16 novembre 2019
Elle détestait novembre. Le seize du mois, c’était l’anniversaire de la mort de son père, victime d’un accident de la route six ans auparavant. Le choc avait été si violent que lorsqu’il fut amené à l’hôpital, il était déjà dans le coma. La jeune femme avait été profondément traumatisée. De sa mère et de sa sœur, elle était celle dont le deuil avait été le plus difficile. À quatorze ans, elle avait perdu le membre de sa famille duquel elle était le plus proche – plus encore que de sa jumelle. Un lien qui transcendait la chair et le sang. Lucy et Duncan Glenn, dans l’impossibilité d’avoir des enfants, avaient adopté les deux filles accouchées sous X. Ça n’avait jamais été un secret : pour éviter les dégâts d’une révélation brutale, les parents avaient choisi que cette vérité accompagne leur croissance. Jamais leur amour n’avait été remis en question, même pendant la tempétueuse période de la crise d’adolescence où il arrivait que17 novembre 2019Un couloir d’hôpital bondé de monde. Sous la lumière crue des néons glacés, les blouses blanches couraient à double sens, stéthoscope autour du cou. Le corps infirmier s’activait en paniquant, débordé; des patients imaginaires attendaient derrière les portes numérotées des chambres closes. Face à la 302, des répliques oniriques de Lucy et Moyra se serraient l’une contre l’autre en pleurant. Le cœur d’Isobel s’emballa, son ouïe s’assourdit jusqu’à ne plus percevoir que les sanglots de sa famille. Elle avait compris qu’elle rêvait une énième aliénation du décès de son père. Un jour symbolique. Elle savait ce qui l’attendait, elle le redoutait. Malgré tout, la jeune femme était magnétisée par la poignée ronde sur laquelle ses doigts fins se refermèrent. Un regard en arrière: sa mère s’était redressée et la fixait de ses grands yeux bleus rougis et enflés. Elle était aussi petite que ses filles, ses cheveux noirs bouclés qui grisonnaient lé
17 novembre 2019Insinuer qu’Isobel n’était pas en excellente condition pour voir sa sœur serait un euphémisme. Elles ne s’entendaient plus vraiment depuis quelques années; l’une, sociale et branchée, trouvait la seconde ennuyeuse et «bizarre». Même physiquement, elles n’avaient en commun que leur taille et leur teint pâle. Moyra était d’une rousseur flamboyante, son visage mutin grêlé de taches de son et ses yeux d’un brun clair lumineux. Enfants, pourtant, elles avaient été très proches. Encore inconsciente de ses capacités, la petite Isobel se retrouvait souvent à voguer dans les rêves de sa jumelle et toutes les deux exploraient des mondes féériques à longueur de nuit. Des fonds marins à la Voie lactée, leurs univers n’avaient de limites que leur imagination. C’était aussi elle qui intervenait chaque fois que Moyra vivait un cauchemar, pour braver à ses côtés les images qui semblaient si horrifiques à l’époque. Sauf qu’à chaque réveil, ces
18 novembre 2019Finngall n’habitait pas si loin. À pied, elle put profiter de l’air glacial qui avait comme vertu de lui mettre un coup de fouet. Ça n’allait certainement pas aider sa fièvre, mais c’était préférable à la couvée étouffante de sa mère. La météo semblait décidée à être mauvaise. La jeune femme se déroba au crachin pénétrant en s’abritant dans le hall de l’immeuble de son ami. Non sans renifler les prémices d’un rhume, elle grimpa à son étage et frappa à la porte.—Alors, t’as ma pizza? s’exclama-t-elle avec l’ébauche d’un demi-sourire espiègle en entrant dans l’appartement.—Je crois que tu ne réalises pas la situation, lui opposa fébrilement son aînée, l’air grave. Tu n’as lu aucun de mes messages?—Non, avoua Isobel en dézippant son manteau.Une odeur facilement identifiable flottait dans l’appartement, preuve que l’étudiant avait malgré tout accédé à sa r
