19 novembre 2019
Cette nuit, Isobel allait tenter de trouver une brèche jusqu’aux songes de la disparue. Faute de mieux, c’était l’option la plus évidente qui se présentait à elle. Le seul inconvénient était qu’elle n’avait jamais croisé la route de Lily à proprement parler. Elle n’aurait pas pu capter sa signature de cette manière. Toutefois, si leur échange lointain de regards les avait connectées en une poignée de secondes, la jeune femme osait alors croire que son initiative fonctionnerait. Elle devait fonctionner.Dans le petit salon, la luminosité tamisée était apaisante. La pièce traduisait l’affection des propriétaires pour les citations philosophiques et autres mantras sur la vie. Il y en avait de toutes sortes, en lettres noires sur des toiles blanches, depuis des slogans quasi marketing aux dictons prônant la valeur de l’effort. Entre « Travaille dur, sois humble » et « La beauté commence au moment où tu déciUne fois de retour dans leur appartement de location, Isobel s’était isolée sans dire un mot. La curiosité était plus forte que sa réserve et elle avait l’indicible sentiment que ce carnet lui était destiné. Débarrassée de son manteau et de ses chaussures, elle avait pris place en tailleur sur son lit pour feuilleter le récit de Lily. Le rendez-vous n’avait rien donné, car le directeur refusait, au nom du secret professionnel, de divulguer le nom des autres mères ayant accouché ce jour-là. En enquêtant directement auprès du personnel, l’étudiante n’avait pas eu plus de succès et une sage-femme l’avait même accusée de discréditer leur travail. Elle avait alors songé à engager des démarches judiciaires, pour aller au bout de la vérité sous l’égide officielle de la justice, mais les honoraires d’avocat étaient bien au-dessus de ce qu’elle pouvait se payer. La disparue avait même souscrit à certains de ces programmes qui proposent des analyses du patrimoine génétique. Ceux-ci pouvai
Isobel cligna des yeux; elle était de retour. Sa tête lourde tourna au ralenti vers son ami figé dans une expression d’attente. En voyant qu’elle se passait une main sur le front sans ouvrir la bouche, Finngall s’impatienta et rompit le silence:—Ça ne va pas? Tu ne la trouves toujours pas?Lorsqu’elle se projetait, le temps–à condition qu’on puisse parler d’une telle notion–ne s’écoulait pas à la même vitesse que dans le monde de l’éveil. Pour son complice, elle ne devait avoir fermé les paupières qu’une poignée de minutes. La jeune femme se pencha pour attraper la bouteille d’eau posée aux pieds de sa chaise. Ses mains tremblaient en la décapuchonnant, elle avait la nausée. Son bras pesait trois tonnes, elle ne parvint jamais à le mener jusqu’à sa bouche.—Je sais qui est Abigail…, souffla-t-elle dans un murmure.—Ok… qui? On peut la trouver?
21 novembre 2019Après s’être rincé le visage et avoir mis fin au saignement de son nez, Isobel réalisa qu’elle était seule. Son téléphone indiquait dix heures passées, mais il régnait dans l’appartement un lourd et anormal silence. Elle se remémora la dispute de la veille, un tiraillement douloureux lui froissa l’intérieur du cœur. L’ombre de la colère était toujours là alors que les mots de Finngall résonnaient en écho dans son crâne, mais une sensation proche du désespoir lui écrasa les épaules. Elle résista à l’acide qui lui piquait les yeux et appela son ami à haute voix. Aucune réponse. Nouvelle tentative, même résultat. Il était visiblement parti. La jeune femme se persuada que s’il n’était pas capable de comprendre son investissement dans cette cause, alors c’était pour le mieux. Au moins, les clefs de sa voiture étaient toujours sur la table du salon. Elle trouverait où était le manoir Spencer et elle irait chercher Lily. Programme simplissime en théorie.
