule noir arriva à vive allure derrière eux et elle comprit pourquoi il s’était précipité pour lui demander de faire ses valises au beau milieu de la nuit. Ils allaient foutre le camp et penaude, elle s’était contentée de le suivre. Un homme du côté passager sortit une arme à feu et se mit à leur tirer dessus. Son fiancé ; Christophe ; se prit une balle dans le bras, puis une autre dans son pneu. Hélène, horrifiée, n’arrêtait pas de crier, réclamant des explications à la tragédie qui se déroulait sous ses yeux comme un film tragique dont elle était la téléspectatrice. Il perdit le contrôle du véhicule qui sortit brutalement de la route. Le véhicule fit plusieurs tonneaux, il tourbillonna dans les airs avant de se perdre dans le chaos boueux. Une giclée de sang recouvrit le parebrise et ce fut le trou noir. Les gouttes de pluie martelaient la terre vaseuse dans un tumulte effroyable. À son réveil, ses premières pensées furent pour son bébé. Elle avait été secouée dans tous les sens. Elle nageait dans un bain de sang, le véhicule était enfumé et recouvert de flammes déchaînées qui jaillissaient dans toutes les directions au gré du vent intensif. Christophe n’était plus là, il s’était enfui, la laissant pour morte, seule dans la nuée toxique et les flammes impétueuses. Elle essaya faiblement de sortir du phaéton quand elle fit face aux énormes jambes de cet inconnu, leur agresseur. Par un réflexe désespéré, elle leva les yeux vers le ciel. Il était vêtu d’une paire de lunettes de soleil noire, d’un fringant costume sur mesure. Il retira la cigarette de sa bouche et lui adressa un sourire assassin.
Les éclairs déchiraient le ciel, la pluie dégoulinait sur le parebrise, lui éclaboussait les yeux comme de l’écume de mer. Elle vit cet homme brandir son arme à feu dans sa direction. Elle resta allongée, raide comme un piquet, dans un état de terreur paroxystique. Face à cette arme, tous ses sens furent en surrégime, alors que l’adrénaline parcourait tout son corps. Les battements de son cœur, comme sa respiration, étaient irréguliers. La panique l’oppressait. Il marmonna quelques mots qu’elle eut de la peine à entendre « Où est-elle ? » et tira trois balles dans son ventre bulbeux. Les instants qui suivirent furent ceux de ses derniers gémissements. Elle était à l’agonie. Sa considérable perte de sang lui volait son énergie. La douleur dans son ventre l’empêchait de donner la moindre puissance pour s’en aller. Elle se laissa retomber mollement au sol, grelottant de froid, terrassée par sa vie qui défilait sous ses yeux. Elle était seule, face à son destin, une mort certaine, près d’un véhicule ensanglanté. Au bout d’un moment, cette tentative de survie éperdue prit fin et elle ferma les yeux… Ce fut le trou noir.
Face à la fenêtre, elle se remémora douloureusement cette matinée maussade dans son lit d’hôpital, lorsqu’elle apprit avec horreur qu’elle avait perdu son bébé. Instinctivement, elle porta sa main à son ventre. Elle ne ressentait plus la moindre vie battre en elle. Elle voulait hurler toute sa tristesse, sa colère. Au lieu de ça, elle réussit juste à dire dans un souffle ; d’une façon à peine audible : « Ma chérie… Ma chérie… Clarence ». Ofemu Clarence était le nom que tous deux avaient choisi pour elle. Sa fille était morte, assassinée. Elle était à quelques mois de l’accouchement prévu. Elle se mit à pleurer sans s’en rendre compte, sous les regards bouleversés des infirmières et de son médecin. Elle fut prise d’un soudain vertige et de nausées.
Sa fille avait péri dans son ventre mais ce fut le seul souvenir qui lui restait de cette nuit.
« Hélène ? Hélène… » répéta Boris, doucement.
Elle eut un léger sursaut de surprise et secoua fugacement la tête.