19 novembre 2019En s’installant au volant de sa voiture, Isobel se pinça l’arête du nez. Au réveil, elle avait pu esquiver Moyra, profondément endormie, mais pas sa mère. Lorsque cette dernière lui avait rappelé son rendez-vous dans la soirée, la jeune femme avait été obligée d’avouer qu’elle partait à Glasgow pour quelques jours. Avancer comme faux argument qu’elle se sentait mieux n’y changea rien: Lucy insista lourdement avant de finalement lui reprocher sa négligence. Sa fille n’était plus en âge d’être forcée à faire quoi que ce soit, mais ne pouvait échapper à un douloureux sentiment de culpabilité. Cacher si grossièrement la vérité à sa tutrice lui déchirait les entrailles. Celle-ci mériterait de savoir mais n’était sans doute pas prête à tout entendre. Un long soupir relâcha la pression emmagasinée dans les poumons de la Rêveuse. Elle essayait de se donner bonne conscience en songeant que quand elle sera de retour–et quand elle aura le te
19 novembre 2019Cette nuit, Isobel allait tenter de trouver une brèche jusqu’aux songes de la disparue. Faute de mieux, c’était l’option la plus évidente qui se présentait à elle. Le seul inconvénient était qu’elle n’avait jamais croisé la route de Lily à proprement parler. Elle n’aurait pas pu capter sa signature de cette manière. Toutefois, si leur échange lointain de regards les avait connectées en une poignée de secondes, la jeune femme osait alors croire que son initiative fonctionnerait. Elle devait fonctionner.Dans le petit salon, la luminosité tamisée était apaisante. La pièce traduisait l’affection des propriétaires pour les citations philosophiques et autres mantras sur la vie. Il y en avait de toutes sortes, en lettres noires sur des toiles blanches, depuis des slogans quasi marketing aux dictons prônant la valeur de l’effort. Entre «Travaille dur, sois humble» et «La beauté commence au moment où tu déci
Une fois de retour dans leur appartement de location, Isobel s’était isolée sans dire un mot. La curiosité était plus forte que sa réserve et elle avait l’indicible sentiment que ce carnet lui était destiné. Débarrassée de son manteau et de ses chaussures, elle avait pris place en tailleur sur son lit pour feuilleter le récit de Lily. Le rendez-vous n’avait rien donné, car le directeur refusait, au nom du secret professionnel, de divulguer le nom des autres mères ayant accouché ce jour-là. En enquêtant directement auprès du personnel, l’étudiante n’avait pas eu plus de succès et une sage-femme l’avait même accusée de discréditer leur travail. Elle avait alors songé à engager des démarches judiciaires, pour aller au bout de la vérité sous l’égide officielle de la justice, mais les honoraires d’avocat étaient bien au-dessus de ce qu’elle pouvait se payer. La disparue avait même souscrit à certains de ces programmes qui proposent des analyses du patrimoine génétique. Ceux-ci pouvai
Isobel cligna des yeux; elle était de retour. Sa tête lourde tourna au ralenti vers son ami figé dans une expression d’attente. En voyant qu’elle se passait une main sur le front sans ouvrir la bouche, Finngall s’impatienta et rompit le silence:—Ça ne va pas? Tu ne la trouves toujours pas?Lorsqu’elle se projetait, le temps–à condition qu’on puisse parler d’une telle notion–ne s’écoulait pas à la même vitesse que dans le monde de l’éveil. Pour son complice, elle ne devait avoir fermé les paupières qu’une poignée de minutes. La jeune femme se pencha pour attraper la bouteille d’eau posée aux pieds de sa chaise. Ses mains tremblaient en la décapuchonnant, elle avait la nausée. Son bras pesait trois tonnes, elle ne parvint jamais à le mener jusqu’à sa bouche.—Je sais qui est Abigail…, souffla-t-elle dans un murmure.—Ok… qui? On peut la trouver?
21 novembre 2019Après s’être rincé le visage et avoir mis fin au saignement de son nez, Isobel réalisa qu’elle était seule. Son téléphone indiquait dix heures passées, mais il régnait dans l’appartement un lourd et anormal silence. Elle se remémora la dispute de la veille, un tiraillement douloureux lui froissa l’intérieur du cœur. L’ombre de la colère était toujours là alors que les mots de Finngall résonnaient en écho dans son crâne, mais une sensation proche du désespoir lui écrasa les épaules. Elle résista à l’acide qui lui piquait les yeux et appela son ami à haute voix. Aucune réponse. Nouvelle tentative, même résultat. Il était visiblement parti. La jeune femme se persuada que s’il n’était pas capable de comprendre son investissement dans cette cause, alors c’était pour le mieux. Au moins, les clefs de sa voiture étaient toujours sur la table du salon. Elle trouverait où était le manoir Spencer et elle irait chercher Lily. Programme simplissime en théorie.
