Cette année-là, Noël tombait un dimanche. Un roulement régulier des congés d’hiver entre les membres de son service obligeait Pierre à assumer l’intérim jusqu’au jour de l’An. Il retourna donc au bureau dès le lundi. Comme prévu, il offrit son cadeau à Sonia. L’arrivée récente dans l’entreprise de la jeune femme la positionnait quant à elle d’office parmi le personnel réquisitionné durant les fêtes.
Elle accueillit l’attention de ses collègues avec un réel plaisir. Attentif à la moindre de ses réactions, Pierre eut rapidement la confirmation que son choix la touchait dans le sens qu’il espérait. Sonia profita en effet du baiser de remerciement qu’elle posa sur sa joue pour lui chuchoter à l’oreille, derrièr
Le reste de la semaine, Pierre eut toutes les peines du monde à conserver la tête froide au bureau. Il n’avait rencontré en tout et pour tout Gaëlle que deux fois, et elle lui avait promis de lui faire signe avant son départ pour New York, où l’attendait la mise en chantier d’une grosse production à Broadway. Mais, déjà, il s’impatientait de la revoir. Plus il regardait la rousse Sonia, plus il pensait à la brune Gaëlle. Contre toute attente, il sentait qu’il tombait amoureux. Mais pour quel résultat ? Sonia était toujours là. Disponible et n’attendant apparemment qu’un mot de sa part pour s’engager vers une relation sérieuse. Au contraire, Gaëlle le trouvait incontestablement sympathique, mais elle n’avait jamais fait la moindre allusion à un intérêt plus marqué et, de toute façon, elle s’envolerait pour les États-Unis d’ici le 15 janvier. Pris dans ce tourbillon inattendu, il s’aperçut le ve
Elle allait regagner sa tour, lorsqu’une anomalie infime attira son attention. Au pied d’un rhododendron qui élevait ses branches le long du mur du parc, trois magnifiques roses de Noël ouvraient leurs corolles. Il n’y avait là rien d’extraordinaire pour des fleurs censées s’épanouir en hiver, sauf que les blancs pétales de celles-ci s’ornaient d’une traînée de poudre d’or pas vraiment naturelle. Un des siens se trouvait dans le secteur. Il ne se cachait d’ailleurs même pas. Maintenant qu’elle était plus attentive, elle sentait parfaitement les vibrations d’une aura magique à peu de distance derrière elle, là où les branches du grand cèdre s’inclinaient jusqu’au sol. Intriguée, elle se dirigea avec prudence vers l’arbre. Qui pouvait bien contrevenir ainsi aux ordres des Anciens, qui avaient interdit à quiconque de la contacter jusqu’au terme de sa punition ? 1867 Son visiteur attendit qu
Pierre fit tourner son véhicule pour s’engager dans la petite allée qui menait à la vaste demeure avec un sentiment de contentement absolu. Enfin, il allait la revoir. Depuis l’intervention inattendue de Gaëlle, la veille, pour le tirer des griffes de Sonia, il vivait sur un petit nuage d’allégresse. Un tel hasard ne pouvait pas être fortuit. Il s’agissait certainement là d’un signe du destin qui lui indiquait de suivre son cœur, malgré le prochain départ de la jeune femme. Car à quoi bon se voiler la face ? Il avait retourné la question sous tous les angles durant les dernières vingt-quatre heures, pour en revenir toujours à la même conclusion : il était bel et bien victime d’un coup de foudre. Un de ceux qui existaient dans les livres qu’il aimait lire enfant, et auxquels il ne croyait plus depuis qu’il avait dépassé le stade de l’adolescence. D’illustre inconnue il y a une semaine encore, G
Le matin les trouva enlacés dans le grand lit à baldaquin. Nichée au creux de l’épaule de son nouvel amant, Gaëlle s’éveilla avec un sentiment de béatitude absolue. Levant les yeux, elle croisa le regard limpide de Pierre qui l’observait. — Bien dormi ? lui demanda-t-il. — Merveilleusement », répondit-elle en s’installant plus confortablement contre son torse. La main posée sur sa hanche s’anima d’un léger mouvement sur le satin de sa peau, et elle se lova davantage contre le jeune homme pour profiter de ce réveil tout en douceur. Piquant d’un baiser la clavicule sous sa joue, elle songeait à s’abandonner à d’autres câlins, lorsqu’elle ressentit soudain le bourdonnement caractéristique d