— Tu n’es pas avec moi, on dirait. Tu me sembles ailleurs.
Ses yeux se promenèrent dans toute la pièce. Son visage adopta un air ébaubi, comme si elle était surprise de se retrouver au Zion Thai, l’un des restaurants les plus luxueux de la ville à Mission Street, devant des coupes de champagne et des bougies parfumées. Elle dévisagea son plat de Waakye, un plat épicé ghanéen, pendant un long moment, s’éclaircit ensuite la gorge avant de répondre :
— Excuse-moi, j’ai besoin de prendre l’air un instant, si tu n’y vois aucun inconvénient.
Il adopta une mine de lassitude et essuya délicatement sa bouche à l’aide d’un mouchoir. Constatant son déchirement, il posa sa main sur la sienne et trempa son regard dans ses yeux bruns :
— Pourquoi n’essayes-tu pas d’oublier un instant cette histoire et ne me laisses-tu pas t’aider à guérir tes blessures ? J’ai conscience que ta souffrance est monumentale, quasi insurmontable, tu as perdu ton bébé et crois-moi, ça je peux le comprendre. Mais tu sembles t’accrocher à cette déchirure qui te terrasse. Je t’ai invitée ce soir pour que nous passions une belle soirée. Je t’en prie Hélène… Essaye d’oublier.
Elle retira dans un geste brusque sa main de la sienne et le dévisagea avec écœurement. Son regard durcit et les traits de son visage se froissèrent :
— Que j’oublie ? Tu me demandes d’oublier que j’ai perdu ma fille ? Tu me demandes d’oublier qu’un homme en qui j’avais totalement confiance m’a abandonnée dans un véhicule ensanglanté aux barriques de la mort ? Ou tu me demandes de faire comme si je n’ai pas reçu trois balles dans mon corps à quelques jours de mon mariage ? Dis-moi, c’est aussi facile pour toi d’oublier cette succession d’événements traumatisants ? Je voudrais que tu me répondes ! C’est aussi simple pour toi de tirer un trait sur un passé épineux et d’avancer comme si de rien n’était ? La part d’humanité que j’ai encore en moi saigne, je suis consumée et même si je tiens énormément à toi, c’est une torture de me réveiller chaque matin, de regarder les photos de mon échographie en me disant que cet être innocent qui n’a fait de mal à personne a péri avant même de pousser son premier cri. Alors, dis-moi, Boris… Que voudrais-tu que j’oublie ? Ou tu es de cette catégorie d’humains qui servent aux gens des sourires factices dans l’espoir de camoufler leurs afflictions de peur de faire de la peine !
Une colère inattendue s’empara d’elle et retomba sur Boris telle une foudre. Elle n’arrivait pas à réprimer la rage qui grandissait en elle, à l’idée que tout ce en quoi elle croyait se soit volatilisé sans qu’elle y soit préparée. Elle ne pouvait discréditer sa folie. Au fond, tout cela la dépassait.
— Ma chérie tu sais très bien que je te comprends… J’ai toujours été là pour toi et je le serai toujours… enfin, si tu m’en laisses l’opportunité. J’aimerais simplement que tu profites des petits instants de bonheur que nous partageons. Un plat délicieux, une balade, un moment juste tous les deux. Si je fais tout ça, c’est pour toi !
— Crois-moi, Boris, je suis reconnaissante pour tout ce que tu fais pour moi. J’aimerais te regarder et t’offrir le bonheur et tout l’amour que tu mérites. Mais tout ceci est encore frais. Je souffre Boris et j’aimerais que tu le comprennes une bonne fois pour toutes. Je vis dans une inquiétante amnésie. Je n’ai aucun souvenir des événements qui se sont déroulés ce soir-là, avant que je ne monte dans cette voiture. C’est comme être enfermé dans une salle obscure n’ayant pour seule lueur qu’un fin rayon de soleil. Tout ceci me dépasse et crois-moi, certains jours, j’espère me réveiller et revoir…
Elle marqua un arrêt brusque, comme si elle mordait les mots qui comptaient s’échapper de ses lèvres.
