Ida Kalda arriva au Bureau 09 le lundi vers 10 heures. Ça faisait vingt neuf heures qu’elle n’avait pas dormi ni changé de fringues. Elle passa rapidement à son appartement prendre une douche et enfiler des affaires qui sentaient le frais avant de rejoindre Claude Santoro qui, debout au milieu du Centac, visionnait et revisionnait les centaines d’heures d’images dont le service disposait.—Colonel.—Capitaine.Depuis la veille à 5h10, c’était la panique au bureau : trois agents étaient morts. Prax, dans le coma, était sous surveillance permanente à l’Hôpital Américain de Neuilly sans que personne ne sache s’il allait s’en sortir ou pas, ni avec quelles séquelles physiques ou mentales.Et toutes les cibles prioritaires s’étaient volatilisées.Et pour couronner le tout, le jeune Stanis
Quand Stan rejoignit l’équipe dans la cuisine, au moins vingt minutes plus tard – étant resté indécis dans le jardin, marchant à droite et à gauche jusqu’à ce qu’il comprenne qu’un retour chez lui mettrait sûrement en danger ses parents, Bibi et tous les gens qu’il aimait –, l’effervescence les animait tous.Au moins vingt téléphones jetables posés sur le bar étaient utilisés à la chaîne pour passer des appels courts et codés. Comme tous ceux qui ne voulaient pas être repérés, les téléphones étaient brisés après un seul appel et jetés dans un sac-poubelle spécial qui démagnétisait les puces, les circuits électroniques et les batteries.Chacun semblait connaître son rôle.On parlait de Jersey, de jet privé, du Nevada, des frontières, de Transits.—Ils vont localiser la borne d’appel 4G qu’on utilise dans peu de temps, dit Théo
Ida Kalda décida pour ne pas tourner folle dingue d’alterner une heure d’étude d’un dossier d’un employé du Bureau 09, suivie d’une heure consacrée à la recherche d’infos sur Stanislas Kross, en réservant son heure de déjeuner pour dicter depuis le salon de son appartement son rapport sur l’enquête de la ruelle.Elle avait tellement peu dormi que parfois, sur la table tactile du Centrac, dont la salle entière lui était totalement réservée, il lui arrivait de voir les caractères se dédoubler.Elle s’enfila sa dose de café hebdomadaire en une seule heure et tout en épluchant le passé des experts en tous genres qui bossaient dans l’énorme bureau derrière la vitre polarisée, elle élabora un questionnaire destiné à détecter les mensonges lors des entretiens qu’elle allait faire passer à tout le monde dès le lendemain matin.A midi, sur les rotules, elle commanda par l’interphone interne une p
Après douze heures de vol et malgré le confort inimaginable qu’on pouvait trouver dans un jet pour milliardaires, Stan dévala la passerelle pour s’étirer aussi fort que possible.Courbaturé de partout, complètement sonné par l’atterrissage, à la limite de gerber, tous les passagers de l’Entité semblaient comme lui.La cause : un atterrissage un peu olé-olé annoncé quelques secondes avant que l’avion ne touche le sol.— Les jeunes, dit le pilote d’une voix d’un calme totalement malhonnête, la piste étant plus courte que la distance dont nous avons besoin pour atterrir… beaucoup plus courte, je veux dire… nous vous demandons de bien vous caler dans vos sièges, la tête bien droite contre vos appui-têtes. Et de vous accrocher.Effectivement, le jet freina tellement fort après avoir touché la piste presque en chute libre, les roues rebondissant sur elles-mêmes à trois
Une fois fait le tour de l’énorme et longue bâtisse blanche bouillie par le soleil, ils se retrouvèrent sur une rue qui traversait le désert de l’horizon à l’horizon. Le sable recouvrait les plaques d’asphalte qu’on ne devinait qu’à peine.A droite, il y avait quelques baraques cossues, aménagées et verdoyantes, juste derrière une station-service des années cinquante, avec de vieilles pompes à main tellement poussiéreuses qu’on ne pouvait plus rien lire de ce qui était écrit dessus.La station, ouverte aux quatre vents, était abandonnée depuis des dizaines d’années. Les mauvaises herbes avaient fini par grignoter toute cette ruine à moitié fondue par le soleil bouillant. Des carcasses de voitures pourrissaient sous une éolienne qui grinçait par à-coups. Le château d’eau à côté, tellement rouillé, semblait vouloir s’écraser sur le premier crétin qui donnerait un coup de pied dedans.Un pa
—Et voilà, les morveux ! hurla Théophile une fois qu’il eut ouvert un portail grillagé et rouillé. C’est votre terrain de jeux.Ils avaient remonté la rue sur deux cents mètres au-delà du hameau, dans le désert.Face à eux s’étendait, alignés par rangées à l’américaine, en pâtés de maisons rectilignes, plus de soixante mobil-homes, qui faisaient dans les 40 m² au moins chacun. Ils n’étaient ni trop vieux pour être pourris ni trop jeunes pour éviter quelques travaux.Certains Nefilims commençaient déjà à courir dans les travées sillonnant cette mini-ville entourée de grillage lorsque la baroque voix du boss ramena tout le monde dans le rang, à l’entrée.Il monta sur une caisse en bois et leva les bras.—Je veux que tout le monde soit attentif, je ne le dirai pas de
