Pierre retint un soupir d’exaspération. Pour la troisième fois en moins d’une heure, un soulier trop pressé s’écrasait sur son pied. La journée s’annonçait éprouvante. Elle s’assombrissait même de minute en minute, alors qu’il parcourait les rayons d’un grand magasin décoré à tous les étages d’insignes dorés, de petits anges resplendissants et de guirlandes rutilantes. À lui donner une overdose des ornementations lumineuses, lui qui appréciait pourtant particulièrement les parures qui éclairaient tous les coins de rues à l’approche des fêtes de fin d’année.
Il avait pour principe de choisir les cadeaux qu’il offrirait à Noël consciencieusement, toujours avant la grande ruée des retardataires en tout genre. Il détestait la presse qu’entretenaient les irrésolus de dernière minute. Mais là, il n’avait vraiment pas le choix. La veille, il avait découvert que l’anniversaire de Sonia, sa nouvelle assistante, tombait le 25 décembre.
Or, si Noël demeurait une fête très personnelle, la tradition en vigueur au sein du service agronome où il travaillait exigeait qu’ils s’offrent un petit cadeau entre collègues pour leurs anniversaires. Une broutille, un rien suffisait généralement pour marquer l’évènement, qui se célébrait le matin autour de la machine à café. Geste parfois hypocrite, mais qui, dans le cas de Pierre, relevait de la reconnaissance.
Recrutée trois mois auparavant, Sonia était sa première assistante, et elle se révélait être une collaboratrice formidable. Disponible, serviable, d’un professionnalisme sans faille dans le suivi des dossiers qu’il lui confiait, qui plus est d’un caractère enjoué et sans forfanterie, bref : une perle comme il se doutait qu’il en existait peu.
De réunions en déplacements sur le terrain, ils avaient rapidement sympathisé, et Pierre n’était pas contre l’idée de pousser plus loin si affinités. Ils étaient tous les deux célibataires ; son carnet d’adresse ne comportait qu’une liste d’amies sincères qu’il souhaitait conserver comme telles, ou de filles d’un soir qui ne l’avaient pas suffisamment intéressé pour qu’interviennent autre chose que des engagements ponctuels, et Sonia semblait elle aussi libre comme l’air. Plutôt mignonne, intelligente et cultivée, elle ne manquait pas d’attraits. Et, élément non négligeable, les vingt-neuf ans de la jeune femme ne paraissaient pas encore insurmontables à ses vingt-sept propres années.
C’était une idée parfaitement préconçue, mais il avait été élevé dans un milieu où la femme était presque systématiquement la cadette, tout en conservant un écart d’âge raisonnable avec son compagnon. Cependant, si les choses devaient devenir sérieuses entre eux, il pourrait encore la présenter à sa mère sans que celle-ci ne hausse un sourcil réprobateur.
Voilà pourquoi il avait décidé de trouver un cadeau susceptible d’attirer son attention. Encore fallait-il dénicher l’objet idéal. Ni trop voyant, ni trop insignifiant. Une sorte de pont jeté pour se rapprocher d’elle. De sa réaction dépendrait qu’il s’investisse davantage, ou non. Il n’y avait pas véritablement d’amour dans sa démarche, mais une forte sympathie couplée à une attirance physique qu’il devinait réciproque. Il ne croyait plus aux coups de foudre éperdus de l’adolescence, et il avait envie d’essayer de se poser tranquillement.
Un instant, le jeune homme se trouva ridicule. Si son ami Tony avait eu connaissance de cette tactique de drague aussi complexe que désuète, il aurait hurlé de rire. En tant que cavaleur invétéré qui ne visait qu’à aller au plus vite à l’essentiel, il ne comprendrait même pas comment une idée aussi tordue avait pu germer dans l’esprit de Pierre. D’autant plus que ce dernier n’avait pas besoin de croiser son reflet dans un miroir pour savoir que son physique de jeune premier ténébreux lui permettait les approches les plus directes.
Grand, mince, un beau visage aux traits carrés qui affichait souvent une expression un peu réservée sans pour autant paraître présomptueuse, une peau légèrement hâlée, une épaisse chevelure noire qu’il peignait vers l’arrière, une frange plus longue toujours un peu décoiffée, dont les mèches rebelles voilaient de mystère l’éclat presque magnétique de ses yeux bleu clair… Il ne laissait pas ses vis-à-vis indifférents.