— Je pleure ma fille… Je pleure ma vie d’avant…
— Tu l’aimes encore ?
Les yeux d’Hélène s’arrondirent promptement et elle tourna son visage vers l’un des serveurs, le temps d’un recueillement intérieur. Les secondes s’égrainèrent tandis qu’elle demeurait prostrée, souffrant comme une damnée, et ses pensées éparpillées amplifiaient la terreur aveugle qui croissait au fond de son esprit.
— Tu vois ? reprit Boris, les yeux plongés dans sa coupe de champagne, l’air abattu. Chaque fois que je touche le point sensible, tu te braques ou tu détournes le regard. Je t’aime Hélène… Mais je refuse de payer pour les erreurs d’un autre.
— Je suis désolée si tu te sens lésé par moment… Cette histoire est difficile à vivre. Je n’ai rien d’autre à rajouter. Maintenant si tout ceci est trop affligeant pour toi, je comprendrai que tu veuilles tout arrêter.
Boris serra la mâchoire. Dans ses yeux, s’amassaient déjà quelques larmes.
— Je vais te déposer, suggéra-t-il froidement. Je constate avec un profond dégoût que tu n’es pas d’humeur à passer la soirée avec moi. À quoi bon essayer de sauver une personne du feu, alors qu’elle semble obstinée à se laisser calciner ?
Il fit un signe du doigt au serveur qui s’approcha d’eux. Il sortit de son portefeuille deux billets qu’il glissa dans le panier et ils s’en allèrent.
Dans le véhicule, l’atmosphère s’était alourdie. Un silence angoissant, très embarrassant, planait au-dessus d’eux. Ils étaient stationnés dans le parking du restaurant. Boris lacérait le volant des yeux et Hélène n’eut pas le courage de rompre le silence. En réalité, elle n’avait rien à dire.
— Tu ne sais pas à quel point je souffre, entama Boris, ivre de tristesse et de colère. Chaque jour, je me donne à fond pour te rendre heureuse, pour te faire oublier ce que tu as vécu. Je me suis juré de te redonner le sourire, mais peu importe à quel point je me bats, peu importe ce que je fais ou sacrifie, tu t’accroches obstinément à un fantôme. À croire que ce que je fais t’est complètement insignifiant. Peu importe, ce n’est jamais suffisant, jamais assez pour te rendre heureuse. Tu espères en un homme qui ne t’a apporté que des ennuis et qui ne s’est pas gêné pour te livrer à une mort certaine. Où était-il lorsque tu as été retrouvée inconsciente ? Où était-il alors qu’un inconnu braquait une arme à feu sur toi ? Dis-moi Hélène, devrais-je espérer qu’un jour nous soyons heureux tous les deux ? Devrais-je nourrir en moi l’espoir qu’un jour tu me donnes autant d’amour que tu lui en as donné ?
Elle garda le silence. Elle était adossée à son siège et regardait à travers la vitre du phaéton, les nuages défiler dans le ciel de plomb. Sur ses joues, coulaient déjà quelques larmes qu’elle souhaitait dissimuler par le silence. Boris jeta un coup d’œil dans sa direction, avant de fermer les yeux.
— La vie est parsemée d’embûches. La trahison nous laisse des cicatrices que seul le temps peut effacer, mais une chose compte et c’est ce que tu veux réellement. Peu importe, que cela mette des semaines, des mois ou des années. Qu’importe le temps que ça te prendra, je saurai t’attendre, parce que je t’aime. Je tiens à toi plus que tout. Je suis prêt à batailler comme un guerrier pour t’arracher un sourire, même si cela venait à être la dernière chose que je ferais. Je n’arrive pas à imaginer une vie sans toi et c’est la peur de te perdre qui me torture chaque matin.
Dans un silence peu meublé, elle tourna son visage vers lui et lui offrit son plus beau sourire. Elle prit sa main dans les siennes et leurs regards s’embrassèrent.
