Chapitre IILa guerre conjugaleUne dizaine d’hommes amarrèrent le vaisseau dans la crique de Folivröde tandis qu’une barque volante était apprêtée pour débarquer l’équipage. Faute d’un éperon et d’un port digne de ce nom, loin d’être la priorité du jeune royaume, accoster en ces lieux offrait donc toujours un spectacle épique. Nous observions la manœuvre depuis le donjon avec amertume. Parmi ces nouveaux arrivants se trouvait Olien Shifunada, mon promis.— D’après toi, lequel est-ce ? demanda Vänesine à Nisfyl. Je parierais sur le bouffi.— Les Sages de la Dixième Branche n’auraient pas osé. Cet Olien sera le représentant de leur Lignée, il doit avoir une certaine allure.— Dommage, j’aurais pris un malin plaisir à railler un roitelet disgracieux.— Je te promets mille raisons de le moquer, assurai-je. En attendant, allons les accue
Chapitre IIILes ambassadeurs aërsAu printemps suivant, la campagne de Folivröde se para d’une robe verdoyante constellée de touches jaunes et blanches. Ces prés masquaient sous une fine couche de sol l’écorce de la Branche, fragile ouvrage de la nature qu’un seul troupeau aurait suffi à anéantir ; l’agriculture demeurait un lointain rêve. Néanmoins chaque matin, je montais en haut du donjon malgré le froid de l’hiver qui tardait à s’éloigner et me prenais à rêver en admirant la beauté de mon domaine, les joues caressées par le vent.À l’ouest, le rideau diaphane de la cascade nourrissait un nuage emporté par la brise vers l’océan des vents. Des collines, visibles à travers l’arche de teck, bloquaient l’horizon en direction de Palwite, horizon où se perdait le jeune sentier serpentant entre les monts et les vallons, fine trace qui me ramenait en rêverie vers la cité de mon père. Vers l’orient, la pointe du
Chapitre IVLa menace sous nos piedsSärkor naquit au sixième jour du mois de Floraison. Ce fut une grande fête à travers la cité durant laquelle Nisfyl oublia son rang l’espace d’une journée. La mère et l’enfant se portaient à merveille, le bébé paraissait robuste comme son père, sans se départir du charme de Lujin. Nisfyl louait sans cesse les mérites de son fils dont le seul talent tenait dans la puissance de son braillement.— Avec un tel organe, lança Vänesine, il repoussera n’importe quelle armée.Son ami prit la pique pour un compliment et enlaça l’archer jusqu’à l’étouffer. Cette effusion eut un effet secondaire : Vänesine ne taquina plus jamais Nisfyl au sujet de son fils.Särkor appartenait à la première génération née sur le sol de Folivröde. Le palais s’emplissait depuis le début du printemps de pleurs d’enfants qui, malgré leur côté insupp
Chapitre VLe testament de Luwaly— Voici la lettre.La jeune fille me tendit le document que je parcourus rapidement. Les caractères étaient courbés sous une écriture pressée, les traits s’étiraient plus que nécessaire et les points étaient parfois à peine marqués. Par endroits, la plume avait frôlé le papier avant de continuer sa course effrénée, ne laissant qu’une griffe noire à peine visible. La tension de la rédaction transpirait à travers l’encre, la seule vue du texte donnait le frisson. Je n’avais pas encore lu le contenu que je reposai la feuille.Comme je relevai les yeux vers la visiteuse, son visage me troubla. La ressemblance frappante ramenait à la surface de vieux souvenirs encore douloureux.— C’est bien l’écriture de votre sœur. Les derniers mots de Luwaly…Je tendis un litayel, un sabre de bois, à
