—Non, effectivement, tout a l’air calme par ici aussi. On dirait qu’on va avoir droit à une nuit paisible de plus. Après tout, peut-être nous dirigeons-nous vraiment vers une accalmie…Han Jin se laissa aller à un petit sourire plein d’espoir. Confortablement assis dans son fauteuil, il portait son Hi-Nan avec grandiloquence. Doucement, mais sûrement, le traumatisme de l’attentat s’estompait.—Tu as peut-être raison, mais restons sur nos gardes malgré tout, répondit le visage de Fabio Luzzi apparaissant sur le petit écran. Les Martyrs voudront frapper à nouveau un grand coup et les Putras ne sont pas si loin.—Les Putras ne sont plus dangereux, répliqua Jin. Je suis allé voir en personne les barrages et je peux t’assurer que ces fanatiques sont complètement cloîtrés dans leur temple.—Oui, je sais bien, mais quelque chose me trouble quand même. Peut-être les stigmates de cette fichue explosion…Luzzi émit un petit rire angoissé
Sur un écran aux contours cuivrés, légèrement arrondi et surélevé par un complexe système mécanique, un homme au collier de barbe parfaitement taillé et coiffé d’un haut de forme racontait une histoire. Un conte fantastique parlant d’un robot devenu sentient et d’arachnides empathiques, d’un monde inconnu envahi par une civilisation agressive et d’une planète oubliée peuplée de scientifiques gouvernant par probabilités.Bakari Zouma était un homme qui détonnait, dans la Haute-Ville. Son caractère joyeux, son idéologie progressiste et son jeune âge indiquaient qu’il avait tout pour incarner une forme de renouveau dans la Chambre. Naturellement, ces mêmes éléments lui valaient à la fois crainte et mépris de la part de ses semblables.L’homme entreprit une digression dans son récit pour évoquer un tribunal peuplé d’enfants, présumés incorruptibles de par leur innocence.Le chef de la famille Zouma se resservit une tasse d’un breuvage dont lui seul avait le secret, con
Comme tous les matins, Youri Komniev arriva parmi les premiers dans le Grand Palais. Il constata avec satisfaction l’avancée des travaux et cela suffit à le rendre d’humeur correcte. Étant donné l’état de la cité qu’il dirigeait, c’était tout ce dont il était capable. Les sourires et la tranquillité d’esprit reviendraient plus tard.De sa démarche claudicante, il traversa les couloirs jusqu’à son bureau, répondant à tous les «bonjour», mais ne prenant l’initiative de n’en donner aucun. Comme toujours.Devant sa porte, il chercha la clé dans son cartable et entendit son Hi-Nan sonner. «Voilà les emmerdes qui commencent», prononça-t-il en se dépêchant d’ouvrir la porte. Il ne croyait pas si bien dire.Une demi-heure plus tard, Komniev était assis dans son bureau avec, face à lui, James Brandon, Bakari Zouma et Miko Jin, veuve d’Han Jin.Komniev se pinçait entre les deux yeux, digérant difficilement les dernières informations. Ainsi, pen
Mustapha Ibn Bassir reposa la feuille de papier sur son bureau et la regarda de longues minutes. Le dernier journaliste qu’il avait engagé ne donnait pas satisfaction et il allait devoir se séparer de lui. Ça lui crevait le cœur à chaque fois. Il aimait son travail, mais pas ses responsabilités. D’ailleurs, si sa conscience ne lui rappelait pas que c’était à lui de le faire, il aurait bien demandé à Victor de s’acquitter de la tâche. Lui n’aurait aucun scrupule à le faire.Il connaissait Victor Dubuisson depuis plusieurs semaines désormais, et il avait toujours autant de mal à le cerner. Globalement, c’était un homme très courtois, véritable bienfaiteur du journal, fidèle à sa parole. Mais il avait un côté sombre qu’il n’était pas pressé de découvrir plus en détail. Il voyait bien avec quelle verve il rédigeait ses chroniques et en déduisait facilement quelle rancune il gardait envers la Haute-Ville. Vu sa notoriété, son importance et le caractère obscur qu’il dissimulait, il ét
