Chapitre XIIUne plume portée par les ventsLa forteresse de Palwite rapetissait jusqu’à se confondre avec le trait de côte. Seul demeurait visible l’abdomen du frelon, la proéminence qui donnait à ces rivages leur silhouette caractéristique. La Fierté filait, portée par une belle brise d’Ouest, creusant à chaque minute l’écart avec nos poursuivants. J’en aurais éprouvé du soulagement si Nortenam n’avait pas été entre leurs mains, dans l’attente d’un sort que je n’osais imaginer. Les Aërlydes passaient pour des gens civilisés, traitant leurs prisonniers dans le respect des lois. Les annales rappelaient néanmoins quelques taches sur cette image idyllique. Dès lors que le terme Prophète était prononcé, les Éthérés semblaient perdre leurs manières policées.— Arrête de bayer aux corneilles, face d’ange, et va briquer le pont.Je n’avais plus l’habitude de recevoir des ordres, enc
Chapitre XIIIUn seul ÊtreNous partîmes au petit matin avec pour seul bagage nos affaires indispensables. Tobiane et moi commençâmes à tirer la barque à l›abri des intempéries et d’éventuelles bêtes trop curieuses.— Inutile, lança Ovidenam sans donner plus d’explications. Nous terminions juste nos paquetages lorsqu’il ordonna le départ.Je pensais la tanière de l’ermite proche, mes illusions s’effilochèrent passée la deuxième heure. Ce n’est qu’à la mi-journée que j’osai demander si nous approchions.— Chaque pas davantage, se contenta-t-il de répondre.Des ombres se faufilaient autour de nous, certaines effrayées par les bruits de pas, d’autres avidement intéressées par ces visiteurs inhabituels. Aucune créature pourtant n’osa approcher. Nous les entendions gronder et feuler, frustrées de devoir laisser partir des proies si tentan
Chapitre XIVLa flèche et l’épée— Que vais-je faire maintenant, Okavün ?Pensif, Vänesine caressait du bout du pouce les runes gravées dans le bois d’if de son arc, comme pour s’en approprier la moindre anfractuosité. Fidèle compagnon, il en connaissait chacune des aspérités, chacun des défauts exploités par l’artisan pour en retirer les qualités exceptionnelles qui contribuèrent à sa renommée. Okavün, l’arc taillé dans le bois de l’Arbre-Mère, un mythe que Vänesine se gardait bien de démentir.Enfant déjà, Vänesine était un garçon secret qui prenait rarement position, systématiquement rangé derrière son ami Nisfyl. Il ne me parla jamais de ces jours qui décidèrent de son avenir et de celui de tant d’autres ; je ne connus les détails que par Törize à qui l’archer s’était confié.Les soldats aërs débarquèrent à Folivröde le lendemain de ma fuite.
Chapitre XVCes hommes qui voulaient décrocher les étoilesLa barque glissait sans bruit sous la Branche de Palwite, propulsée de mains fermes par les quatre rameurs. Les mousses accrochées sur l’écorce à quelques coudées seulement de l’embarcation se fondaient en une masse d’un noir profond qui tranchait avec l’obscurité bleutée de la nuit. Les bords du Rameaux dessinaient deux lignes bleu marine, deux horizons suspendus au-dessus des têtes des quatre guerriers. Machinalement, Nisfyl avait dénoué le col de sa chemise tandis que ses respirations se faisaient plus amples. Naviguer sous une Branche donnait cette impression désagréable que procure un plafond trop bas. L’appréhension irrationnelle de voir brusquement chuter le Rameau s’insinue en nous et persiste malgré les efforts de notre raison pour chasser cette illusion.Vänesine ne se souciait pas de l’Arbre-Mère, si près pourtant qu’il aurait pu en effle