— Je te serai éternellement reconnaissante pour tout ce que tu as fait pour moi. Tu mérites aussi de connaître le bonheur. Tu ne peux pas savoir à quel point je m’en veux de te faire souffrir. Mais c’est plus fort que moi. Malheureusement, loin de la magie des romans d’amour que j’ai eu l’habitude de lire, des classiques et des contes de fées, on ne tourne pas le dos aussi facilement à celui qu’on a aimé, à moins de ne l’avoir jamais vraiment aimé. Tu as raison, je pense encore à lui et même si quelque part en moi loge le brin d’amour que j’ai ressenti chaque fois qu’il était à mes côtés, il n’en demeure plus que haine et déception. Tu peux et tu dois me faire confiance quand je te dis que c’est avec toi que je voudrais cheminer désormais. Ce qui me liait à Christophe n’est plus à présent et ce lien était notre fille. Après des mois de deuil, de questionnements iconoclastes, de rééducation, de thérapie psychiatrique et de larmes, je suis enfin prête à me donner corps et âme à un autre et c’est toi que mon cœur a choisi.
Il s’approcha doucement d’elle et lui offrit un baiser qu’elle ne lui rendit pas avec la même passion enivrante. Il démarra son véhicule et s’engagea sur la route. Comme un signe de reconnaissance, Hélène tourna son visage vers lui et un fin sourire se dessina sur ses lèvres. Un sourire de gratitude et de satisfaction. Elle avait beaucoup de chance de l’avoir dans sa vie et elle en était consciente. Elle n’était pas encore parvenue à tourner la page sur son passé sulfureux avec celui qui avait changé sa vie, mais elle espérait néanmoins que l’amour et l’affection que lui apportait Boris, soient assez puissants pour rallumer en elle, la flamme qu’elle pensait éteinte à jamais.
En jean, en foulard de tissus et en blouson, Hélène contemplait le Kwame Nkrumah Mémorial Parc and Mausoleum dédié à l’un des pères précurseurs du panafricanisme: Kwame Nkrumah. Les magnifiques fontaines d’eau, la vaste verdure, les statues. C’était un parc bien conçu d’un point de vue architectural et artistique, offrant aux touristes, un musée bien fourni. Hélas, la beauté et le calme des lieux ne la consolaient pas. Égarée au milieu de temps de beauté, elle n’arrivait pas à taire le tumulte qui semonçait sa conscience. Christophe s’était infiltré pernicieusement dans sa vie et habitait chaque rue d’Accra, hantait ses pensées et torturait son âme à genoux. Les souvenirs de sa grossesse l’étaient encore plus. Regarder des enfants dans la rue pulvérisait sa q
Cette nuit-là, prisonnière du monde des songes, contrée lointaine sur laquelle elle n’avait aucune forme de contrôle, elle tomba dans la pénombre, terrifiée et perdue. Ses hurlements saccadés résonnaient dans le silence accablant qui enveloppait la chute, mais il n’y avait personne pour lui venir en aide. Elle était seule et la solitude était sa plus grande hantise. Elle la plongeait irrépressiblement dans un puits sans fin de mélancolie et de désespoir. Elle faisait souvent ce rêve étrange dans lequel elle tombait interminablement dans les profondeurs d’un gouffre obscur, sans jamais s’écraser sur le sol. La sensation de vertige qui lui tenaillait les tripes n’était pas agréable. Quand elle se réveillait, elle était saisie du sentiment angoissant d’avoir échappé de justesse à une mort affreuse. Comme chaque fois qu’elle faisait ce cauchemar, elle se réveilla avant que son corps ne se disloque sur le sol spongieux de ses angoisses les plus intimes. Le cœur pantelant