—«… morts, alors elle doit accepter ce prix. Car c’est celui de la liberté et de la justice.»F éclata d’un rire confortable et communicatif à la lecture de ces derniers mots. Tanya, elle, n’était pas vraiment d’humeur à plaisanter. La mort de Sacha et l’attentat de la Haute-Ville étaient deux évènements sur lesquels F et les Martyrs n’avaient pas encore capitalisé.—Tu ne trouves pas ça amusant, Tanya? demanda le chef.—Tu m’excuseras de considérer qu’il y a d’autres priorités, grommela la jeune femme.—Comme?—Comme de poursuivre notre lutte, capitaliser sur les récents évènements, sortir de cette prison et mener la révolution à laquelle nous aspirons tous.—Aaaaah, salua F, tout en s’installant plus confortablement encore. Tout ça! Quel programme! Et pourtant, nous y arrivons bien plus vite que tu ne le crois.—Comment? En nous attirant les bonnes grâces des
Youri Komniev avait entièrement confiance dans les capacités de James Brandon. Et en matière de sécurité, il écoutait assidûment ses conseils et avis.Néanmoins, cette nuit-là, il ne trouva pas le sommeil. Aucun barrage n’avait été levé autour du Grand Temple. Les Putras essaieraient de mettre leur menace à exécution. Il priait seulement pour que ce ne soit pas chez lui.Les défenses de sa demeure étaient impressionnantes. La bâtisse en elle-même, de style résolument victorien et d’une grandiloquence que la Basse-Ville ne soupçonnait même pas, disposait de murs épais et renforcés. Les colonnades entourant la façade principale abritaient des canons à larges boulets, se déployant par un système hydraulique. La grande horloge surplombant la porte d’entrée, aux finitions détaillées et dignes des plus grands maîtres, cachait un système de reconnaissance faciale qui, s’il venait à ne pas aimer ce qu’il voyait, activait alarme et canons.Mais quiconque parvenait jusqu’à c
Ce n’était plus des regards de respect, mais de crainte. Ce n’étaient plus des paumés oisifs, mais des soldats. Ce n’était plus un bataillon de gamins inexpérimentés, mais une armée écumant de rage.Face à lui, F avait des centaines de Martyrs qui ne demandaient pas mieux que de mériter leur nom. Lui-même en avait presque la larme à l’œil. L’attentat dans la Haute-Ville, la victoire sur Tanya, et bientôt, le Mur. Tout lui souriait et il devait faire un certain effort pour ne pas se laisser griser. Une fois le Mur pris, peut-être…Silencieusement, son impressionnante armée attendait les consignes du chef. Tout le monde était là. Seuls quelques femmes et les vieillards resteraient en arrière. C’était la volonté de F: impliquer l’ensemble de ses troupes dans cet assaut, afin que chacun se sente concerné par son issue.—Mes frères, mes sœurs, mes amis, déclara F avec un sourire. Depuis leur naissance, les Martyrs rêvent d’un grand jour. Celui où une révolut
Menel Ara était en guerre. Quiconque aimait cette cité devait éprouver une tristesse profonde. Mais quiconque la connaissait savait que c’était inéluctable.Moussa appartenait à ces deux catégories. Comme trop de Menelarites, il avait un espoir naïf au fond de lui qui l’empêchait de tout abandonner et de quitter la cité. Même ce jour. Ce jour où, en se réveillant, il apprit que les Martyrs avaient pris le Mur censé les contenir. Ce jour où il découvrit que, quasiment au même moment, les forces de sécurité avaient essuyé une cuisante défaite en tentant de forcer l’entrée du Grand Temple.Oui, Menel Ara était en guerre. Dans la Haute-Ville, pour une raison inconnue, les Putras et la Chambre se livraient un combat a priori déséquilibré. Et dans la Basse-Ville, les Martyrs se faisaient plus menaçants et rien n’indiquait qu’ils allaient s’arrêter en si bon chemin.Au milieu de tout ça, une écrasante majorité de Menelarites était coincée entre deux feux. Certains parlaie
Tout ceci appartenait au passé, comme le reste. Moussa regardait par la fenêtre de son appartement. Il n’avait pas revu Ibn Bassir depuis ce jour, mais son œuvre était disponible. Les balivernes qui circulaient auparavant avaient majoritairement cessé, bien qu’il se trouva toujours un imbécile ou deux pour remettre en cause la légitimité de l’auteur sur le thème «il ne sait pas ce qu’il dit, j’y étais, moi…».Beaucoup de temps avait passé depuis la fin de la guerre et la première campagne électorale depuis plus d’un demi-siècle avait même commencé. Il s’agissait d’élire une centaine de députés, lesquels seraient ensuite chargés de doter Menel Ara d’un président. Jusque-là, l’opinion semblait appeler de ses vœux Catherine Saulte. Le récit d’Ibn Bassir en disait un peu plus sur la jeune femme qui avait quitté volontairement la Haute-Ville pour rejoindre le combat de la résistance. Son élection comme députée ne faisait aucun doute et, selon toute vraisemblance,