Chapitre XVICeux qui décidentImolien tournoyait autour de moi comme un papillon intrigué. L’image peut paraître étrange lorsque l’on sait que le Monde Intermédiaire est dépourvu d’espace et que le temps y suit un cours tantôt lancinant, tantôt tumultueux. Les pensées et les sentiments s’y matérialisent pourtant, au point de les voir et de les toucher. Ainsi, son esprit virevoltait pour m’observer sous tous les angles, fouiner derrière mes ambitions, puis creuser mes blessures cachées sans la moindre pudeur.Une biche qui n’a jamais connu de prédateur ignore la fuite. Il en allait de même pour moi qui n’avais jamais subi ce genre d’agression dans ce monde où jusqu’alors, j’étais seule résidente. Imolien pillait mon âme sans que je puisse lui résister, un jeu si facile qu’il finit par se lasser. Par déception plus que par compassion, il rendit son verdict qui, malgré le ton désabusé un brin condescendant, m
Chapitre XVIILes six chevaliersNous arrivâmes en vue de Jivude au bout d’une semaine et demie de voyage. La cité n’avait guère changé depuis mon départ : une ville basse aux toits d’ardoise, cerclée de murailles, entourait la citadelle du Seigneur Suwamon, protégée derrière sa seconde et troisième ligne de remparts. Le plus frappant pour l’étranger nouvellement arrivé, étaient les mille colonnes de fumée qui s’élevaient chacune d’une cheminée. Le phénomène impressionnait surtout en hiver ou comme ce jour-là, par un printemps rigoureux. Jivude méritait son surnom de cité rebelle, la seule qui tolérait l’usage de l’Incandescent en l’absence de prêtre pour le surveiller. Une hérésie qui en agaçait plus d’un jusque dans les Îles des Vents.L’Insaisissable s’amarra dans le port de Jivude, aux côtés d’immenses galères et de navires aux voiles repliées, pareils aux cygnes majestueux nageant sur un lac tranquille
Chapitre XVIIIChasse à l’hommeImolien Nevalöd se terrait dans une cabane isolée au milieu de pâturages montagnards. Usant du regard de l’Arbre-Mère, je le surprenais en plein repas et le voyais terminer un fromage affiné de plusieurs mois, sans soupçonner être épié par sa rivale. Nous étions si près l’un de l’autre que j’aurais pu lui trancher la gorge d’un simple geste si toutefois mon corps avait accompagné mon âme par-delà les Branches.La bâtisse de berger ne possédait qu’un lit, la paille encore déformée par la nuit passée. Chaque recoin de la baraque portait l’empreinte de son occupant, là de la viande en train de sécher, ici des outils bien affûtés. Les rares affaires d’Imolien s’entassaient à côté du sommier, à peine déballées, une immense claymore à portée de main contre le mur, la lame rangée dans son fourreau. Le Muwide habitait les murs depuis plusieurs semaines mais se tenait prêt au départ à
Chapitre XIXLe chant du BourgeonVänesine et Tilysëd ouvraient la marche à un rythme soutenu, débroussaillant le chemin à grands coups de fauchons. Les Aërlydes nous devançaient d’une journée dans la poursuite d’Imolien, curieuse course où proies et chasseurs se confondaient, pressés d’en découdre. Nortenam surveillait nos arrières sans perdre une miette des explications que je donnais à Törize, Nisfyl et Tobiane restés au centre.— Contrairement à ce que nous avions toujours cru, mon frère Inasu-Nöwemon n’est pas un enfant chéri. Sans doute Eseï l’a-t-il espéré lorsqu’il l’a pris sous son aile, hélas mon jumeau n’a pas hérité de mon don. Du moins, pas dans sa totalité. Sa sensibilité envers l’Arbre-Mère dépasse celle d’un être humain ordinaire. Je pense qu’il entend les Sèves à sa manière et qu’il possède des pouvoirs supérieurs à ceux des chamans. En particulier, il lui est tout à fait possible de me ble
Chapitre XXVIIIOsukateïL’été chauffait les murailles de Jivude lorsque nous revînmes de notre expédition, victorieux certes, mais débiteurs du Seigneur Suwamon qui, s’il ne le savait pas encore, ne reverrait plus son aîné, offert en tribut à notre quête insensée. Nous avions eu tout le chemin du retour pour ruminer la légitimité du prix payé. Je doutais pour ma part qu’il fut à ce point justifié.Avant le départ de la grotte de la déesse nous avions récupéré le corps de Nisfyl, ramené par le Sans-Visage Nëjose, ainsi que ceux des Aërlydes restés dans l’antichambre d’Okateï. Alignés aux côtés de ceux de Nortenam et de mon frère sur le pont de la galère empruntée à nos captifs, eux aussi du voyage quoique logés aux cachots, les visages cireux des défunts questionnèrent des jours durant notre conscience, tantôt pour l’apaiser et nous convaincre que nous avions agi au mieux, tantôt pour aviver nos remords. Le