Les jours suivants s’égrenèrent en une succession de joies simples et de bonheur à dévorer à deux. Émerveillé par la femme pétillante et pleine de surprises que le hasard avait mis sur son chemin, Pierre vivait sur un petit nuage. Il était certain d’avoir découvert la compagne de sa vie. Cela le désolait un peu pour Sonia, mais entre une amitié amoureuse pas même éclose et la tendre passion qui le poussait vers la jolie brune, son cœur n’hésitait pas un instant. Il évitait simplement de songer au départ annoncé de son amante, retranchant cette information dans un coin de son esprit. Après sa sortie précipitée du lit le matin de leur premier réveil, Gaëlle était revenue se fondre entre ses bras pour enfouir son visage dans le creux de son cou. Il avait d’abord cru qu’elle cherchait simplement à se réchauffer, mais en serrant contre lui son corps tiède, il avait compris son erreur. Ses membres raidis et son sil
Fin janvier, Gaëlle adressa une invitation à Pierre pour la reprise d’une comédie musicale futuriste qu’elle avait précédemment aidé à monter. Le jeune homme n’hésita pas une seconde à poser trois journées de congé pour la rejoindre. Malgré le couac de la semaine de Noël, il faisait entièrement confiance à Sonia pour s’assurer de la bonne marche de leurs projets en cours. Il ne s’absentait que trois jours, et la jolie rousse se montrait une assistante toujours aussi assidue et efficace. Elle n’était jamais revenue sur sa rencontre avec Gaëlle et la désillusion qui s’en était suivie. Leurs rapports se concentraient dorénavant sur le travail, et Pierre considérait que l’incident était clos. Il préférait maintenant s’abstenir de tous rapprochements autres que ceux liés au travail. Il ne pouvait néanmoins ignorer les regards parfois un peu appuyés de son assistante. Il lui parlait donc à doses hom
Contrairement à ce qu’espérait Pierre, Sonia n’avait pas renoncé au désir de se rapprocher de lui. Et plus le jeune homme prenait ses distances, plus ce désir l’obsédait. Elle n’avait pas l’habitude qu’on la dédaigne, et encore moins de se voir coiffée au poteau par une femme surgie de nulle part. Elle était persuadé que son charme naturel et ses qualités étaient des atouts de séduction suffisants pour qu'on la remarque, et elle prenait rarement la peine de faire le premier pas lorsque quelqu’un lui plaisait. Cela renforçait son impression de posséder un pouvoir particulier. Elle aimait cette idée, et elle en jouait. Mais apparemment, elle avait surévalué cette tactique avec Pierre. Elle s’en mordait d’autant plus les doigts qu’elle ressentait véritablement quelque cho
Le cri terrifié de Sonia lui répondit, tandis que la jeune femme se ramassait inutilement sur elle-même. Les premières ramures frôlaient déjà sa tête. La masse compacte de la branche qui suivait allait lui fracasser directement le crâne. Horrifiée, Gaëlle réagit en parant au plus pressé. Sans se soucier des témoins éventuels, elle tendit un bras devant elle, paume ouverte et doigts écartés, pour engendrer une violente bourrasque. Habilement orienté, le souffle puissant dévia instantanément la trajectoire de la branche, empêchant ainsi sa partie la plus lourde de frapper Sonia. Le bois s’écrasa sur le sol dans un froissement de feuilles et de brindilles brisées. Projetée à terre par la rafale et l’impact des branchages annexes, Sonia paraissait sonnée. Sautant par-dessus les buissons de roses, Pierre se précipitait déjà auprès d’elle. Inquiète pour la jeune femme, Gaëlle le rejoignit en emprunt