Francs ou plus détournés, les regards des femmes le suivaient à la trace. Mais Pierre refusait de jouer de cet atout de séduction, qu’il considérait beaucoup trop facile à exploiter. Il conservait de son enfance un goût immodéré pour détecter ce qu’il nommait « les signes du destin ». Sorte de sixième sens qui l’avait jusque-là admirablement servi dans les relations humaines. Si Sonia était la bonne personne, celle avec laquelle il envisagerait de bâtir un avenir à deux, il le saurait à sa manière.
Mais, pour le moment, il devait affronter la horde des retardataires qui s’entassaient à plus de cinq au mètre carré. Il prenait donc sur lui pour faire preuve de patience chaque fois qu’on le bousculait, et de courtoisie si une cliente s’intéressait de trop près au même dernier article. Pire qu’un jour de solde au moment de l’ouverture. Mais comment diable faisaient ses semblables pour se plaire dans ce genre d’empoignades ?
Après avoir erré du rayon parfumerie —trop connoté—, à celui de la déco —trop généra —, en passant par le déballage des colifichets —trop insignifiant— et le classement alphabétique de la musique —trop banal—, il venait d’opter pour le renouveau des arts créatifs. Il avait trouvé une édition en beau papier glacé sur l’histoire de la calligraphie, couplée avec un joli coffret en bois contenant plumes, encres et rouleaux de papier ancien.
Durant ses loisirs, Sonia adorait se consacrer à cet exercice, qui demandait précision et concentration. Elle lui avait récemment fait part de son regret de ne rien trouver d’intéressant sur le sujet. Et pour avoir discuté de sa passion avec elle, il était sûr qu’elle ne possédait pas cette édition. Ce cadeau lui ferait non seulement plaisir, mais il prouverait qu’il était à son écoute. Personnalisation, preuve d’intérêt, sans pour autant entrer dans un champ trop intime : il venait de dénicher le sésame idéal.
Fier de sa trouvaille et heureux de pouvoir enfin échapper à la foule, Pierre se dirigeait maintenant d’un pas rapide vers l’ascenseur. Sa voiture se trouvait garée au sous-sol du centre commercial, et il n’avait plus qu’une hâte : quitter cette ruche bourdonnante au plus vite, rentrer chez lui et se plonger dans un bain chaud avec une sonate de Mozart en arrière-fond. Une manie de femme, comme s’était un jour moqué Tony, qui opterait plutôt pour un alcool fort dans le premier bar branché de la ville.
Avec de telles divergences de caractère, Pierre se demandait parfois comment il pouvait encore fréquenter et apprécier son ami de lycée. Les opposés s’attirent, sans doute. De toute façon, les quolibets du blond tombeur de ces dames lui importaient peu. Avec de la chance, il accèderait au délassement complet d’ici une petite heure. À condition d’échapper aux embouteillages.
Distrait par cette pensée parasite et slalomant dans la foule, il ne vit pas arriver la jeune femme aux bras encombrés de paquets qui se dirigeait vers lui à vive allure. Petite et plutôt jolie, celle-ci portait, incliné sur la tête, une sorte de béret rouge tricoté en laine, qui recouvrait en partie ses longs cheveux noirs dissimulés dans le col de son manteau grenat serré à la taille. Comptant sur son allure de bulldozer pour se frayer un passage, elle trottinait sur une paire de bottes à talons hauts du même cuir bordeaux sombre que sa paire de gants.
Le carambolage fut brutal. Déséquilibrée, l’inconnue lâcha ses sacs, qui répandirent leur contenu dans l’allée, tandis qu’instinctivement, Pierre la retenait en saisissant ses épaules. Sur le sol s’éparpillaient trente petites poupées de chiffons d’une vingtaine de centimètres.
— Je suis désolé, s’excusa-t-il en constatant le désastre.