21 novembre 2019«Kintra» était un terme gaélique signifiant «fin de la plage». Un nom extrêmement bien choisi pour ce minuscule village isolé d’à peine une quinzaine d’habitants. Aménagé pour que les chalets pittoresques alignés le long de la plage co-existent avec la variation des marées, il était fendu d’une route non pavée qui le traversait avec impatience. Isobel avait l’impression qu’une fois ressortie du hameau, elle ne rencontrerait que des contrées sauvages encore inexplorées par l’Homme. Le paysage était magnifique, incarnation typique du charme de son pays. La grisaille et la brume ne faisaient que sublimer les reliefs irréguliers de sable, de pierre ou de verdure. Ce n’était pas étonnant qu’une famille aisée du nouveau-monde ait cherché ici la tranquillité du vieux continent. Les deux amis se garèrent à proximité d’une grande habitation de plain-pied aux airs de gîtes saisonniers. La voiture souffla de soulagement, troublant la q
Où était-elle?Ses paupières étaient lourdes comme le plomb, son corps léger comme une plume. Dans sa poitrine, il n’y avait plus le moindre battement. Elle grelottait, son crâne était rempli de braises. Sa peau se hérissait au rythme des sueurs froides qui descendaient le long de son dos.Était-elle morte?Soudain, ses yeux sombres se rouvrirent. Elle n’était plus dans le manoir de Kintra. Elle se trouvait dans un espace gigantesque, infini, sans forme ni frontière. Il faisait nuit noire mais elle y voyait comme en plein jour. Tout autour d’elle flottaient des traînées de fumée blanchâtre, tels des spectres sans visage ni raison d’être. Parasitée par l’empathie, elle se sentit accablée d’un profond désespoir et d’une tristesse si intense que si elle devait la décrire, elle dirait qu’elle avait le goût de la mort. La jeune femme se redressa puis se mit sur ses pieds. Perdue, elle fit quelques pas hasardeux dans ce paysage dém
24 novembre 2019Chasser cette image de sa tête était impossible. Chaque fois qu’il fermait les yeux, Finngall revoyait les deux corps étendus l’un à côté de l’autre. Abigail, sa mine laiteuse et ses yeux ouverts, fixes, éteints. À ses côtés, une Isobel cloîtrée dans le silence, le visage et la jambe ensanglantés. De nuit comme de jour, cette vision le hantait. La douleur s’était incrustée jusque dans sa chair, la culpabilité acidifiait ses entrailles. «Il aurait dû insister», «il aurait dû la convaincre», voilà les reproches qu’il ne cessait de se faire. Il aurait pu la faire tout arrêter, il en avait eu les moyens. Si ce n’était en lui faisant entendre raison, il n’aurait eu qu’à crever les pneus de sa voiture, tout révéler à sa mère ou appeler la police. Maintenant qu’il était sorti de cette spirale infernale, il entrevoyait mille solutions. Mille occasions manquées de sauver son amie. Si elle en était là, c’était de sa faute. «Et pou
Elle reprit subitement conscience d’une bruyante inspiration. Une quinte de toux ébranla son corps lourd et amorphe, comme si ses veines étaient maintenant remplies de plomb. Elle avait froid et se sentait dénudée jusqu’à son âme. Sa vision, floue, mit une éternité à faire le point sur ce qui l’entourait. Un plafond blanc, des murs blancs, des draps blancs; un décor aveuglant. Dans ses bras décolorés étaient plantées des perfusions, ses index étaient enfoncés dans des capteurs. Elle étouffait. Lorsque ses gestes–trop–lents l’eurent débarrassée du masque à oxygène qui l’oppressait inutilement, son ouïe fut déchirée par les cris d’une machine.La jeune femme ouvrit la bouche, mais sa langue pesait des tonnes. Le «bip» strident l’empêchait de se concentrer pour fouiller sa mémoire. Elle avait oublié: que faisait-elle ici? La porte s’ouvrit à la volée, plusieurs personnes firent irruption dans la pièce; un ba
20 août 2020Au milieu de la nuit noire qui avait fini par emporter la douce chaleur de l’été, Isobel ressassait les mots de sa jumelle. Celle-ci trouvait Finngall tordu. Combien de personnes en viendraient à la même conclusion? La police, le couple Raven, l’ensemble des gens ayant prêté attention à cette affaire médiatisée… tous pouvaient faire ce même lien douloureusement erroné. Plus l’enquête piétinerait, plus cette solution paraîtrait évidente à adopter. Son ami avait choisi de lui être fidèle. En refusant de parler de ses facultés aux autorités, il sacrifiait son honneur, son avenir et son image. Son secret était préservé et en échange, la Rêveuse le jetait en pâture à l’opinion publique. À une époque où il était si facile de désacraliser une personnalité, qu’adviendra-t-il du jeune étudiant? Ordinaire, passif, il se ferait dévorer par ce monde qui ne voulait plus cacher ses prédateurs. Postée à sa fenêtre, Isobel respirait la fraîche odeur de la te