Joachim détestait devoir s’enfuir, mais privé de ses pouvoirs, il devait admettre qu’il ne faisait que la gêner. Rageant contre son inutilité, il fila le long de la barre rocheuse. Il évitait de trop s’approcher du bord de la crevasse qui déroulait un sol uniformément plat à perte de vue. S’il voulait aider Kalinda, il devait d’abord trouver un endroit où se dissimuler. Le sable ralentissait sa course, mais il atteignit un amoncellement de gros rochers sans être inquiété. Derrière lui, les explosions, les cris et les imprécations se multipliaient. Tant que le combat se poursuivait, il avait une chance de tirer la jeune femme de ce mauvais pas. Demeurant à couvert, il escalada une petite butte en espérant avoir un meilleur point de vue sur la bataille. Arrivé en haut, il se retourna. Kalinda parvenait encore à faire front à ses adversaires. Elle reculait toutefois de plus en plus contre la mura
Ils déambulaient entre les parois abruptes, lorsque Joachim ralentit pour l’interpeller : — Je suppose que tu vas dévoiler l’existence de Sylfinata. — Non. — C’est bien. — C’est bien ? Juste ça ? Étonné, il la dévisagea. — Qu’attendais-tu que je te dise ? — Je ne sais pas, moi : félicitations ; tu me surprends ; je suis fier de toi , énuméra-t-elle, sans parvenir à cacher sa déception. Elle devenait pathétique, et elle souhaita qu’il poursuive sa route en l’ignorant. Mais il conservait son regard posé sur son profil, et une chaleur embarrassante enflamma les joues de la jeune femme. Ce fut le moment qu’il choisit pour répondre : — Félicitations ; tu me surprends ; je
Passé maître dans l’art de la guerre, Joachim aurait pu profiter du sommeil de Kalinda pour neutraliser Némor et tenter de s’enfuir. La chauve-souris avait beau être rapide, elle ne possédait pas l’efficacité des menottes. Mais le risque de tomber entre des mains moins caressantes, joint à l’obscur besoin de ne pas décevoir sa geôlière l’arrêtaient. Il tenait donc sa parole en gardant la jeune femme endormie blottie contre lui. Il aurait pu tout aussi bien lui briser le cou. Partager une étreinte ne rendait pas un ennemi plus doux. C’était même une manière redoutable de tromper sa confiance. Une imprudence contre laquelle il se promit de mettre en garde la jeune femme au bout de leur périple. Ce serait son dernier cadeau. Quoique l’idée qu’elle puisse être défaite si facilement le heurtait moins que celle qu’elle se donne ainsi à un autre. Une constatation qui l’obligeait à une conclusion déra
Une heure plus tard, Joachim barbotait dans un grand baquet de bois rempli d’eau tiède. Un simple rideau l’isolait du reste de la chambre, et il entendait Kalinda vaquer de l’autre côté. Exceptionnellement, la jeune femme avait accepté de lui retirer ses menottes pour qu’il puisse se déshabiller. Ne plus être entravé par les bracelets de fer lui donnait l’illusion d’une liberté, qui s’évanouissait chaque fois que ses yeux se posaient sur Némor. Perchée sur le haut de l’armoire, la chauve-souris l’observait avec une acuité presque gênante. Kalinda avait été la première à se décrasser, et l’établissement étant ce qu’il était, il devait se contenter de l’eau de son bain pour ses ablutions. Mais après la marche forcée qu’il venait de vivre, il aurait consenti à bien moins pour retrouver une peau et une chevelure propres. Rassemblant cette dernière pour la tordre, il sortit de l’eau pour se s
Némor les rejoignit alors qu’ils atteignaient le sommet d’une butte qui marquait le début d’une série de collines couvertes de buissons hauts. La chauve-souris rentrait bredouille, et la modification du paysage interdisait à la jeune femme de lui demander de réitérer ses efforts. L’étroit sentier se transformait en large chemin de terre, où subsistaient des traces de chariots encore fraîches. Ils approchaient de la civilisation, et celle-ci était dangereuse pour Joachim. Kalinda renvoya aussitôt Némor en éclaireuse. Poursuivant leur route, les deux marcheurs se contentèrent de grappiller des fruits mûrs sur les groseilliers qui poussaient au bord du chemin. Depuis leur dernière discussion, un silence tendu régnait entre eux, et ils mangèrent du bout des lèvres. Ils accédaient à un bosquet plus épais lorsque Némor réapparut pour cliqueter au-dessus de leurs têtes. La jeune femme traduisit à Joachim les informations que celle-c