Octobre 2020Isobel avait été sauvée de justesse. Trente minutes avant son agression, la police avait été prévenue par un appel anonyme que quelqu’un allait attenter à sa vie. Les autorités avaient bien essayé de remonter à la source de cette prédiction énigmatique, mais leur piste avait abouti à un téléphone prépayé. Impossible de relier la ligne à un propriétaire. La seule information qu’elles avaient pu obtenir, c’était que l’appel salvateur avait été passé depuis le Japon. À n’y rien comprendre…S’il y avait un bon côté à cet épisode effroyable, c’était qu’il bouclait son mensonge. La police écossaise et le FBI tenaient leur coupable. L’enquête conclut qu’il avait voulu finir son travail obsessionnel en traquant la seule rescapée de Kintra. Comme il avait succombé à l’assaut, Matthias Dwayne ne pouvait plus témoigner d’une version différente ni éclairer sur ses motivations. Il avait par ailleurs été identifié comme l
20 août 2020Au milieu de la nuit noire qui avait fini par emporter la douce chaleur de l’été, Isobel ressassait les mots de sa jumelle. Celle-ci trouvait Finngall tordu. Combien de personnes en viendraient à la même conclusion? La police, le couple Raven, l’ensemble des gens ayant prêté attention à cette affaire médiatisée… tous pouvaient faire ce même lien douloureusement erroné. Plus l’enquête piétinerait, plus cette solution paraîtrait évidente à adopter. Son ami avait choisi de lui être fidèle. En refusant de parler de ses facultés aux autorités, il sacrifiait son honneur, son avenir et son image. Son secret était préservé et en échange, la Rêveuse le jetait en pâture à l’opinion publique. À une époque où il était si facile de désacraliser une personnalité, qu’adviendra-t-il du jeune étudiant? Ordinaire, passif, il se ferait dévorer par ce monde qui ne voulait plus cacher ses prédateurs. Postée à sa fenêtre, Isobel respirait la fraîche odeur de la te
Elle reprit subitement conscience d’une bruyante inspiration. Une quinte de toux ébranla son corps lourd et amorphe, comme si ses veines étaient maintenant remplies de plomb. Elle avait froid et se sentait dénudée jusqu’à son âme. Sa vision, floue, mit une éternité à faire le point sur ce qui l’entourait. Un plafond blanc, des murs blancs, des draps blancs; un décor aveuglant. Dans ses bras décolorés étaient plantées des perfusions, ses index étaient enfoncés dans des capteurs. Elle étouffait. Lorsque ses gestes–trop–lents l’eurent débarrassée du masque à oxygène qui l’oppressait inutilement, son ouïe fut déchirée par les cris d’une machine.La jeune femme ouvrit la bouche, mais sa langue pesait des tonnes. Le «bip» strident l’empêchait de se concentrer pour fouiller sa mémoire. Elle avait oublié: que faisait-elle ici? La porte s’ouvrit à la volée, plusieurs personnes firent irruption dans la pièce; un ba
24 novembre 2019Chasser cette image de sa tête était impossible. Chaque fois qu’il fermait les yeux, Finngall revoyait les deux corps étendus l’un à côté de l’autre. Abigail, sa mine laiteuse et ses yeux ouverts, fixes, éteints. À ses côtés, une Isobel cloîtrée dans le silence, le visage et la jambe ensanglantés. De nuit comme de jour, cette vision le hantait. La douleur s’était incrustée jusque dans sa chair, la culpabilité acidifiait ses entrailles. «Il aurait dû insister», «il aurait dû la convaincre», voilà les reproches qu’il ne cessait de se faire. Il aurait pu la faire tout arrêter, il en avait eu les moyens. Si ce n’était en lui faisant entendre raison, il n’aurait eu qu’à crever les pneus de sa voiture, tout révéler à sa mère ou appeler la police. Maintenant qu’il était sorti de cette spirale infernale, il entrevoyait mille solutions. Mille occasions manquées de sauver son amie. Si elle en était là, c’était de sa faute. «Et pou
Où était-elle?Ses paupières étaient lourdes comme le plomb, son corps léger comme une plume. Dans sa poitrine, il n’y avait plus le moindre battement. Elle grelottait, son crâne était rempli de braises. Sa peau se hérissait au rythme des sueurs froides qui descendaient le long de son dos.Était-elle morte?Soudain, ses yeux sombres se rouvrirent. Elle n’était plus dans le manoir de Kintra. Elle se trouvait dans un espace gigantesque, infini, sans forme ni frontière. Il faisait nuit noire mais elle y voyait comme en plein jour. Tout autour d’elle flottaient des traînées de fumée blanchâtre, tels des spectres sans visage ni raison d’être. Parasitée par l’empathie, elle se sentit accablée d’un profond désespoir et d’une tristesse si intense que si elle devait la décrire, elle dirait qu’elle avait le goût de la mort. La jeune femme se redressa puis se mit sur ses pieds. Perdue, elle fit quelques pas hasardeux dans ce paysage dém