Octobre 2020Isobel avait été sauvée de justesse. Trente minutes avant son agression, la police avait été prévenue par un appel anonyme que quelqu’un allait attenter à sa vie. Les autorités avaient bien essayé de remonter à la source de cette prédiction énigmatique, mais leur piste avait abouti à un téléphone prépayé. Impossible de relier la ligne à un propriétaire. La seule information qu’elles avaient pu obtenir, c’était que l’appel salvateur avait été passé depuis le Japon. À n’y rien comprendre…S’il y avait un bon côté à cet épisode effroyable, c’était qu’il bouclait son mensonge. La police écossaise et le FBI tenaient leur coupable. L’enquête conclut qu’il avait voulu finir son travail obsessionnel en traquant la seule rescapée de Kintra. Comme il avait succombé à l’assaut, Matthias Dwayne ne pouvait plus témoigner d’une version différente ni éclairer sur ses motivations. Il avait par ailleurs été identifié comme l
20 août 2020Au milieu de la nuit noire qui avait fini par emporter la douce chaleur de l’été, Isobel ressassait les mots de sa jumelle. Celle-ci trouvait Finngall tordu. Combien de personnes en viendraient à la même conclusion? La police, le couple Raven, l’ensemble des gens ayant prêté attention à cette affaire médiatisée… tous pouvaient faire ce même lien douloureusement erroné. Plus l’enquête piétinerait, plus cette solution paraîtrait évidente à adopter. Son ami avait choisi de lui être fidèle. En refusant de parler de ses facultés aux autorités, il sacrifiait son honneur, son avenir et son image. Son secret était préservé et en échange, la Rêveuse le jetait en pâture à l’opinion publique. À une époque où il était si facile de désacraliser une personnalité, qu’adviendra-t-il du jeune étudiant? Ordinaire, passif, il se ferait dévorer par ce monde qui ne voulait plus cacher ses prédateurs. Postée à sa fenêtre, Isobel respirait la fraîche odeur de la te
Elle reprit subitement conscience d’une bruyante inspiration. Une quinte de toux ébranla son corps lourd et amorphe, comme si ses veines étaient maintenant remplies de plomb. Elle avait froid et se sentait dénudée jusqu’à son âme. Sa vision, floue, mit une éternité à faire le point sur ce qui l’entourait. Un plafond blanc, des murs blancs, des draps blancs; un décor aveuglant. Dans ses bras décolorés étaient plantées des perfusions, ses index étaient enfoncés dans des capteurs. Elle étouffait. Lorsque ses gestes–trop–lents l’eurent débarrassée du masque à oxygène qui l’oppressait inutilement, son ouïe fut déchirée par les cris d’une machine.La jeune femme ouvrit la bouche, mais sa langue pesait des tonnes. Le «bip» strident l’empêchait de se concentrer pour fouiller sa mémoire. Elle avait oublié: que faisait-elle ici? La porte s’ouvrit à la volée, plusieurs personnes firent irruption dans la pièce; un ba
24 novembre 2019Chasser cette image de sa tête était impossible. Chaque fois qu’il fermait les yeux, Finngall revoyait les deux corps étendus l’un à côté de l’autre. Abigail, sa mine laiteuse et ses yeux ouverts, fixes, éteints. À ses côtés, une Isobel cloîtrée dans le silence, le visage et la jambe ensanglantés. De nuit comme de jour, cette vision le hantait. La douleur s’était incrustée jusque dans sa chair, la culpabilité acidifiait ses entrailles. «Il aurait dû insister», «il aurait dû la convaincre», voilà les reproches qu’il ne cessait de se faire. Il aurait pu la faire tout arrêter, il en avait eu les moyens. Si ce n’était en lui faisant entendre raison, il n’aurait eu qu’à crever les pneus de sa voiture, tout révéler à sa mère ou appeler la police. Maintenant qu’il était sorti de cette spirale infernale, il entrevoyait mille solutions. Mille occasions manquées de sauver son amie. Si elle en était là, c’était de sa faute. «Et pou