Le terrain humide cédait progressivement la place à des îlots envahis d’herbes hautes. Cheminer devenait plus aisé, ce qui ne rendait pas leur progression plus joyeuse. Depuis leur mésaventure avec les sirènes de vase, survenue trois jours plus tôt, Kalinda refusait farouchement de revenir sur cet épisode. Elle voyait là une atteinte à son autorité. Le fait que Joachim ait agi pour l’aider à reprendre pied lui interdisait de le vouer aux gémonies, mais il était hors de question qu’elle le félicite pour cet acte. À la décharge du Mage Blanc, elle reconnaissait qu’il ne tentait pas d’abuser de la situation. Conséquence d’autant plus fâcheuse, qu’elle aurait aimé avoir une bonne raison pour le punir de son baiser volé. Baisé qui, en l’occurrence, la gênait exclusivement à cause du trouble suscité par le contact de ses lèvres alors qu’elle aurait dû se sentir outrée par l’acte lui-même. &n
Quelques minutes plus tard, Joachim pataugeait devant elle dans l’eau noire jusqu’à mi-mollet. Il se déplaçait en essayant de faire peu de bruit, et elle le suivait en guettant avec anxiété les remous qui se formaient sous ses pas. Pour une raison indéterminée, une fois la saison de l’accouplement terminée, les sirènes de vase ne s’en prenaient toujours qu’aux mâles des autres espèces, qu’elles dépeçaient pour nourrir leurs petits. Elles se détournaient systématiquement des femelles, à moins d’être obligées de les combattre. Ne se sentant pas directement menacée, Kalinda déployait toute son attention à veiller sur la progression de Joachim. Elle le vit gagner le premier îlot avec soulagement. — Marche le plus longtemps possible sur la terre ferme, le guida-t-elle. Tandis pis si pour cela tu dévies un peu de la ligne droite. Aide-toi des troncs couchés pour passer d’île en île, et évite de remu
Devant lui, Némor terminait de dégager un passage qui menait à une croûte de boue sèche plantée de troncs dépourvus de branchages. Oubliant un instant l’enjeu de la discussion, Joachim regagna la terre ferme en poussant un soupir de plaisir. Faute de trouver un sol solide, ils crapahutaient sans discontinuer dans les marais depuis le matin. Ses poignets liés le pénalisaient et il commençait sérieusement à ressentir la fatigue. Une fois sur la butte, décidé à obtenir une réponse avant de poursuivre ses efforts, il se retourna pour faire face à Kalinda : — Si tu m’avais laissé filer tout droit, nous aurions touché l’un de ses îlots bien plus rapidement. Cela t’amuse peut-être de m’obliger à avancer à l’aveugle, mais je suis fatigué. Alors, il serait sans doute temps de me dire exactement ce qu’il y a dans l’eau. Parce que sans cela, je ne ferai pas un pas de plus.  
L’image de la Montagne Blanche les avait longtemps accompagnés, de moins en moins distincte, de plus en plus petite. À présent, elle avait totalement disparu. Cela faisait dix jours qu’ils marchaient, dont trois qu’ils foulaient le territoire des Ombres Noires. Joachim allait devant, suivant docilement les directives de Kalinda. Au début, la jeune femme ne relâchait que rarement sa surveillance. Malgré le sort relié à ses entraves, elle redoutait l’esprit retors de son prisonnier. Savoir qu’il était responsable de l’échec de l’invasion de Féérie par les siens l’armait de méfiance. Elle éprouvait une immense fierté de l’avoir capturé, mais elle n’était pas suffisamment orgueilleuse pour ne pas se douter que les circonstances l’avaient grandement aidée. Bien qu’affichant l’air nonchalant d’un beau parleur friand de mondanités, Joachim était loin d’être un adversaire inoffensif. Néanmoins, à aucun moment depuis son interve