—Ne me remercie pas, surtout.—Je n’en avais pas l’intention.L’entrevue ne partait pas sur les meilleures bases. Les deux hommes étaient désormais officiellement en froid, et Victor en voulait toujours à Komniev de l’avoir manipulé comme il l’avait fait.—Victor, mon ami, tu me fais de la peine.En animal politique roublard, le chef de la Chambre feignit la tristesse. Mais son vis-à-vis n’était pas non plus le dernier des imbéciles. Et il le connaissait très bien, pour avoir travaillé étroitement avec lui durant de longs mois.—Ne me prenez pas pour un con, intervint sèchement Victor. Qu’est-ce que vous me voulez? Pourquoi je suis là?L’expression tragi-comique de Komniev laissa place à une authentique colère froide.—Victor, tu as le droit de désapprouver mon attitude, ma politique, mes choix. Mais tant que tu seras dans ce bureau, tu me respecteras en tant que chef de la Chambre des Sept Famil
À quelques mètres de l’immeuble autrefois habité par Lili se trouvait un bar appelé «RagnaRock». L’endroit connaissait un certain succès auprès des pré-trentenaires en quête d’un endroit où écouter des tubes rétro à un volume suffisamment bas pour s’entendre parler. C’était le bar préféré de Lili, l’endroit où ses amis et elle se retrouvaient après une journée de travail ou pour un évènement. Ils n’étaient pas spécialement des habitués, mais ils venaient assez souvent pour appeler le patron par son prénom.C’est ici que Moussa donna rendez-vous à Maria et David. Il n’avait pas revu Gaël depuis leur dispute, mais avait tenté de l’appeler plusieurs fois. En vain. Il n’avait pas choisi cet endroit par hasard. Il espérait, peut-être naïvement, y croiser son ami endeuillé.Il était arrivé le premier et comprit son erreur immédiatement. Ce lieu n’accueillerait plus jamais Lili. Et le pincement au cœur qu’il ressentit n’était rien comparé à la tristesse qu’éprouverai
F avait tout fait pour qu’il n’y ait pas treize personnes à la réunion. Il avait placé beaucoup d’espoir dans ce rendez-vous et voulait que tout soit parfaitement propre à une discussion saine et fructueuse. Aussi, lorsqu’il constata qu’il avait convié douze de ses congénères, il s’empressa d’ajouter deux invitations. C’est à cette soudaine phobie numérique qu’il songeait, face à la baie vitrée de sa tour, les yeux irrémédiablement fixés sur la Haute-Ville. Pas au déroulement de la réunion ni aux prises de bec qui allaient nécessairement se déclencher. Non. Juste le nombre 13. Et il était incapable de fournir la moindre explication à cela.C’était une première depuis sa prise de pouvoir. D’ordinaire, il consultait les leaders d’opinion de tous poils un par un, voire par petits groupes de trois ou quatre. Aujourd’hui, il avait convoqué quatorze des plus influents Martyrs. Et l’affaire faisait grand bruit, il le savait. Les rumeurs évoquaient un passage de témoin, une alliance à v
—Tou… ché… saoulé… Touché-saoulé!Gaël riait bruyamment. Que ce soit en raison du ridicule de sa situation, du nom du bar ou de sa soudaine dyslexie, une chose était sûre: l’alcool y jouait une grande part.Trois jours avaient passé depuis l’enterrement de Lili, depuis la dispute avec Moussa, depuis le message du tribunal… Trois jours et des litres d’alcool s’étaient écoulés, et il ne se souvenait même pas où il avait bien pu passer tout ce temps. Dans des bars, évidemment, mais pas seulement. Des bribes, des flashes revenaient à l’occasion. Il devait bien avoir dormi quelque part? Il devait bien avoir dormi…À force de réfléchir à ces 72 heures de blackout, Gaël n’eut plus du tout envie de rire. Il était assis par terre, sur le trottoir, à se gratter la tête comme un vulgaire alcoolique.Soudain, un rayon de soleil perça entre deux immeubles et vint l’aveugler. Il chercha piteusement du regard une pendule et découvrit qu’il était 8 h