Chapitre XXVIILe choix de la déesseNous arrivâmes en vue du nœud originel de la Sixième Branche trois jours après avoir quitté Imolien et Nortenam. Au loin, perdus dans la pénombre, se dessinaient les contours du Tronc de la Ramure Orientale, structure massive et boursoufflée tel un tubercule tortueux plissé sous le poids des années, d’où partaient les douze Branches de l’Est ainsi qu’une multitude de rameaux immatures. En ce lieu où l’on approchait du pied originel de l’Arbre-Mère, le Tronc n’était pas vertical comme celui d’un chêne fièrement dressé, il dessinait un tracé noueux qui s’élevait parfois haut vers le ciel avant de plonger pour trouver appui au sol. Il s’éparpillait dans une direction puis une autre pour finalement couvrir à lui seul un quart de notre monde. Le reste était accaparé par ses consœurs, les Ramures Occidentale, Méridionale et Septentrionale.Nous nous serions volontiers extasiés
Chapitre XXVILes âmes perduesJe marchais mécaniquement dans des ténèbres insondables sans aucun support sous mes pieds. Je n’avais ni chaud, ni froid ; je flottais dans un univers affranchi de sensations physiques. Les derniers liens qui me rattachaient à mon corps demeuré dans le monde extérieur avaient été rompus, et avec eux, mes espoirs de retour.Plus je m’enfonçais dans les Limbes, plus je comprenais que je n’arriverais pas à en sortir. Le Mangeur d’Âme m’avait prévenue, j’avais été trop fière pour l’écouter et me retrouvais piégée de mon propre fait. Je ne me souciais pas encore de ma situation critique, mon orgueil me poussait assurément vers l’avant. J’aurais préféré mourir en silence plutôt que de reconnaître mes torts auprès du démon que je gardais en moi. Une autre force pourtant, bien plus puissante, me soutenait dans cette épreuve. Mon objectif : Nisfyl. Mes pensées se focalisaient vers lui
Chapitre XXVL’offre du démon— Dépêchons-nous. Nëjose ne doit pas être très loin, il nous conduira au Mangeur d’Âme.Je me précipitai vers Tobiane pour l’aider à couvrir le corps de Nisfyl dans une cape afin de le charger sur le dos de son renard. Nous protégerions le corps de Nisfyl jusqu’au retour de son esprit, cette résolution durcie dans l’instant tel un acier trempé guidait chacun de mes gestes tendus par l’urgence. Tandis que je me démenais avec Tobiane et Vänesine, je réalisai peu à peu que ni Imolien ni Nortenam ne participaient à l’effort commun.— Qu’attendez-vous ?— Ne vous laissez pas prendre au piège, dame Luwise, déclara Imolien. Le Mangeur d’Âme a tué Nisfyl. Vos efforts pour le sauver sont voués à vous condamner, à finir prisonnière du démon.— Quand bien même Nisfyl aurait une chance d’être sauvé, ajou
Chapitre XXIVConseil au milieu des fleursLa périphérie des Enténébrés recèle nombre de forêts ténébreuses, de landes grises et de marais putrides. La quasi-absence de feuilles-miroirs plonge ces marges dans un crépuscule éternel qui éteint la joie dans les cœurs enthousiastes. Ces régions sont peuplées de créatures de cauchemars, gardiens impitoyables, jaloux de leurs territoires et prompts à punir de mort les audacieux voyageurs. Ces images véhiculées depuis des lustres par les contes et les soldats des frontières figurent en bonne place sur les tapisseries et les peintures ornant les châteaux et demeures des érudits. Il s’agit pourtant là d’un portrait incomplet des Rameaux Oubliés. Une part au moins des téméraires marchands en commerce avec les royaumes muwides connaissent la seconde face de la réalité, plus nuancée, loin des canons horrifiques que nous aimons associer aux Enténébrés. Sans doute trouvent-ils intérêt à la garde