Une délicieuse odeur de café flottait dans la cuisine. Enveloppée d’un peignoir en soie bordeaux, Hélène beurrait des tartines en fredonnant, lorsque Boris la rejoignit. Son complet noir fringant et sa chemise bleu acier rehaussaient l’éclat de sa peau tannée. Il déposa un petit baiser sur les lèvres de la jeune femme, puis s’assit.—Monsieur est très élégant ce matin! lâcha Hélène, extasiée, en le caressant du regard.—La journée sera longue, annonça-t-il. Une grosse intervention chirurgicale aujourd’hui. J’ai oublié de t’en parler hier.Hélène lui servit du café. Il prit une tartine et ajouta:—Chaque fois que je dois opérer un patient, je pense à toi. Ça m’évite de paniquer. La vie d&rs
ChapitreIIIOn ne regrette pas les personnes qu’on a aimées. Ce qu’on regrette, c’est la partie de nous-mêmes qui s’en va avec elles.Lucia Etxebarria de AsteinzaSeul et perdu, Christophe avait besoin d’entendre une voix amicale. Il ne savait pas ce qui le poussait à ne pas entretenir des contacts à distance, mais il trouvait plus agréable de s’entretenir avec des personnes en face. Il affectionnait particulièrement les rencontres réelles.Ce qu’il n’avait jamais voulu affronter lui entrait à présent dans le corps. C’était comme un éblouissement ou comme une décharge électrique. Tout lui revenait. Il marchait sur la rue vide, escorté par l’écho de son pas. Frôlé par les ombres de quelques passants ivres ou
Seul le bruit des couverts qui s’entrechoquaient résonnait à table. Irène la petite sœur d’Hélène mangeait doucement, d’une manière qui l’agaçait, sans raison particulière. De son côté, elle regardait son téléphone avec perplexité. Ses grands yeux songeurs le lacéraient avec insistance et scepticisme. Elle essayait malgré la bruine dans sa tête de se remémorer le numéro de téléphone qui s’affichait à l’écran, en vain. La sonnerie avait attiré la curiosité des deux jeunes femmes. C’était rare que quelqu’un l’appelle. D’ailleurs, le seul qui le faisait constamment c’était Boris, ce bellâtre romantique, aussi jaloux qu’aimable. Irène lui adressa un sourire facétieux tandis qu’elle pianotait su
ChapitreIVLa tristesse est momentanée, la douleur est toujours éternelle.Samuel Ferdinand-Lop—Évidemment! Ça devait arriver! dit-elle, pâle de colère.D’un pas vif, elle s’apprêta à rentrer chez elle, mais Boris la retint aussitôt par le bras.—Attends, soyons prudents. Je vais entrer en premier.À ce moment-là, le voisin de palier ouvrit sa porte. Il tenait une canette de bière et semblait quelque peu éméché.—Je savais bien que j’avais entendu des bruits, dit-il à Hélène d’une voix indifférente. En constatant les dégâts, j’ai appelé la police. C’est ce qu’on doit faire dans ces cas-là n’est-ce pas?
Elle ressentait les brûlures des flammes sur sa peau, la fumée qui s’introduisait pernicieusement dans ses narines pour souiller ses poumons, le bout de fer pointu qui s’était enfoncé dans sa chair, excitant ses nerfs, mais aussi, du sang qui glissait sur son visage comme une lente coulée de sueur. Son cœur battait la chamade, tambourinait atrocement vite. Elle entendait les gouttes de pluie s’abattre violemment sur le véhicule, pour se cracher dans le mélange infâme de boue et de sang. Elle sentait des pas s’approcher. Elle hurla à l’aide sans réponse. Personne n’était là. Elle était seule, au milieu des flammes et de la nuée sauvage. Elle revit cette arme pointée sur elle, ses sens en surrégime, priant intérieurement que cet inconnu ne lui fasse aucun mal, que survienne de nulle part un miracle. Hélas, ses espérances furent vaines. La première balle transperça son ventre, suivie des deux autres qui mirent fin à la vie de son bébé, ainsi que d’une partie de la sienne.  