Les yeux rivés sur ses achats, la jeune femme ne lui accorda même pas un regard. Avec un soupir à fendre l’âme, elle se dégagea de son étreinte pour ramasser les jouets dispersés un peu partout. Tout à leurs emplettes, les autres clients se contentaient de s’écarter en passant. Ils évitaient parfois tout juste d’écraser un des objets tombés par terre. Accroupie, la jeune femme s’activait dans la plus parfaite indifférence. Navré des conséquences de sa distraction, Pierre se baissa pour l’aider à ramasser.
— Attendez, je vais vous aider.
Sans lui répondre, elle lui tendit en aveugle un de ses grands sacs pour qu’il puisse le remplir au fur et à mesure. Soigneusement, il se mit à entasser les petites poupées habillées de toutes les couleurs et coiffées de différentes façons. Intrigué par une telle quantité de jouets, Pierre ne put s’empêcher de demander :
— Vous avez dévalisé le rayon pour une maternelle ?
— Je travaille dans le spectacle. Ustensiles de scène, se contenta de répondre la jolie brune en ramassant une petite poupée tout de rose vêtue tombée sous un rayonnage.
— Oh, répliqua-t-il en s’interrogeant intérieurement sur le métier qui pouvait bien requérir un tel matériel. Magie ? tenta-t-il encore en se relevant, après avoir récupéré la dernière figurine sur le sol.
Silencieusement, la jeune femme se mit à quatre pattes devant lui pour vérifier que plus rien ne traînait. Amusé par cette position quelque peu équivoque qui suscitait un ou deux sourires parmi les passants, Pierre attendit qu’elle se redresse à son tour.
— Presque, le renseigna-t-elle enfin en récupérant le sac qu’il tenait à la main. Réalisatrice d’effets spéciaux pour le cinéma.
C’était la première fois qu’elle le regardait depuis leur rencontre inopinée, et Pierre vit brusquement ses yeux s’écarquiller de surprise. Elle avait d’ailleurs de très beaux yeux, d’un vert limpide qui donnait un charme unique à l’ovale fin de son visage très pâle. Mais il ne s’attarda pas sur le plaisir qu’il prenait à admirer leur couleur rare, car elle le dévisageait soudain avec une acuité presque déplacée. Il savait qu’il provoquait parfois cet effet chez les femmes, mais là, il aurait juré qu’il s’agissait d’autre chose.
Il crut comprendre lorsque les pupilles de l’inconnue s’étrécirent de colère. Il n’échapperait pas à une salve de mauvaise humeur. Réaction méritée, quoiqu’un peu exagérée. Et puis, tout aussi rapidement qu’il s’était rembruni, le joli front de l’inconnue s’éclaira, et elle adoptait de nouveau un air neutre. Un peu désorienté, Pierre s’efforça de n’en rien montrer. Il avait sans doute affaire à une originale.
Durant quelques secondes, ils demeurèrent ainsi parfaitement statiques l’un en face de l’autre. En réalisant que la jeune femme attendait qu’il s’écarte pour la laisser passer, il se sentit parfaitement stupide. Il allait reprendre sa route en s’excusant une dernière fois, lorsqu’il s’aperçut que l’un des sacs en papier était déchiré, et que la marée de petites poupées de chiffon menaçait à nouveau de s’échapper sur le sol. Aussitôt, son esprit boy-scout reprit le dessus.
— Vous voulez que j’aille demander des sacs neufs à un des vendeurs ?
— Non, merci, je crois que vous en avez déjà assez fait, répliqua-t-elle, mi-figue, mi-raisin. Je vais me débrouiller. Mon bus ne m’attendra pas.
Mais il en fallait davantage pour décourager le sens des valeurs et l’éducation de Pierre. Quitte à se montrer un peu lourd, il assumerait sa distraction jusqu’au bout. Et puis, cette rencontre venait agréablement briser l’ennui de sa journée. Pourquoi ne pas en profiter ? Voilà qui le réconciliait presque avec la désinvolture de Tony.
— Attendez, c’est de ma faute si vos paquets bien fermés se sont ouverts. Je ne vais tout de même pas vous laisser rentrer comme ça. Ma voiture est garée sur le parking ; je peux vous raccompagner. Reconnaissez que vous allez avoir du mal à prendre le bus, surchargée comme vous l’êtes. Et vous ne serez pas à l’abri d’autres maladroits sur le trottoir.