Santoro regarda les codes défiler à une vitesse folle sans y croire.Ida Kalda, de l’autre côté de la table, n’osait pas bouger d’un pouce, tétanisée par l’ambiance ténébreuse qui l’écrasait de partout.Les deux hommes en costume blanc qui encadraient son boss étaient plus qu’étranges. On aurait dit des jumeaux, chauves tous les deux, avec des yeux en amande sans qu’ils ne soient ni chinois, ni japonais, ni rien d’autre. Ils étaient un croisement improbable entre des sous-groupes ethniques de l’espèce humaine : traits aryens ayant une couleur de peau métissée, sans ride aucun – impossible de leur donner un âge –, aux lèvres fines mais au menton fort et renforcé par une fossette identique. Ida n’avait jamais vu d’êtres comme eux. On aurait pu penser qu’ils étaient le produit d’une expérience de laboratoire. Ils semblaient être l’expression exacte du mélange de tout ce que la terre comportait de mieux. Ils n’avaie
Sa mission n’est point de fixer les croyances en formulant les dogmes comme le Pape (arcane V) ; il ne s’adresse pas aux foules et ne se laisse approcher que par les chercheurs de vérité qui osent s’enfoncer jusque dans sa solitude. A eux, il se confie, après s’être assuré qu’ils sont capables de le comprendre, car le sage ne jette pas ses perles aux pourceaux.La clarté dont dispose le solitaire ne se borne pas, du reste, à éclairer les surfaces : elle pénètre, fouille et démasque l’intérieur des choses. (Le Tarot des Imagiers du Moyen- Age, édition Tchou, 1984, par Oswald Wirth, à propos de l’Arcane IX du Tarot : l’Ermite)Théophile monta en premier les marches en parpaing de son mobil-home rouge. Stan découvrit que tout avait déjà été nettoyé, rangé et que les affaires personnelles du chef de l’Entité se trouvaient déjà à leur place. Qui l’avait fait ? Mystère. Probablement avait-il transité dans les rêves de
Le Maître des Serpents – Jiingua, dans la langue de cette tribu d’Amazonie que l’occident n’avait pas encore découverte et qu’Abraham nommait les Amatrides –, s’approcha doucement du Boa emmêlé à la branche d’arbre.Il n’était qu’à cent mètres du village, pas plus.On entendait les enfants jouer et nager dans la rivière Iomitria, la rivière du Dieu Serpent. 400 kilomètres au sud, la rivière se noyait dans l’Amazone, mais aucun de ces indiens n’était jamais descendu jusque-là.Don Lapuana – peau blanche dans leur langue – n’était qu’à un mètre derrière Jiingua. Il plaçait chacun de ses pas dans ceux de l’Indien. Depuis deux ans qu’il était là, Don Lapuana avait appris leur dialecte et leur système d’écriture à base d’iconographies. Il avait trois femmes, une hutte, cinq enfants et on lui enseignait jour après jour la vie quotidienne de la tribu.Jiingua commença à incanter. C’était u
La punition due à celui qui s’égare, c’est de l’éclairer (Critias – Platon)La chambre forte était recouverte de plomb. De plaques de plomb épaisses d’au moins dix centimètres, scellées entre elles pour qu’aucune faille ni aucun trou ne puissent exister. Partout. Sur le sol, les murs, le plafond, la porte, partout.Les lumières arc-en-ciel se dispersèrent doucement, beaucoup plus lentement que d’habitude.Stan avait la bouche pâteuse. Il était complètement dans les choux, dans le flou, dans le vague. Cela n’avait rien d’un Transit habituel. C’était forcé.Théophile, en tenue militaire noire, des rangers reluisantes aux pieds qu’il avait dû cirer durant des heures jusqu’à pouvoir se mirer dedans, se tenait devant la porte, aussi sérieux qu’une peau de vache travaillée à la main par un tanneur trop vigoureux.Au niveau de son cœur, sur son
Stan s’éveilla doucement.Prisca, allongée, contre lui, dormait, son bras passé sur son torse. Ils étaient sur un matelas défoncé, dans une pièce sombre. Des planches clouées à la va-vite obstruaient les fenêtres. Des débris de sachets de bouffe gisaient partout par terre.Doucement, il se leva sans réveiller Prisca. Elle avait les yeux gonflés, elle avait dû pleurer beaucoup.A tâtons, il trouva une porte et l’ouvrit, encore un peu dans le coton. Tout le monde était là : Akihiro, Klauss, Tenebra, Oliver et Sorina. Ida etAntonio.Klauss vint le soutenir par l’épaule.—Ben mon gars, tu l’as joué super-héros sur ce coup-là. Ça va mieux ?—On est où ?—Ak