Ce n’était pourtant pas son genre, mais Victor fut à deux doigts de s’assoupir dans la voiture qui le ramenait chez lui. Quelle journée abominable! En quelques heures à peine, il avait dû affronter Han Jin, convaincre des dizaines de membres de la Chambre du bien-fondé du projet de mur enfermant les Martyrs et faire face aux faux regards de sollicitude accompagnant les récentes morts de son père et de sa sœur. En somme, il avait dû jouer à tour de rôle au politicien roublard, au fils et frère éploré et à l’imbécile fini. N’importe qui serait épuisé après pareille comédie, mais pas Victor Dubuisson. Il décida qu’il resterait en forme. Ainsi allait-il s’efforcer d’être, l’esprit commandant au corps constamment, sans quoi il lui serait impossible de concilier ses ambitions et son bien-être.Au bout d’une ligne droite, le véhicule pénétra sur la Place de la Justice. Au milieu se trouvait toujours l’estrade sur laquelle le Chef de la Chambre des Familles prononçait la sentence
Le soleil… Ce putain de soleil qui n’avait eu de cesse de lui pourrir ses matinées depuis trois jours… Il faut dire qu’il était bête, aussi, de ne jamais penser à fermer ses volets quand il buvait trop. Et comme c’était le cas tous les soirs depuis quelques jours…Gaël jura une fois de plus et se leva, tant bien que mal. Il fit deux pas vers le miroir accroché à son mur verdâtre et gémit à son propre reflet. Cela faisait presque une semaine qu’il noyait dans l’alcool son chagrin, son mal-être et son rejet de tout ce qui était, avait été et serait encore. Paradoxalement, il ne se sentait pas proche du suicide. Il avait considéré l’éventualité, mais l’avait vite rejetée. Sans doute par curiosité. Une fois qu’on a tout perdu, qu’est-ce que le destin invente pour vous tourmenter un peu plus encore?Il enfila un t-shirt et se dirigea mécaniquement vers la machine à café, sa potion magique. Encore une journée pénible en perspective. À boire, regarder la télé, laisser Hi-N
Lorsque Gaël lui ouvrit la porte, Maria ressentit une profonde déception de le voir si mal en point. Elle n’espérait certes pas le voir parfaitement rétabli–l’alcool, le manque d’hygiène et le désordre ne prêtaient pas à l’optimisme. Il l’avait appelée après trois jours de silence et elle pensait qu’il voulait évoquer ce qu’il s’était passé entre eux. Mais son coup de fil était évasif et elle constatait qu’il avait le regard particulièrement noir. Quelle qu’elle soit, la raison de son appel ne pouvait pas être bonne.Gaël la salua rapidement d’un geste de la main et l’invita à s’asseoir dans le salon. Aucune effusion de sentiment, aucun signe de l’épisode passé. Si Maria cherchait à savoir où cela les avait menés, elle était fixée.—Je vois que tu soignes ton régime alimentaire, plaisanta Maria en pointant les bouteilles d’alcool vides réparties aux quatre coins de la pièce.—Oui, faut croire que j’ai très soif, répondit-il sans sourire, san
—Mesdames, Messieurs, membres de la Chambre des Familles réunis ici, veuillez observer attention et force de jugement lors de cette session.—Dans l’esprit de Menel Ara.Une des réunions les plus importantes de l’histoire de Menel Ara s’ouvrait sous le regard agacé de la quasi-totalité des membres de la Chambre des Familles. Seul un homme, assis dans un coin en haut de l’amphithéâtre, jubilait intérieurement et priait pour que les rares éléments qu’il avait laissés au hasard se passent comme prévu. Lui seul appréhendait cet instant avec excitation, lorsque ses congénères souhaitaient uniquement regagner leurs pénates et dormir. Oui, seul Victor Dubuisson savait à quel point cette session était importante et combien elle allait marquer l’histoire de la Chambre des Familles. Et probablement de tout Menel Ara…—Chers membres de la Chambre, chers amis, déclara Komniev de son pupitre, je m’excuse platement de vous convoquer une nouvelle fois si tard, m
Après la tempête vient le beau temps.Assis à la poupe de son bateau, Moussa essayait de relativiser la situation actuelle. Les médias ne parlaient que du désordre incroyable dans lequel s’étaient déroulées les exécutions dans la Haute-Ville. Certains allaient même jusqu’à évoquer un problème de sécurité. Un comble, pensa Moussa, tout en laissant de côté cette idée. La politique ne l’intéressait pas. Pas outre mesure en tous cas. Il s’inquiétait plus volontiers pour ses amis.Gaël avait disparu depuis près d’un mois. Moussa ne voyait que quatre possibilités. Il aurait pu entrer chez les Putras. Mais il connaissait bien son ami et cela lui paraissait peu plausible. Il aimait trop sa liberté de pensée, malgré le mal-être qui était le sien depuis la mort de son père. Il s’était peut-être réfugié chez les Martyrs. C’était un peu plus crédible, mais là encore, il avait du mal à imaginer Gaël une arme à la main, prêt à faire sauter la ville. Il aurait fallu q