Un cri de terreur résonnant dans toute la maison réveilla Boris au beau milieu de la nuit. Bondissant de son lit, il se précipita hors de sa chambre et accourut dans le salon où il trouva Hélène recroquevillée sur le canapé, mordant nerveusement la manche de sa chemise de nuit.—Hélène! Qu’est-ce qui se passe?La jeune femme ne répondit pas. Ses yeux lunaires semblaient perdus dans ses pensées maussades. Boris la prit dans ses bras et tenta de la réconforter. Ce n’était malheureusement pas la première fois qu’il la voyait dans cet état. Il avait l’habitude de ses crises de panique, de ses hurlements et de son sommeil souvent troublé et agité.—J’ai revu mon bébé… Cet homme… Un cauchemar, oui c’était un cauchemar, dit-el
ChapitreVIIJe vous rappelle que la mort ne prend pas rendez-vous, alors donnez rendez-vous à votre vie.Alex Bocat—Pas la peine de t’affoler, c’est ta sœur qui m’a refilé ton adresse sur Facebook. Je lui ai dit que c’était très important. Alors, elle n’a pas hésité. Je peux savoir à quoi tu joues?Hélène garda le silence, prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Elle était témoin de l’effondrement d’une partie d’elle-même. Elle comprit ce que c’était la douleur. La grande, la vraie douleur. Ce mal assez meurtrier qui étreint à la fois le passé, le présent et l’avenir, qui ne laisse aucune partie de la vie dans son intégrité, dénature &agr
ChapitreVILa mort nous prend beaucoup mais elle nous donne aussi. Elle nous apprend ce qui est réellement important, par exemple: donner en retour après avoir passé sa vie à recevoir, courir après quelque chose qu’on n’aurait jamais dû laisser partir ou revenir sur ce qui a fait ce que nous sommes.Auteur anonymeÇa faisait une heure qu’Hélène s’était enfermée dans la chambre d’hôpital où reposait Boris. Le silence dans lequel ils étaient immergés était interrompu par les bruits intermittents d’une machine cardiologique. Il était relié à des câbles et des tubes oxygénifères. Son corps immobile, glacé et fade reposait sur des draps de coton. Quelques bandages recouvraient son crâne et
Les deux jeunes femmes s’étaient attablées à la terrasse désinvolte d’un café désert du centre-ville, papotant à l’ombre d’un parasol, derrière des lunettes noires rendues nécessaires par le brûlant soleil d’un après-midi torride. Terminant un frugal déjeuner de crudités, elles se désaltéraient tranquillement. En tenues négligées, l’une comme l’autre semblait prête à quitter les appâts du grand jour, au profit d’un déshabillé de circonstance, pour endurer la soudaine canicule qui suivait la pluie, à l’ombre complice d’une tonnelle. Une goutte de sueur perlait sur l’épaule douce d’Hélène, qui s’agita, comme piquée par une aiguille. Elle tourna son regard vers le jardin bucolique qui jouxtait le café.
Boris se réveilla en sursaut, aveugle dans l’obscurité complète de la pièce et torturé, en cet instant qui sépare mal l’inconscience de la lucidité. Il se leva d’un bond et s’affala lourdement sur le sol. Paniqué parce qu’il peinait à respirer, il saisit violemment les pans de sa chemise en s’efforçant de respirer par la bouche. Il prit de profondes inspirations jusqu’à sentir son cœur reprendre un rythme normal. Quand il se sentit mieux, il se releva péniblement sur des jambes tremblantes. Il se rallongea sur le canapé où il s’était endormi dans ses vêtements de ville. Sa poitrine comprimée était douloureuse, une douleur diffuse qu’il n’aurait pu décrire, tant elle était à la fois évanescente et puissante. La bouteille de whisky à moitié vide, posée sur la table basse installée près du canapé semblait le narguer. Il y jeta un regard haineux avant de la faire basculer d’un coup de pied sec sur le sol où elle se brisa en mille morceaux. Il était d’une humeur exécrable.