Le moteur du camion rugit dans l’aube naissante. Antonio avait bien sûr choisi de voler le camion sans remorque. Avec 660 chevaux sous le capot, un pare-buffle à écrabouiller un troupeau de mammouths en furie, un habitacle derrière les sièges pour vivre, dormir, manger, regarder la télé ou se connecter à Internet avec un ordinateur intégré à la tête du lit, un petit salon qu’on installait en faisant basculer des planches, un frigo, il était exactement ce qui leur fallait.Lentement, il roula vers le regroupement de Nefilims cernés par les non- vivants.Les fantômes qui avaient accompagné Antonio jusqu’à la cabine s’engouffrèrent dans le restaurant. Et personne n’en sortit. Ils dormaient tous.Les non-morts ne leur avait pas ôté la vie.Ils s’étaient contentés de leur donner du sommeil en surplus.Stan ressentit qu’il dormait tous, l’un de
Devant eux, à trente mètres, se tenait toute l’Entité. Plus de vingt personnes au total. Et une dizaine de mercenaires du Camp 3, armés jusqu’aux dents, qui les braquaient, à droite et à gauche.Les points de leurs lasers de visée se promenaient sur les torses ou les visages d’Antonio, d’Ida et de lui-même.Dans le genre foireux et foiré, son évasion venait de planter dans le mille.Derrière lui, à l’ouest, une toute petite partie du soleil apparaissait, mais les nuages restaient rouge sang, s’étalant en largeur sur toute l’horizon.Théophile se tenait en avant du groupe, cinq pas devant, dans sa tenue du Mat, une espèce de vagabond aux couleurs hétéroclites, un masque étrange enserrant ses joues et son crâne, lui déformant le visage – et on pouvait à peine le reconnaître – et il tenait un bâton rouge, rouge comme ses chaussures qui semblaient avoir servi depuis
L’Inconscient préside à l’accomplissement de toutes nos actions, quelles qu’elles soient. (E. Coué)—Si j’entre dans ma chambre, Annabelle va se réveiller et courir prévenir Théophile que je fais mes bagages.Stan, qui ferma son sac à dos d’un geste ferme après avoir mis tout ce qu’il fallait dedans, vint vers elle pour la rassurer.—On te trouvera des affaires propres en cours de route, c’est pas grave. Tu as ton petit carton avec la spirale ?Elle l’extirpa de la poche de sa chemise à carreaux. C’est d’une voix basse, tremblante et la tête baissée, qu’elle dit :—Tout le monde va nous prendre en chasse. Absolument tout le monde. On n’aura jamais nulle part où on sera sûrs d’être tranquilles. Il y aura toujours quelqu’un pour
—Il a vraiment dit ça ?Prisca, enroulée dans les draps de son lit double que Stan venait de quitter nu pour aller chercher de l’eau fraîche dans la bonbonne, fit oui de la main.Ils venaient de baiser pendant deux heures. Ils suaient et respiraient mal à cause de la chaleur. Les vitres fermées couvertes de buée entouraient leur couche.Comme convenu, Stan la trouva chez lui, à l’attendre dans son lit, après être parti de chez Théophile en claquant la porte, sous le regard incrédule des trois vétérans devant leur volaille qui grillait doucement au-dessus de leur feu de camp.Stan et Prisca n’avaient pas parlé, ils s’étaient juste jetés dessus comme deux amoureux pour qui le monde extérieur ne compte plus.—« Elle est à part et tu n’es qu’un errant ». Paf ! Dans ta
—Vous connaissez l’Homme aux Bottes. Il a fait partie de l’Entité. Vous l’avez formé comme vous me formez moi. Et tout comme moi, il a choisi la lame de l’Ermite. Et vous connaissez son vrai nom. Et un petit détail physique qui le rattache lui et moi. Soyez franc. Pour une fois. Ça changera !Théophile terminait de faire cuire les steaks pour des burgers-maison. Il avait déjà préparé les pains, les frites, le fromage, les sauces, les oignons, la salade, les concombres, les tomates tout en écoutant Stan, silencieux et concentré dans ses gestes.Devant le mobil-home rouge qu’il s’était attribué, juste à l’entrée du Camp 1, Klauss et Krishla la discrète (qui n’enlevait jamais ses lunettes noires, de jour comme de nuit) se préparaient à rôtir de la volaille au-dessus du feu.Ils surveillaient à la fois les entrées et les sorties du camp, clamaient l’exti
Ils passèrent leur journée à errer dans la bourgade sans vie. De temps à autre, un poids lourd passait sur la route principale en laissant derrière lui un nuage de poussière et de sable qui mettait des heures à retomber.Prisca participa à une partie de Soft-Ball avec d’autres membres de l’Entité qui avaient dessiné dans le désert un terrain complet, pendant que Stan l’applaudissait et l’encourageait depuis le coin d’herbes où il avait posé ses fesses. Il aurait donné tout ce qu’il possédait – c’est-à-dire à peu près rien – pour jouer avec sa copine au lieu d’être là, la canne abandonnée dans l’herbe à côté de lui, les jambes en lambeaux.Ils errèrent dans le quartier des maisons. Toutes étaient fermées, à part celles de la famille Croop.Ils mangèrent des pancakes au beurre de cacahuète au bar. Ils s’embrassèrent longuement dans la charrette des Daltons.Ils mar