Chapitre VIL’anniversaire de FolivrödeNous approchions du mois de Labour. Les travaux du temple du longicorne prenaient des retards chargés d’accidents tragiques, des complications qui entretenaient le doute sur la faisabilité d’une construction suspendue au-dessus du vide. Heureusement arrivait un évènement festif à même de balayer le pessimisme ambiant : le premier anniversaire de Folivröde.Une foire avait été montée en bordure de la ville où ménestrels et gitans rivalisaient pour divertir les colons en échange de quelques tuiles de palissandre. Bière et hypocras coulaient à profusion dans des échoppes de toiles bondées de clients venus parfois de Tilsabily, la cité en amont de Palwite à plus d’une semaine de voyage. Les servantes encombrées de plateaux débordant de victuailles offraient un spectacle de contorsionnistes dont les prouesses n’avaient rien à envier aux saltimbanques. Les festivités étaien
Chapitre VIILe second prétendantUne flottille de barques volantes encadrait notre vaisseau amiral, un cotre offert par la Lignée pour protéger le sanctuaire du longicorne. Aussi dérisoire qu’il fut pour notre défense, ce faible navire représentait une force inespérée pour une bourgade de la canopée. À titre de comparaison, Palwite ne possédait à cette époque aucun bâtiment digne de ce nom.Les archers de Folivröde avaient été déployés sur les frêles esquifs, leurs arcs pointés sur l’entrée du temple en construction. Un canot chargé de chevaliers menés par Nisfyl approchait du chantier occupé par la dizaine de lanciers de garde, un barrage insuffisant face à la furie surgie au petit matin.Nisfyl débarqua, la lame hors de son fourreau, emporté par une fureur mal maîtrisée. Le bâtiment extérieur, des salles inachevées ouvertes aux quatre vents, fut rapidement sécurisé. Nisfyl y post
Chapitre VIIIPar delà les mots— Ce temple est un fardeau qu’il ne faut pas abandonner au seul motif qu’il nous embarrasse. Okateï a été blessée par le longicorne, à nous désormais de protéger cette plaie béante. Les récents incidents ont montré que la sécurité du sanctuaire est insuffisante. Nous devons y remédier.L’argumentaire de Tilydöl devant le conseil des officiers était éloquent et implacable. Nous avions péché par optimisme en raison de l’emplacement de la caverne prétendument inexpugnable. Quatre soldats avaient payé cher cette négligence.— Quelles sont vos recommandations ? demandai-je.— Les travaux doivent porter en priorité sur les portes intérieures…— Qui ne seront livrées que dans un mois, rappela Nortenam.— Je ne l’ai pas oublié. Je propose donc de murer la salle de la paroi
Chapitre IXLes enfants chérisOlien me fixait d’un œil sévère. L’air suspicieux, il prêtait attention à chacune de mes manies pour deviner le fond de ma pensée. En courtisan expérimenté, lire les sens cachés derrière de simples gestes lui était aussi naturel que pouvait l’être pour moi une feinte de quarte, suivie d’un enveloppement et d’une touche en octave. Un doigt accusateur s’empara de la pièce accompagné d’un sourire narquois. Son rire vainqueur m’arracha une grimace d’amertume.— Échec !J’examinai le plateau avec le vain espoir d’une échappatoire. Chaque issue était verrouillée, ici un fou, là un cavalier, et un malheureux pion pour menacer mon roi. Aucune solution : deux tours au plus et j’étais mat.— Bravo. Tu as gagné… une nouvelle fois.— Ce fut de rude lutte, comme toujours. Quoique je vous ai sentie distraite. Q
Chapitre XXVIIIOsukateïL’été chauffait les murailles de Jivude lorsque nous revînmes de notre expédition, victorieux certes, mais débiteurs du Seigneur Suwamon qui, s’il ne le savait pas encore, ne reverrait plus son aîné, offert en tribut à notre quête insensée. Nous avions eu tout le chemin du retour pour ruminer la légitimité du prix payé. Je doutais pour ma part qu’il fut à ce point justifié.Avant le départ de la grotte de la déesse nous avions récupéré le corps de Nisfyl, ramené par le Sans-Visage Nëjose, ainsi que ceux des Aërlydes restés dans l’antichambre d’Okateï. Alignés aux côtés de ceux de Nortenam et de mon frère sur le pont de la galère empruntée à nos captifs, eux aussi du voyage quoique logés aux cachots, les visages cireux des défunts questionnèrent des jours durant notre conscience, tantôt pour l’apaiser et nous convaincre que nous avions agi au mieux, tantôt pour aviver nos remords. Le