La jeune femme devait admettre que l’idée était alléchante. Il y avait tellement de monde dans ce magasin qu’il lui était impossible de mettre en pratique sa technique de repli traditionnel. À savoir : s’isoler dans un coin discret et claquer des doigts pour se transporter directement chez elle avec tout son barda. Elle était coincée dans ce monde de dingues, soit, mais sa hiérarchie lui avait tout de même accordé la liberté d’utiliser ses pouvoirs. À la condition que personne ne le remarque. Or, là, même les toilettes n’étaient plus une issue de secours possible. Elles devaient être bondées.
Quitte à supporter une heure de plus les inconvénients de la vie humaine, autant profiter de l’aubaine. Mis à part son inattention, ce garçon était fort beau, et il semblait vraiment décidé à lui rendre service. Il n’avait qu’un tort : il possédait un je-ne-sais-quoi, un petit quelque chose qui lui rappelait affreusement la personne à cause de laquelle elle se trouvait bloquée dans cet univers sans fantaisie. Mais elle pouvait surmonter ce désagrément le temps qu’il la raccompagne chez elle.
— D’accord, se décida-t-elle brusquement en tournant les talons du côté de l’ascenseur. Et vous m’aiderez aussi à monter tout ça chez moi.
Un peu abasourdi par ses changements d’humeur, Pierre lui emboîta le pas en se demandant si elle faisait exprès de se comporter de façon si ambiguë. Mais hors de question qu’il l’abandonne dans l’ascenseur, déjà pris d’assaut par une horde de clients pressés de regagner leur logis. Tassés l’un contre l’autre entre un monsieur bedonnant presque aussi chargé que la jeune femme et une vieille dame qui, très sournoisement, jouait des coudes pour conserver le plus grand espace vital, ils atteignirent le sous-sol. D’un geste, Pierre désigna sa voiture garée à peu de distance. Une veille Land Rover qui ne payait pas de mine, mais d’une robustesse à toute épreuve lorsqu’il s’agissait de s’engager dans les chemins de terre que l’obligeait parfois à emprunte
Ils roulèrent dans les rues d’Angers durant une vingtaine de minutes. Ses études d’ingénierie achevées, Pierre avait dû quitter sa Touraine natale pour venir s’installer dans cette grande ville de province. Major de promotion, il avait réussi à obtenir un poste à responsabilités dans un des plus grands centres du réseau agronome de la région et, depuis trois ans, il menait sa mission à l’entière satisfaction de son employeur. Ils sortirent finalement du centre historique pour rejoindre les quartiers pavillonnaires de l’autre côté de la Maine. Pendant le trajet, la jeune femme lui parla un peu de son travail. Apparemment, elle se rendait fréquemment à l’étranger pour assister les plus grands réalisateurs. Un peu étonné qu’elle ait une carrière aussi brillante à son âge, Pierre se retint de l’interroger. N’était-il pas lui-même un peu en-deçà de l’âge moyen de ses collègues, pourtant tous relativement jeunes ? &nbs
Cette année-là, Noël tombait un dimanche. Un roulement régulier des congés d’hiver entre les membres de son service obligeait Pierre à assumer l’intérim jusqu’au jour de l’An. Il retourna donc au bureau dès le lundi. Comme prévu, il offrit son cadeau à Sonia. L’arrivée récente dans l’entreprise de la jeune femme la positionnait quant à elle d’office parmi le personnel réquisitionné durant les fêtes. Elle accueillit l’attention de ses collègues avec un réel plaisir. Attentif à la moindre de ses réactions, Pierre eut rapidement la confirmation que son choix la touchait dans le sens qu’il espérait. Sonia profita en effet du baiser de remerciement qu’elle posa sur sa joue pour lui chuchoter à l’oreille, derrièr