Où était-elle?Ses paupières étaient lourdes comme le plomb, son corps léger comme une plume. Dans sa poitrine, il n’y avait plus le moindre battement. Elle grelottait, son crâne était rempli de braises. Sa peau se hérissait au rythme des sueurs froides qui descendaient le long de son dos.Était-elle morte?Soudain, ses yeux sombres se rouvrirent. Elle n’était plus dans le manoir de Kintra. Elle se trouvait dans un espace gigantesque, infini, sans forme ni frontière. Il faisait nuit noire mais elle y voyait comme en plein jour. Tout autour d’elle flottaient des traînées de fumée blanchâtre, tels des spectres sans visage ni raison d’être. Parasitée par l’empathie, elle se sentit accablée d’un profond désespoir et d’une tristesse si intense que si elle devait la décrire, elle dirait qu’elle avait le goût de la mort. La jeune femme se redressa puis se mit sur ses pieds. Perdue, elle fit quelques pas hasardeux dans ce paysage dém
21 novembre 2019«Kintra» était un terme gaélique signifiant «fin de la plage». Un nom extrêmement bien choisi pour ce minuscule village isolé d’à peine une quinzaine d’habitants. Aménagé pour que les chalets pittoresques alignés le long de la plage co-existent avec la variation des marées, il était fendu d’une route non pavée qui le traversait avec impatience. Isobel avait l’impression qu’une fois ressortie du hameau, elle ne rencontrerait que des contrées sauvages encore inexplorées par l’Homme. Le paysage était magnifique, incarnation typique du charme de son pays. La grisaille et la brume ne faisaient que sublimer les reliefs irréguliers de sable, de pierre ou de verdure. Ce n’était pas étonnant qu’une famille aisée du nouveau-monde ait cherché ici la tranquillité du vieux continent. Les deux amis se garèrent à proximité d’une grande habitation de plain-pied aux airs de gîtes saisonniers. La voiture souffla de soulagement, troublant la q
21 novembre 2019Après s’être rincé le visage et avoir mis fin au saignement de son nez, Isobel réalisa qu’elle était seule. Son téléphone indiquait dix heures passées, mais il régnait dans l’appartement un lourd et anormal silence. Elle se remémora la dispute de la veille, un tiraillement douloureux lui froissa l’intérieur du cœur. L’ombre de la colère était toujours là alors que les mots de Finngall résonnaient en écho dans son crâne, mais une sensation proche du désespoir lui écrasa les épaules. Elle résista à l’acide qui lui piquait les yeux et appela son ami à haute voix. Aucune réponse. Nouvelle tentative, même résultat. Il était visiblement parti. La jeune femme se persuada que s’il n’était pas capable de comprendre son investissement dans cette cause, alors c’était pour le mieux. Au moins, les clefs de sa voiture étaient toujours sur la table du salon. Elle trouverait où était le manoir Spencer et elle irait chercher Lily. Programme simplissime en théorie.
Isobel cligna des yeux; elle était de retour. Sa tête lourde tourna au ralenti vers son ami figé dans une expression d’attente. En voyant qu’elle se passait une main sur le front sans ouvrir la bouche, Finngall s’impatienta et rompit le silence:—Ça ne va pas? Tu ne la trouves toujours pas?Lorsqu’elle se projetait, le temps–à condition qu’on puisse parler d’une telle notion–ne s’écoulait pas à la même vitesse que dans le monde de l’éveil. Pour son complice, elle ne devait avoir fermé les paupières qu’une poignée de minutes. La jeune femme se pencha pour attraper la bouteille d’eau posée aux pieds de sa chaise. Ses mains tremblaient en la décapuchonnant, elle avait la nausée. Son bras pesait trois tonnes, elle ne parvint jamais à le mener jusqu’à sa bouche.—Je sais qui est Abigail…, souffla-t-elle dans un murmure.—Ok… qui? On peut la trouver?
Une fois de retour dans leur appartement de location, Isobel s’était isolée sans dire un mot. La curiosité était plus forte que sa réserve et elle avait l’indicible sentiment que ce carnet lui était destiné. Débarrassée de son manteau et de ses chaussures, elle avait pris place en tailleur sur son lit pour feuilleter le récit de Lily. Le rendez-vous n’avait rien donné, car le directeur refusait, au nom du secret professionnel, de divulguer le nom des autres mères ayant accouché ce jour-là. En enquêtant directement auprès du personnel, l’étudiante n’avait pas eu plus de succès et une sage-femme l’avait même accusée de discréditer leur travail. Elle avait alors songé à engager des démarches judiciaires, pour aller au bout de la vérité sous l’égide officielle de la justice, mais les honoraires d’avocat étaient bien au-dessus de ce qu’elle pouvait se payer. La disparue avait même souscrit à certains de ces programmes qui proposent des analyses du patrimoine génétique. Ceux-ci pouvai