Une fois de plus, la journée était magnifique. Le ciel était d’un bleu azur et pas un nuage ne menaçait à l’horizon. La température était très légèrement positive. Rien à dire, cette journée s’annonçait historique.Les radios et télévisions ne parlaient que de cela, les affiches ornaient la cité de toute part, les invitations avaient été envoyées plusieurs jours auparavant. Tout Menel Ara ne parlait que de l’événement qui aurait lieu sur les douze coups de midi: la première exécution publique depuis cinq ans.Cette fois-ci, ce n’était pas un Martyr, mais un Putra, qui était condamné. Étrangement, l’opinion publique n’était pas spécialement désireuse de voir la secte punie. Alpha était considéré comme le seul et unique coupable de ce qui s’était passé, et les Putras avaient réussi à sauver la face dans cette histoire. Mais il leur faudrait sans doute faire profil bas pendant un certain temps s’ils souhaitaient conserver cette image neutre.Depuis l’annonce de
Jusqu’ici, Maria devait bien se rendre à l’évidence: la secte du triangle vert était une joyeuse bande d’allumés totalement inoffensive et plutôt tournée vers l’aide à son prochain. Quelque chose de fondamentalement bon, en somme. Mais ce constat la décevait. Elle savait, au plus profond d’elle-même, qu’il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond. Pourquoi autant de mystère? Pourquoi autant de zones interdites? Pourquoi avait-elle tant de mal à entamer la conversation avec ses semblables?Elle avait organisé ses journées de manière schématique. D’abord, elle passait la matinée à étudier à la bibliothèque, en lisant des livres ou en discutant avec Gyan. Puis, l’après-midi, elle tentait de soutirer des informations à ses camarades Putras, en allant à leur rencontre. Évidemment, elle obtenait des résultats plus convaincants le matin. Chaque Putra qu’elle croisait semblait renfermé, presque apeuré. Peut-être était-ce le poids du rôle qui était le leur.
Allongé sur le sable, Gaël voyait s’écouler quelques gouttes de sang. En palpant son visage, il découvrit que son arcade était ouverte. Loin de l’affaiblir, cette blessure lui donna une rage supplémentaire. Il se releva, courut comme un dératé sur David et lui rentra dedans, tête la première. Assis sur lui, il le roua de coups jusqu’à ce que son adversaire abandonne. Pour la quatrième fois en quatre jours, Gaël et David s’étaient battus dans l’arène prévue à cet effet. Et pour la première fois, le premier sortait vainqueur.La foule, un peu plus grande à chaque combat, rugissait de plaisir à voir deux amis se combattre jour après jour. Parieur gagnant ou perdant, chacun trouvait son bonheur dans ce bain de sang quotidien. Seul Anton, bookmaker quasi officiel de l’arène de combat, déplorait sa lourde perte. Évidemment, après trois victoires de suite, il avait misé sur David. Mais Anton jouait toujours trop gros, et était trop stupide pour remarquer les progrès impressionnants que
Dans son rêve, il y avait de l’espace. Beaucoup d’espace, assez pour pouvoir respirer. La Haute-Ville n’existait pas, mais, sans pouvoir expliquer pourquoi, c’était bien à Menel Ara et non à Simake qu’il se trouvait. Les gens souriaient, les enfants jouaient, la vie semblait paisible.Dans son rêve, il y avait également une petite fille. La sienne. Il l’aurait appelée Kimiko. Il lui aurait appris les mathématiques, le latin, la rhétorique… Il l’aurait aimée comme personne n’a jamais aimé, et protégée des horreurs de ce monde.Dans son rêve, il y avait, bien sûr, une femme. Là aussi, la sienne. Une merveilleuse épouse, tendre et aimante, dévouée et belle. Tous les trois, ils formeraient une famille, heureuse et unie, loin du chaos général du Menel Ara réel. Ils se promèneraient dans les immenses étendues naturelles, montagnes, forêts et parcs, feraient la sieste sur l’herbe fraîche, vivraient leur vie sans appréhension.Dans son rêve, il était bien plus heureux qu’i