Le reste de la semaine, Pierre eut toutes les peines du monde à conserver la tête froide au bureau. Il n’avait rencontré en tout et pour tout Gaëlle que deux fois, et elle lui avait promis de lui faire signe avant son départ pour New York, où l’attendait la mise en chantier d’une grosse production à Broadway. Mais, déjà, il s’impatientait de la revoir. Plus il regardait la rousse Sonia, plus il pensait à la brune Gaëlle. Contre toute attente, il sentait qu’il tombait amoureux. Mais pour quel résultat ? Sonia était toujours là. Disponible et n’attendant apparemment qu’un mot de sa part pour s’engager vers une relation sérieuse. Au contraire, Gaëlle le trouvait incontestablement sympathique, mais elle n’avait jamais fait la moindre allusion à un intérêt plus marqué et, de toute façon, elle s’envolerait pour les États-Unis d’ici le 15 janvier. Pris dans ce tourbillon inattendu, il s’aperçut le ve
Elle allait regagner sa tour, lorsqu’une anomalie infime attira son attention. Au pied d’un rhododendron qui élevait ses branches le long du mur du parc, trois magnifiques roses de Noël ouvraient leurs corolles. Il n’y avait là rien d’extraordinaire pour des fleurs censées s’épanouir en hiver, sauf que les blancs pétales de celles-ci s’ornaient d’une traînée de poudre d’or pas vraiment naturelle. Un des siens se trouvait dans le secteur. Il ne se cachait d’ailleurs même pas. Maintenant qu’elle était plus attentive, elle sentait parfaitement les vibrations d’une aura magique à peu de distance derrière elle, là où les branches du grand cèdre s’inclinaient jusqu’au sol. Intriguée, elle se dirigea avec prudence vers l’arbre. Qui pouvait bien contrevenir ainsi aux ordres des Anciens, qui avaient interdit à quiconque de la contacter jusqu’au terme de sa punition ? 1867 Son visiteur attendit qu
Pierre fit tourner son véhicule pour s’engager dans la petite allée qui menait à la vaste demeure avec un sentiment de contentement absolu. Enfin, il allait la revoir. Depuis l’intervention inattendue de Gaëlle, la veille, pour le tirer des griffes de Sonia, il vivait sur un petit nuage d’allégresse. Un tel hasard ne pouvait pas être fortuit. Il s’agissait certainement là d’un signe du destin qui lui indiquait de suivre son cœur, malgré le prochain départ de la jeune femme. Car à quoi bon se voiler la face ? Il avait retourné la question sous tous les angles durant les dernières vingt-quatre heures, pour en revenir toujours à la même conclusion : il était bel et bien victime d’un coup de foudre. Un de ceux qui existaient dans les livres qu’il aimait lire enfant, et auxquels il ne croyait plus depuis qu’il avait dépassé le stade de l’adolescence. D’illustre inconnue il y a une semaine encore, G
Le matin les trouva enlacés dans le grand lit à baldaquin. Nichée au creux de l’épaule de son nouvel amant, Gaëlle s’éveilla avec un sentiment de béatitude absolue. Levant les yeux, elle croisa le regard limpide de Pierre qui l’observait. — Bien dormi ? lui demanda-t-il. — Merveilleusement », répondit-elle en s’installant plus confortablement contre son torse. La main posée sur sa hanche s’anima d’un léger mouvement sur le satin de sa peau, et elle se lova davantage contre le jeune homme pour profiter de ce réveil tout en douceur. Piquant d’un baiser la clavicule sous sa joue, elle songeait à s’abandonner à d’autres câlins, lorsqu’elle ressentit soudain le bourdonnement caractéristique d
Les jours suivants s’égrenèrent en une succession de joies simples et de bonheur à dévorer à deux. Émerveillé par la femme pétillante et pleine de surprises que le hasard avait mis sur son chemin, Pierre vivait sur un petit nuage. Il était certain d’avoir découvert la compagne de sa vie. Cela le désolait un peu pour Sonia, mais entre une amitié amoureuse pas même éclose et la tendre passion qui le poussait vers la jolie brune, son cœur n’hésitait pas un instant. Il évitait simplement de songer au départ annoncé de son amante, retranchant cette information dans un coin de son esprit. Après sa sortie précipitée du lit le matin de leur premier réveil, Gaëlle était revenue se fondre entre ses bras pour enfouir son visage dans le creux de son cou. Il avait d’abord cru qu’elle cherchait simplement à se réchauffer, mais en serrant contre lui son corps tiède, il avait compris son erreur. Ses membres raidis et son sil