En rentrant ce soir-là, il eut l’impression que son corps pesait des tonnes. La fatigue de la journée creusait ses traits et faisait apparaître autour de sa bouche des rides profondes. Il soupira, puis regarda de part et d’autre de son salon. Il n’avait qu’une hâte, revoir Hélène, même si tous deux s’étaient disputés la veille. Mais il l’aimait. C’était plus fort que lui. Il ouvrit la porte de leur chambre et la vit, assise sur le rebord du lit, irrésistible dans sa robe de nuit en soie bleue au décolleté chargé de promesses,ses cheveux crêpelés attachés en chignon, et sa peau si lisse qu’elle accrochait parfaitement la lumière dorée du lustre. La douceur qu’elle dégageait à ce moment-là parvint presque à l’exciter. Il aurait aimé rentrer et s
Allongée dans la baignoire, Hélène se remémorait l’image désolante de sa mère enchaînée, de ses larmes, de ses mots et du déchirement qu’elle a ressenti dans ses entrailles, au moment de l’affronter une dernière fois.La jeune femme était étendue en silence, fixait le plafond. Madame Butterfly de Giacomo Puccini raisonnait dans la pièce et lui apportait pérennité et soulagement. Boris raffolait des musiques d’opéra. Il avait une panoplie de disques dans son tiroir. Il s’amusait à les écouter en dégustant du vin ou du champagne, tout en contemplant la ville, du haut de sa modeste demeure.Hélène sortit de la baignoire, noua une serviette autour de la poitrine et fixa le miroir d’un air nostalgique. Elle se rappelait désormais les nombreuses nuits qu’elle passait so
Elle ne quitta pas sa mère des yeux, pas une fois. La douleurnaviguait en elle. Que pouvait-elle faire, face à ça? L’humiliation: elle y était habituée. Devoir subir les sauts d’humeur impondérables de sa mère, ses crises publiques et les regards parfois goguenards, et parfois souples, des personnes qui avaient le malheur d’assister à une telle indignation.—Pourquoi toi, maman? lâcha-t-elle en pleurant faiblement.—Tenez!Elle renâcla en entendant cette voix féminine mais gutturale. Une femme lui tendait un mouchoir.—Merci beaucoup, madame.C’était la directrice de la clinique psychiatrique d’Accra. C’était une femme quintessenciée, engoncée dans un tailleur rouge assorti à ses lèvres charnues, et décoré
Chapitre VPleurer a toujours été pour moi un moyen de sortir les choses profondément enfouies. Quand je chante, je pleure souvent. Pleurer, c’est ressentir, c’est être humain.Ray CharlesHélène avança dans les couloirs lugubres et inquiétants de la clinique psychiatrique d’Accra, anxieuse et craintive. Plus elle avançait, plus elle se sentait nerveuse. Elle tremblait. Des patients aux regards vides et terreux y vadrouillaient, tristes et silencieux. Zombifiés et terrifiés, tout portait à croire qu’ils étaient psychologiquement brisés. Ils riaient à voix haute, sans parvenir à se maîtriser, gambadant, menottés et maintenus par des infirmières qui ne laissaient transparaître sur leurs visages, rien d’autre que la pitié et
Un cri de terreur résonnant dans toute la maison réveilla Boris au beau milieu de la nuit. Bondissant de son lit, il se précipita hors de sa chambre et accourut dans le salon où il trouva Hélène recroquevillée sur le canapé, mordant nerveusement la manche de sa chemise de nuit.—Hélène! Qu’est-ce qui se passe?La jeune femme ne répondit pas. Ses yeux lunaires semblaient perdus dans ses pensées maussades. Boris la prit dans ses bras et tenta de la réconforter. Ce n’était malheureusement pas la première fois qu’il la voyait dans cet état. Il avait l’habitude de ses crises de panique, de ses hurlements et de son sommeil souvent troublé et agité.—J’ai revu mon bébé… Cet homme… Un cauchemar, oui c’était un cauchemar, dit-el