Chapitre XXVIILe choix de la déesseNous arrivâmes en vue du nœud originel de la Sixième Branche trois jours après avoir quitté Imolien et Nortenam. Au loin, perdus dans la pénombre, se dessinaient les contours du Tronc de la Ramure Orientale, structure massive et boursoufflée tel un tubercule tortueux plissé sous le poids des années, d’où partaient les douze Branches de l’Est ainsi qu’une multitude de rameaux immatures. En ce lieu où l’on approchait du pied originel de l’Arbre-Mère, le Tronc n’était pas vertical comme celui d’un chêne fièrement dressé, il dessinait un tracé noueux qui s’élevait parfois haut vers le ciel avant de plonger pour trouver appui au sol. Il s’éparpillait dans une direction puis une autre pour finalement couvrir à lui seul un quart de notre monde. Le reste était accaparé par ses consœurs, les Ramures Occidentale, Méridionale et Septentrionale.Nous nous serions volontiers extasiés
Chapitre XXVILes âmes perduesJe marchais mécaniquement dans des ténèbres insondables sans aucun support sous mes pieds. Je n’avais ni chaud, ni froid ; je flottais dans un univers affranchi de sensations physiques. Les derniers liens qui me rattachaient à mon corps demeuré dans le monde extérieur avaient été rompus, et avec eux, mes espoirs de retour.Plus je m’enfonçais dans les Limbes, plus je comprenais que je n’arriverais pas à en sortir. Le Mangeur d’Âme m’avait prévenue, j’avais été trop fière pour l’écouter et me retrouvais piégée de mon propre fait. Je ne me souciais pas encore de ma situation critique, mon orgueil me poussait assurément vers l’avant. J’aurais préféré mourir en silence plutôt que de reconnaître mes torts auprès du démon que je gardais en moi. Une autre force pourtant, bien plus puissante, me soutenait dans cette épreuve. Mon objectif : Nisfyl. Mes pensées se focalisaient vers lui
Chapitre XXVL’offre du démon— Dépêchons-nous. Nëjose ne doit pas être très loin, il nous conduira au Mangeur d’Âme.Je me précipitai vers Tobiane pour l’aider à couvrir le corps de Nisfyl dans une cape afin de le charger sur le dos de son renard. Nous protégerions le corps de Nisfyl jusqu’au retour de son esprit, cette résolution durcie dans l’instant tel un acier trempé guidait chacun de mes gestes tendus par l’urgence. Tandis que je me démenais avec Tobiane et Vänesine, je réalisai peu à peu que ni Imolien ni Nortenam ne participaient à l’effort commun.— Qu’attendez-vous ?— Ne vous laissez pas prendre au piège, dame Luwise, déclara Imolien. Le Mangeur d’Âme a tué Nisfyl. Vos efforts pour le sauver sont voués à vous condamner, à finir prisonnière du démon.— Quand bien même Nisfyl aurait une chance d’être sauvé, ajou
Chapitre XXIVConseil au milieu des fleursLa périphérie des Enténébrés recèle nombre de forêts ténébreuses, de landes grises et de marais putrides. La quasi-absence de feuilles-miroirs plonge ces marges dans un crépuscule éternel qui éteint la joie dans les cœurs enthousiastes. Ces régions sont peuplées de créatures de cauchemars, gardiens impitoyables, jaloux de leurs territoires et prompts à punir de mort les audacieux voyageurs. Ces images véhiculées depuis des lustres par les contes et les soldats des frontières figurent en bonne place sur les tapisseries et les peintures ornant les châteaux et demeures des érudits. Il s’agit pourtant là d’un portrait incomplet des Rameaux Oubliés. Une part au moins des téméraires marchands en commerce avec les royaumes muwides connaissent la seconde face de la réalité, plus nuancée, loin des canons horrifiques que nous aimons associer aux Enténébrés. Sans doute trouvent-ils intérêt à la garde