Chapitre XXIIIUn vestige d’humanitéLe reptile volant fondit sur Tilysëd, gueule béante et ailes repliées avec la farouche volonté de gober le menu fretin aux délicieux effluves de peur. Isolé du groupe avec pour seuls compagnons Nortenam et Imolien, qui venaient de perdre mystérieusement connaissance, le chevalier se planta entre les corps assoupis, une lame poisseuse en garde haute contre l’attaque venue du ciel. L’âcre bouquet des tripes fumantes de deux démons éventrés par ses soins attirait leurs congénères affamés que le jeune homme se voyait forcé d’éconduire, arme au poing. Les skwirids s’étaient dispersés, le laissant seul avec sa lame pour protéger les corps inertes de ses frères d’arme, fussent-ils déjà morts.— Jivude arrêtera les Enténébrés ! psalmodiait-il à mi-voix.Hélas, les prières ne forgent pas toujours des sorts efficaces. Le nombre de guerriers tombés au champ
Chapitre XXIILe pont au-dessus de l’abîmeLe doigt de Tilysëd effleura le dos de ma main, déchaînant dans son sillage une tempête de sentiments confus qui paralysa mon cerveau le quart de seconde que dura le contact. Un bête jeu du hasard dû au dodelinement de nos renards tandis que nous chevauchions côte à côte. Un incident sans conséquence s’il ne s’était suivi d’un réflexe maladroit du jeune homme, une hardiesse qui frappa de tétanie le palpitant emprisonné dans ma poitrine. Du bout des doigts, Tilysëd pinça mon auriculaire sans vouloir le lâcher, dans une minuscule étreinte enflammée.Depuis quatre bonnes heures, nous remontions la sente sans une alerte et nos sens commençaient à s’émousser. Nous oubliions peu à peu où nous nous trouvions et reprenions les habitudes d’une banale patrouille, bavardant au gré de nos envies, un œil distrait aux menaces alentour. Tilysëd se glissa à mes côtés, l’occasion d
Chapitre XXIAu cœur de la nuitNous chevauchions en silence depuis le matin, nos sens en éveil et la garde de nos épées à portée de main. Le crépuscule avait succédé à l’aube sitôt franchie l’orée de la forêt enténébrée où les éclats du soleil mouraient en halos blafards d’un bleu presque noir. Les limbes des feuilles-miroirs, autrefois fiers et étincelants comme autant d’étoiles rayonnantes en plein jour, se paraient ici d’une peau rachitique et fripée de vieillard, tachetée d’innombrables auréoles ocre laissées par l’Asiwitil, la maladie cause de leur déclin. Privés de ces réflecteurs indispensables à leur survie, les grands arbres mouraient feuille après feuille, ne laissant que des troncs en guise de sépulcres. Des arbrisseaux vivotant veillaient leurs dépouilles sans se soucier du drap de mousse et de lichen qui les enveloppaient lentement. Une odeur de pourriture accompagnait l’ensemble du tableau. Les miasmes ambiants infil
Chapitre XXLe mur du crépusculeLorsque nous arrivâmes au pied de la grotte d’Imolien, le sous-bois ne résonnait plus que des chants de rossignols et de l’appel lointain d’un coucou. Des entailles dans les troncs d’arbres, des flèches brisées et des éclaboussures sanguinolentes éparpillées de-ci de-là témoignaient d’un affrontement récent, mais aucune ombre de combattants. Nous dûmes nous pencher par-dessus un ravin pour découvrir le premier cadavre d’un fantassin aër, l’un des rares abandonnés sur place. Un examen attentif nous apprit en effet que plusieurs corps, des morts ou des blessés, avaient été emportés au moment du départ des Éthérés.Alors que nous cherchions le reste de notre équipe, Vänesine tomba sur nous en courant, une gourde à la main. Il manqua de nous percuter, s’excusa en un mot et s’engouffra dans la grotte sans plus de formalité. Nous le suivîmes, inquiets de son empressement, et décou