Joachim détestait devoir s’enfuir, mais privé de ses pouvoirs, il devait admettre qu’il ne faisait que la gêner. Rageant contre son inutilité, il fila le long de la barre rocheuse. Il évitait de trop s’approcher du bord de la crevasse qui déroulait un sol uniformément plat à perte de vue. S’il voulait aider Kalinda, il devait d’abord trouver un endroit où se dissimuler. Le sable ralentissait sa course, mais il atteignit un amoncellement de gros rochers sans être inquiété. Derrière lui, les explosions, les cris et les imprécations se multipliaient. Tant que le combat se poursuivait, il avait une chance de tirer la jeune femme de ce mauvais pas. Demeurant à couvert, il escalada une petite butte en espérant avoir un meilleur point de vue sur la bataille. Arrivé en haut, il se retourna. Kalinda parvenait encore à faire front à ses adversaires. Elle reculait toutefois de plus en plus contre la mura
Ils déambulaient entre les parois abruptes, lorsque Joachim ralentit pour l’interpeller : — Je suppose que tu vas dévoiler l’existence de Sylfinata. — Non. — C’est bien. — C’est bien ? Juste ça ? Étonné, il la dévisagea. — Qu’attendais-tu que je te dise ? — Je ne sais pas, moi : félicitations ; tu me surprends ; je suis fier de toi , énuméra-t-elle, sans parvenir à cacher sa déception. Elle devenait pathétique, et elle souhaita qu’il poursuive sa route en l’ignorant. Mais il conservait son regard posé sur son profil, et une chaleur embarrassante enflamma les joues de la jeune femme. Ce fut le moment qu’il choisit pour répondre : — Félicitations ; tu me surprends ; je
Passé maître dans l’art de la guerre, Joachim aurait pu profiter du sommeil de Kalinda pour neutraliser Némor et tenter de s’enfuir. La chauve-souris avait beau être rapide, elle ne possédait pas l’efficacité des menottes. Mais le risque de tomber entre des mains moins caressantes, joint à l’obscur besoin de ne pas décevoir sa geôlière l’arrêtaient. Il tenait donc sa parole en gardant la jeune femme endormie blottie contre lui. Il aurait pu tout aussi bien lui briser le cou. Partager une étreinte ne rendait pas un ennemi plus doux. C’était même une manière redoutable de tromper sa confiance. Une imprudence contre laquelle il se promit de mettre en garde la jeune femme au bout de leur périple. Ce serait son dernier cadeau. Quoique l’idée qu’elle puisse être défaite si facilement le heurtait moins que celle qu’elle se donne ainsi à un autre. Une constatation qui l’obligeait à une conclusion déra
Une heure plus tard, Joachim barbotait dans un grand baquet de bois rempli d’eau tiède. Un simple rideau l’isolait du reste de la chambre, et il entendait Kalinda vaquer de l’autre côté. Exceptionnellement, la jeune femme avait accepté de lui retirer ses menottes pour qu’il puisse se déshabiller. Ne plus être entravé par les bracelets de fer lui donnait l’illusion d’une liberté, qui s’évanouissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Némor. Perchée sur le haut de l’armoire, la chauve-souris l’observait avec une acuité presque gênante. Kalinda avait été la première à se décrasser, et l’établissement étant ce qu’il était, il devait se contenter de l’eau de son bain pour ses ablutions. Mais après la marche forcée qu’il venait de vivre, il aurait consenti à bien moins pour retrouver une peau et une chevelure propres. Rassemblant cette dernière pour la tordre, il sortit de l’eau pour se s
Némor les rejoignit alors qu’ils atteignaient le sommet d’une butte qui marquait le début d’une série de collines couvertes de buissons hauts. La chauve-souris rentrait bredouille, et la modification du paysage interdisait à la jeune femme de lui demander de réitérer ses efforts. L’étroit sentier se transformait en large chemin de terre, où subsistaient des traces de chariots encore fraîches. Ils approchaient de la civilisation, et celle-ci était dangereuse pour Joachim. Kalinda renvoya aussitôt Némor en éclaireuse. Poursuivant leur route, les deux marcheurs se contentèrent de grappiller des fruits mûrs sur les groseilliers qui poussaient au bord du chemin. Depuis leur dernière discussion, un silence tendu régnait entre eux, et ils mangèrent du bout des lèvres. Ils accédaient à un bosquet plus épais lorsque Némor réapparut pour cliqueter au-dessus de leurs têtes. La jeune femme traduisit à Joachim les informations que celle-c