Chapitre XXIIIUn vestige d’humanitéLe reptile volant fondit sur Tilysëd, gueule béante et ailes repliées avec la farouche volonté de gober le menu fretin aux délicieux effluves de peur. Isolé du groupe avec pour seuls compagnons Nortenam et Imolien, qui venaient de perdre mystérieusement connaissance, le chevalier se planta entre les corps assoupis, une lame poisseuse en garde haute contre l’attaque venue du ciel. L’âcre bouquet des tripes fumantes de deux démons éventrés par ses soins attirait leurs congénères affamés que le jeune homme se voyait forcé d’éconduire, arme au poing. Les skwirids s’étaient dispersés, le laissant seul avec sa lame pour protéger les corps inertes de ses frères d’arme, fussent-ils déjà morts.— Jivude arrêtera les Enténébrés ! psalmodiait-il à mi-voix.Hélas, les prières ne forgent pas toujours des sorts efficaces. Le nombre de guerriers tombés au champ
Chapitre XXIILe pont au-dessus de l’abîmeLe doigt de Tilysëd effleura le dos de ma main, déchaînant dans son sillage une tempête de sentiments confus qui paralysa mon cerveau le quart de seconde que dura le contact. Un bête jeu du hasard dû au dodelinement de nos renards tandis que nous chevauchions côte à côte. Un incident sans conséquence s’il ne s’était suivi d’un réflexe maladroit du jeune homme, une hardiesse qui frappa de tétanie le palpitant emprisonné dans ma poitrine. Du bout des doigts, Tilysëd pinça mon auriculaire sans vouloir le lâcher, dans une minuscule étreinte enflammée.Depuis quatre bonnes heures, nous remontions la sente sans une alerte et nos sens commençaient à s’émousser. Nous oubliions peu à peu où nous nous trouvions et reprenions les habitudes d’une banale patrouille, bavardant au gré de nos envies, un œil distrait aux menaces alentour. Tilysëd se glissa à mes côtés, l’occasion d
Chapitre XXIAu cœur de la nuitNous chevauchions en silence depuis le matin, nos sens en éveil et la garde de nos épées à portée de main. Le crépuscule avait succédé à l’aube sitôt franchie l’orée de la forêt enténébrée où les éclats du soleil mouraient en halos blafards d’un bleu presque noir. Les limbes des feuilles-miroirs, autrefois fiers et étincelants comme autant d’étoiles rayonnantes en plein jour, se paraient ici d’une peau rachitique et fripée de vieillard, tachetée d’innombrables auréoles ocre laissées par l’Asiwitil, la maladie cause de leur déclin. Privés de ces réflecteurs indispensables à leur survie, les grands arbres mouraient feuille après feuille, ne laissant que des troncs en guise de sépulcres. Des arbrisseaux vivotant veillaient leurs dépouilles sans se soucier du drap de mousse et de lichen qui les enveloppaient lentement. Une odeur de pourriture accompagnait l’ensemble du tableau. Les miasmes ambiants infil
Chapitre XXLe mur du crépusculeLorsque nous arrivâmes au pied de la grotte d’Imolien, le sous-bois ne résonnait plus que des chants de rossignols et de l’appel lointain d’un coucou. Des entailles dans les troncs d’arbres, des flèches brisées et des éclaboussures sanguinolentes éparpillées de-ci de-là témoignaient d’un affrontement récent, mais aucune ombre de combattants. Nous dûmes nous pencher par-dessus un ravin pour découvrir le premier cadavre d’un fantassin aër, l’un des rares abandonnés sur place. Un examen attentif nous apprit en effet que plusieurs corps, des morts ou des blessés, avaient été emportés au moment du départ des Éthérés.Alors que nous cherchions le reste de notre équipe, Vänesine tomba sur nous en courant, une gourde à la main. Il manqua de nous percuter, s’excusa en un mot et s’engouffra dans la grotte sans plus de formalité. Nous le suivîmes, inquiets de son empressement, et décou