21 novembre 2019«Kintra» était un terme gaélique signifiant «fin de la plage». Un nom extrêmement bien choisi pour ce minuscule village isolé d’à peine une quinzaine d’habitants. Aménagé pour que les chalets pittoresques alignés le long de la plage co-existent avec la variation des marées, il était fendu d’une route non pavée qui le traversait avec impatience. Isobel avait l’impression qu’une fois ressortie du hameau, elle ne rencontrerait que des contrées sauvages encore inexplorées par l’Homme. Le paysage était magnifique, incarnation typique du charme de son pays. La grisaille et la brume ne faisaient que sublimer les reliefs irréguliers de sable, de pierre ou de verdure. Ce n’était pas étonnant qu’une famille aisée du nouveau-monde ait cherché ici la tranquillité du vieux continent. Les deux amis se garèrent à proximité d’une grande habitation de plain-pied aux airs de gîtes saisonniers. La voiture souffla de soulagement, troublant la q
21 novembre 2019Après s’être rincé le visage et avoir mis fin au saignement de son nez, Isobel réalisa qu’elle était seule. Son téléphone indiquait dix heures passées, mais il régnait dans l’appartement un lourd et anormal silence. Elle se remémora la dispute de la veille, un tiraillement douloureux lui froissa l’intérieur du cœur. L’ombre de la colère était toujours là alors que les mots de Finngall résonnaient en écho dans son crâne, mais une sensation proche du désespoir lui écrasa les épaules. Elle résista à l’acide qui lui piquait les yeux et appela son ami à haute voix. Aucune réponse. Nouvelle tentative, même résultat. Il était visiblement parti. La jeune femme se persuada que s’il n’était pas capable de comprendre son investissement dans cette cause, alors c’était pour le mieux. Au moins, les clefs de sa voiture étaient toujours sur la table du salon. Elle trouverait où était le manoir Spencer et elle irait chercher Lily. Programme simplissime en théorie.
Isobel cligna des yeux; elle était de retour. Sa tête lourde tourna au ralenti vers son ami figé dans une expression d’attente. En voyant qu’elle se passait une main sur le front sans ouvrir la bouche, Finngall s’impatienta et rompit le silence:—Ça ne va pas? Tu ne la trouves toujours pas?Lorsqu’elle se projetait, le temps–à condition qu’on puisse parler d’une telle notion–ne s’écoulait pas à la même vitesse que dans le monde de l’éveil. Pour son complice, elle ne devait avoir fermé les paupières qu’une poignée de minutes. La jeune femme se pencha pour attraper la bouteille d’eau posée aux pieds de sa chaise. Ses mains tremblaient en la décapuchonnant, elle avait la nausée. Son bras pesait trois tonnes, elle ne parvint jamais à le mener jusqu’à sa bouche.—Je sais qui est Abigail…, souffla-t-elle dans un murmure.—Ok… qui? On peut la trouver?
Une fois de retour dans leur appartement de location, Isobel s’était isolée sans dire un mot. La curiosité était plus forte que sa réserve et elle avait l’indicible sentiment que ce carnet lui était destiné. Débarrassée de son manteau et de ses chaussures, elle avait pris place en tailleur sur son lit pour feuilleter le récit de Lily. Le rendez-vous n’avait rien donné, car le directeur refusait, au nom du secret professionnel, de divulguer le nom des autres mères ayant accouché ce jour-là. En enquêtant directement auprès du personnel, l’étudiante n’avait pas eu plus de succès et une sage-femme l’avait même accusée de discréditer leur travail. Elle avait alors songé à engager des démarches judiciaires, pour aller au bout de la vérité sous l’égide officielle de la justice, mais les honoraires d’avocat étaient bien au-dessus de ce qu’elle pouvait se payer. La disparue avait même souscrit à certains de ces programmes qui proposent des analyses du patrimoine génétique. Ceux-ci pouvai