Pendant de longues années, Maria s’était imaginé la vie d’un Putra. Son fonctionnement, ses croyances, son quotidien. Et au beau milieu de toutes ces extravagances, une partie d’elle-même se disait qu’elle serait forcément déçue. Qu’un Putra n’était rien d’autre qu’un gros paumé comme les autres, tombé sur un temple avant un Martyr, que ses croyances sont très proches des balivernes monothéistes, qu’il passe sa journée à prier, lire les écritures pseudo saintes et effectuer des tâches courantes.Évidemment, la vérité penchait de ce côté. La reporter qu’elle était toujours vivait depuis de longues, de très longues journées parmi les Putras. Et son émerveillement initial face à la découverte de l’inconnu avait laissé place à un ennui profond.Pourtant, son accueil avait été extrêmement encourageant. Un représentant du responsable du temple, un dénommé Mhiakij, avait supervisé la procédure d’usage. Il lui avait été demandé de renoncer à tous les biens matériels qu’elle possé
Mercredi était venu et évidemment, Victor était à l’heure au rendez-vous. Victor était toujours ponctuel.Il attendait patiemment au beau milieu de la place Plume, où le dénommé Brinnus avait fixé la rencontre. Ce dernier lui avait ordonné de ne pas être en retard, mais manifestement, avait oublié de s’appliquer la consigne. Victor étudia sa montre une fois de plus, sortit son paquet de cigarettes, puis se ravisa.Ce ne fut que vingt longues minutes plus tard qu’il aperçut une voiture étonnamment modeste pour la Haute-Ville se garer à cinq mètres de lui. La vitre arrière se baissa et un homme caché derrière des lunettes noires superflues lui fit signe de s’approcher. Victor s’exécuta.—Montez de l’autre côté, lui ordonna l’homme qui, d’après son timbre si caractéristique, devait être Brinnus.Encore une fois, Victor obéit sans broncher. Il s’installa à l’arrière de la voiture. À ses côtés se trouvait donc l’homme avec lequel il avait rendez-vous. Sa vo
—Putain, ce n’est pas possible, Karim. Je change de coin à chaque fois, et tu finis toujours par me retrouver. Je suis sûr que même dans la Haute-Ville, tu viendrais me casser les noix…Le jeune homme se frotta l’arrière de la tête et ne sut réellement pas quoi répondre à cela. Il avait l’habitude des accueils grognons de Sacha, mais l’agressivité qu’il venait d’y mettre n’était pas coutumière.—Je ne suis pas venu seul.Derrière lui, emmitouflé dans un épais manteau, Gaël fit son apparition.—C’est moi qui lui ai demandé de m’amener ici. Il m’a prévenu que tu n’aimais pas être dérangé, mais j’ai insisté.Sacha regarda ses deux visiteurs et soupira. Il posa son bâton et rangea son couteau.—OK, excuse-moi Karim. Mais il faudra quand même que tu m’expliques comment tu fais pour me retrouver à chaque coup. Allez, file, laisse-nous seuls.Le gamin s’exécuta, un sourire aux lèvres. Il quitta la pièce en courant, comme
Comment ne pas s’émouvoir d’une vision pareille? La Haute-Ville de Menel Ara était magnifiée par le léger manteau neigeux qui la recouvrait. Les barrières qui protégeaient les abords de l’immense soucoupe étaient légèrement blanchies et le Parc Bankala ressemblait à un lac immaculé, horizon lointain où l’Homme posait le pied pour la première fois.Les palais des Sept Familles et les grandioses demeures de la Haute-Ville trouvaient là un cadre à leur hauteur. De fait, tous les dignitaires profitaient de l’hiver naissant pour procéder à leurs invitations annuelles. Tradition purement menelarite, tordant le cou à tous les clichés sur le tourisme estival.En effet, comment ne pas être ému par une telle beauté? Il l’ignorait et surtout, Youri Komniev s’en moquait éperdument. Sans douce était-ce le trop grand nombre d’hivers passés ici, ou sa discussion étonnante avec Artémus Bankala. Toujours était-il que la vue qu’il avait de la Haute-Ville à cet instant ne lui in