Le terrain humide cédait progressivement la place à des îlots envahis d’herbes hautes. Cheminer devenait plus aisé, ce qui ne rendait pas leur progression plus joyeuse. Depuis leur mésaventure avec les sirènes de vase, survenue trois jours plus tôt, Kalinda refusait farouchement de revenir sur cet épisode. Elle voyait là une atteinte à son autorité. Le fait que Joachim ait agi pour l’aider à reprendre pied lui interdisait de le vouer aux gémonies, mais il était hors de question qu’elle le félicite pour cet acte. À la décharge du Mage Blanc, elle reconnaissait qu’il ne tentait pas d’abuser de la situation. Conséquence d’autant plus fâcheuse, qu’elle aurait aimé avoir une bonne raison pour le punir de son baiser volé. Baisé qui, en l’occurrence, la gênait exclusivement à cause du trouble suscité par le contact de ses lèvres alors qu’elle aurait dû se sentir outrée par l’acte lui-même. &n
Quelques minutes plus tard, Joachim pataugeait devant elle dans l’eau noire jusqu’à mi-mollet. Il se déplaçait en essayant de faire peu de bruit, et elle le suivait en guettant avec anxiété les remous qui se formaient sous ses pas. Pour une raison indéterminée, une fois la saison de l’accouplement terminée, les sirènes de vase ne s’en prenaient toujours qu’aux mâles des autres espèces, qu’elles dépeçaient pour nourrir leurs petits. Elles se détournaient systématiquement des femelles, à moins d’être obligées de les combattre. Ne se sentant pas directement menacée, Kalinda déployait toute son attention à veiller sur la progression de Joachim. Elle le vit gagner le premier îlot avec soulagement. — Marche le plus longtemps possible sur la terre ferme, le guida-t-elle. Tandis pis si pour cela tu dévies un peu de la ligne droite. Aide-toi des troncs couchés pour passer d’île en île, et évite de remu
Devant lui, Némor terminait de dégager un passage qui menait à une croûte de boue sèche plantée de troncs dépourvus de branchages. Oubliant un instant l’enjeu de la discussion, Joachim regagna la terre ferme en poussant un soupir de plaisir. Faute de trouver un sol solide, ils crapahutaient sans discontinuer dans les marais depuis le matin. Ses poignets liés le pénalisaient et il commençait sérieusement à ressentir la fatigue. Une fois sur la butte, décidé à obtenir une réponse avant de poursuivre ses efforts, il se retourna pour faire face à Kalinda : — Si tu m’avais laissé filer tout droit, nous aurions touché l’un de ses îlots bien plus rapidement. Cela t’amuse peut-être de m’obliger à avancer à l’aveugle, mais je suis fatigué. Alors, il serait sans doute temps de me dire exactement ce qu’il y a dans l’eau. Parce que sans cela, je ne ferai pas un pas de plus.  
L’image de la Montagne Blanche les avait longtemps accompagnés, de moins en moins distincte, de plus en plus petite. À présent, elle avait totalement disparu. Cela faisait dix jours qu’ils marchaient, dont trois qu’ils foulaient le territoire des Ombres Noires. Joachim allait devant, suivant docilement les directives de Kalinda. Au début, la jeune femme ne relâchait que rarement sa surveillance. Malgré le sort relié à ses entraves, elle redoutait l’esprit retors de son prisonnier. Savoir qu’il était responsable de l’échec de l’invasion de Féérie par les siens l’armait de méfiance. Elle éprouvait une immense fierté de l’avoir capturé, mais elle n’était pas suffisamment orgueilleuse pour ne pas se douter que les circonstances l’avaient grandement aidée. Bien qu’affichant l’air nonchalant d’un beau parleur friand de mondanités, Joachim était loin d’être un adversaire inoffensif. Néanmoins, à aucun moment depuis son interve