La douceur était revenue en même temps que le calme. Certains y voyaient une sorte de signe, un acte métaphysique quelconque. Mais Moussa demeurait imperméable à ce genre de balivernes. La guerre était finie depuis plus de deux mois et il se contentait de s’en réjouir. Un jour, il était dans l’ancienne Zone sécurisée et écoutait Victor promettre victoire et justice à ses partisans. Et le lendemain, plus personne ne parla d’affrontement et l’accès à la Haute-Ville devint libre à tous. Voilà, aussi simplement que cela, Menel Ara avait cessé de se battre. Et Moussa voulut savoir pourquoi. Ses finances commençaient à battre de l’aile en raison de sa longue inactivité professionnelle, mais il voulait plus que tout lever le voile sur ce mystère. Et comme le temps était tout ce qui lui restait…Bien sûr, tout d’abord, il chercha Victor. Mais il se heurta une fois de plus aux libertés que chacun prenait avec la vérité. Successivement, l’ancien leader de la résistance avait été tué par S
Énième ironie du sort, la salle où Victor fut enfermé en compagnie d’Ibn Bassir était celle-là même où il avait été jugé et condamné par les chefs des Sept Familles.La volonté de Gaël était sans doute de ne pas les mettre en prison. Mais ils avaient interdiction de sortir de la pièce et un garde y veillait. Autant dire que, si le confort était toujours meilleur que dans les geôles du Grand Palais, le doute n’était pas permis quant à la réalité de leur condition.Les deux prisonniers n’échangèrent que des regards, lourds de sens, traduisant une incrédulité qui restait hautement suspendue. Sans doute la présence du garde y était-elle pour beaucoup, mais les deux hommes ne trouvèrent pas de choses à se dire, tant il y en avait.Un long moment passa ainsi, durant lequel chacun s’ennuya ferme. Si Gaël n’avait manifestement pas l’intention d’humilier ses visiteurs, il les faisait patienter avant «d’en finir», comme il l’avait lui-même dit.Ce fut donc
Victor claqua la porte de la pièce où se trouvaient déjà Catherine, Ibn Bassir et deux de ses lieutenants les plus influents. À en juger par l’humeur du chef, l’heure était grave.—Deux jours, putain! pesta-t-il. Ça fait deux jours que je les balade.Il constata avec amertume que bien peu de ses compagnons semblaient concernés par la situation.—Quelqu’un a une idée? poursuivit-il. Quelqu’un en a quelque chose à foutre? Non parce que si vous considérez que prendre la Zone sécurisée nous permet de couler des jours heureux et arrêter la lutte, dites-le tout de suite!La bonne humeur ambiante cessa sur-le-champ. Ibn Bassir ouvrit son petit cahier et nota quelques lignes. Catherine, elle, avait adopté la physionomie qui était la sienne depuis qu’elle avait vu les cadavres des Martyrs dans l’ascenseur. Quelque chose s’était révélé à elle, quelque chose comme la cruauté du monde et les conséquences des décisions prises dans les
Par dizaines, il les avait vus partir. Désœuvrés, victimes collatérales du conflit. Le commerce avait été rapidement touché par le départ des familles de la Haute-Ville. Et les pêcheurs qui exerçaient encore leur travail se trouvèrent sans commande.Moussa, comme à son habitude, avait suivi les évènements sans y prendre part. Lui-même ne pêchait plus depuis longtemps. C’était volontaire et cela lui manquait toujours terriblement. Encore ce paradoxe…Du côté des docks, la guerre civile qui frappait Menel Ara était montée comme une rumeur. Certains étaient venus, racontant que des milliers de Bas-Menelarites s’étaient rassemblés pour combattre à la fois les Martyrs et le pouvoir des Familles. Moussa, comme beaucoup, ne crut pas à cette histoire dans un premier temps. Mais le bruit des coups de feu ne put être ignoré plus longtemps et très vite, ce que n’importe quelle projection d’actualités sur Hi-Nan aurait relayé devint une vérité connue de tous. La Zone sécurisée avait
Catherine mit de longues minutes à se remettre de la forte nausée. Bien sûr, lorsque l’on a grandi dans le faste d’une riche famille menelarite, que l’on a épousé un héritier Phillips et que l’on a siégé à la Chambre des Familles, rien ne prépare réellement à voir des corps dissous et liquéfiés. Cependant, Catherine croyait dur comme fer qu’elle ne devait sa légitimité qu’à sa proximité avec Victor. Or elle tenait à gagner une véritable crédibilité auprès des troupes, à s’émanciper de cette image de parvenue, de traître, voire d’opportuniste. Elle savait, en son for intérieur, qu’elle avait un véritable rôle à jouer. Son assiduité aux séances de la Chambre et sa volonté naïve de plaire à sa belle-famille l’avaient poussée à réfléchir constamment à de nouvelles idées politiques. Et ce travail, conjugué aux erreurs qu’elle avait pu commettre, l’avait convaincue de deux faits selon elle indiscutables: elle disposait d’une capacité politique nettement au-dessus de la moyenne et la po
Depuis la prise de la Zone sécurisée, le conflit entre les Martyrs et les partisans de Victor Dubuisson a repris. Comme s’il fallait absolument que chacun retrouve un ennemi. Une malédiction devenue un besoin.Ce sont les Martyrs, qui les premiers, ont acté la fin de la trêve. Alors que leurs adversaires sécurisaient l’entrée située au niveau du Pilier n° 5, ils ont subi une attaque furtive qui laissa quatre hommes sur le carreau. Victor Dubuisson ne sembla pas plus contrarié. Il disait constamment que la mort faisait partie de la guerre et qu’il avait un plan. De fait, on ne pouvait réellement lui donner tort. Il laissa passer une journée après que les Martyrs aient vaincu les forces de sécurité. Puis il ordonna à un de ses lieutenants les plus compétents de composer une petite armée et d’attaquer les terroristes à l’est. Le but était, in fine, de prendre le Mur, de le garder et d’enfermer les Martyrs dans la Zone sécurisée. C’était une mission extrêmement importante et Victor
Il laissa l’Hi-Nan sonner. C’était sa femme. Encore. Et il ne répondit pas. Encore.Après deux jours d’hésitation, Youri Komniev avait cédé et évacué sa famille par hélicoptère. Désormais, toutes les Grandes Familles étaient parties. Il en demeurait le dernier représentant. D’une manière générale, la Haute-Ville était quasiment vide. À l’ouest, seule la prison abritait encore des êtres humains. Et à l’est, environ 120 officiers de sécurité protégeaient le Grand Palais et les Putras se dirigeaient droit sur eux. Quelle ironie!Depuis qu’il siégeait à la Chambre, c’est-à-dire depuis des dizaines d’années, la sécurité avait été de très loin le sujet le plus abordé, le plus discuté et le plus réformé. Au fil de ces séances enflammées, un nombre incalculable de textes avaient été votés. Le tout rendant la Haute-Ville totalement imprenable. Une invasion par les airs aurait été réduite à néant par des canons spécifiques hors de prix qui n’avaient jamais servi. Des systèmes
Une fois encore, Victor Dubuisson buvait un café, fumait une cigarette et contemplait sa carte. Il aimait cela, regarder cette carte. Non qu’elle lui donne des indications précises sur la marche à suivre, mais il se passionnait pour la géographie de sa cité. De plus, cela lui permettait de passer le temps en attendant que son plan parfaitement huilé soit mené à bien.À ses côtés, Mustapha relisait encore ses notes. La passion de cet homme pour son époque avait quelque chose de touchant. Trop peu de gens savent se satisfaire de vivre dans leur temps. Ibn Bassir, lui, n’aurait échangé contre rien au monde son année de naissance. Et, en effet, malgré tous ses défauts, le Menel Ara de 2079 était absolument fascinant. Victor aimait en être un acteur. Mustapha, lui, préférait son rôle de témoin.Les deux hommes vaquaient à leurs occupations respectives en silence lorsque Pom arriva en courant. Victor se redressa immédiatement sur son siège.—Alors? demanda-t-